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CHAPITRE II
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU IIe SIÈCLE DE L’ÈRE CHRÉTIENNE (PESTE ANTONINE)

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Table des matières

Les commencements du règne de Marc-Aurèle (161 de J.-C.) furent marqués par de grands désastres. Les troubles météorologiques les plus imprévus semblèrent s’y donner rendez-vous. Des tempêtes furieuses se succédèrent sans relâche. Des tremblements de terre ébranlèrent ou détruisirent des villes. Les fleuves chassés de leur lit ravagèrent de riches campagnes. D’immenses nuées de sauterelles, après avoir dévoré les récoltes en Asie, s’abattirent sur l’Europe. Les populations, réduites à la dernière détresse, souffrirent toutes les horreurs de la faim. Des révoltes lointaines à réprimer, des irruptions menaçantes dont il fallait, à tout prix, arrêter les progrès, imposèrent des guerres longues et sanglantes, mêlant des peuples divers sur de nombreux champs de bataille. La peste manquait encore à ce sombre tableau. Mais le temps n’était pas éloigné où elle viendrait en occuper le premier plan, et dévaster à son tour le monde (164-165).

M. le docteur Hecker a fait ressortir, avec la préoccupation d’un système à défendre, ce concours de phénomènes ou d’événements insolites, avant-coureurs constants, d’après lui, des grandes maladies populaires[129].

Il faudrait avoir l’esprit bien enclin au paradoxe pour refuser aux perturbations du monde physique toute participation à la production des épidémies. Mais quand on n’a pas d’opinion préconçue, et qu’on ne se paye pas de mots, on doit reconnaître dans l’état actuel de ce point d’observation, que ces influences de l’ordre externe ne remplissent pas le premier rôle, et que leur coopération aux résultats qu’on leur attribue n’est qu’éventuelle et contingente. Ce principe est fondamental en matière d’épidémiologie; et si je n’insiste pas, c’est que je crains les redites. Écartons les hypothèses plus ou moins ingénieuses, et tâchons de déterminer, sur la foi des témoignages dont nous pouvons disposer, la marche, les caractères et la nature de la grande épidémie Antonine[130].

On est assez généralement d’accord pour la faire naître dans la Mésopotamie, et c’est à la prise de Séleucie par les Romains (165) qu’elle aurait d’abord déchaîné toute sa fureur.

La ville assiégée était-elle déjà la proie de l’épidémie quand ils en prirent possession? Ou bien l’entrée de l’armée victorieuse, qu’on peut supposer déjà atteinte, fut-elle le signal de son explosion? La première version me paraît la plus probable; mais les historiens gardent le silence sur ce point.

Il n’entre pas dans mon sujet de reproduire les inventions ridicules qui eurent cours alors sur l’origine de cette maladie. Celle qui nous a été conservée par Ammien Marcellin semble renouvelée de la boîte de Pandore. Il raconte que lorsque l’armée romaine, commandée par Avidius Cassius, se fut emparée de Séleucie, les soldats, ardents au pillage, envahirent le temple d’Apollon. L’un d’eux, ayant forcé un coffret d’or, il s’en échappa un souffle pestilentiel qui frappa d’abord les Parthes et se répandit de proche en proche dans le monde entier[131].

Je me borne à cette fable. Elle prouve une fois de plus que la crédule antiquité mêlait toujours le merveilleux à l’explication des phénomènes naturels, et léguait ainsi bien des embarras à la science future, réduite à débrouiller, trop souvent en pure perte, le sens caché de ces légendes.

La nouvelle maladie était éminemment contagieuse. Sur ce fait, pas de dissentiment. Faut-il croire dès lors qu’elle s’est propagée, hors de son foyer primitif, par la filiation continue des transmissions virulentes? En n’y regardant pas de trop près on pourrait alléguer, à l’appui de cette conjecture, les mouvements et les rencontres des armées belligérantes, sous un ciel de feu, et au milieu d’un concours inouï de conditions fatales.

Cette interprétation serait acceptable, s’il s’agissait d’une de ces épidémies vulgaires dont la force d’expansion ne dépasse pas un rayon limité. Mais le problème ne peut plus être posé dans les mêmes termes quand il s’applique au mode d’irradiation des épidémies voyageuses. L’importation qu’on invoque si à propos pour simplifier l’étiologie, ne représente qu’une partie du fait. Avant et au-dessus d’elle plane une force plus générale qui peut seule expliquer l’universalité de ces grands fléaux et la durée de leur règne. Quelle que soit donc la part du virus dans sa propagation, la maladie Antonine relève primordialement du génie épidémique qui a eu, si je puis ainsi dire, la haute main sur ce mémorable événement pathologique.

Lucius Vérus, frère adoptif de Marc-Aurèle, venait de terminer, grâce au talent de ses généraux, une brillante campagne qui avait illustré les armes romaines. Partout où se porta son cortége militaire, grossi par une foule compacte de courtisans et d’esclaves, la maladie se déclara avec une nouvelle violence. Lorsque les deux empereurs firent leur entrée à Rome pour y recevoir les honneurs du triomphe, une énorme affluence d’étrangers, attirés par la curiosité, se pressaient dans l’enceinte de la ville où la famine avait déjà élu domicile. Le mal prit, dès ce moment, une telle intensité, qu’il fallut renoncer aux enterrements ordinaires et entasser les corps dans des tombereaux. Cette circonstance, à défaut de relevés nécrologiques, suffit pour donner une idée des proportions de la mortalité qui égala celle des épidémies les plus féroces. Les malheureux habitants de Rome se croyaient revenus aux jours maudits de la peste d’Athènes[132]. De hauts personnages furent enlevés, et l’empereur honora la mémoire des plus marquants en leur faisant dresser des statues. Il prescrivit des prières publiques et des cérémonies expiatoires pour fléchir la colère des dieux. Mais les rassemblements dans les édifices voués au culte, multiplièrent les foyers de contagion et accrurent le nombre des morts; observation renouvelée de tout temps dans des circonstances analogues.

Le fléau ne tarda pas à envahir le reste de l’Italie, et plusieurs provinces faisant partie de l’empire romain. Des bourgs et des maisons de campagne perdirent tous leurs habitants. Une immense étendue de pays resta sans culture. La crainte de la mort avait paralysé tous les bras, glacé tous les cœurs. L’épidémie s’avança rapidement des bords du Tigre jusqu’aux Alpes, et, après les avoir franchies, elle pénétra dans les Gaules et se porta sur les villes situées au delà du Rhin.

Cette invasion ne fut pas la seule. Des populations qui avaient déjà payé leur tribut virent avec effroi reparaître l’hôte sinistre dont elles se croyaient délivrées. Ces retours sont d’observation vulgaire dans les annales des grandes épidémies.

Malgré quelques divergences chronologiques qui n’ont aucune importance dans la question, je crois avoir adopté la version la plus conforme aux données de l’histoire, en rapportant à l’année 166 le triomphe décerné à Vérus, et l’explosion de l’épidémie dans la capitale de l’empire.

Il est un fait sur lequel tout le monde est d’accord: c’est qu’en 168, Rome se débattait contre les étreintes de l’invisible ennemi. On en trouve la preuve dans la biographie authentique de Galien qui habitait alors cette ville[133]. Frappé d’une insurmontable terreur, il partit secrètement pour la Campanie. Mais ne s’y croyant pas assez en sûreté, il s’embarqua à Brindes pour Pergame, ce qui donne à penser qu’il n’y avait plus trace d’épidémie dans l’Asie Mineure. Vers la fin de cette année ou au commencement de la suivante (169), il fut mandé par les empereurs, revint à Rome et alla les rejoindre à Aquilée. Il est vraisemblable que l’épidémie s’était sensiblement affaiblie, puisqu’on ne ralentit pas les préparatifs d’une grande expédition. Mais au moment où l’on était plein d’espoir, survint une grande recrudescence à laquelle l’agglomération des troupes ne fut probablement pas étrangère. Les deux souverains quittèrent précipitamment Aquilée; et, pendant le retour, Lucius Vérus mourut subitement d’un coup de sang, selon les uns, par le poison, d’après les autres. Cette indécision des historiens, assez indifférente en elle-même, prouve qu’il ne succomba pas à l’épidémie régnante.

Peu de temps après, Marc-Aurèle prit le commandement de l’armée, et comme l’entrée en campagne ne fut point ajournée, il est à croire que la maladie avait cessé d’inspirer des craintes. Mais son terme définitif devait se faire longtemps attendre. Galien atteste formellement qu’elle n’était pas éteinte à l’époque où il rédigeait le Ve livre de sa Thérapeutique. Il y exprime, en effet, le vœu de la voir prendre bientôt fin[134]. Or, on sait que Galien était déjà avancé en âge lorsqu’il composa cet ouvrage, où il cite plusieurs de ses écrits antérieurs[135]. On ne se trompe donc pas en évaluant approximativement à quinze ans la durée entière de la peste Antonine, que Galien distingue des autres maladies populaires dont il a l’occasion de parler, en l’appelant la longue peste, pestis diuturna.

Julius Capitolinus a noté un détail des derniers moments de Marc-Aurèle qui pourrait avoir sa valeur dans cette question de chronologie. «Le septième jour, dit-il, s’étant senti plus mal, il ne voulut recevoir que son fils, qu’il congédia aussitôt, dans la crainte de lui communiquer sa maladie[136].»

La préoccupation du mourant et les termes qui l’expriment font assez justement supposer à M. Hecker que l’empereur se savait atteint de la peste, dont il n’ignorait pas la transmissibilité. Je suis d’autant plus disposé à adopter cette version, qu’elle n’est contredite par aucun document. A ce compte, il y aurait encore eu des cas de peste en 180, année de la mort de Marc-Aurèle.

Les historiens qui ont consigné dans leurs chroniques le récit de ce funèbre épisode, ont laissé prudemment à l’écart la question médicale. Mais on compte se refaire de leur silence auprès de Galien, qui a saisi, sans doute, avec empressement l’occasion d’ajouter à son œuvre un beau travail de plus. L’épreuve dément bientôt cette espérance.

Galien, qui affecte un grand dédain scientifique pour la description de Thucydide, et qui aurait dû montrer comment il fallait s’y prendre pour faire mieux, a reculé devant les chances du parallèle[137].

Comprend-on qu’un écrivain aussi fécond, dont la prolixité filandreuse se donne si souvent carrière sur une foule de sujets sans importance, au risque de lasser la patience du lecteur le plus résolu, se soit borné, sur un fait aussi grave, à quelques indications éparses, dont on regrette doublement l’obscurité et la concision[138]!

Alléguera-t-on la manière d’observer des anciens? Mais cette excuse banale tombe devant les descriptions nosographiquement irréprochables qui ne sont pas rares dans leurs livres et sont restées des modèles.

Disons-le sans détour, quoi qu’il en coûte: le motif de l’inexplicable réserve de Galien n’est pas de ceux que la science avoue. Il faut s’en prendre tout simplement à l’effroi qu’inspirait une maladie épidémique et contagieuse, contre laquelle il n’y avait de recours assuré que dans la fuite. A cette époque d’abaissement moral, la fibre du devoir médical restait insensible. Les nobles engagements du serment d’Hippocrate ne trouvaient plus d’écho. Affronter la mort pour soigner des malades était acte de dupe. De nos jours ce lâche égoïsme serait justiciable de l’opinion publique. Au temps de Galien, il avait passé dans les mœurs, et le médecin de l’empereur donnait lui-même l’exemple. Comme le dit avec esprit M. Hecker: au lieu d’observer et de traiter des pestiférés, au péril de sa vie, Galien aimait mieux s’isoler dans son paisible laboratoire pour y préparer sa merveilleuse thériaque d’Andromaque, destinée à calmer les souffrances des souverains et des grands de l’empire[139].

Cédant peut-être à un remords secret, il se vante d’avoir soigné d’innombrables malades (μυριους), sans s’apercevoir que cette hyperbole, fût-elle même l’expression de la vérité, aggravait le reproche qu’il avait encouru pour avoir traité avec tant d’indifférence, la plume à la main, un fait médical aussi mémorable[140].

Il n’en faut pas moins reconnaître que les renseignements qu’il nous a transmis, tout incomplets qu’ils sont, ont d’autant plus de prix qu’on ne les trouve que dans ses écrits, qu’ils nous viennent d’un témoin oculaire, et que ce témoin est Galien[141].

Voici donc le tableau symptomatique de la peste Antonine, tel que nous avons pu le reconstruire en rapprochant, non sans difficulté, tous les fragments disséminés dans les œuvres les plus disparates du médecin de Rome.

Au contact, le corps des malades ne paraissait pas plus chaud que dans l’état naturel; mais ils ressentaient une ardeur intérieure intolérable[142]. La peau n’était pas jaune, mais un peu rouge et livide. A un moment donné, elle se couvrait d’une éruption dont Galien a parfaitement spécifié les caractères. Chez le plus grand nombre, elle occupait toute la surface du corps, sous la forme de pustules qui s’ulcéraient et se recouvraient d’une croûte (εφελκις des Grecs)[143]. Quand cette croûte se détachait, elle laissait une cicatrice solide. Dans des cas plus rares, l’éruption était «rude et psorique» (aspera et scabiosa), c’est-à-dire composée de papules qui se terminaient par une sorte de desquamation[144].

Cet exanthème spécial ne peut être confondu avec aucun de ceux que nous connaissons. Il diffère totalement des éruptions pétéchiales et miliaires qui accompagnent si souvent les pyrexies épidémiques de notre temps et notamment la peste d’Orient. On ne les voit jamais en effet s’ulcérer, se revêtir d’une croûte et laisser des cicatrices. Si nous y retrouvons quelque analogie avec la pustulation variolique, nous constatons aussi des dissemblances notables. Le champ est donc largement ouvert aux conjectures. Pour nous guider dans la détermination de ce diagnostic différentiel, nous aurions pu tirer d’utiles éclaircissements du rapprochement et de la comparaison d’un certain nombre de faits. Mais j’ai annoncé bien des lacunes, et Galien qui avait, à l’entendre, recueilli tant d’observations, a trouvé bon de ne nous en donner qu’une seule.

Il s’agit d’un jeune homme qui eut, le neuvième jour, le corps entier couvert d’ulcères. Trois jours après, les cicatrices étaient faites, et le malade se sentit assez bien pour s’embarquer et aller achever sa guérison, par l’usage du lait, dans un site renommé pour sa salubrité[145].

D’après le nombre de jours assignés par l’auteur à la formation de l’éruption et des cicatrices, il paraîtrait que cette maladie rappelait par la succession régulière de ses périodes et leur durée prévue, les fièvres éruptives de la nosologie moderne. Mais il ne nous est pas permis d’aller au delà de cette similitude extérieure.

Les pustules étaient noires et leur passage à l’ulcération était le fait le plus commun, sans toutefois être constant.

Dans certains cas, il n’y avait ni croûtes, ni cicatrices consécutives, et on ne voyait se détacher qu’une simple pellicule. D’où il résulte que l’éruption affectait la forme de pustules ou de vésicules. Les premières, profondément implantées dans le derme, laissaient des marques après elles. Les autres, plus superficielles, soulevaient simplement l’épiderme et il n’en restait pas de traces. Dans les cas où il se formait des cicatrices, elles étaient complètes en deux ou trois jours, témoin l’observation qu’on vient de lire.

Lorsque l’exanthème était «sec» c’est-à-dire papuleux, la desquamation s’effectuait dans le même temps; ce qu’il était facile de vérifier sur les sujets dont la peau était semée de pustules et de papules entremêlées.

La couleur noire de l’éruption et l’odeur repoussante exhalée par les malades étaient l’expression de l’état malin et putride dont on ne pouvait méconnaître la redoutable association.

Il est heureux que Galien n’ait pas abrégé le signalement de cet exanthème qui est un des traits les plus originaux de la peste Antonine et lui imprime un cachet d’individualité morbide, que nous retrouverons d’ailleurs dans l’ensemble de ses autres caractères.

Les malades accusaient une invincible aversion pour les aliments. Tourmentés par une soif dévorante, ils demandaient à grands cris des boissons froides[146].

Le trouble des facultés intellectuelles prenait diverses formes. Certains malades éprouvaient comme des absences pendant lesquelles ils n’avaient pas conscience d’eux-mêmes et ne reconnaissaient pas leur entourage[147]. D’autres étaient pris d’un délire furieux, suivi d’un état comateux ou léthargique. Dans ce cas, le pronostic était alarmant. On comptait aussi parmi les symptômes de funeste augure, les inflammations viscérales; les évacuations diarrhéiques colliquatives; la gangrène qui dévorait jusques à l’os les parties en contact avec les excrétions putrides dont le lit était imprégné.

Du côté de l’appareil respiratoire, on observait une toux sèche plus ou moins intense avec timbre rauque de la voix, signe évident de la phlegmasie de la muqueuse laryngo-bronchique.

Le jeune homme dont nous avons déjà dit un mot, se mit à tousser le jour même où sa peau fut entièrement couverte d’ulcères. Le lendemain il fut pris tout à coup d’une quinte violente qui provoqua l’expulsion d’une croûte semblable à celles de l’éruption cutanée. Le sujet s’était plaint d’éprouver, dans la région latérale du cou, sur le trajet de la trachée-artère, une sensation douloureuse, signe probable de la formation d’un ulcère interne. Galien avait exploré attentivement la bouche et l’arrière-gorge, et n’y avait découvert aucun indice de travail ulcératif. La déglutition des solides et des liquides s’opérait sans la moindre gêne. Le corps étranger, rejeté par le patient, n’était pas ce que nous appellerions aujourd’hui un produit diphthéritique. Il provenait des pustules propagées sur la muqueuse des voies aériennes, comme on le voit si souvent dans la variole. Galien reconnut aussitôt une croûte détachée de l’ulcération laryngienne, pareille à celles qui recouvraient la peau. Il eut occasion, s’il faut l’en croire, de vérifier le même phénomène chez d’autres sujets dont la maladie eut également une heureuse fin. (Ad postremum similiter alii.)

Pour préciser le véritable siége de la douleur accusée par le sujet, et s’assurer qu’elle ne dépendait pas d’une lésion gutturale ou œsophagienne, Galien avait eu recours à un singulier expédient. Il avait prescrit une mixture de vinaigre et de moutarde, et comme le contact de cette matière irritante le long de l’œsophage n’avait éveillé aucun sentiment douloureux, il avait acquis la certitude que l’ulcération était établie sur la muqueuse trachéale[148].

Le diagnostic pouvait être porté dès l’invasion, lorsque les yeux étaient enflammés, et que la cavité buccale, la langue et l’arrière-gorge offraient une teinte rouge sui generis dont Galien a caractérisé d’un mot la valeur séméiotique en l’appelant pestilentielle[149]. A première vue, les personnes étrangères à la médecine reconnaissaient la maladie. Cette coloration, que l’auteur compare à celle «de l’érysipèle ou de l’herpès» n’était pas le résultat d’un état phlegmasique local, puisque la déglutition était facile et indolente. Elle annonçait seulement un haut degré d’inflammation dans la muqueuse intestinale.

On n’observa que chez un certain nombre de malades des vomissements de matières jaunes plus ou moins foncées; mais il y eut chez tous des déjections alvines de même couleur, qui devenaient plus tard noirâtres par leur mélange avec le sang. Cette couleur n’apparaissait jamais à l’invasion ou dans la période d’augment, mais toujours vers le déclin ou aux approches de la mort; parfois vers le septième jour; le plus souvent au neuvième; plus rarement au onzième[150]. Dans quelques cas, ces évacuations diarrhéiques parurent salutaires; mais généralement elles furent du plus fâcheux augure. Elles emportèrent le plus grand nombre des malades en épuisant leurs forces.

La survenance des gangrènes locales était aussi des plus graves, sans cependant interdire tout espoir. Galien avait vu les orteils (extremos pedes) se séparer spontanément après leur mortification. Plusieurs malades, qui avaient survécu à cette mutilation, ne pouvaient, dit-il, assurer leur marche qu’à l’aide d’un bâton, sur lequel ils étaient même obligés de s’appuyer fortement[151].

Notre auteur qui s’était tant occupé du pouls, nous apprend qu’il restait souvent normal pendant le cours de la maladie, et que les malheureux chez lesquels il conserva ce caractère, périrent tous. Circonstance bien faite, ajoute-t-il, pour donner le change même aux praticiens les plus expérimentés[152].

A côté de ces faits, il faut placer ceux où il avait vu l’urine différer à peine de l’état naturel[153].

Ces deux phénomènes congénères n’appartenaient pas en propre à la peste Antonine. Ils ne s’y rattachaient éventuellement qu’à titre de maladie maligne où «l’affaiblissement des forces radicales fait cesser les synergies et les sympathies les plus ordinaires des organes[154].» Galien vérifiait une fois de plus le célèbre aphorisme de son maître: «Pulsus bonus, urina bona, æger moritur.»

Notons enfin, que la maladie pouvait se prolonger et prendre la marche chronique. Après quelques alternatives de rémission et de redoublement, dont la durée était très-variable suivant les individus, la fièvre hectique s’allumait, et le patient succombait dans le dernier degré de la consomption.

Nous possédons, en ce moment, des données suffisantes pour répondre à cette question: Qu’est-ce que la peste Antonine?

En additionnant successivement ses symptômes d’après les indications de Galien, nous avons vu se dessiner peu à peu une individualité morbide dont le signalement complet a fini par reproduire, trait pour trait, l’image frappante de la peste d’Athènes.

Que le lecteur qui a bien voulu me suivre, prenne la peine de confronter les deux descriptions, et j’espère qu’il partagera ma conviction très-arrêtée sur l’identité des deux maladies.

Ardeur inflammatoire des yeux; rougeur sui generis de la cavité buccale et de la langue; aversion pour les aliments; soif inextinguible; température extérieure normale, contrastant avec la sensation d’un embrasement intérieur; coloration de la peau rougeâtre et livide; toux violente et timbre rauque de la voix, signes de phlegmasie laryngo-bronchique; horrible fétidité de l’haleine; éruption générale de pustules suivies d’ulcérations; inflammation de la muqueuse intestinale; vomissements de matières bilieuses; diarrhée colliquative de même nature épuisant les forces; gangrènes partielles et séparation spontanée des organes mortifiés; troubles variés des facultés intellectuelles; délire tranquille ou furieux; terminaison funeste du septième au neuvième jour. Enfin, dans des cas moins aigus, dégénérescence de la maladie en fièvre hectique mortelle, après des oscillations plus ou moins prolongées.

Tous les symptômes que je viens d’énumérer se retrouvent dans le tableau tracé par Thucydide et dans celui que nous sommes parvenus à recomposer d’après Galien. Deux affections morbides qui ont cette expression commune, ne peuvent évidemment être séparées l’une de l’autre.

Si Galien, au lieu de critiquer son illustre devancier, avait imité son exemple, nous n’aurions eu qu’à rapprocher les deux récits pour que leur conclusion légitime surgît d’elle-même.

Mais il a mieux aimé proposer à ses lecteurs futurs une sorte d’hiéroglyphe nosographique dont il a fallu retrouver les signes, confusément éparpillés dans son œuvre immense, et comme égarés dans des digressions théoriques, au milieu desquelles il n’est pas toujours facile de se reconnaître. C’est ainsi que je m’explique le silence, l’indécision ou le laconisme des loïmographes modernes à l’égard de la peste Antonine. Ils ont trouvé commode de répéter, les uns après les autres, qu’une grande maladie épidémique avait désolé le monde sous le règne de Marc-Aurèle; que Galien, son contemporain, en avait été témoin et qu’il en avait eu grand’peur. Cela dit, ils se croient quittes, de très-bonne foi, envers leurs lecteurs, et n’ont pas l’air de se douter qu’on puisse être plus exigeant.

Il y avait donc une lacune à remplir dans l’histoire ancienne des grandes épidémies. L’entreprise a tenté deux médecins allemands dont l’érudition et l’expérience étaient une garantie de succès[155]. J’ai eu l’avantage de venir après eux, et j’ai mis la main sur quelques passages de Galien qu’ils n’avaient pas indiqués. Quelle que soit ma profonde estime pour les travaux de Fodéré et d’Ozanam, je ne pouvais méconnaître qu’en présence de la peste Antonine, ils ne s’étaient pas tenus à la hauteur du sujet; et j’aurais été sans excuse si je leur avais laissé le dernier mot, lorsqu’il y avait tant à dire[156].

Quant à ma conclusion, c’est celle de Galien lui-même qui, frappé de ce qu’il voyait, a reconnu formellement que cette maladie pestilentielle avait le même aspect que celle dont Thucydide avait écrit la relation: «... In magnâ hâc peste cujus eadem facies fuit atque ejus qua Thucydidis memoria grassabatur[157].» Galien revient sur cette idée en plusieurs endroits. Les médecins d’Athènes n’avaient pu dissimuler leur étonnement devant ce fléau inconnu qui prenait possession de la pathologie humaine. Il n’en fut plus de même lors de l’apparition de la peste Antonine. Comme homme, Galien fut terrifié; comme médecin, il n’éprouva pas la moindre surprise. Il n’eut qu’à relire le récit de Thucydide pour s’assurer qu’il assistait au retour d’une ancienne maladie, et que ce ne serait probablement pas le dernier.

Pour compléter cette étude, je crois devoir examiner quelques particularités signalées par Galien qui pourraient fournir matière à discussion si je ne les mettais dans leur vrai jour.

On ne m’opposera pas sans doute que les deux descriptions, envisagées dans leur ensemble, diffèrent sur certains points. Ces divergences sont inévitables, et on les retrouverait, à coup sûr, dans les récits de deux médecins également attentifs et instruits qui auraient observé simultanément la même épidémie et raconteraient ce qu’ils ont vu. Mais on sait que, quelle que soit la mobilité protéique du tableau symptomatique d’une épidémie en cours d’évolution, le type morbide qui la représente garde son relief personnel au milieu des épiphénomènes et des complications qui viennent se grouper autour de lui. Deux maladies qui portent cette estampille sont donc nosologiquement identiques. A cet égard, je crois ma conclusion parfaitement conforme aux principes.

J’ai à répondre à un argument plus sérieux qui exige quelques explications.

Galien donne clairement à entendre, dans plus d’un passage, que l’éruption fut souvent critique, et jugea heureusement la maladie[158]. Elle se montra, en effet, chez la plupart des sujets qui guérirent, tandis qu’elle manqua entièrement ou fut incomplète chez ceux qui succombèrent ou dont la maladie fut le plus grave. Thucydide ne fait aucune allusion à cette circonstance qui valait bien la peine d’être notée.

Entre le silence de l’un et l’affirmation de l’autre, où se trouve la vérité? Je me range sans balancer du côté de Galien, et voici mes raisons.

Thucydide n’était pas médecin, et la fermeté de l’homme de guerre ne pouvait lui tenir lieu des connaissances spéciales indispensables pour pénétrer le sens des phénomènes morbides qu’il observait.

Galien rachetait par son expérience pratique sa défaillance morale; et sa théorie favorite, dont on ne peut blâmer que l’exagération, le ramenait à l’idée d’un effort conservateur, qui pouvait avoir une issue heureuse.

«La nature, disait-il, éliminait par l’émonctoire cutané des détritus putrides, produits par la fièvre, dont la persistance dans l’organisme eût été inévitablement mortelle[159].»

J’accepte donc l’interprétation de Galien, sauf sa formule surannée, parce que c’est celle qui répond le mieux aux enseignements de la clinique, et je crois à l’efficacité médicatrice de l’éruption, quelle qu’ait été d’ailleurs la rareté des cas où elle s’est heureusement exercée. Cette remarque, pour le dire en passant, s’applique à toutes les fièvres éruptives sans distinction d’espèces.

Il n’est pas un médecin qui mette en doute l’utilité de la pustulation variolique. Les détracteurs de la vaccine s’en font même un grand argument. Revenant, sous prétexte de progrès, aux rêveries du vieil humorisme, ils mesurent les avantages de la période suppurative à la masse de matière peccante qu’elle élimine; et ils refusent à l’insignifiante éruption, provoquée par le vaccin, le droit de remplacer l’épuration énergique de la variole naturelle, cette «crise sublime!» comme ils l’ont dit dans un ridicule élan d’enthousiasme.

Mais cette opération, dont la fin salutaire est si évidente dans les varioles régulières, subit, en temps d’épidémie grave, des déviations qui en troublent la direction normale. Les praticiens savent bien que la mort survient presque toujours pendant la période de suppuration, c’est-à-dire quand l’élimination critique est en pleine activité et semble promettre une terminaison favorable. Comme l’archer dont parle Montaigne, la nature manque souvent le but, non-seulement parce qu’elle ne l’atteint pas, mais encore parce qu’elle le dépasse.

Dans le monde moral, on voit tous les jours échouer, contre des obstacles inattendus, une entreprise dont la sagesse et la prévoyance avaient mûri le plan et assuré les chances. Peut-on s’étonner que l’aveugle instinct qui dirige les actes hygides et morbides de l’organisme soit dominé par des influences qui déconcertent ses tendances foncièrement salutaires? Les gens du monde, étrangers à notre art, ont seuls le droit de nier l’effort conservateur dans les cas où la mort n’a pas permis d’en recueillir le bénéfice. Galien ne s’y est pas trompé. Entre Thucydide et lui, la divergence apparente sur ce fait, se réduit à une question de compétence médicale.

Il me reste à vider une dernière question à laquelle on pourrait donner une importance que je suis loin de lui reconnaître.

Thucydide déplore amèrement, dans son récit, l’impuissance absolue de l’art et l’inutilité des remèdes essayés par les médecins.

Galien, au contraire, exalte avec assurance l’efficacité d’une substance inscrite dans les pharmacopées de l’époque sous le nom de bol d’Arménie. «Tous ceux qui en firent usage, furent, dit-il, promptement guéris. Ceux qui n’en ressentirent aucun effet, moururent: nul autre remède ne pouvait le remplacer.» Et il conclut, avec une logique douteuse, que les sujets sur lesquels ce médicament échoua, étaient absolument incurables[160].

Voilà donc l’innocent bol d’Arménie promu par Galien à la dignité de spécifique. Son refus d’agir est l’arrêt de mort des malades.

Il m’est impossible d’accepter la question thérapeutique dans ces termes, et je demande la permission de justifier ma méfiance.

Dans toutes les épidémies, la superstition populaire, encouragée souvent par la connivence des médecins, dont il ne faut pas toujours approfondir les motifs, s’est confiée à certaines préparations bizarres, auxquelles on peut du moins accorder l’avantage de relever le moral, indication capitale en pareil cas.

Que le bol d’Arménie ait produit ce dernier genre d’effet, je ne veux pas le nier; mais qu’il ait mérité, comme agent médicamenteux, le panégyrique de Galien, c’est ce que je ne puis me résoudre à admettre.

Le sophisme post hoc ergo propter hoc, se dresse en face de toutes les questions de matière médicale appliquée, quand il s’agit de juger les remèdes nouveaux ou d’étendre l’emploi de certaines substances connues. Je soupçonne fort l’ardente imagination de Galien de ne l’avoir pas tenu assez en garde contre cette mauvaise forme de raisonnement.

Non pas que je fonde ma contradiction sur l’inertie apparente ou l’insignifiance pharmaceutique du bol d’Arménie[161].

Le propre de la spécificité médicamenteuse est d’agir directement sur certaines affections par une vertu occulte, sans rapport appréciable avec l’état morbide qu’elle combat. Tout est mystère dans le mode d’action du remède comme dans la nature de la maladie qu’il guérit. On comprend dès lors que la découverte des spécifiques soit un bienfait du hasard; et nous savons, par l’histoire du quinquina, qu’ils doivent faire un long noviciat avant d’obtenir leur droit d’entrée dans l’arsenal thérapeutique. Une fois leurs titres reconnus, l’art a entre les mains une ressource héroïque qui ne lui fait pas défaut quand il sait s’en servir[162].

A la rigueur donc, le bol d’Arménie aurait pu être une de ces conquêtes imprévues; mais pour croire à ses merveilleux effets, l’affirmation intéressée de Galien ne suffit pas.

Quand on veut mettre en lumière les vertus réelles d’un médicament nouveau, il faut réunir un certain nombre de faits observés sans prévention, les comparer entre eux, les débarrasser des causes d’erreur ou d’illusion qui pourraient en altérer le sens. Dans quelle mesure d’activité et de fréquence le remède a-t-il rempli l’attente du praticien? Dans quels cas a-t-il paru indifférent, nuisible ou utile? Quelles sont les indications et les contre-indications de son emploi, etc., etc.?

Je n’aperçois dans l’œuvre de Galien aucune trace de ce travail. Doué médicalement de toutes les qualités nécessaires pour le mener à bien, il manquait de sang-froid et d’esprit de suite. Dieu me garde d’être injuste envers lui! Mais on peut admirer ses talents et douter de son courage; il n’y a pas de solidarité entre ces deux choses[163].

Quoi qu’il en ait dit, il n’avait vu que quelques scènes détachées du grand drame pathologique. Il est bien permis de croire qu’il a évité autant que possible tout rapport compromettant avec les malades. Nous savons que la peste régnait encore pendant qu’il composait, dans le prudent isolement de son cabinet, quelques-uns de ses écrits les plus remarquables. Est-il un praticien un peu répandu à qui une maladie épidémique ait laissé ces loisirs? Comment croire dès lors aux exploits thérapeutiques de Galien? Cet exemple serait unique dans l’histoire des grandes épidémies. L’expérience a trop souvent montré dans quelles étroites limites est renfermée l’action de la médecine lorsqu’elle entre en lutte avec ces implacables ennemis de la vie humaine. La science doit s’incliner alors devant une sorte de loi fatale dont les peuples sont condamnés à subir l’inflexible arrêt dans certains moments de crises. La maladie traitée par Galien n’a pas sans doute fait exception à la règle générale. La preuve, c’est que le bol d’Arménie n’a pas survécu à sa gloire éphémère. On l’a banni de toutes les pharmacopées, sans encourir le reproche d’ingratitude. Galien, qui croyait ou feignait de croire aux songes, leur a dû peut-être la révélation de son prétendu spécifique. Je ne puis me décider à lui donner une origine plus sérieuse[164].

Un dernier mot. Lors même que le bol d’Arménie aurait mérité, par ses services éprouvés, l’honneur que lui a fait Galien, je n’aurais rien à changer à mon opinion sur la nature de la maladie Antonine. Cela prouverait seulement que l’art s’était fortuitement enrichi d’une ressource précieuse qui manquait aux médecins contemporains de Thucydide. Avant la découverte du quinquina, les fièvres intermittentes étaient (c’est Sydenham qui l’a dit) l’opprobre de la thérapeutique. Elles en sont aujourd’hui le plus beau titre. Ceci soit dit simplement comme similitude. Le quinquina a fait largement ses preuves, tandis que le bol d’Arménie, un moment exalté, ne s’est plus relevé de l’oubli profond où il est justement tombé.

Nous avons vu que la maladie populaire qui avait si tristement inauguré le règne de Marc-Aurèle, s’était perpétuée avec des alternatives de rémission et de recrudescence jusqu’à l’époque de la mort de cet empereur. A dater de ce moment, le vaste incendie jette encore çà et là quelques lueurs éparses qui ne tardent pas à s’éteindre; le retour trop prévu du fléau paraît ajourné à une échéance lointaine.

Sept ans après, sous le règne de Commode, éclata encore une terrible épidémie, dont la mention nous est transmise, sans autre détail, par Dion Cassius, qui se borne à dire que de mémoire d’homme il n’y en avait pas eu de plus meurtrière.

Il n’est pas douteux pour moi qu’elle ne soit une émanation de la peste Antonine. Ces retours imprévus sont dans les habitudes des grandes épidémies; c’est malheureusement tout ce que je puis en dire. J’ai fait quelques recherches pour m’éclairer; mais aucun des historiens que j’ai consultés ne signale même cette invasion nouvelle, et il m’est resté le regret de ne pouvoir satisfaire sur ce point la juste curiosité de mon lecteur.

M. le Dr Théod. Krause, qui guette au passage les faits favorables à son opinion personnelle sur l’antiquité de la variole, s’est emparé de la relation de Dion Cassius. Selon lui, cette maladie se serait transmise par l’inoculation à l’aide d’aiguilles empoisonnées; ce qui semblerait ne devoir se rapporter qu’à la variole[165].

Il suffit de lire le récit du chroniqueur pour s’assurer que cette interprétation est purement arbitraire.

«En ce temps-là (sous le règne de Commode), éclata une maladie qui dépassa en violence toutes celles qui me sont connues. Souvent en un seul jour il succombait à Rome plus de deux mille personnes. De plus, il périt beaucoup de monde par un autre genre de mort, non-seulement dans la ville, mais encore dans presque tout l’empire romain. Des scélérats, moyennant salaire, empoisonnaient des individus en les piquant avec des aiguilles préalablement enduites de matières toxiques (ce qui s’était déjà fait du temps de Domitien), et ce procédé fit d’innombrables victimes[166].»

Voici maintenant, d’après l’auteur, ce qui s’était passé sous le règne de Domitien:

«Une bande de malfaiteurs empoisonnèrent des aiguilles et s’en servirent pour piquer les individus qu’ils avaient désignés d’avance. Plusieurs de ceux qui avaient reçu ces piqûres succombèrent sans se douter de la cause de leur mort. Mais quelques-uns de ces scélérats furent dénoncés et livrés au dernier supplice. Et cela arriva non-seulement à Rome, mais pour ainsi dire sur toute la terre habitée[167].»

La première pensée que cette lecture fait surgir, c’est que le narrateur est l’écho d’un de ces bruits populaires avidement recueillis par les masses en temps d’épidémie, et qui se perpétuent dans l’histoire, jusqu’à ce que le progrès des lumières en fasse justice. A l’époque dont il s’agit, de graves écrivains rapportaient sans sourciller les fables les plus absurdes; et j’avoue que je ne puis donner un autre nom au récit de Cassius, qui n’est qu’un tissu d’invraisemblances, si l’on en pèse attentivement les détails.

Ce complot énigmatique contre la vie des citoyens, si cruellement moissonnés par l’épidémie; ces assassinats salariés et propagés par une complicité inexplicable dans tout l’empire romain et même dans le monde entier; le procédé infernal imaginé par les exécuteurs de ce pacte homicide; tout cela ressemble à un mauvais rêve, et n’a probablement pas plus de réalité. Comment les historiens du règne de Domitien et de Commode ont-ils gardé le silence sur un événement aussi extraordinaire qui est resté enfoui dans les œuvres de Cassius?

Après tout, les annales de la perversité humaine sont assez riches pour qu’on ne se hâte pas de fixer en ce genre les limites du possible. Mais en supposant vraie de tous points la relation du chroniqueur romain, les partisans de l’ancienneté de la variole qui s’en prévaudraient dans l’intérêt de leur cause, témoigneraient d’une grande pénurie d’arguments. On a beau tordre le texte, on n’en fera jamais sortir ce que M. Krause a cru y voir dans un moment de préoccupation.

Cassius n’a pas dit certainement, et n’a pas même voulu faire entendre que ces aiguilles empoisonnées transmettaient la maladie régnante. La preuve est sans réplique: c’est qu’on ne connaissait de son temps ni les virus, ni par conséquent leur procédé d’insertion artificielle. On prononçait souvent le mot de contagion pour représenter la communicabilité de certaines maladies; mais on ignorait par quel intermédiaire le passage s’opérait. De longs siècles devaient s’écouler avant que la science, éclairée par Fracastor, soupçonnât l’existence des principes matériels des transmissions morbides.

Je n’insiste donc pas plus longtemps, et je me serais contenté d’une simple indication si je n’avais dû tenir compte de l’autorité de mon érudit confrère. Il n’est pas douteux pour moi que sa prévention et un examen trop superficiel, ont été la seule cause de sa méprise.

Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles

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