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UNE SEMAINE DE JUILLET (JUILLET 1830.)
(31 JUILLET.)

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Le samedi 31 juillet, au point du jour et après y avoir bien réfléchi toute la nuit, je me décidai à écrire à madame de Montjoie. Je lui rappelai le propos de monsieur de Sémonville, notre causerie du mardi; il était étrange de voir ce qui, le mardi, était un simple commérage entre deux femmes, devenu, dès le vendredi, de l'histoire.

Je lui demandai ensuite si on savait assez au Palais-Royal la profonde aversion de Pozzo pour le général Sébastiani, et à quel point sa nomination aliénerait infailliblement l'ambassadeur qui était dans les meilleures dispositions. J'ajoutai que, si je savais une heure où je ne gênerais pas, je serais bien tentée d'affronter les barricades et d'aller reprendre ma conversation du mardi.

J'envoyai ce billet au Palais-Royal. On me rapporta pour réponse que tout le monde était à Neuilly, mais mon billet allait y être porté. Je crus que monsieur de Fréville s'était trompé en nous disant, la veille au soir, monsieur le duc d'Orléans arrivé au Palais-Royal. Il y était pourtant; mais rien n'était encore décidé et on gardait le secret sur sa présence.

Je reçus une lettre de ma mère; elle m'était apportée par le régisseur de Pontchartrain, Moreau. Il avait laissé son cabriolet en dehors des barrières et se faisait fort de m'emmener, si je voulais y consentir.

Ma mère m'en sollicitait. Elle voyait déjà un de ses enfants assiégé et affamé par l'autre et se reportait au temps de la Henriade, avec toute la vivacité de son imagination. Ces malheurs semblaient d'autant moins présumables cependant que Moreau m'annonça l'abandon de Saint-Cloud.

Le Roi se retirait; la route de Versailles était couverte de troupes, ayant l'air consterné et semant des déserteurs par groupes de tous les côtés. J'allai porter cette nouvelle à monsieur Pasquier. Je trouvai chez lui le duc de Broglie. Il savait déjà la retraite sur Rambouillet; l'un et l'autre m'engagèrent fort à rester à Paris, comme dans le lieu où il pouvait y avoir le plus de sécurité.

Monsieur de Broglie y avait appelé sa femme et ses enfants. J'étais facile à persuader, car je prenais trop d'intérêt aux événements pour souhaiter m'éloigner. Je retournai donc chez moi pour écrire à ma mère et lui expliquer mes objections à partir, et surtout à suivre la route, encombrée d'obstacles, sur laquelle Moreau offrait de me conduire.

En passant, j'entrai chez madame de Rauzan. Elle était informée du départ; son père lui avait fait dire, par un de ses gens, que la Cour allait passer quelques, jours à Trianon. Elle m'avait apprit la scène qui avait eu lieu entre monsieur le Dauphin et le duc de Raguse et même avec exagération.

Nous échangeâmes nos craintes sur la disposition où pourrait être le maréchal, après un pareil éclat, de quitter la Cour et de revenir à Paris sans calculer les dangers personnels qu'il y courait. Cette circonstance fut cause qu'en écrivant à ma mère je la priai de tâcher de faire savoir au maréchal la position où il se trouvait dans Paris et de lui faire parvenir de l'argent pour s'éloigner, dans le cas où il se séparerait du Roi, s'il s'en trouvait dépourvu.

En effet, ce même Moreau, qui était venu me chercher à Paris, alla le lendemain de Pontchartrain à Rambouillet, parvint jusqu'au maréchal, lui porta de l'argent et lui offrit de l'emmener par les bois jusqu'au pavillon qu'il habitait où il aurait pu être très bien caché. Le maréchal hésita, puis se décida à rester. L'autre parti lui aurait-il mieux tourné? Je ne le pense pas. Il lui valait mieux accomplir son sort et rester à son poste; mais j'ignorais alors si ce poste était tenable.

Tandis que j'écrivais à ma mère, il m'arrivait visite sur visite. Tout le monde était au désespoir, car rien ne se décidait, rien ne se publiait.

Les mêmes gens, qui depuis ont dit, soutenu, imprimé que monsieur le duc d'Orléans était tellement nécessaire qu'il pouvait se faire prier longtemps et n'accepter qu'aux conditions les plus avantageuses, s'alarmaient, se désolaient alors de chaque heure de retard et s'impatientaient hautement de ce qu'il ne se jetait pas tout à travers le mouvement. «Qu'il commence par s'emparer du pouvoir, disaient-ils, on s'expliquera plus tard.» C'était l'opinion la plus générale: je conviens l'avoir partagée. L'anarchie nous arrivait de tous les côtés et me semblait le pire des maux.

Arago survint tout bouleversé. Ses efforts étaient dépassés. Il quittait une réunion de jeunes gens qui se disposaient à proclamer la république. Puis vint la duchesse de Rauzan apportant la même nouvelle. Moreau aussi l'avait recueillie dans la rue et en faisait un nouvel argument pour m'emmener. Cependant je résistai, et je l'expédiai avec ma réponse. Dans ce moment, je reçus celle de madame de Montjoie: «Votre billet, me disait-elle, ne m'est parvenu qu'à dix heures; il est déjà sous les yeux de monsieur le duc d'Orléans. Venez, venez, très chère; on vous attend ici avec la plus vive et la plus tendre impatience.»

Je voulus questionner le messager; il était reparti. Le billet était daté de Neuilly, dix heures et demie. Comment y aller? Toute circulation, en voiture, était impossible.

Arago et madame de Rauzan me pressèrent également de m'y rendre, de peindre l'état des choses et de hâter un dénouement. Après quelques instants d'hésitation, je me décidai à me mettre en route à pied. Arago me donnait le bras.

Je dis à madame de Rauzan, qui m'aidait à nouer mon chapeau tant elle était pressée de m'expédier: «Soyez-moi témoin que je ne vais pas à Neuilly comme orléaniste, mais comme bonne française, voulant la tranquillité du pays.» Elle me souhaita tout succès et me répondit que ma mission était une œuvre de charité.

Arrivés à la place Beauvau, nous entendîmes lire la proclamation manuscrite du lieutenant général du royaume, celle qui disait: «La Charte sera une vérité.» L'homme qui la publiait s'arrêtait, de cent pas en cent pas, pour renouveler cette lecture.

Les groupes se formaient autour de lui. Voici les faits dont j'ai été témoin. On l'écoutait avec une grande anxiété; elle ne produisait ni joie ni enthousiasme, mais un extrême soulagement. Chacun retournait très calmement à ses affaires, comme ayant reçu une solution satisfaisante à une question dont il était vivement inquiet, et respirant plus librement. Cette impression m'a paru tout à fait générale; mais, il ne faut pas l'oublier, je parle seulement de ce que j'ai vu. Il est possible que, dans d'autres quartiers, elle ait été toute différente.

Il me faut encore m'arrêter en route, pour raconter une circonstance dont j'ai été témoin. Je ne me la rappelle jamais sans émotion.

Nous suivions péniblement la rue du Roule, ayant à gravir les barricades aussi bien que la montagne.

Nous fûmes atteints par un groupe, en tête duquel marchait un élève de l'École polytechnique sortant à peine de l'enfance. Il tenait son épée à la main et, en l'agitant, répétait d'une voix grave et sonore: «Place aux braves.» Toutes les barricades s'abaissaient, en un clin d'œil, pour laisser passer une patrouille armée, au milieu de laquelle était porté un blessé sur une civière. Ce cortège nous eut bientôt dépassés. Cependant nous hâtâmes le pas pour profiter de la route qui s'ouvrait devant lui, et qui se refermait aussitôt. Près d'arriver à l'hôpital Beaujon, il s'arrêta; il y eut un moment d'hésitation et quelques paroles échangées. La civière fut posée à terre; le jeune élève qui, par l'élévation du terrain, si rapide en cet endroit, se trouvait dominer toute la scène, allongea son bras et son épée, et, de cette belle voix, si grave et si sonore que j'avais déjà remarquée, dit avec l'expression la plus pénétrée: «Paix aux braves!» Tout ce qui était dans la rue, y compris l'escorte populaire qui formait le cortège, s'agenouilla. Après un instant de recueillement, la civière fut relevée et le convoi retourna sur ses pas. Il faut ajouter que l'uniforme et le bonnet, posés sur la civière, indiquaient clairement le blessé, qui venait d'expirer en se rendant à l'hôpital, comme étant un grenadier de la garde royale. Je ne pense jamais à cette scène sans éprouver un véritable attendrissement.

Un de mes motifs, pour aller à Neuilly, était de ménager au duc de Raguse la protection spéciale des princesses, s'il se trouvait dans une position aventureuse, à la suite de ce qui s'était passé à Saint-Cloud. Nous convînmes, Arago et moi, que tous deux nous parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu'il avait eues avec lui à l'Académie et aux Tuileries.

Nous arrivâmes enfin à Neuilly. Madame de Dolomieu m'attendait dans la cour. Je n'en pouvais plus; il faisait une chaleur assommante. Elle me mena chez madame de Montjoie pour me reposer un instant. Mais Mademoiselle y arriva aussitôt; elle m'emmena dans son cabinet, après avoir échangé quelques mots de politesse avec Arago. Elle était dans un état d'excitation visible, mais pourtant calme et avec l'air très résolu. Elle me montra un billet de son frère, écrit au crayon; il était à peu près en ces termes: «Il n'y a pas à hésiter; il ne faut pas aliéner Pozzo. Sébastiani ne sera pas nommé. Tâchez de le faire savoir.» Je me chargeai volontiers de cette commission.

On ignorait encore à Neuilly la proclamation que j'avais entendu lire en chemin. Je me rappelais assez exactement les termes et je les rapportai à Mademoiselle. Dès l'intitulé: «Proclamation du Lieutenant général», elle m'arrêta:

«Du Lieutenant général? vous vous trompez, ma chère.

– Non, Mademoiselle; je l'ai entendu trois ou quatre fois et j'en suis sûre.

– Il comptait ne prendre que le titre de commandant de Paris.

– Il aura été entraîné par le vœu général. Il faut qu'il puisse commander hors Paris, comme dans son enceinte; il n'y a qu'une pensée là-dessus» (et, à cette époque, cela était parfaitement exact). Je citai à Mademoiselle toutes les personnes que j'avais vues la veille, et le jour même: depuis madame de Rauzan et sa coterie jusqu'aux défenseurs des barricades, tous réclamaient l'intervention de monsieur le duc d'Orléans.

Mademoiselle l'admettait complètement nécessaire; mais, selon elle, une seule démarche était indispensable et le devoir y était clair. Il fallait se jeter à travers les combattants pour arrêter l'effusion du sang, conjurer la guerre civile, faire poser les armes et rétablir partout l'ordre et la tranquillité.

Elle en était si persuadée que, lorsque la veille on était venu chercher son frère, en assurant les esprits disposés à lui laisser jouer le rôle de pacificateur, voyant que son absence y apportait un retard matériel, elle avait offert de se rendre à Paris, si elle pouvait y être de la moindre utilité au rétablissement de la sécurité publique. Elle pensait, et c'était l'avis de son frère, qu'il n'y avait pas à hésiter sur cette première démarche, mais qu'il fallait s'emparer du pouvoir au titre le plus modeste, de façon à n'effaroucher personne. Par là on se trouverait en mesure d'agir suivant les circonstances, et les partis, pris à tête reposée, valaient toujours mieux que ceux improvisés dans des moments d'une si vive agitation.

Nous causâmes de tout ce qui passait à Paris et à Saint-Cloud. Elle savait le départ et la marche sur Rambouillet, quoique Trianon fût le lieu officiellement désigné. Elle savait aussi la scène faite par monsieur le Dauphin au duc de Raguse. Je ne sais si ces nouvelles étaient venues directement à Neuilly, ou avaient passé par Paris.

Pendant que nous causions, madame de Dolomieu vint me chercher de la part de madame la duchesse d'Orléans.

«Allez vite chez ma sœur, me dit Mademoiselle, et tâchez de la remonter un peu; elle est dans un état terrible.»

Je suivis madame de Dolomieu jusque chez la princesse où j'entrai seule. Elle était dans sa chambre à coucher, en robe de chambre et en papillotes, assise dans un grand fauteuil, le dos tourné au jour, la princesse Louise, à genoux devant elle, la tête appuyée sur un bras du fauteuil: toutes deux étaient en larmes. Madame la duchesse d'Orléans me tendit la main et, m'attirant à elle, s'appuya sur moi et se mit à sangloter. La jeune princesse se leva et sortit; je pris sa place.

Sa mère continua à se tenir serrée contre moi en répétant à travers ses pleurs: «Oh! quelle catastrophe! quelle catastrophe!.. et nous aurions pu être à Eu!»

Je parvins à la calmer un peu. Je lui parlai du vœu si généralement exprimé, du beau rôle que monsieur le duc d'Orléans avait à jouer, de la manière dont il était désiré par tout le monde (je le croyais et, de plus, cela était vrai, je dois le redire encore), du bon effet de la proclamation. Je la lui répétai.

Elle ne s'arrêta pas au titre, mais elle fut frappée de l'expression: La Charte sera une vérité. Elle l'approuva. Elle me parla de son mari, de la pureté de ses intentions avec l'adoration qu'elle lui porte. Je me hasardai à lui dire:

«Eh bien! madame, la France serait-elle donc si malheureuse de se trouver entre de pareilles mains, si notre Guillaume III s'appelait Philippe VII?

– Dieu garde! Dieu garde! ma chère, ils l'appelleraient usurpateur,» et elle recommença à sangloter.

«Sans doute, madame, on l'appellerait usurpateur, et on aurait raison, mais, si on l'appelait conspirateur, on aurait tort. Il n'y a que cela de répréhensible dans l'usurpation, et les contemporains même l'en disculperaient.

– Oh oui! assurément, il n'a pas conspiré! Qui le sait mieux que le Roi? Avec quelle bonne foi, quelle conscience ne lui a-t-il pas toujours parlé! Il n'y a pas encore un mois, à Rosny, ils ont eu ensemble une conversation de plus d'une heure et demie, et, en la terminant, il a dit à mon mari: «Croyez bien que j'envisage ma position tout à fait comme vous; hors la Charte, point de salut, j'en suis bien persuadé et je vous donne ma parole que rien ne me décidera à en sortir»… Et puis il fait ces ordonnances!»

Une des premières paroles de madame la duchesse d'Orléans avait été pour me demander si j'avais entendu parler de madame la Dauphine. Elle y revint de nouveau lorsqu'elle se fut un peu calmée. La sachant en route pour revenir à Saint-Cloud, elle en était très inquiète.

Depuis le dimanche précédent, où monsieur le duc d'Orléans avait été faire sa cour au Roi, il n'y avait eu aucune communication officielle entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d'État par le Moniteur du lundi.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un billet anonyme, portant que les ordres étaient donnés pour faire marcher un corps dégroupes sur Neuilly, enlever monsieur le duc d'Orléans et l'emmener à Saint-Cloud, afin, de l'y retenir comme une espèce d'otage. Sur cet avis, le prince était monté à cheval, et avait passé toute la journée éloigné de Neuilly.

Madame la duchesse d'Orléans était tellement préoccupée de cette idée d'appel à Saint-Cloud que, lorsque, la veille, le jeune Gérard était venu de l'Hôtel de Ville pour solliciter monsieur le duc d'Orléans de se rendre à Paris, elle l'avait reçu, l'avait pris pour monsieur de Champagny, l'aide de camp de monsieur le Dauphin, et lui avait répondu en conséquence. Us avaient joué pendant deux minutes aux propos interrompus.

Elle me raconta comment, aussitôt que monsieur le duc d'Orléans avait su qu'on réclamait sa présence pour arrêter le désordre, il ne s'était pas permis d'hésiter. Il lui avait dit: «Amélie, tu sais si j'ai craint ce moment; je ne le prévoyais que trop! Mais le voilà arrivé. La route du devoir est claire; il faut la suivre et sauver le pays, car lui seul est dans le bon droit.»

Elle lui avait répondu: «Va, mon ami; je n'ai pas d'inquiétude, tu feras toujours ce qu'il y aura de mieux», et puis la pauvre femme se remettait à pleurer de plus bel: «Ah! ma chère amie, notre bonheur est fini; j'ai été trop heureuse», et, joignant les mains: «Mon Dieu, j'espère n'en avoir, pas été ingrate, j'en ai bien joui, mais je vous en ai bien remercié!» Et puis encore, et encore, et toujours des larmes.

Je l'engageai à se laisser moins abattre. Monsieur le duc d'Orléans, lui représentai-je, aurait besoin de toute sa fermeté; rien ne serait plus propre à la lui faire perdre que ce désespoir de la personne qu'il chérissait le plus au monde. Elle me répondit qu'elle le sentait bien; elle s'abandonnait ainsi devant moi, mais elle présenterait une autre contenance lorsqu'il le faudrait: la gloire et le bonheur de son mari avaient toujours été les premiers intérêts de sa vie et elle ne leur manquerait pas. Je la pressai beaucoup de se rendre à Paris:

«Montez en voiture, madame, avec tous vos enfants, vos voitures de gala, vos grandes livrées; les barricades s'abaisseront devant elles. Le peuple flatté de cette confiance vous accueillera avec transport; vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations; il n'y a pas à hésiter.

– Si mon mari me le prescrit, j'irai certainement comme vous le dites. Mais, ma chère, cela me répugnera beaucoup; cela aura l'air d'une espèce de triomphe… de nargue… vous entendez, pour les autres. J'aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal où je veux aller rejoindre mon mari le plus tôt possible, sans que cela fasse aucun effet.

– Je comprends la délicatesse de Madame, mais je ne crois pas ce moment destiné aux nuances. Tout ce qui consacre la popularité des Orléans et prouve combien le pays les réclame me semble utile à son salut.»

Madame la duchesse d'Orléans, avec sa bonté accoutumée, s'était fort préoccupée de ma fatigue et de l'extrême chaleur que j'avais eue en venant à Neuilly. Elle m'avait fait préparer une voiture pour retourner jusqu'à la barrière. On vint avertir qu'elle était prête.

La princesse voulait encore me retenir; mais je lui fis comprendre combien il pouvait être essentiel que je visse Pozzo le plus tôt possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit à Neuilly, soit au Palais-Royal où elle espérait être, et je sortis.

Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m'attendait pour me ramener chez elle. Elle me demanda comment j'avais laissé sa belle sœur; je lui répondis: «Un peu plus calme, mais bien affectée.»

Il me fut évident que les deux princesses, malgré leur intimité habituelle, ne s'entendaient pas dans ce moment.

Je répétai à Mademoiselle ce que j'avais osé conseiller à madame la duchesse d'Orléans sur son entrée dans Paris. Je ne lui trouvai pas, j'en dois convenir, les mêmes genres de répugnances; mais c'était une démarche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l'initiative sans l'ordre de son frère.

Cela était vrai, mais, si la demande avait été faite, il ne fallait qu'une heure pour avoir la réponse; pendant ce temps on aurait préparé les voitures; et l'arrivée de sa famille, portée sur les bras du peuple, comme cela serait arrivé infailliblement, aurait fourni un excellent argument à monsieur le duc d'Orléans contre un petit noyau de factieux auquel on donnait trop d'importance, parce que lui seul parlait et se montrait.

Le sort en décida autrement. Les princesses arrivèrent au Palais-Royal à minuit, à pied, ayant été en omnibus aussi loin que les barricades le permettaient, et sans être reconnues. Je ne puis m'empêcher de regretter encore qu'on n'ait pas, ce jour-là, préféré la marche indiquée par mon zèle.

Quoique dans ma conversation avec Mademoiselle nous n'eussions pas été au delà du Lieutenant général et qu'avec sa belle-sœur j'eusse prononcé le mot de Philippe VII, je n'en partais pas moins persuadée que Mademoiselle désirait vivement voir la couronne de France sur le front de son frère, tandis que madame la duchesse d'Orléans envisageait cet avenir avec répugnance et terreur.

C'est peut-être le moment de dire mes rapports avec les deux princesses d'Orléans, et comment je comprends leur caractère.

La tourmente révolutionnaire ayant jeté mes parents à Naples, j'étais souvent appelée auprès des filles de la Reine. Mon âge se trouvait plus rapproché de celui de madame Amélie; c'était avec elle que je jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.

À son arrivée en France, vingt ans après, madame la duchesse d'Orléans n'avait pas oublié cette camaraderie d'enfance. Elle donnait un caractère particulier aux relations qui s'établirent entre nous. J'eus occasion de les cultiver pendant le temps où, mon père étant ambassadeur en Angleterre, la famille d'Orléans vivait dans une sorte d'exil aux environs de Londres.

Ceci explique comment, sans être commensale du Palais-Royal, j'y étais souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des contrariétés de la famille que les personnes dont les habitudes pouvaient sembler plus intimes.

Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j'éprouve pour madame la duchesse d'Orléans. Adorée par son mari, par ses enfants, par tout ce qui l'entoure, le degré d'affection, de vénération qu'elle inspire est en proportion des occasions qu'on a de l'approcher. La tendre délicatesse de son cœur n'altère ni l'élévation de ses sentiments, ni la force de son caractère. Elle sait merveilleusement allier la mère de famille à la princesse; et, quoiqu'elle traite tout le monde avec les apparences d'une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c'est avec des nuances si habilement marquées que chacun peut reconnaître sa place sur un plan différent.

À l'époque dont je parle, madame la duchesse d'Orléans, quoique extrêmement considérée dans le conseil de famille où régnait l'accord le plus parfait, s'était persuadé à elle-même n'entendre rien aux affaires et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses idées et la force de son esprit, était beaucoup mieux appelée à s'en occuper. Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-sœur dans tout ce qui semblait affaire ou parti politique à prendre. Peut-être aussi cette attitude tenait-elle à cette délicatesse de cœur qui, même à son insu, dirige toutes ses actions.

La Cour, surtout sous Louis XVIII (car Charles X traitait mieux les Orléans), cherchait à établir une grande distinction entre madame la duchesse d'Orléans, son mari et sa sœur. On lui aurait volontiers fait une place à part si elle avait voulu l'accepter. Or, comme toutes les contrariétés et les manifestations, qui se trouvaient sur le chemin des heureux habitants du Palais-Royal, tenaient à cette inimitié de la branche régnante, madame la duchesse d'Orléans se croyait doublement obligée de faire cause commune et d'adopter, sans réflexion, les décisions de Mademoiselle. De là, venait l'habitude de se laisser conduire par elle et de ne jamais chercher à combattre l'influence qu'elle pouvait avoir sur son frère, objet de leur commune adoration. Je ne crois pas ce scrupule de madame la duchesse d'Orléans demeuré à la reine des Français.

Il n'y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais elles n'ont pas toujours été unanimes sur des questions importantes. La Reine parfois a exprimé, défendu et soutenu ses opinions avec chaleur, en cherchant à user de son crédit sur l'esprit du Roi.

Jamais sentiment n'a été plus passionné que celui de madame la duchesse d'Orléans pour son mari. La ferme persuasion où elle est que tout ce qu'il décide est toujours: «Wisest, discreetest, best», a été pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse où les circonstances l'ont poussée. Elle y est entrée dans une extrême répugnance. Elle a prié, bien sincèrement, que ce calice s'éloignât d'elle, mais, une fois ce parti pris, elle l'a accepté complètement.

On a spéculé sur ses regrets; les partis se sont trompés; et, six semaines après la matinée dont je viens de parler, elle me disait: «Maintenant que cette couronne, d'épines est sur notre front, nous ne devons plus la quitter qu'avec la vie, et nous nous y ferons tuer s'il le faut.»

Cette énergie calme ne l'empêche pas de s'identifier avec toute la vivacité la plus délicate, la plus exquise aux chagrins des autres, de les apprécier et d'y compatir. L'indulgence est le fond où elle puise constamment, le fard dont elle embellit les vertus les plus solides qu'une femme et une reine puisse posséder.

On croira peut-être que je trace un panégyrique; ce serait à mon insu. Je la représente telle que je la vois.

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 à 1817. J'ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s'appeler de l'attrait. Cependant ses qualités sont à elle; ses inconvénients sont nés des circonstances où elle a été placée.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse rencontrer: voilà ce qui lui a fait tant d'ennemis; Les premiers épanchements de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l'amertume; voilà ce qui lui en a mérité.

Son père était charmant pour elle. Élevée par madame de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle l'avait vue s'avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors et elle n'a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse. On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de madame la princesse de Conti a été employé à obtenir d'elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s'était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les émigrés, formant la société de madame la princesse de Conti, refusaient de se trouver avec elle, et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d'esprit, lui témoignait de l'affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n'avait pas le courage de la soutenir contre l'esprit de parti.

Plus tard, elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne toute pleine d'illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse d'Orléans placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable. Elle dut écrire à ses frères que sa position n'y était pas convenable. On voit combien tous les sentiments de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles ont été froissés. Avec ces données, on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu'elle s'est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s'inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n'est pourtant pas expansive, parce qu'elle a été repoussée par tout ce qui aurait dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.

Aussi ce cœur s'est-il donné, avec la passion la plus vive et la plus exclusive, à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l'intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front. La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l'avouent à eux-mêmes; et, sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l'excès. Jamais ils n'ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.

Mademoiselle a conservé beaucoup d'amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme classes. Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, pris individuellement; mais, là encore, les formes sont contre elle et prennent l'apparence d'une sorte de vengeance.

Cette disposition l'a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu'ils s'arrêtaient au même point qu'elle, et a désiré voir le pouvoir entre leurs mains. Elle a travaillé à le leur remettre. Les Laffitte, les Barrot, les Dupont n'ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencements; et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris en elle de ne point abandonner les gens que les circonstances semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions les lui a fait soutenir à un point qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l'esprit du Roi. Elle l'a senti, elle en a souffert; mais elle n'a pas changé. C'est ainsi qu'elle est faite.

On l'accuse d'être peu généreuse; il y a du vrai et du faux. Jusqu'à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien et vivait au dépens de son frère; la parcimonie était alors une vertu.

Depuis qu'elle jouit d'un revenu considérable, elle dépense honorablement; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités; mais elle n'a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu'il fut d'abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d'y être portée pour un million, elle se récria, comme s'il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par delà, à tous ses vœux.

Mademoiselle porte à ses neveux une affection que j'avais crue complètement maternelle jusqu'à la mort du petit duc de Penthièvre. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.

Madame la duchesse d'Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.

C'est la seule nuance que j'aie observée dans la tendresse des deux sœurs pour les enfants. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l'affection de Mademoiselle, quoiqu'elle s'associe tout à fait à l'excellente éducation qu'on leur donne.

Personne au monde, je crois, n'a plus complètement l'esprit d'affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s'y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n'admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même. On comprend combien ces formes ont dû paraître désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s'expliquer et ne s'engager qu'à peu près.

Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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