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UNE SEMAINE DE JUILLET (JUILLET 1830.)
(30 JUILLET.)

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Le vendredi 30 juillet, si fertile en grands événements à l'Hôtel de Ville, au Luxembourg, au Palais-Bourbon, à Saint-Cloud, à Neuilly, me laisse moins de souvenirs à relater que les autres jours. Cela est naturel. Le théâtre n'était plus dans la rue, découvert à tous les yeux, et les acteurs se trouvaient trop occupés de leurs rôles pour avoir le temps d'en rendre compte.

Je reçus le matin la réponse de monsieur de Laborde à mon billet de la veille. Il me mandait l'avoir reçu à minuit, au retour de l'Hôtel de Ville où le duc de Mortemart avait été attendu jusqu'à cette heure. Il y retournait à six dans la même intention, mais il ajoutait: «Je crains que, ce matin, il ne soit trop tard pour le succès de sa mission.»

Il me promettait un laissez-passer pour monsieur de Glandevès auquel, en effet, monsieur Casimir Perier en expédia un de très bonne heure.

Je dois noter que, ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient chez moi revinrent à leur ouvrage, le plus tranquillement du monde. Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours précédents, et racontaient ce qui s'était passé autour d'eux avec la plus héroïque simplicité. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon voisinage.

Cependant les défenseurs des barricades restaient à leurs postes; on les voyait passer le fusil sur l'épaule et un pain sous le bras. Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, plaçaient leur morceau de pain au bout de leur baïonnette, mais tous étaient également pacifiques et polis.

Je fus rappelée à la fenêtre que je venais de quitter par le bruit du tambour. Alors tout faisait émoi, aussi portes et fenêtres furent occupées et garnies de monde en un instant. Nous vîmes s'avancer, à pas lents et précédée d'un tambour, une troupe de gens armés faisant escorte à un brancard garni de matelas sur lequel était couché un homme en attitude de Tancrède d'Opéra. Il faisait signe de la main pour apaiser les cris que personne ne se disposait à pousser en son honneur. En passant sous ma fenêtre, ce modeste personnage leva la tête, et je reconnus la vilaine figuré de monsieur Benjamin Constant. Je ne puis exprimer l'impression que me causa cette vue. Les jours de grandeur et d'héroïsme me semblaient passés; la fausseté et l'intrigue allaient s'emparer du dénouement. Cet instinct ne m'a pas trompée.

Revenons à ces premières journées. Je me plais d'autant plus à m'y arrêter que celles qui leur ont succédé ont moins permis de leur rendre pleine justice.

Eh me quittant la veille au soir, Arago avait été arrêté par des ouvriers qui l'engagèrent à travailler avec eux à une barricade. Il avait trouvé prudent de s'y prêter de bonne grâce, tout en ayant bonne envie de s'en aller. Un des travailleurs raconta qu'il était là depuis dix-huit heures sans boire ni manger, qu'il avait grand'faim et pas un sol. Arago crut l'occasion excellente; il tira un écu de sa poche; l'ouvrier tendit la main, mais un de ses camarades l'arrêta:

«Tu vas accepter cela? Tu te déshonores». L'autre retira sa main en remerciant très poliment et disant à Arago: «Vous voyez bien, monsieur, que cela ne se peut pas.»

Il s'était alors engagé une discussion entre eux, où monsieur Arago avait voulu leur prouver qu'étant plus riche qu'eux il était raisonnable de le laisser contribuer de son argent, aussi bien que de son bras, à la cause commune.

Cette considération commençait à ébranler même le donneur d'avis, et Arago reproduisit l'écu; mais il leur proposa d'aller le boire, et cela gâta son affaire.

«Comment, boire! vous êtes peut-être un ennemi qui veut nous faire boire! Ah bien oui! boire! nous avons besoin de toute notre tête. Qui sait si nous ne serons pas attaqués cette nuit? Camarade, nous avons faim et soif, mais c'est rien que ça, nous mangerons demain. Empochez votre argent, monsieur, et tenez! ramassez ce pavé.»

La confiance n'était pas si bien établie qu'Arago osât répliquer; il se mit silencieusement à sa tâche. Bientôt arriva un élève de l'École polytechnique inspectant le travail. Il témoigna de grands égards à son professeur, le consultant sur les ordres qu'il donnait. Le héros du pavé les écoutait avec attention, puis s'adressant à l'élève:

«Mon petit général, ce monsieur est donc des nôtres?

– Certainement, mon ami.

– Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de nous donner ce que vous nous offriez; nous boirons à votre santé de bon cœur, car nous avons fièrement soif.»

Une personne de la société, monsieur de Bastard, vit un ouvrier, en faction à l'une des grilles des Tuileries, prêt à s'évanouir; il lui dit qu'on avait oublié de le relever, il était là depuis vingt heures et se sentait exténué.

«Il faut aller vous restaurer!

– Mais qui gardera mon poste?

– Moi.

– Vous, monsieur, ah! vous êtes bien bon; tenez! voilà mon fusil.

– C'est bon, voilà cent sous pour payer votre dîner.

– C'est trop, monsieur.»

Au bout d'un quart d'heure, l'ouvrier vint reprendre son poste, rapportant trois livres dix sous, son dîner n'ayant coûté que trente sous.

On ne tarirait pas si on voulait rapporter tous les traits de ce genre. Dans plusieurs quartiers de la ville, on était entré dans les maisons pour tirer par les fenêtres; on avait trouvé des couverts mis, des effets précieux non serrés; nulle part, au milieu de tout ce désordre, il ne s'était commis le plus petit vol. Cependant, il y a eu une espèce de pillage dans les appartements du second aux Tuileries. Il n'est pas impossible qu'il ait eu lieu, après coup, par les subalternes du château. Ils en ont été soupçonnés par les personnes qui habitaient ces appartements.

Dans le premier moment, le scrupule allait si loin que les matelas, pris à l'archevêché, ont été sur-le-champ, ainsi que l'argenterie, portés processionnellement à l'Hôtel-Dieu.

Un autre caractère de cette époque, sur lequel on ne peut trop insister, c'est sa tolérance. Je sortis dans cette matinée, donnant le bras à monsieur de Salvandy; ni l'un ni l'autre nous ne portions rien de tricolore. Beaucoup de gens, et surtout les plus hostiles à ce qui se passait, en étaient bariolés.

Des femmes, stationnant de préférence près des barricades, portaient des cocardes tricolores dans des paniers devant elles et en offraient aux passants comme aux jours ordinaires des bouquets. Seulement, elles avaient remplacé la phrase banale de: «Fleurissez votre dame», par celle de: «Voyez, voyez, monsieur, décorez votre dame.»

Monsieur de Salvandy les repoussa constamment, avec l'apparence de l'humeur, sans que cela produisît plus d'effet que s'il avait refusé un bouquet de muguet.

J'allai chez l'ambassadeur de Russie; il avait fait bien du chemin depuis la veille. Outré de l'oubli où on laissait le corps diplomatique à Saint-Cloud, il proclamait hautement l'impossibilité de rentrer dans une capitale qu'on venait d'ensanglanter. Selon lui, la démarche de monsieur de Mortemart était oiseuse; elle ne pouvait pas réussir, il était trop tard. La lâcheté était égale à l'incapacité; il fallait se tourner du côté des Orléans. Il n'y avait de salut que là, tout le monde devait se rattacher à eux, etc… Il y avait plusieurs personnes dans le salon où se tenaient ces discours, je crois même le baron de Werther; je ne voudrais pourtant pas l'affirmer.

Je ne me rappelle pas au juste l'heure, mais la mâtinée devait être assez avancée lorsqu'en rentrant chez moi je trouvais Arago qui m'attendait. Depuis sa visite du matin, il avait appris qu'on travaillait vivement pour la république. Il venait, disait-il, de soutenir thèse contre cet insensé projet.

Les chances du ministère Mortemart devenaient impossibles; mais il fallait se hâter de prendre un parti si on ne voulait pas tomber dans les désordres d'une anarchie complète. Il avait rendez-vous le soir avec des meneurs; il tâcherait de les arraisonner. Il répondait encore des élèves de l'École polytechnique pour quelques heures, mais seulement pour quelques heures! Je ne pouvais rien faire de ces tristes révélations, hors m'en tourmenter.

Toutefois, quoique Arago ne dit que la vérité, ces dispositions fâcheuses, je dois le répéter, étaient étrangères à la masse de la population soulevée et agissante.

En voici, encore une preuve entre mille. Je désirais beaucoup faire parvenir une lettre à ma famille alors à Pontchartrain. J'imaginai de l'adresser à mon père, et de charger le porteur de la montrer, en disant que c'était pour convoquer un pair de France.

Il se présenta à la barrière que personne ne franchissait, à cinq heures du matin le vendredi, et non seulement elle lui fut aussitôt ouverte, mais on lui donna une espèce de passeport pour traverser les endroits se trouvant déjà libérés c'est ainsi que cela s'appelait, en spécifiant sa mission. Je suis bien fâchée de n'avoir pas gardé ce papier. À cette époque, il ne me parut qu'un chiffon bien sale, et il l'était, en effet.

Je reçus vers cette heure un billet de monsieur de Chateaubriand. Il me mandait avoir été en route pour venir chez moi lorsque son ovation populaire l'avait arrêté. Il n'avait pas encore inventé d'en faire un triomphe national et était plutôt embarrassé de ces cris poussés par quelques polissons des rues. On l'avait mené au Luxembourg. Il avait été outré d'y trouver plusieurs pairs rassemblés sans qu'on eût songé à l'appeler, et, rentré chez lui, il avait écrit à Charles X pour lui demander à aller le trouver et à se mettre à sa disposition.

J'étais chez madame de Rauzan lorsque nous entendîmes un grand bruit dans sa cour. Elle fut bientôt remplie par un flot de populace traînant une charrette comble de paille, sur laquelle était mollement couchée une pièce de canon dont le peuple souverain venait faire un hommage civique à son héros Lafayette. On renvoya toute cette foule à l'état-major de la garde nationale, rue du Mont-Blanc. Elle ne commit aucun excès; mais elle était laide à voir, ses cris étaient effrayants, de hideuses femmes y étaient mêlées. Ce n'étaient déjà plus mes amis des barricades.

La pauvre madame de La Bédoyère pensa mourir d'effroi. Il n'y avait pourtant aucun danger; ce n'étaient que des cris de joie et de triomphe, mais de nature à inspirer un grand dégoût.

Comme je sortais de table, on m'apporta une lettre pour convoquer mon père à se rendre au Luxembourg, où le président du conseil, duc de Mortemart, attendait messieurs les pairs. Monsieur Pasquier passa chez moi en s'y rendant; il était fort en peine de la santé de monsieur de Mortemart.

Je lui racontai les dispositions de Pozzo et les confidences d'Arago. Je n'en tirai pas grand'chose. Il me parut fort sérieux, convint qu'on avait perdu beaucoup de temps, mais que cependant il y avait encore des ressources si on voulait profiter de l'étonnement où étaient les deux partis, l'un d'être battu et l'autre d'être vainqueur, pour établir quelque chose de raisonnable qui ralliât les masses, car elles ne demandaient que repos et sécurité. Il resta peu d'instants; les communications n'étaient pas faciles, on ne circulait qu'à pied, et beaucoup de temps, si précieux ces jours-là, se trouvait matériellement employé par des courses indispensables.

Je fus fort surprise de voir entrer chez moi monsieur de Glandevès, parti le matin pour Saint-Cloud avec l'intention d'y rester. Il était blessé jusqu'au fond du cœur de la façon dont il y avait été accueilli. Peut-être la poignée de main donnée à Casimir Perier avait-elle été dénoncée. Toujours est-il que le Roi l'avait très mal reçu et, quoiqu'il fût une espèce de favori, avait affecté de ne lui pas parler.

Après avoir vainement attendu un moment opportun, il finit par solliciter une audience. Le Roi se plaça dans une embrasure de fenêtre. Il voulut entreprendre de lui parler de la situation de Paris; mais le Roi s'obstina à lui répondre à assez haute voix pour que le baron de Damas et deux ou trois autres affidés de la Congrégation, qui étaient dans la chambre, entendissent ses paroles. Alors monsieur de Glandevès lui dit:

«Je vois que le Roi ne veut pas m'écouter; je me bornerai donc à lui demander ses ordres sur ce que je dois devenir.

– Retournez à vos Tuileries.

– Le Roi oublie qu'ils sont envahis; le drapeau tricolore y flotte.

– Il est pourtant impossible de vous loger ici.

– En ce cas, Sire, je partirai pour Paris.

– Vous ferez très bien.

– Le Roi n'a pas d'autre ordre à me donner?

– Non, pas moi, mais voyez mon fils; bonjour, Glandevès.»

Monsieur de Glandevès se rendit chez monsieur le Dauphin.

«Monseigneur, le Roi m'envoie savoir si monseigneur a quelque ordre à me donner pour Paris où je retourne.

– Moi, non, quel, ordre aurais-je à vous donner? vous n'êtes pas de mon armée.»

Et, là-dessus, il lui tourna le dos. Voilà comment a été congédié, le trente, un des plus fidèles serviteurs de la monarchie. Il en était navré.

Il avait entendu monsieur de Polignac répondant à madame de Gontaut, qui l'accablait de reproches: «Ayez donc de la foi, ayez donc de la foi, elle vous manque à tous,» et tenir aussi ce propos qu'il a répété plusieurs fois: «Si mon épée ne s'était pas brisée entre mes mains, j'établissais la Charte sur une base inébranlable.» Cette phrase ne s'expliquait pas mieux que sa conduite; il avait, au reste, l'air parfaitement serein.

En revanche, le pauvre duc de Raguse était désespéré de tout ce qui s'était passé à Paris, accablé de tout ce qu'il voyait à Saint-Cloud, quoique sa scène avec monsieur le Dauphin n'eût pas encore eu lieu.

Pozzo vint chez moi. Monsieur de Glandevès lui raconta les détails de sa visite à Saint-Cloud, et il en revint à son antienne du matin et de la veille: ces gens-là étaient perdus, finis; Neuilly présentait la seule ressource qui pouvait sauver le pays. Je lui parlai de l'état de monsieur de Mortemart: «C'est un brave et excellent homme, me dit-il; fût-il en pleine santé, il n'est pas de force dans ces conjonctures. D'ailleurs, personne ne le serait avec ces gens-là.»

Pozzo me quitta de bonne heure. Plusieurs personnes passèrent dans mon salon; j'ai oublié quelles elles étaient. Monsieur Pasquier arriva tard; il avait vu monsieur de Mortemart dans son lit très souffrant d'un violent accès de fièvre. Rien de ce qui s'était passé à l'Hôtel de Ville, ni à la Chambre des députés, n'était favorable à sa mission.

Le petit nombre de pairs, réunis au Luxembourg, s'y seraient volontiers ralliés; mais ils sentaient combien ils auraient peu d'influence dans ces circonstances. La république, dont personne ne voulait, devenait imminente si on ne prenait promptement un parti, et, sous un nom ou sous un autre, ce parti ne pouvait venir que de Neuilly.

On savait vaguement que des démarches avaient été faites de ce côté. Enfin, à près de minuit, monsieur de Fréville vint nous apprendre l'arrivée de monsieur le duc d'Orléans au Palais-Royal. Un gouvernement provisoire était décidé. Le prince en serait le chef; les ministres étaient désignés et le général Sébastiani nommé ministre des affaires étrangères.

Je m'écriai combien c'était un choix fatal. Je connaissais l'aversion de Pozzo pour lui et l'intensité de ces haines corses. Il suffirait de ce nom pour le rendre aussi hostile à monsieur le duc d'Orléans qu'il lui était favorable jusqu'à présent. Son influence sur le corps diplomatique, dont il disposait en grande partie, préparait un obstacle énorme. Tout le monde le reconnut, en signalant l'importance d'en avertir au Palais-Royal. On m'engagea à en prévenir; mais il était minuit et les nominations devaient, disait-on, être connues le lendemain matin!..

Ici a commencé l'espèce de petit rôle politique que j'ai pu jouer dans ces grands événements. Il n'était ni prévu, ni préparé, et il n'a duré qu'un jour. Le parti carliste en a eu révélation et m'en a su plus mauvais gré qu'il n'était juste. J'y ai été entraînée, sans préméditation, par la force des choses, mais peut-être ai-je, en effet, facilité, dans les premiers moments, l'établissement de la nouvelle royauté, pour laquelle l'ambassadeur de Russie s'est déclaré ouvertement. J'aurais gardé un silence éternel sur toute cette transaction, si lui-même n'en avait parlé le premier.

Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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