Читать книгу Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles - Charles Anglada - Страница 3
PRÉFACE
ОглавлениеCe livre n’est qu’une étude: j’espère que les exigences de la critique ne dépasseront pas la mesure de mes prétentions.
La nature de mon sujet m’a imposé de longues et minutieuses recherches. Dès mes premiers pas, je me suis assuré que les auteurs ont perpétué, en se copiant, des erreurs acceptées sans contrôle, et je n’ai rien négligé pour échapper à ce reproche. Bien décidé à tout voir par moi-même, j’ai rejeté les matériaux de seconde main, et j’ai toujours puisé aux sources. Toutes les fois que la fidélité d’une traduction m’a paru suspecte, je l’ai refaite, et ce n’a pas été la partie la moins ingrate de ma tâche. J’ai tenu, par-dessus tout, à mettre entre les mains de mon lecteur, des pièces justificatives dignes de sa confiance.
En exprimant les opinions que j’ai cru devoir adopter, je me suis fait une loi d’éviter toute affirmation trop absolue. La mobilité du terrain de la discussion, la diversité des points de vue, le contraste ou l’incertitude des interprétations débattues, seront l’excuse de ma réserve. Quand j’ai pris la plume, je me suis bien promis de ne pas oublier «qu’il est dans la destinée de certaines questions de rester des questions[1].»
Pline prétend que l’histoire plaît de quelque façon qu’elle soit écrite: «Historia quoquo modo scripta delectat.» Si tout le monde pensait de même, je serais sans inquiétude sur l’accueil qui m’attend; mais j’ai de fortes raisons pour être moins rassuré.
On ne peut se dissimuler que l’histoire a perdu une grande partie de son prestige. La médecine actuelle se vante d’oublier son passé, et de sacrifier au présent l’héritage qu’elle en a reçu. Son idéal est de mettre l’observation des faits contemporains à la place des «fables traditionnelles» (le mot n’est pas de moi) qui ont bercé la naïve crédulité de nos pères.
Je n’essaierai pas de désarmer des préventions qu’on élève à la hauteur d’un principe. Je réclamerai seulement contre le dédain irréfléchi d’un moyen d’étude, dont l’utilité me paraît trop manifeste dans certains cas, pour être méconnue.
La question que je traite, ne peut être évidemment éclairée et résolue que par l’histoire. Elle seule contient la révélation de cet aspect particulier de la pathologie, que l’observation, renfermée dans les limites d’un temps et d’un pays, n’aurait jamais soupçonné.
Si les anamnestiques ou les antécédents des sujets forment un des éléments les plus précieux, et souvent même, l’élément décisif du diagnostic des maladies individuelles, les anamnestiques des sociétés humaines, dans l’évolution de leur vie collective, ne sont pas moins nécessaires pour déterminer le caractère de leur constitution pathologique, et les changements qu’elle a subis par l’action des siècles. C’est de ces rapprochements historiques, recueillis depuis les époques les plus lointaines jusqu’à nos jours, qu’est sorti ce grand fait des maladies éteintes et des maladies nouvelles dont il me paraît difficile de nier l’intérêt et l’importance, à moins d’une indifférence préconçue qui équivaudrait à un déni de justice.
En 1850, le hasard des concours m’appela à défendre l’histoire de la médecine contre les attaques qui la discréditent[2]. Tout ce qu’il m’est permis de dire, c’est que j’apportai dans l’exécution forcément rapide de ma tâche, la chaleur d’une conviction de longue date, et je serais heureux si l’ouvrage que je publie, renforçait d’un nouvel argument la thèse que j’ai soutenue.
L’Histoire qui comprend toute la dignité de son rôle, occupe, n’en déplaise à ses détracteurs, un rang élevé dans l’Encyclopédie médicale. Mais la valeur des services qu’elle peut rendre est subordonnée au caractère de la philosophie qui l’inspire. Si elle se borne à une simple exposition chronologique, elle rétrécit gratuitement son domaine. En déroulant à nos yeux le fleuve du passé, en décrivant les sinuosités et les accidents de son cours, elle doit dire aussi, quelle est la nature du mouvement qui l’entraîne, et quel est le but où il tend, au milieu des obstacles qui ralentissent sa marche ou en troublent momentanément la direction.
Ce n’est pas le lieu, je le regrette, de développer des considérations que je ne fais qu’indiquer. Je ne dépasserai pas cependant les bornes d’une préface, en disant, sans détour, ma pensée, sur ce parti pris d’abaisser les vieux maîtres et leurs immortels écrits, sur cette ingratitude affichée pour ceux qui ont parcouru la carrière avant nous, et nous ont passé le flambeau.
Effacer l’auréole des grands noms qui personnifient, dans la succession des âges, l’ordre scientifique dont on a juré la perte; proscrire les œuvres consacrées par la sagesse des siècles: tel a toujours été le mot d’ordre des réformes.
Lorsqu’on s’est approprié le programme expéditif de Bacon: «Instauratio facienda est ab imis fundamentis,» la logique prescrit de porter hardiment le marteau sur le vieil édifice, et de déblayer le sol des débris vermoulus qui l’encombrent. On avisera plus tard au plan de la construction nouvelle qui doit s’élever sur ces ruines: «Campos ubi Troja fuit.»
L’Histoire nous montre cette entreprise dans bien des pages de ses annales; il n’y a de changé que le nom des acteurs et les couleurs de la bannière. Mais à moins de renier les leçons de l’expérience, quand on voit que, dans ce projet de rénovation, tout est en honneur pour les progrès de la médecine, excepté la médecine elle-même, on peut prédire que l’issue de cette croisade ne remplira pas toutes les espérances des chefs habiles qui la dirigent, et de la phalange studieuse qui les suit.
Notre belle Science, restée debout depuis plus de deux mille ans sur sa base hippocratique, et toujours vigoureuse malgré les blessures qu’elle a reçues, ne peut pas être l’esclave résignée de cette tyrannie capricieuse, qui la condamne périodiquement à abjurer ses croyances, pour servir un autre culte. Elle n’est pas sans doute à l’abri d’un coup de main, et doit, pour un temps, subir la loi du vainqueur. Mais revenue de sa surprise, elle reprend son indépendance et ses droits. C’est le partage exclusif de la vérité que sa lumière, voilée par quelques éclipses passagères, se dégage bientôt plus vive et plus pure. Qu’est-il resté de la frénétique ovation qui accueillit naguère l’entrée en scène du grand réformateur de la médecine? A peine un souvenir au milieu de l’indifférence générale!
L’École qui grandit sous nos yeux, montre autant d’imprévoyance que d’injustice. Le mépris qu’elle affecte pour les antérieurs, comme disait Leibnitz, retombera sur elle, quand elle comparaîtra à son tour devant ses juges. La représaille sera de bonne guerre, et cette perspective vaut la peine qu’on y songe. Si nos aïeux dans l’ordre médical, ont été le jouet d’une hallucination obstinée; s’ils ont pris pour des réalités, les fantômes de leurs rêves, de quel droit l’École nouvelle vient-elle affirmer sa constante lucidité, et se dire en possession de la vérité absolue et définitive?
Soyons de bonne foi. N’est-on pas aveuglé par son orgueil, lorsqu’on prétend remplacer le labeur éprouvé de vingt siècles, par le produit hâtif de quelques années de travail? Le passé, le présent et l’avenir sont les trois termes, inséparables et solidaires, d’une même équation. La médecine, envisagée dans son évolution historique, doit représenter une chaîne ininterrompue qui n’a fait que s’allonger par l’addition de nouveaux anneaux. C’est un dessin auquel ont participé des hommes laborieux et dévoués, qui l’ont légué à leurs descendants, pour qu’ils accentuent plus nettement les traits ébauchés et qu’ils y ajoutent ceux qui manquent. La médecine, sortant tout armée du cerveau d’un homme ou du génie d’une époque, est un symbole qu’il faut laisser à l’ancienne mythologie.
Personne, je l’atteste, n’admire, plus que moi, cette fiévreuse ardeur qui nous a valu tant de découvertes et nous en promet tant d’autres. C’est le brillant cachet de la période qui s’écoule, et jamais peut-être le «mens agitat molem» du poëte n’a été plus éclatant.
Mais quand on observe attentivement la jeune École avec l’intérêt qu’elle mérite, sans partager cependant toutes les illusions qu’elle caresse, on regrette de la voir fascinée, comme le statuaire de la légende, par la contemplation passionnée de son œuvre. Pénétrée de la conscience de sa force et de l’infaillibilité de sa méthode, elle entend se suffire à elle-même, et tout puiser dans son propre fonds. Traditions séculaires, dogmes fondamentaux, lois inscrites au code de notre art, tout cela n’est, pour elle, que reliques surannées, qui ont eu leur temps de foi superstitieuse, et que le réveil de la Raison a dépossédées de leurs vertus imaginaires. Pour marcher librement dans la voie nouvelle, il faut briser ces entraves. Enrichie de l’inépuisable tribut des sciences latérales, armée de précieux instruments d’exploration qu’elle manie avec une dextérité qu’on aurait mauvaise grâce à méconnaître, cette École ne sait pas résister à ces entraînements téméraires qui l’éloignent, sans qu’elle s’en doute, de son but avoué. Sa grande faute est de ne pas comprendre que pour qu’on puisse croire, dans la mesure permise, à la certitude de la doctrine et de l’art qu’elle fonde, elle devrait, avant tout, renoncer à donner comme des vérités acquises, des hypothèses ingénieuses ou des conceptions arbitraires, dont le faux éclat séduit un instant, et s’évanouit au premier souffle de la clinique.
Est-ce à dire qu’il serait bon de comprimer cet élan? A Dieu ne plaise! et je proteste hautement contre toute insinuation malveillante qui m’attribuerait cette arrière-pensée, quoique je sois fermement convaincu qu’il y aurait tout avantage pour le perfectionnement durable et continu de la science, à déplacer le courant qui l’emporte, et à le guider vers les régions d’une philosophie plus tolérante.
Restons de notre siècle, rien de mieux; mais gardons-nous de l’isoler, comme une de ces îles flottantes qui surgissent tout à coup du sein des eaux. Au lieu de proclamer entre les Anciens et les Modernes un stérile et énervant antagonisme, unissons-les franchement par cette indissoluble et féconde alliance, tant désirée par Baglivi: «Quoad fieri potest, perpetuo jungendi fœdere.» Puisque, après tout, «on est toujours le fils de quelqu’un» renonçons désormais à la prétention inouïe d’éluder la loi commune.
Il n’y a qu’un moyen de nous assurer que nous avançons: c’est de savoir d’où nous venons et où nous sommes. Faute de cette précaution, indiquée par le bon sens, ceux qui ont toujours à la bouche ce grand mot de progrès «Os magna sonaturum,» s’exposent à n’être que stationnaires ou rétrogrades.
Ambroise Paré nous compare à «l’enfant qui est sur le col du géant.» Cette similitude souvent rappelée est un trait de lumière. Montons sur les épaules de nos devanciers pour étendre notre horizon et contempler ce qu’ils n’ont pu voir. C’est ainsi que la médecine reculera ses frontières, et enrichira son empire sans ébranlement, sans révolution nouvelle. Et quand elle dressera l’inventaire pacifique de ses conquêtes, elle se fera honneur de rendre loyalement aux hommes et aux idées de tous les temps, la justice qui leur est due.
Montpellier, le 9 décembre 1868.