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CHAPITRE PREMIER
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU VeSIÈCLE AVANT L’ÈRECHRÉTIENNE (PESTED’ATHÈNES)
ОглавлениеLa première épidémie bien connue, éclata à Athènes, l’an 428 ayant J.-C. Cette circonstance lui a valu le nom qu’elle porte et qui semble la confiner exclusivement dans cette circonscription locale. J’aurai bientôt à redresser cette erreur trop répandue, même parmi les médecins. Nous verrons alors que les documents historiques précisent son point de départ, signalent particulièrement sa station meurtrière dans la capitale de l’Attique, mais en indiquent plusieurs autres, et ne fixent pas de terme à sa propagation ultérieure. Elle inaugure donc, au moins pour nous, l’entrée en scène de ces épidémies cosmopolites qui se remplacent dans le cours des âges, et infligent un tribut inexorable à la famille humaine. Ce n’est pas sans regret que nous sommes condamnés à resserrer nos études dans une période relativement aussi limitée de notre histoire; mais nos informations dignes de foi ne remontent pas plus haut. Les ténèbres qui voilent les temps antérieurs, l’insuffisance ou le défaut de traditions authentiques, refusent à la science une base solide d’observations. On découvre sans doute, en feuilletant les vieilles chroniques, les récits épars de quelques épidémies qui attirent et retiennent l’attention; mais ils manquent de précision technique, et leur forme trahit l’inexpérience médicale de leurs auteurs. On peut bien essayer, sur la nature des maladies qu’ils signalent, quelques hypothèses plus ou moins vraisemblables; mais le lien qui les unit à la série nosologique nous échappe. Ce sont des matériaux certainement très-précieux qu’il nous est interdit de mettre à leur place dans le système de la pathologie.
Si l’histoire médicale des époques lointaines reste muette ou bégaie quelques réponses timides quand on l’interroge sur ces grandes commotions de la santé publique; si elle a légué aux Œdipes de l’avenir bien des énigmes restées indéchiffrables, une bonne fortune inattendue nous a valu les renseignements les plus exacts et les plus détaillés sur la célèbre maladie qui fait le sujet de ce chapitre.
Thucydide résidait à Athènes lorsque l’épidémie s’y déclara. Il en fut atteint lui-même, et n’en réchappa que par une faveur du sort. Ému par tant de désastres, il conçut la généreuse pensée d’être utile aux populations menacées en racontant ce qu’il avait vu. Il ne se contenta pas de retracer les navrantes péripéties du drame dont il avait contemplé les scènes avec ce sang-froid que donne l’habitude du champ de bataille. Il prit d’une main ferme la plume médicale, et décrivit l’horrible maladie avec une finesse d’observation qui pourrait encore servir de modèle. En rédigeant ce récit, l’illustre écrivain n’enrichit pas seulement, d’une admirable page, son histoire magistrale de la guerre du Péloponèse. Il fit de plus une bonne action, et la science lui doit de la reconnaissance pour avoir suppléé, par ce document unique, à l’inexplicable mutisme des médecins témoins, comme lui, de l’épidémie régnante. C’est vainement, en effet, qu’on cherche dans leurs écrits, une trace de cette catastrophe sans précédents. Thucydide nous apprend qu’ils furent prodigues et victimes de leur dévouement, pendant la durée de l’épidémie. Cet honorable témoignage excuse, sans la justifier, leur étrange abstention. Serait-ce que ces révolutions passagères et accidentelles dans l’ordre pathologique semblables à certains météores fugitifs et mobiles du monde physique, étaient censées alors éluder les lois générales qui règlent la marche habituelle et permanente des phénomènes de la nature vivante? Et dans cette persuasion, la science, encore à ses premiers rudiments, se croyait-elle le droit d’abriter son indifférence derrière l’adage vulgaire: rara non sunt artis? Hippocrate venait cependant révéler les grandes perspectives que l’étude des maladies populaires ouvre à l’art de guérir. Mais son enseignement n’avait pu encore porter ses fruits; et on peut affirmer que, sans la bonne inspiration de Thucydide, le souvenir de ce mémorable épisode ne serait pas venu jusqu’à nous[53].
Quatre cents ans plus tard, Lucrèce, ce brillant poëte, qui partageait sa vie entre les lettres et les sciences, fut frappé de la lugubre majesté du sujet, en relisant la relation de l’historien grec, et se mit à l’œuvre pour en reproduire les traits principaux. Ce tableau où il a prodigué les plus vives couleurs de sa palette (ut pictura poesis), couronne noblement le dernier chant de son poëme De natura rerum. On y voit résumés avec une rare flexibilité d’accents, les symptômes variés de la maladie; sa marche rapide et menaçante, les effroyables mutilations qu’elle provoquait, toutes les phases, en un mot, de cette lutte impuissante contre la douleur et la mort. Jamais la médecine n’avait revêtu d’une forme plus élégante ses images réputées ingrates ou hideuses. J’ajoute que cette alliance inusitée avec la poésie, loin d’altérer la vérité des faits, lui a donné au contraire plus de relief et d’éclat.
Les diverses traductions françaises du récit de Thucydide laissent, en général, beaucoup à désirer. Je me suis efforcé d’en éviter les défauts, et je crois pouvoir garantir au moins l’exactitude médicale de la version que je donne. J’aurais pu, à la rigueur, me contenter d’extraire la description des symptômes qui remplissait mon but. Mais je me suis fait un scrupule de rien retrancher à ce tableau de maître dont les détails concourent à l’harmonie de l’ensemble, et qui représente, par sa date et le fini de son exécution, un véritable monument dans l’histoire générale des épidémies.
Je laisse donc la parole à Thucydide. Je chercherai ensuite le sens médical de son récit[54].
(L’AN 2 DE LA LXXXVIIIe OLYMPIADE—428 ANS AVANTJ.‑C.)
«A l’entrée de l’été, les Péloponésiens et leurs alliés pénétrèrent par deux points dans l’Attique, comme l’année précédente, sous la conduite d’Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens; et après avoir dressé leur camp, ils se mirent à dévaster le pays. Peu de jours après, une maladie éclata à Athènes. On assurait qu’elle avait déjà sévi à Lemnos et dans plusieurs autres lieux. Mais ce qui est certain, c’est que, de mémoire d’homme, on n’avait vu nulle part une épidémie aussi meurtrière. Les médecins étaient désarmés devant un mal qu’ils ne connaissaient point, et la mort les frappait d’autant plus qu’ils soignaient plus de malades. Contre un fléau qui déjouait tous les efforts humains, il ne restait, pour dernière espérance, que la prière au pied des autels et le recours à l’assistance des dieux. Mais tout cela fut inutile, et dès lors les habitants d’Athènes, se sentant inévitablement voués à la mort, se résignèrent à leur destin, sans rien tenter pour le conjurer.
»On prétend que l’épidémie commença dans l’Éthiopie, située au delà de l’Égypte. Bientôt après, elle gagna l’Égypte et la Lybie, d’où elle se propagea dans la plus grande partie des États du roi de Perse. Tout à coup elle s’introduisit dans Athènes par le Pirée, ce qui fit qu’on accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits de ce quartier. (Il n’y avait pas encore de fontaines.) Bientôt la maladie envahit la ville haute avec un redoublement de fureur. Permis à d’autres, médecins ou non, de proposer des conjectures plus ou moins vraisemblables sur l’origine de ce désastre, et sur les causes dont le concours a été assez puissant pour le produire. Quant à moi, je vais raconter les faits tels qu’ils se sont passés sous mes yeux, afin que, si cette calamité devait se renouveler, ces renseignements exacts puissent venir en aide à ceux qui l’observeraient pour la première fois. Je suis d’autant plus autorisé à parler ainsi, que j’ai été atteint moi-même et que j’ai vu les autres malades.
»On est généralement d’accord pour reconnaître qu’il n’y eut guère cette année d’autre maladie. Celles qui se déclaraient ne tardaient pas à prendre tous les caractères de l’épidémie régnante[55]. Le plus souvent c’était au milieu de toutes les apparences de la santé, qu’on voyait, brusquement et sans cause appréciable, surgir les symptômes suivants.
»Le malade ressentait d’abord une chaleur excessive à la tête. Les yeux étaient rouges et enflammés. La langue et l’arrière-gorge prenaient rapidement une couleur sanglante. L’haleine était horriblement fétide. Bientôt survenaient des éternuments répétés, et la voix prenait un timbre rauque. Peu après, le mal gagnait la poitrine et provoquait une toux violente: lorsqu’il se fixait sur l’estomac, les malades avaient des nausées et vomissaient, avec de vives douleurs, des flots d’humeurs bilieuses, comme disent les médecins. La plupart étaient tourmentés par un hoquet incessant, accompagné de violentes convulsions, passagères chez les uns, plus tenaces chez d’autres. La peau n’était ni chaude au toucher, ni jaune, mais rougeâtre, livide, et se couvrait de petites pustules et d’ulcères[56]. L’ardeur intérieure qui consumait les malades était telle qu’ils ne pouvaient supporter les plus simples vêtements ni la moindre couverture: ils préféraient rester entièrement nus et aspiraient à se plonger dans l’eau froide. Il y en eut un grand nombre qui, trompant la vigilance de leurs gardiens, se précipitèrent dans les puits pour tâcher de calmer les tourments de leur soif. Du reste, on avait constaté que ceux qui buvaient largement n’étaient pas plus soulagés que ceux qui étaient privés de boisson. L’agitation ne laissait pas un instant de repos. L’insomnie était constante. Chose digne de remarque! les progrès de la maladie n’épuisaient pas les patients qui soutenaient, au contraire, la lutte avec plus de vigueur qu’on ne l’aurait supposé. Aussi la plupart ne succombaient à l’ardeur dont ils étaient dévorés que vers le septième ou le neuvième jour, conservant encore un reste de force. Chez ceux qui dépassaient ce terme, le mal s’emparait du bas-ventre et provoquait l’ulcération de l’intestin, suivie d’énormes déjections alvines qui amenaient un affaiblissement mortel[57].
»C’est ainsi que la maladie, qui commençait par la tête, finissait par s’étendre des parties supérieures à tout le reste du corps. Quand les sujets avaient pu résister à ces terribles assauts, le mal se portait sur les extrémités, et la gangrène dévorait les organes génitaux, les doigts des mains et des pieds. Chez plusieurs ces parties mortifiées se détachèrent, et la guérison s’ensuivit. D’autres survécurent à la destruction de leurs yeux. On en vit qui, entrant en convalescence, avaient complétement perdu la mémoire. Ils n’avaient plus conscience d’eux-mêmes et ne reconnaissaient pas leurs amis.
»Cette effroyable maladie, dont aucune expression ne saurait rendre l’idée, dépassait, par sa violence, la portée des forces humaines. Mais ce qui prouve bien qu’elle différait essentiellement des maladies ordinaires, c’est que les oiseaux de proie et les autres animaux qui se repaissent des débris de l’homme, se tinrent éloignés des nombreux cadavres qui gisaient sans sépulture. Ceux qui y touchèrent furent aussitôt terrassés. Il est de fait qu’on ne voyait aucune de ces espèces d’oiseaux ni à l’entour des corps morts, ni ailleurs. Les chiens, vivant en compagnie de l’homme, rendirent, par cela même, plus frappante la particularité que je signale.
»Telle est la description générale de cette maladie, et je passe à dessein plusieurs formes plus ou moins affreuses qui se diversifiaient, suivant les individus. Pendant tout ce temps-là, les maladies communes cessèrent de se montrer à Athènes. Toutes celles qu’on voyait, portaient invariablement le cachet de l’épidémie.
»La mort n’épargnait pas plus les malades les mieux soignés que ceux qui étaient dénués de tout secours. On ne pouvait compter sur l’efficacité d’aucun remède; car ce qui paraissait avoir été utile à l’un, était nuisible à l’autre. Les personnes robustes ou chétives étaient également frappées. Rien ne pouvait préserver des atteintes de ce mal. Ce qu’il y avait de plus terrible encore, c’était que tous ceux qui se sentaient attaqués éprouvaient aussitôt un tel découragement qu’ils désespéraient de leur salut, et s’abandonnaient eux-mêmes sans rien faire pour se soustraire à la mort.
»Il faut savoir que la maladie se communiquait à ceux qui approchaient les malades, comme cela arrive aux animaux en temps d’épizootie; et ce fut là la cause principale de l’extension de la mortalité. D’une part, les citoyens épouvantés du danger de ces contacts, refusaient de se porter secours mutuellement, et les malades mouraient dans l’abandon. Aussi y eut-il bien des maisons littéralement dépeuplées, parce que personne ne consentait à soigner leurs malheureux habitants. D’un autre côté, ceux qui se décidaient à affronter la contagion, tombaient victimes de leur courage. Tel fut, en particulier, le sort de ceux qui, écoutant la voix de l’honneur, s’oubliaient pour se dévouer à leurs amis. Du reste, l’entourage des malades, dominé par l’horreur de ce spectacle, finissait par rester indifférent aux plaintes des mourants. Mais ceux qui avaient eu le bonheur de guérir, témoignaient la plus vive sympathie pour les souffrances des patients et le sort de ceux qui succombaient, soit parce qu’ils avaient éprouvé les mêmes maux, soit parce qu’ils étaient, dès ce moment, garantis contre une nouvelle atteinte. Car on avait remarqué qu’on n’était pas repris une seconde fois, du moins mortellement. Aussi les individus qui avaient réchappé étaient-ils, pour tout le monde, un objet d’envie: et eux-mêmes, dans l’ivresse de leur joie, se berçaient de l’espoir d’être désormais à l’abri de toutes les maladies.
»Le danger de l’épidémie était encore aggravé par l’affluence des gens de la campagne qui se réfugiaient dans la ville avec leurs bagages. Ces malheureux se trouvaient dans la situation la plus déplorable. Faute d’habitations suffisantes, ils étaient réduits à s’entasser dans de petites huttes que les ardeurs de la saison rendaient suffocantes. Ils y mouraient misérablement, étendus les uns sur les autres. Ceux qui avaient encore un reste de vie, se traînaient dans les rues et autour des fontaines, dans l’espoir d’apaiser leur soif. Les édifices sacrés qui avaient été disposés pour servir d’asile, regorgeaient de cadavres. Comme le fléau s’était montré inflexible, on avait perdu tout respect des choses saintes. Les lois qui réglaient de tout temps les sépultures furent également violées. Privés de leurs serviteurs moissonnés par la mort, et dépourvus de tout ce qui eût été nécessaire, les citoyens eurent recours à de coupables expédients. Les uns, s’emparant des bûchers qui avaient été dressés par d’autres, y déposaient le corps qu’ils portaient et y mettaient le feu. On en vit qui jetaient le cadavre sur celui qui était déjà la proie des flammes, et se hâtaient de prendre la fuite.
»Ce désordre moral, suite naturelle de l’épidémie, alla plus loin encore. On ne craignit plus de se livrer à des actes blâmables dont on aurait rougi dans toute autre circonstance. En voyant ces bouleversements soudains de la fortune, les riches subitement enlevés, les pauvres de la ville s’emparant immédiatement de leurs biens, on en concluait qu’on n’avait rien de mieux à faire que de jouir promptement, et sans frein, de ces faveurs imprévues du sort, dans la persuasion que tout cela allait s’éteindre avec la vie. Nul ne se préoccupait plus de projets honnêtes, en face de la mort qui menaçait d’en prévenir l’exécution. On ne recherchait, comme bon et utile, que ce qui flattait, à l’heure présente, les goûts et les passions; et dans cette voie, on n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les rigueurs de la loi. Car on voyait la mort frapper indistinctement les personnes religieuses et les impies. Et, d’un autre côté, nul ne comptait vivre assez longtemps pour porter la peine de ses méfaits. A défaut du jugement des hommes, on savait que le Destin avait prononcé un arrêt irrévocable, et, avant de le subir, on était résolu à mener joyeuse vie jusqu’au dernier moment.
»En résumé, les habitants d’Athènes étaient sous le coup d’un double malheur: la mort faisant sa moisson dans l’enceinte de la ville, et l’armée ennemie portant le fer et le feu dans les campagnes.
»Dans ces douloureuses conjonctures, on se répétait naturellement une ancienne prédiction que les vieillards retrouvaient dans les souvenirs de leur jeunesse: La guerre Dorique et la peste viendront de compagnie. On se demandait, à ce propos, si c’était la peste ou la famine qui avait été annoncée[58]. Mais en pleine épidémie, on s’accorda à interpréter l’oracle dans le sens de la peste, dont on était alors témoin. J’estime néanmoins que si une nouvelle guerre Dorique venait à éclater, et qu’elle coïncidât, cette fois, avec la famine, on ne manquerait pas d’adopter cette explication. On racontait aussi que les Lacédémoniens ayant consulté l’oracle sur l’issue de la guerre, la réponse avait été que la victoire appartiendrait à ceux qui combattraient le plus vaillamment, et que le Dieu lui-même leur accorderait son appui. Or les événements présents paraissaient justifier, en tous points, cette prédiction. Car la maladie commença au moment même de l’entrée des Péloponésiens dans l’Attique; et c’est à peine si elle se montra dans le Péloponèse. Elle exerça principalement ses ravages à Athènes; et parmi les villes voisines, elle frappa, de préférence, celles qui renfermaient la population la plus compacte.
»..... A l’entrée de l’hiver, l’épidémie sévit de nouveau à Athènes. Non pas qu’elle eût complétement disparu; mais elle avait eu des temps d’arrêt. Cette reprise ne dura pas moins d’une année entière. La première invasion s’était prolongée pendant deux ans. On devine l’atteinte profonde qu’une pareille calamité porta sur les forces numériques de l’armée athénienne. Il périt environ quatre mille quatre cents fantassins et trois cents cavaliers. Quant à la mortalité du reste de la population, il est impossible d’en donner le chiffre. Je dois ajouter que de fréquents tremblements de terre furent ressentis à Athènes même, dans l’île d’Eubée, dans la Béotie, et notamment à Orchomène[59].»
Le récit qu’on vient de lire révèle toutes les grandes qualités de l’écrivain qui en a doté la postérité. On devait s’attendre à les voir briller dans la partie dramatique du sujet. Mais on s’étonne de retrouver, dans le tableau des symptômes, une précision de détails et une finesse d’observation qui feraient honneur à un homme de l’art. Nous avons reproché aux médecins, témoins de l’épidémie, d’avoir déposé leur plume au moment où le devoir leur prescrivait de la prendre. Serait-ce qu’après avoir eu communication de la relation de Thucydide, leur amour-propre aurait reculé devant les chances trop prévues d’une comparaison dangereuse?
Il n’en est pas moins vrai que l’illustre historien, qui portait dans toutes les questions sa sagacité naturelle, n’avait pas été poussé par sa vocation vers l’étude de la médecine. Il n’a donc pu tirer la conclusion didactique et pratique des faits qu’il avait observés. Nous lui avons bien entendu dire que cette maladie se distinguait, par son cachet insolite, des maladies vulgaires, et j’apprécierai plus tard la valeur du motif qui sert d’appui à cette opinion fort juste. Mais il n’était pas en mesure de pousser plus loin son analyse; et sa pénétration, en présence d’un problème de pathologie aussi complexe, ne pouvait tenir lieu des notions spéciales qui lui manquaient.
Mon commentaire va mettre en œuvre les matériaux qu’il a si artistement assortis. Le signalement qu’il a tracé est complet, et nous pourrons en dégager le diagnostic différentiel de la maladie d’Athènes comparée à celles qui s’en rapprochent par quelques caractères communs. La plupart des épidémistes ont traité cette grave question de nosologie avec une inexcusable légèreté. Sachant d’avance ce qu’ils voulaient croire à la fin de leurs recherches, ils ont arbitrairement exagéré la prépondérance de certains symptômes aux dépens de ceux qui ne se prêtaient pas à leurs préventions. A cet égard, nous aurons à redresser bien des torts. Nous devrons rappeler les vrais principes qui règlent, selon nous, la détermination de la nature des maladies, dans les limites permises par la certitude médicale. Après avoir réuni et interprété toutes les données de l’observation qui peuvent servir à éclairer le mode morbide dont nous cherchons le secret, nous serons en présence d’une maladie profondément spécifique qui réunit tous les attributs essentiels des grandes épidémies. Si nous ignorons ce qu’elle est, nous pourrons, en toute assurance, dire ce qu’elle n’est pas. Dans l’état actuel de notre science, la nosologie n’a pas encore conquis le droit de se montrer plus exigeante.
La première idée qui se présente, c’est qu’on trouvera de précieux renseignements dans les écrits d’Hippocrate, contemporain de l’épidémie. Le problème nouveau qui venait s’imposer à la pathologie humaine était digne de la plume qui inaugurait ces histoires des constitutions épidémiques, le plus beau fleuron de la médecine antique. Lors même qu’Hippocrate, retenu par les devoirs de sa pratique, plus impérieux encore aux approches d’un fléau menaçant, aurait dû renoncer à recueillir ses observations sur le théâtre même de ses ravages, les informations qui auraient afflué de toutes parts, dans son cabinet de travail, auraient emprunté au prestige de son nom une valeur nouvelle. Quelle belle page que celle qui aurait eu pour titre: «Thucydide commenté par Hippocrate!»
Le maître en a décidé autrement, ou peut-être ne serait-ce pas lui qui devrait porter la responsabilité d’une omission aussi inattendue. Personne n’ignore que la littérature contemporaine déplore d’immenses vides. Le hasard ou quelque volonté bien résolue a sauvé du naufrage certaines œuvres privilégiées. Mais combien d’autres ont péri sans laisser de traces! Les ouvrages manuscrits ne pouvaient se répandre et se perpétuer qu’à l’aide de copies dont la reproduction lente et dispendieuse était nécessairement très-limitée, et souffrait trop souvent de l’impéritie ou de la négligence des scribes. Un grand nombre de ces copies disparaissaient avant d’avoir été suffisamment multipliées, ou sans avoir franchi le rayon d’une publicité très-restreinte. D’autres sont parvenues à leur destination lointaine, mutilées et méconnaissables. On a admis longtemps, sur la foi du titre, l’homogénéité de la collection hippocratique; l’érudition moderne a rétabli la vérité. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour y découvrir des travaux de provenances très-diverses. Par la même raison, bien des œuvres décorées, à bon droit, de la signature d’Hippocrate, ont pu être détachées de ses livres, et n’y ont plus repris leur place. Faisons la part, l’histoire à la main, des incendies accidentels, des destructions volontaires, des vicissitudes politiques, etc., et nous n’aurons pas de peine à expliquer l’anéantissement de tant de trésors, prédestinés aussi à une courte vie, par la faiblesse de leur constitution matérielle. Si je fais ces remarques, c’est que je voudrais me persuader que l’écrit d’Hippocrate qui brille par son absence dans sa collection authentique, pourrait bien avoir eu le sort de beaucoup d’autres dont la perte est irréparable.
Cette supposition, toute personnelle d’ailleurs, est remplacée par des légendes dont la critique a fait justice, et que je dois néanmoins rappeler, en peu de mots, ne fût-ce que pour sauvegarder la vérité historique.
La plupart des biographes d’Hippocrate et les écrivains à la suite répètent de confiance qu’il se rendit à Athènes, en pleine épidémie, et qu’il prescrivit d’allumer de grands feux dans les rues et sur les places pour désinfecter l’air. L’auteur du livre de la Thériaque, à Pison, ajoute qu’il recommanda de mêler au combustible des fleurs odorantes et des huiles parfumées[60]. Cette mesure aurait eu, assure-t-on, les meilleurs effets.
Actuarius va jusqu’à affirmer qu’il employa avec un succès merveilleux un antidote dont il donne même la formule. La reconnaissance publique aurait décerné à l’auteur d’un si grand bienfait de magnifiques récompenses[61].
Il est pour moi une preuve sans réplique qu’Hippocrate n’alla pas à Athènes pendant le règne de la peste. C’est que Thucydide ne prononce pas même son nom et ne fait pas la moindre allusion à un événement qui aurait dû laisser, dans les souvenirs de ce temps, une trace ineffaçable. L’illustre écrivain déplore amèrement l’inutilité des remèdes tour à tour essayés, et l’impuissance absolue de l’art aux prises avec une maladie inconnue. Il déclare qu’il n’a rédigé ce récit, étranger à ses études ordinaires, que pour donner quelques indications utiles à ceux qui étaient menacés des mêmes épreuves. Comment croire qu’il n’eût pas salué l’arrivée du médecin le plus célèbre de l’époque apportant à une population décimée et en proie au désespoir un antidote souverain? Dans quel but le loyal et véridique chroniqueur aurait-il dissimulé un fait dont il aurait bien dû pressentir l’inévitable retentissement? Le silence qu’il a gardé est un argument qui dispense de tout autre.
Mais si on se place au point de vue purement médical, on peut hardiment affirmer que tout récit qui proclame le triomphe de l’art humain, en lutte avec une grande épidémie, est ipso facto convaincu d’imposture. Le médecin qui a suivi l’histoire de ces fléaux exterminateurs, et qui a vu à l’œuvre le choléra de ce siècle, ne se laisse pas prendre à de prétendus prodiges, si cruellement démentis par les réalités de la pratique.
Thucydide nous apprend que la peste qui n’avait pas complétement disparu se montra l’hiver suivant à Athènes. Cette recrudescence se prolongea pendant un an, ce qui porte à trois la durée totale de l’épidémie depuis son invasion. Que devient dès lors l’efficacité des conseils d’Hippocrate et de son héroïque antidote? A quel bienfait se serait donc adressée la reconnaissance expansive de la population athénienne?
Faut-il rappeler ici l’anecdote suivante déjà si connue? Artaxerce Longue-Main, touché du malheur de son peuple, envoya, dit-on, des ambassadeurs à Hippocrate pour implorer son assistance. Celui-ci repoussa fièrement les instances du grand roi, et les riches présents qu’on lui offrait en son nom, «ne voulant pas, dit-il, porter secours aux barbares qui sont les ennemis de la Grèce[62].»
Cette scène, qui a inspiré la peinture moderne, a été adoptée par les médecins comme un symbole de dignité professionnelle.
Quelques biographes ont allégué contre l’authenticité de ce fait, la jeunesse d’Hippocrate. L’objection n’est pas sérieuse. Hippocrate avait alors trente-deux ans environ, et le génie devance l’âge. Il est bien permis de croire que l’homme qui devait porter un jour le titre glorieux de Père de la Médecine, avait gagné d’un vol rapide les sommets de la renommée. Mais il est certain qu’il ne pouvait avoir à cette époque, comme on l’a dit, des fils et un gendre en état de répondre à l’appel des villes de la Grèce envahies par le fléau.
En résumé, on peut affirmer aujourd’hui que tous ces récits transmis de main en main sont de pures fables qui n’ont d’autre garantie que des correspondances notoirement apocryphes. La lecture un peu attentive des pièces annexées aux Œuvres d’Hippocrate, en démontre péremptoirement la fausseté[63].
Quelques médecins ne pouvant se résoudre à admettre qu’Hippocrate se soit abstenu de prendre la parole sur un événement pathologique si étroitement lié à ses études favorites, se sont persuadés que la maladie d’Athènes était désignée dans le passage suivant du livre III des Épidémies (4e constitution):
«Dans l’été on vit un grand nombre de charbons et autres maladies putrides, des éruptions pustuleuses étendues; chez plusieurs, de grandes éruptions d’herpès.»
M. le docteur Auguste Krauss prétend que ces diverses déterminations cutanées ne peuvent être que celles qui ont été décrites par Thucydide[64].
Il m’est impossible de partager ce sentiment et de fonder une conjecture plausible sur des éléments séméiotiques aussi insuffisants. Si Hippocrate avait voulu représenter ce type saisissant, cette physionomie originale de la grande épidémie, il n’aurait pas assurément réduit son commentaire à cette rapide et vague allusion. Il n’aurait pas simplement indiqué, comme en passant, un sujet aussi fécond en considérations médicales de premier ordre. La main qui a tracé le tableau de l’épidémie de Périnthe aurait reproduit l’image de la maladie d’Athènes, avec tous les traits du modèle, et il ne serait pas resté la moindre incertitude sur son identité.
Mais laissons ces questions d’érudition qui n’ont, à cette place, qu’un intérêt secondaire, et revenons à l’interprétation nosologique du récit de Thucydide.
Je dois, tout d’abord, avertir qu’on se ferait une fausse idée de la maladie qu’il dépeint, si l’on s’imaginait, sur la foi de sa désignation vulgaire, qu’elle n’a pas franchi l’enceinte de la capitale de l’Attique. C’est ainsi que l’histoire mentionne souvent, sous le nom de peste de Florence, la fameuse épidémie qui fit le tour du monde au XIVe siècle.
L’étiologie généralement accréditée qui l’attribue à l’encombrement provoqué par l’approche de l’armée lacédémonienne, semble justifier cette erreur. Dans cette hypothèse, elle ne représenterait qu’une forme spéciale de cette fièvre maligne que son origine infectionnelle a fait nommer, selon les cas, fièvre des prisons, des hôpitaux, des camps, des vaisseaux.
La vérité est que la maladie, partie de l’Orient, venait d’entreprendre un long voyage dont Athènes ne fut qu’une étape. Thucydide rapporte, comme un bruit public, qu’elle était née dans l’Éthiopie, et qu’elle avait dévasté l’Égypte et surtout la Perse, avant de fondre sur la malheureuse ville où il en fut témoin. Elle ne tarda pas à se propager dans le reste de la Grèce, et attaqua des corps de troupes qui assiégeaient, dans le même temps, quelques villes de la Thrace.
M. Littré fait remarquer judicieusement que, si on ne peut la suivre dans l’Italie et dans les Gaules, c’est qu’à cette époque reculée les écrivains manquent partout ailleurs que dans la Grèce[65].
Thucydide ne nous dit rien de la constitution atmosphérique antécédente, et on ne peut, par conséquent, apprécier la part d’influence qu’elle aurait pu exercer sur l’invasion de l’épidémie. Il note seulement que l’année fut remarquable par sa salubrité, ce qui donne à penser qu’on n’avait observé, pendant l’hiver précédent, aucune intempérie marquée. Dans le passage où il énumère les désastres de tout genre occasionnés par la guerre du Péloponèse, et qui s’étendirent, plus tard, à toute la Grèce, il mentionne des tremblements de terre, des éclipses de soleil, de grandes sécheresses, suivies de famines. Mais il ne signale ces événements que comme une fatale coïncidence, sans les rattacher à l’état de la santé publique. Les épidémistes, surtout à certaines époques, se sont beaucoup préoccupés de ces divers météores auxquels ils ont vaguement assigné un rôle étiologique, sur lequel la science conserve encore bien des doutes. Mais il est bon de prendre acte d’un fait qui est assez souvent l’avant-coureur des maladies populaires, pour qu’on soit autorisé à rechercher le rapport secret qui relie peut-être les deux phénomènes.
Au surplus, l’état de l’atmosphère indiqué par Hippocrate, pendant la même période, concorde parfaitement avec les données fournies par Thucydide.
«L’année ayant été australe, humide et douce, la santé fut bonne pendant l’hiver[66].»
Lucrèce se contente de quelques considérations générales sur l’origine des maladies épidémiques. D’après sa théorie, les germes morbides engendrés dans l’atmosphère, se répandent au loin et parcourent les diverses contrées qu’ils infectent au passage. Ils se mêlent aux boissons ou aux aliments dont l’homme fait usage ou bien ils pénètrent dans l’économie avec l’air inspiré[67]. Si le poëte n’a pas cru devoir appliquer ces principes à la maladie d’Athènes, c’est qu’il a tenu naturellement à éluder la partie la plus ardue de sa tâche.
Diodore de Sicile a été plus précis dans l’énumération circonstanciée des influences qui ont concouru, suivant lui, à la production de la mémorable épidémie.
Il raconte que les pluies abondantes qui étaient tombées pendant l’hiver, avaient laissé, sur bien des points, des eaux stagnantes. Les chaleurs excessives de l’été suivant avaient provoqué, dans ces eaux, une fermentation putride dont les émanations délétères avaient imprégné l’air ambiant. Les produits du sol, altérés par ces pluies insolites, ne renfermaient plus que des matériaux impropres à l’alimentation. D’un autre côté, les vents étésiens n’ayant pas soufflé à cette époque, comme de coutume, n’avaient pu tempérer l’ardeur dévorante de la saison. Aussi Diodore attribue-t-il la chaleur intolérable accusée par les malades, à la chaleur de l’air extérieur. Ce qui n’implique pas, dans sa pensée, que les organismes se mettaient en équilibre de température avec l’atmosphère, conformément aux lois de la physique ordinaire. Il veut seulement faire entendre que l’embrasement de l’air, combiné aux autres influences morbides, provoquait chez les sujets atteints, cette ardeur intérieure qui était, selon les théories du temps, le signe caractéristique de l’état putride[68].
Je n’ai rappelé ces conjectures étiologiques que parce qu’elles rentrent historiquement dans mon plan. Nous savons bien que les constitutions atmosphériques n’ont qu’une part bien obscure à réclamer dans la production des grandes épidémies, et que leur pathogénie doit être recherchée dans un autre ordre de conditions.
J’aurai dans le cours de ce livre, bien des occasions de renouveler cette remarque, et je demande grâce d’avance pour des redites difficiles à éviter dans un travail de longue haleine. Ce n’est pas un des caractères les moins curieux des épidémies qui courent le monde que cette espèce d’indifférence pour les modificateurs externes dont l’ascendant est si puissant sur la génération et le développement des maladies vulgaires. Par tous leurs côtés, les grandes maladies populaires paraissent s’émanciper des lois communes de la pathologie.
Aux temps du polythéisme tout phénomène dont on ne pouvait découvrir la cause naturelle était attribué à l’intervention directe des dieux. On simplifiait ainsi l’étiologie des épidémies extraordinaires. C’est Apollon qui passait, chez les Grecs, pour être investi, par délégation spéciale, du pouvoir de susciter ces grands fléaux, d’en prolonger à son gré le cours et d’en fixer le terme, lorsque sa vengeance était assouvie. C’est lui surtout qu’on s’efforçait de fléchir par des supplications et des cérémonies expiatoires.
Les prescriptions religieuses ne furent donc point négligées à Athènes, pendant ces jours de deuil. Tous les jeux furent suspendus, les temples étaient sans cesse remplis d’une foule éperdue implorant la fin de ses maux. Les bacchantes aux cheveux épars, célébraient les dionysiaques, mystères inexpliqués qui avaient la vertu d’apaiser la colère céleste. De longues processions sillonnaient le chemin d’Eleusis. Mais les dieux furent sans pitié, et les malheureux Athéniens, se voyant abandonnés, se résignèrent à leur sort, comme le dit Thucydide, sans rien tenter pour s’y soustraire.
Quand l’épidémie frappa, à l’improviste, ses premiers coups, la population folle de terreur, ne songea pas tout d’abord, à rechercher dans les sphères surhumaines l’origine de ce désastre. On accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits du quartier qui avait été le premier envahi, et on crut expliquer ainsi la forme étrange et la marche rapidement mortelle de ce mal inconnu.
La croyance aux empoisonnements des eaux potables d’une ville ou d’une contrée était alors très-répandue, et on citait des exemples à l’appui. C’est par cet artifice, assurait-on, qu’avait été prise Cyrha, ville de la Phocide, peu distante de Delphes. Pausanias raconte que le général qui commandait le siége, avait donné l’ordre de jeter des racines d’ellébore dans le fleuve qui abreuvait les habitants. De violents flux de ventre se déclarèrent bientôt, et les assiégés renonçant à se défendre se rendirent à discrétion[69].
Ce préjugé n’appartient pas seulement à l’antiquité, et on le retrouve au moyen âge. Quand la peste noire éclata au XIVe siècle, les Juifs furent aussi accusés d’avoir empoisonné les fontaines et les puits, et devinrent, sous cet absurde prétexte, l’objet des plus cruelles persécutions[70].
Les siècles se remplacent sans rien changer aux passions humaines. N’avons-nous pas vu, en 1832, lors de la première invasion de l’épidémie cholérique, le peuple de Paris croire à l’empoisonnement de l’eau et de la viande débitée par les bouchers, et s’acharner contre les prétendus auteurs de ces maléfices?
Disons toutefois, après avoir maudit ces tristes égarements, que ce soupçon si avidement accueilli par la masse ignorante, au début des grandes mortalités, peut être expliqué par la forme arrêtée et identique des cas morbides qui rappelle trop fidèlement les effets ordinaires des poisons spécifiques.
Si on rapproche la maladie d’Athènes des pyrexies graves qui lui ressemblent, on ne peut se dissimuler, après en avoir bien étudié les symptômes et l’évolution, qu’elle a de grands rapports avec le typhus contagieux si bien décrit par Hildenbrand, un des représentants les plus éminents de l’école clinique de Vienne[71].
Ainsi, on y retrouve la tristesse et l’abattement dès l’invasion, de violents raptus fluxionnaires sur l’appareil respiratoire et les voies digestives; des vomissements de matières bilieuses; des gangrènes partielles, externes et internes, etc.[72].
Autre analogie. La peste d’Athènes, quoique essentiellement aiguë, pouvait dans certains cas reculer son terme fatal, en affectant la marche et la forme d’une maladie chronique.
Les suites du typhus prolongent souvent sa durée commune et se traduisent par un enchaînement de symptômes qui dérouteraient le médecin, s’il ne remontait à leur source. Ce sont tantôt des engorgements viscéraux ou des phlegmasies internes accompagnées d’une fièvre lente qui empêchent la restauration des forces et entretiennent un état de langueur tôt ou tard mortel. Tantôt l’épuisement graduel du malade s’explique par le défaut d’alimentation, la persistance d’une tristesse insurmontable, la survenance d’hémorrhagies, de diarrhées et autres évacuations débilitantes, l’insomnie opiniâtre, les sueurs nocturnes, etc. Le patient finit par succomber dans le marasme[73].
Telle était aussi l’image de la maladie d’Athènes lorsqu’elle dépassait sa durée ordinaire. Thucydide n’a pas mentionné cet ordre de faits qui sortait du cadre limité de son observation. Mais Plutarque nous en a transmis un exemple d’autant plus frappant que c’est Périclès lui-même qui en est le sujet.
Au milieu de la désolation générale, le grand homme se dévoua sans réserve et brava hardiment tous les périls. Le fléau semblait s’être acharné sur ceux qui lui étaient chers. Après avoir largement moissonné ses amis et ses proches, il avait enlevé sa sœur et Xanthippus, l’un de ses fils légitimes. Périclès avait supporté ces horribles épreuves avec une mâle énergie. Mais, lorsque l’impitoyable mort, comblant la mesure, lui ravit son jeune fils Paralus, qui ne survécut que huit jours à son frère aîné, sa fermeté, jusque-là inébranlable, fit place au plus violent désespoir, et à la vue du cadavre de cet enfant bien-aimé, il fondit en larmes pour la première fois de sa vie, et courut se renfermer dans sa demeure pour s’y livrer tout entier à sa douleur[74].
En temps d’épidémie, de tels déchirements sont trop souvent le prélude d’une atteinte mortelle. La population d’Athènes apprit tout à coup, avec stupeur, que le fléau venait de frapper le chef de l’État et mettait sa vie en danger. Mais la maladie ne se déclara pas chez lui, avec ce cortége de symptômes aigus et violents qui la manifestaient généralement chez les autres. Pendant sa longue durée, elle mina lentement ses forces et affaiblit même insensiblement, au dire de Plutarque, ce grand esprit qui avait fait l’admiration de ses contemporains.
Après de nombreuses alternatives d’amendement et de recrudescence, celui qui devait léguer son nom à tout un siècle, s’éteignit doucement, entouré d’amis qui avaient échappé à la contagion, et étaient venus recevoir son dernier soupir[75].
Ici se présente une question incidente qu’on me permettra d’examiner.
La version de Plutarque est-elle authentique, et faut-il croire, en effet, que la maladie avait porté atteinte aux facultés mentales de Périclès?
Nous avons appris par Thucydide que ceux qui guérissaient avaient complétement perdu la mémoire et ne se reconnaissaient pas eux-mêmes, ce qui dénote une impression profonde sur les fonctions du cerveau. Il n’y aurait donc rien d’invraisemblable dans l’adjonction de cet ordre de symptômes à la longue maladie de Périclès. Je me demande seulement si le fait historique est bien avéré.
Théophraste raconte que l’auguste malade, recevant la visite d’un ami, lui montra une amulette que des femmes lui avaient suspendue au cou, et il donne à entendre que son esprit devait être bien troublé, puisqu’il se prêtait à de pareilles faiblesses.
Ne peut-on pas supposer que Périclès a voulu témoigner, par cette crédulité apparente, le prix qu’il attachait à une marque de sympathie?
Ne sait-on pas, d’ailleurs, que les meilleures têtes ne sont pas toujours en garde contre certaines superstitions populaires? Cette foi aux talismans préservatifs ne s’est-elle pas perpétuée jusqu’à nous? Des auteurs très-sérieux n’ont-ils pas recommandé de porter sur soi, en temps de peste, des vessies pleines de mercure ou des tablettes d’arsenic?
Mais voici un fait qui suffit, selon moi, pour démentir l’insinuation de Plutarque.
Périclès allait mourir. Les principaux citoyens d’Athènes, groupés autour de son lit, et croyant n’être pas entendus, soulageaient leur douleur en racontant ses victoires et en énumérant ses trophées. «Ces exploits, dit le malade en se soulevant avec effort, sont l’ouvrage de la fortune et me sont communs avec d’autres généraux. Le seul éloge que je mérite est de n’avoir fait prendre le deuil à aucun citoyen[76].»
Je ne puis consentir à admettre que le mourant qui a proféré ces belles paroles, dans ce moment suprême, n’était pas en possession de toutes ses facultés.
Le souvenir de la fin de Périclès reporte la pensée sur un contemporain célèbre, qui ne quitta pas Athènes pendant ces jours néfastes, et resta invulnérable au milieu de tant d’hécatombes. Je veux parler de Socrate.
Claude Elien, qui nous a conservé ce détail historique, attribue cette immunité, qui n’est après tout qu’un fait vulgaire, à la vigoureuse constitution du philosophe, et à ses longues habitudes de tempérance[77].
L’expérience prouve que ces conditions de résistance aux influences morbides sont bien loin d’avoir la vertu prophylactique qu’on leur suppose; et dans l’espèce, Elien a oublié que, d’après la remarque expresse de Thucydide, les sujets les plus robustes, comme les plus chétifs, étaient également frappés.
La préservation de Socrate s’expliquerait-elle mieux par ce calme imperturbable qui fermait son âme à toutes les émotions vives, et le laissait impassible, en face du danger[78]?
Il est certain que la crainte, et en général les passions tristes, sont une prédisposition menaçante aux coups des maladies populaires; et bien des épidémistes n’ont attribué leur extension et leur mortalité qu’aux effets de la peur. Mais quoiqu’on ne puisse contester la vérité du principe, maintenu dans les limites assignées par l’expérience, il faudrait bien se garder d’en préjuger l’application dans tous les cas individuels. Pendant que Socrate respirait impunément cet air empesté et restait debout au milieu des mourants et des morts, Thucydide, qui n’en était plus à faire ses preuves de sang-froid et de courage, tombait à son tour, et la maladie ne lui laissait la vie, qu’après lui avoir infligé toutes ses tortures.
Je reprends l’appréciation des rapports que l’observation a pu constater entre le typhus et la maladie d’Athènes. La conclusion de ce rapprochement met en relief des différences qui empêchent de les confondre. L’éruption spéciale qui couvrait la peau de pustules ulcérées, la mortification des globes oculaires, des parties génitales et des extrémités, sans compter d’autres symptômes sur lesquels je n’ai point à revenir, appartiennent en propre à la peste antique, et assurent son individualité.
C’est cependant une opinion généralement reçue qu’elle fut engendrée par l’état de siége, et qu’elle n’est par conséquent qu’un exemple de plus de la fièvre de l’encombrement, dont la disette et les influences morales auraient redoublé l’activité.
Plutarque incrimine, sans hésiter, les mesures prescrites par Périclès et l’agglomération forcée des gens de la campagne dans l’enceinte de la ville[79]. Ce bruit populaire était perfidement exploité par les ennemis politiques du chef de l’État qui l’accusaient hautement d’imprévoyance, sans tenir compte des nécessités impérieuses de la guerre. Ce fut même un des griefs qu’on allégua pour lui retirer momentanément le pouvoir, qui lui fut rendu peu de temps après, sous la pression des événements.
Diodore de Sicile exprime la même conviction en termes moins affirmatifs. L’armée athénienne, décidée à ne pas combattre, se tenait renfermée dans la ville. Une multitude compacte et hétérogène s’y était réfugiée de toutes parts. Cette condensation dans un espace trop resserré devait provoquer une profonde viciation de l’air, et c’est probablement à cette cause (probabili ratione) qu’il faut rapporter l’horrible contagion qui se déclara[80].
Les modernes, je l’ai déjà dit, ont généralement adopté cette étiologie qui leur paraît ressortir avec évidence du concours des conditions au milieu desquelles la maladie éclata tout à coup, sans être annoncée par aucun signe avant-coureur. Préoccupés de la prédominance apparente de l’impression infectionnelle, ils ne se sont pas demandé si tous les éléments du fait pathologique, y compris l’ensemble de ses symptômes, concordaient avec cette interprétation.
Mertens, le savant historien de la terrible peste de Moscou, en 1770, fait remarquer que les effets ordinaires de l’encombrement dans une ville murée, rendent probable l’origine miasmatique de la peste d’Athènes qui n’est pour lui qu’une fièvre putride[81].
Le docteur Dalmas dit à son tour, que l’épidémie qui se déclara à Athènes pendant la guerre du Péloponèse, «était probablement une épidémie de typhus»[82].
Cette opinion, malgré ses nombreux partisans, ne tient pas devant les faits, et trahit un examen trop superficiel des termes de la question.
Lorsque la maladie éclata, l’agglomération était toute récente et la pénurie des denrées alimentaires ne s’était pas encore fait sentir. Les ennemis n’avaient pénétré dans l’Attique que depuis peu de jours, et c’est à peine s’ils étaient arrivés sous les murs de la métropole. Nous avons vu d’ailleurs que l’épidémie ne débuta pas dans la partie haute de la ville, qui était le véritable foyer de l’encombrement. C’est au Pirée qu’elle fit ses premières victimes, ce qui permet de soupçonner qu’elle y fut importée par voie de mer, les provenances des pays infectés ayant leur libre entrée dans le port. On sait, en effet, que, pour parer à l’insuffisance des récoltes, on avait fait venir d’Égypte et de Sicile de nombreux navires chargés de blé.
Il est vrai que les progrès du fléau accrurent la mortalité dans l’Acropole où les campagnards, obéissant aux ordres de Périclès, s’étaient entassés dans des réduits malsains. Les morts et les mourants gisant dans les rues, aggravaient l’infection de l’air; et l’horreur de ce spectacle redoublait l’épouvante de la population qui attendait sans cesse sa dernière heure. Nul doute qu’une pareille situation n’ait favorisé l’extension et les ravages de la maladie, comme il était facile de le prévoir. Mais on ne peut lui en attribuer la cause première, et Thucydide ne s’y est pas trompé.
Il ne faut pas perdre de vue aussi que l’épidémie ne resta pas confinée dans les murs d’Athènes; mais qu’elle envahit successivement les villes de la Grèce les plus populeuses, et principalement celles dont le commerce était le plus actif, ce qui revient à dire, en style du sujet, celles qui ouvraient à la contagion un accès plus facile.
La maladie d’Athènes était donc foncièrement épidémique dans toute l’amplitude du mot; et c’est en vain qu’on prétendrait la rattacher originellement à une infection locale. Cette idée n’a pu venir qu’aux médecins qui ont pris au pied de la lettre sa désignation historique sans se donner la peine d’en vérifier la justesse.
Mais l’épidémicité et la contagion, loin de s’exclure, comme l’ont avancé quelques systématiques, généralisant outre mesure certains faits exceptionnels, s’attirent au contraire, en quelque sorte; et le bilan funèbre d’une maladie populaire représente la résultante de ces deux influences combinées.
La peste dont je trace l’histoire, était éminemment contagieuse: on raconte que des généraux de Périclès, ayant conduit des renforts de troupes sous les murs de Potidée, dont on faisait le siége, l’expédition échoua, parce que les nouveaux venus, imprégnés des germes de la maladie d’Athènes, la communiquèrent à ceux qui les avaient précédés et dont l’état sanitaire avait été jusque-là irréprochable; et ils périrent presque tous[83].
La préférence de la mort pour les médecins et surtout pour ceux qui traitaient le plus de malades, n’a pas d’autre signification.
Thucydide va jusqu’à dire qu’une simple approche suffisait pour transmettre la maladie, ce qui est strictement vrai, et se traduit, dans la langue actuelle de la science, par l’halituosité du virus. Les animaux eux-mêmes en ressentaient l’action funeste et leur instinct les tenait à distance des débris humains qui exhalaient ces germes mortels.
Thucydide, peu familier avec ce genre d’observation qui, à la rigueur, pouvait être aussi une rareté pour la science contemporaine, ne cache pas son étonnement; et il en déduit que la maladie différait essentiellement des maladies ordinaires: conclusion prématurée, puisque le même fait, souvent vérifié depuis sous le règne de certaines épidémies, indique tout au plus leur gravité relative, sans rien préjuger sur leur nature.
Tite-Live rapporte que pendant une terrible épidémie qui couvrit Rome de deuil, l’an 174 avant Jésus-Christ, et qui avait été précédée d’une épizootie bovine, ni les chiens ni les oiseaux de proie ne touchaient aux cadavres qui gisaient sans sépulture[84].
Schnurrer a noté la même particularité dans l’histoire d’une épidémie qui régna à Copenhague, en 1523[85].
Boccace prétend s’en être assuré en 1348, lors de la peste de Florence:
«On n’apprendra pas, dit-il, sans surprise, un fait qui a eu bien des témoins, que j’ai vu moi-même et que j’aurais eu de la peine à croire, quoiqu’il m’eût été affirmé par des personnes dignes de foi. La contagion de cette maladie était si active qu’elle s’opérait, non-seulement d’homme à homme, mais, ce qui est bien plus fort, de l’homme aux animaux, de telle sorte que tout animal qui touchait un objet ayant appartenu à un individu malade ou mort de la peste, était frappé et mourait promptement. C’est ce que j’ai vu, comme je le disais, dans la circonstance que voici. On avait jeté dans la rue les hardes d’un pauvre homme qui avait succombé. Advinrent deux pourceaux qui, après avoir fouillé ces haillons avec leur groin, les saisirent entre leurs dents et les secouèrent sur leur museau. A l’instant ils se mirent à tourner sur eux-mêmes, comme s’ils avaient été empoisonnés et tombèrent morts sur place[86].»
L’auteur du Décaméron n’est pas tenu d’en savoir plus long. Mais outre que le fait qu’il raconte n’est pas aussi merveilleux qu’il a l’air de le supposer, il n’implique nullement la communication de la maladie de l’homme aux animaux. Ce qui est incontestable, c’est que les émanations qui s’échappent des cadavres ou des objets à l’usage des malades agissent, en pareil cas, à la manière d’un violent poison, sur les animaux qui les inspirent. Mais on ne peut en déduire rigoureusement que ces miasmes produisent, chez ceux-ci, une maladie semblable à celle dont ils proviennent et capable de se transmettre, par une véritable contagion, à l’homme et aux autres espèces animales.
Les médecins, comme il n’y en a que trop, qui professent des principes absolus en matière de communications morbides, pourront s’étonner que la maladie d’Athènes, douée d’une virulence si active, ait épargné le Péloponèse, malgré ses rapports inévitables avec les populations infectées. Quelles sont les barrières qui ont intercepté ou restreint la contagion? Il n’existait alors rien d’analogue à nos cordons sanitaires. L’hygiène publique devait méditer pendant de longs siècles avant de découvrir la vertu prophylactique de la séquestration. La salubrité proverbiale du ciel de cette contrée, dans ces temps reculés, a paru rendre raison de cette immunité imprévue; mais il faudrait être bien novice pour se contenter de cette explication.
Le fait est que les Péloponésiens ont été préservés; ce qui implique, de leur part, une disposition réfractaire à l’impression du contagium. A quoi tient ce défaut de réceptivité? Je ne me charge pas de répondre. Quand on a quelque expérience de l’épidémiologie, on est préparé à ces prétendues anomalies qui déjouent les prévisions de la règle générale. Les masses ont, comme les individus, leur mode de vitalité, leurs aptitudes morbides, leur résistance aux influences nocives. Il n’est pas plus surprenant de voir une population cernée par des foyers de contagion rester intacte contre toute prévision, que de voir un individu rendre à un varioleux ou à un pestiféré les soins les plus intimes, et rester invulnérable au sein de ces conditions si menaçantes.
L’invincible léthalité des grandes maladies populaires qui en est l’inséparable attribut, n’a pas failli à la peste d’Athènes, et l’art a vu tristement échouer tous ses efforts. Le nombre des décès fut énorme et traduit l’œuvre collective de l’épidémicité et de la contagion.
Thucydide ne nous a transmis que le recensement des victimes appartenant à l’armée, et il se rejette sur l’impossibilité de fixer le chiffre des morts de la population civile.
Diodore de Sicile l’évalue à plus de dix mille, ce qui, ajouté aux quatre mille sept cents notés par Thucydide, formerait, à peu près, un total de quinze mille[87]. Ce chiffre, quelque élevé qu’il soit, me paraît encore au-dessous de la vérité, si l’on part de cette supposition très-permise que la population, tant libre qu’esclave, a été proportionnellement aussi maltraitée que l’armée.
Demandons des renseignements à l’abbé Barthélemy, qui fait autorité en tout ce qui concerne la Grèce antique.
On comptait d’après lui, dans Athènes, plus de trente mille citoyens[88]. De ce nombre, on peut induire qu’il n’y avait pas moins de quarante mille esclaves[89]. Si on ajoute environ dix mille étrangers ou domiciliés[90], on obtient la somme de quatre-vingt mille habitants, momentanément grossie par la masse compacte des campagnards qui avaient cherché un refuge dans la ville.
D’un autre côté, Barthélemy nous apprend qu’il y avait dans l’Attique vingt mille hommes en état de porter les armes, et il est à présumer que Périclès avait requis pour la défense d’Athènes toutes les troupes disponibles[91].
Je ne crois donc pas m’éloigner de la vérité en portant à cent dix mille âmes approximativement la population agglomérée dans la ville, au moment de l’épidémie, et à vingt mille pour le moins, le produit général de ce relevé nécrologique[92].
La nouveauté de la maladie d’Athènes à son apparition, sa léthalité et sa résistance aux remèdes sont autant de caractères des grandes épidémies qui font préjuger d’avance sa profonde spécificité de nature.
Mais avant d’examiner cette difficile question, je demande la permission d’insister en peu de mots sur certains détails du récit de Thucydide qui sont susceptibles d’être diversement commentés.
On se rappelle que bien des malades, échappant à la surveillance de leur entourage, couraient se précipiter dans les puits. Au dire de l’historien, cette funeste détermination était parfaitement raisonnée: C’était, dit-il, pour éteindre l’ardeur dévorante de leur soif.
Je ne saurais y voir, quant à moi, qu’un acte de délire ou de désespoir. Ou bien ces malheureux obéissaient, dans le trouble de leur esprit, à une impulsion instinctive provoquée par l’intolérable chaleur qui les consumait; ou bien ils étaient résolus à terminer plus promptement leurs tortures.
Cette conjecture me paraît d’autant plus probable que la croyance générale à l’empoisonnement des puits les aurait détournés d’affronter ces boissons mortelles. Dans tous les cas, s’ils avaient eu toute leur raison, ils auraient été se désaltérer tout bonnement aux fontaines.
Mon avis est donc qu’il ne s’agit ici que d’une forme de suicide qui se rattache aux observations analogues consignées dans l’histoire des épidémies. Nous verrons plus tard Procope constater les mêmes faits pendant la peste de Constantinople au VIe siècle. Certains malades se précipitaient par les fenêtres; d’autres se jetaient dans l’eau; et le chroniqueur fait remarquer qu’ils n’étaient pas poussés par la soif, puisqu’un grand nombre allaient se noyer dans la mer.
D’après Bertrand, l’historien de la peste de Marseille en 1720, on voyait dans les rues bien des malades qui s’étaient jetés par les croisées. Dans d’autres épidémies, les délirants ont attenté à leur vie par la submersion ou la strangulation.
Autre remarque, que je soumets à mon lecteur.
Thucydide a noté que la maladie gagnait les extrémités et les parties génitales, dont la chute était suivie de la guérison.
Lucrèce s’est ici écarté de son modèle pour commettre une erreur qu’il ne sera pas hors de propos de relever. Il a imaginé que le chirurgien détachait les parties gangrénées à l’aide de l’instrument tranchant, et que le salut du malade dépendait de cette opération.
Thucydide se contente de dire que les malheureux privés (στερισκοντοὶ) des organes mortifiés, revenaient à la santé. Il ne fait pas la moindre allusion à une séparation artificielle.
Ce détachement spontané des parties sphacélées est un fait vulgaire dans l’histoire des affections gangréneuses. On a eu de nombreuses occasions de le vérifier, pendant le règne de certaines épidémies rapportées, avec plus ou moins de vraisemblance, à l’ergotisme. Et, pour le dire en passant, l’art paraît avoir fort mal suppléé la nature. Les chirurgiens impatients qui attendaient merveille de l’amputation, ont été bien vite détrompés et se sont empressés d’y renoncer. Il n’est pas douteux pour moi, d’après le témoignage de Thucydide et les termes qui l’expriment, que la nature faisait tous les frais de ces mutilations, au grand avantage des patients. Lucrèce a donc arrangé l’histoire quand il a écrit: