Читать книгу Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles - Charles Anglada - Страница 7

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«Et graviter partim metuentes limina lethi,

»Vivebant FERRO privati parte virili[93].»

M. de Pongerville, son interprète, a traduit ainsi ces vers: «Les uns pour s’éloigner du seuil de la mort, livraient au fer tranchant la partie la plus noble de leur être[94].»

J’accorde que le savant académicien était lié par le texte. Mais je suis surpris qu’après avoir enrichi de notes explicatives le sixième livre du poëme latin, à propos de cette peste dont il reconnaît que la description «est presque entièrement tirée du second livre de Thucydide[95],» il n’ait pas cru devoir signaler, sur ce point, la divergence de Lucrèce.

M. le Dr Auguste Krauss exprime une autre opinion que la mienne, dans ses recherches déjà citées sur la peste d’Athènes. Il est aussi d’avis que les chirurgiens durent s’efforcer de prévenir par l’amputation les progrès de la gangrène qui menaçait, dit-il, de s’étendre à l’intérieur. D’après quoi, il donne raison à Lucrèce[96].

Il ne s’agit pas de décider ce qu’auraient pu faire rationnellement les chirurgiens; mais ce qu’ils ont fait, en réalité, d’après le témoignage le plus autorisé. Or il est évident que la présomption de M. Krauss, dont il n’allègue d’ailleurs que la vraisemblance, tombe devant la lettre du texte grec.

Thucydide déplore l’impuissance absolue de la médecine, et il eût été heureux de la réhabiliter au moins dans ses tentatives chirurgicales, appliquées à ces gangrènes critiques. Un seul mot suffisait, et sa réticence serait inexplicable. Il parle de visu, et son observation minutieuse n’aurait pas été en défaut sur un fait aussi saillant.

Une dernière réflexion doit trouver place ici.

Quelques traducteurs de Thucydide, étrangers à notre art, lui font dire que certains malades guérissaient après avoir perdu la vue.

Sprengel lui-même, faute d’attention, a pensé que la perte des yeux expressément notée dans ce récit, indique l’amaurose qui abolit la vision, sans altérer sensiblement la structure apparente de l’organe oculaire[97].

Cette interprétation est nettement démentie par les termes mêmes de Thucydide. Il ne s’est pas, en effet, borné à dire que les malades restaient aveugles. Il affirme qu’ils étaient dépouillés de leurs yeux (οφθαλμοι). Le sens de ce passage est d’autant plus clair, qu’il fait immédiatement suite à celui où l’auteur mentionne la mortification de certaines parties. Nous avons vu d’ailleurs que la maladie débutait par une violente ophthalmie; une simple lecture démontre qu’il s’agit d’une véritable gangrène des globes oculaires, et que la cécité consécutive n’était pas de nature amaurotique. Cette distinction, indifférente pour les gens du monde, puisque, en définitive, il y a également perte de la vision de part et d’autre, est d’une grande importance pour le nosologiste qui recherche avant tout la nature des maladies.

Ce mot me ramène à la question dont j’ai un moment suspendu l’examen, et que je me pose sans me dissimuler que je vais me trouver en présence d’un mystère qu’on ne peut guère se promettre d’éclaircir, quand on est bien résolu à ne pas se contenter d’à-peu-près.

Quelle idée faut-il se faire de la peste d’Athènes et du mode morbide dont elle est l’expression?

Il va sans dire que le point de vue des auteurs est très-variable, et qu’après avoir comparé la maladie ancienne avec celles qui s’en rapprochent le plus dans la pathologie moderne, ils ont tiré, de ce diagnostic différentiel, des conclusions très-discordantes. Ce défaut d’entente réfléchit la mobilité et l’inconsistance des principes qui dirigent trop souvent ce genre de recherches[98].

Ceux qui n’ont voulu voir que la rougeur de la peau, l’angine et quelques autres symptômes congénères indiqués par Thucydide, ont prétendu qu’il ne s’agissait que d’une scarlatine, préjugeant ainsi gratuitement l’existence de cette maladie dans l’antiquité[99].

D’autres, exclusivement préoccupés des éternuments, de l’ophthalmie, de la toux, de la teinte rougeâtre des téguments, etc., ont cru, sans plus de motifs, reconnaître l’image de la rougeole.

M. Rosenbaum, qui est à l’affût de tous les témoignages en faveur de l’antiquité de la syphilis, lui attribue la mortification des parties génitales, «observée, dit-il, dans la peste d’Athènes, comme dans la constitution épidémique d’Hippocrate[100].» Mon savant confrère n’est pas le premier à hasarder cette étrange opinion qui, malgré cela, n’a pas fait fortune.

Ces affirmations diagnostiques déduites de quelques symptômes arbitrairement groupés, ne sont pas dignes d’une réfutation sérieuse et tombent devant la simple lecture de la description de Thucydide.

Quelques médecins dont le sentiment mérite considération, soutiennent une thèse qui vaut la peine d’être examinée.

La peste d’Athènes n’aurait été, à les entendre, qu’une variole, et il faut convenir que le parallèle des deux maladies met en présence de nombreuses similitudes.

Des deux parts, éruption générale naissant à une période déterminée, et formation consécutive de croûtes; symptômes généraux portant sur les voies respiratoires et l’appareil gastro-intestinal, etc.

M. Théodore Krause, qui se flatte d’avoir recueilli un ensemble de documents démonstratifs de l’existence de la variole chez les anciens, a invoqué l’épidémie d’Athènes comme un nouvel argument, et identifié formellement l’éruption décrite par l’historien grec avec celle de la petite vérole[101]. Comme je crois fermement à la nouveauté de cette dernière maladie, j’aurai plus tard à faire valoir mes raisons et à justifier le dissentiment qui m’éloigne du médecin allemand. Je me borne, pour le moment, à prendre acte de quelques objections[102].

1o Les pustules varioleuses que nous connaissons ne se terminent pas par des ulcérations, mais restent pleines d’une sérosité puriforme jusqu’à la période de dessiccation.

2o Parmi les symptômes de la maladie d’Athènes, il en est de très-apparents qui n’ont été signalés par aucun nosographe dans la description de la variole: telle est, entre autres, la gangrène des extrémités, des parties génitales et des globes oculaires. Toutes les maladies qualifiées de malignes dont la faiblesse radicale est l’élément dominant, peuvent se compliquer de gangrène, la variole comme les autres. Mais c’est là une éventualité accidentelle qui n’entre pas dans le signalement de la fièvre éruptive, et qui d’ailleurs, le cas échéant, en diffère par le siége et la forme.

3o L’éruption de la variole est incontestablement critique dans son principe, quelle que soit son issue. Thucydide n’en fait pas la remarque pour l’éruption qu’il a observée. Ce contraste seul serait décisif pour tous les praticiens. Il me suffit de l’indiquer, parce qu’il est permis de soupçonner, d’après l’interprétation rationnelle des faits, que Thucydide, absorbé par la gravité constante de la maladie, n’a pas su démêler le caractère foncièrement résolutif de l’exanthème concomitant.

Je me crois donc autorisé à séparer la peste antique de la variole. Bien certainement le spectacle dont Thucydide a été témoin, n’est pas celui qui frappe nos regards dans les invasions de la maladie contemporaine, qui trompent si souvent encore la vigilance de la vaccine. Il est bien entendu que je ne parle que du tableau nosographique. Je n’ignore pas que quand la variole est déchaînée, elle ne le cède à aucune autre pour l’intensité de ses ravages.

M. le Dr Daremberg, si autorisé dans cet ordre d’études, a été frappé aussi de la ressemblance de la maladie d’Athènes avec la variole. Mais il ne s’est pas dissimulé que la physionomie habituelle de la fièvre éruptive de nos jours était, dans le portrait ancien, profondément altérée. Pour rendre raison de ces apparences insolites, il s’est arrêté à une sorte d’opinion mixte qu’il traduit en ces termes: «Jusqu’à preuve du contraire, la peste d’Athènes est une petite vérole compliquée de typhus, et même du typhus le plus grave, c’est-à-dire avec gangrène des extrémités et des parties génitales. C’est l’opinion de M. Krause, modifiée et complétée[103].»

Je regrette de ne pouvoir partager la conviction de mon érudit confrère, et je propose quelques objections qui attendent une réponse. Si je refuse mon adhésion, ce n’est pas uniquement parce que je proteste contre l’antiquité de la variole, mais aussi parce que les termes de la question me semblent un peu arbitrairement assortis.

Peut-on citer, dans l’histoire, malheureusement si riche, du typhus et de la variole, une seule épidémie résultant de leur association momentanée, qui rappelle, par ses traits essentiels, celle de l’antiquité.

Que le vice des conditions hygiéniques adjoigne, comme complication, l’élément typhique à une petite vérole épidémique et en modifie les symptômes, la marche, la gravité, cette éventualité n’excède pas la mesure des vraisemblances cliniques. Mais que cette combinaison accidentelle marque la fièvre éruptive de ce cachet original si nettement gravé par Thucydide, c’est ce que je ne puis retrouver dans les souvenirs de mes lectures, de mes entretiens avec mes confrères, ou de mon expérience personnelle.

Supposons, pour un moment, que la maladie eût surpris Athènes dans des conditions de salubrité plus favorables, oserait-on soutenir qu’elle n’eût été qu’une variole épidémique, en tout semblable à celle de notre temps, en admettant toujours, ce qui est loin d’être prouvé, que la fièvre exanthématique fît partie de la pathologie ancienne?

Quand on dit que les traits insolites qui la défigurent ne tiennent qu’à son association avec le typhus, on se met manifestement en contradiction avec les témoignages les plus précis qui nous montrent l’épidémie parcourant de vastes contrées sans rien perdre de son signalement, et ravageant un grand nombre de villes dont l’état sanitaire, au moment de l’explosion, était sans reproches. En changeant de milieu, la prétendue variole aurait dû reprendre son indépendance et déposer, si je puis ainsi dire, sa livrée d’emprunt. Et cependant, si nous la suivons dans sa course, nous la voyons toujours reproduire la même image, et frapper de surprise les médecins qui ne l’ont jamais vue. Telle elle était en partant de l’Éthiopie, son lieu de naissance, telle on la retrouve dans toutes ses stations, indifférente aux influences extérieures et se suffisant à elle-même pour son œuvre de destruction.

Thucydide nous apprend que le fléau éclata d’abord au Pirée, c’est-à-dire dans un quartier situé à quarante stades (huit kilomètres) de l’Acropole, et dans lequel il n’y avait pas le moindre indice d’encombrement, et par conséquent de typhus. Il ne nous dit pas que les premiers cas qui y furent observés aient sensiblement différé de ceux qui se multiplièrent plus tard dans la partie élevée de la ville. Or, l’interprétation de M. Daremberg implique que la variole, importée au Pirée, n’aurait pu s’adjoindre le typhus qu’après avoir gagné le foyer infectionnel. Jusque-là elle aurait dû garder sa physionomie ordinaire, et les médecins auraient revu, sans le moindre étonnement, une ancienne connaissance, à moins qu’on ne prétende, par surcroît d’hypothèse, que cette fièvre éruptive prenait alors possession, pour la première fois, de la famille humaine.

Je crois, en résumé, professer une opinion plus conforme à la logique des faits en assignant à la maladie d’Athènes, considérée dans l’ensemble congénère de ses symptômes, une place à part dans la série des entités morbides inscrites au cadre nosologique. Par son éruption si tranchée et soumise à des phases si régulières, elle appartient au groupe des fièvres exanthématiques. Nous venons de voir que les auteurs qui se sont proposé de l’identifier à des maladies connues, sur la foi de quelques analogies superficielles, n’ont tiré de ces rapprochements que des conclusions disparates et nosologiquement inacceptables. On me permettra de me prévaloir de leurs divergences au profit de mon propre sentiment.

M. Daremberg se plaint que, dans l’étude de ces questions historiques qui sont du ressort de la médecine, «on ne tienne pas assez compte des différences qui séparent l’antiquité de l’âge moderne. Les anciens, dit-il, n’observaient pas et ne décrivaient pas les maladies comme nous[104].»

Il n’est pas douteux que la détermination du siége des maladies sur le vivant, dans les cas où elle est possible, échappait souvent à nos devanciers, dépourvus de puissants moyens de précision. D’un autre côté, le silence forcé de l’anatomie pathologique les privait d’un précieux complément de diagnostic. Leur méthode d’exposition devait se ressentir, au moins dans les détails, de ces lacunes inévitables de la science. Mais ils n’en sont pas moins restés des modèles, dans la mesure de leurs ressources; et sur bien des points, sans en excepter la nosographie, nous ne les avons pas dépassés, si ce n’est peut-être par la prétentieuse prolixité de nos descriptions symptomatiques.

Le mode d’observation des anciens n’était pas, en réalité, aussi différent du nôtre que paraît l’indiquer M. Daremberg, et sa remarque exige au moins quelques restrictions. Mais j’admets avec lui que «des maladies identiques, au fond, ont pu, par suite de certaines circonstances et de complications qu’il est quelquefois possible de déterminer, se manifester dans l’antiquité, sous des formes un peu différentes d’elles-mêmes. Il ne faut donc pas se hâter de déclarer qu’une maladie ancienne n’a point d’analogues dans les temps modernes[105].»

La recommandation est aussi sage que judicieusement motivée. Mais à moins de renoncer à aborder et à approfondir ces problèmes historiques, il faut bien nous résoudre à faire usage des éléments qui sont entre nos mains, et à choisir parmi les solutions diversement probables, celles qui semblent s’accorder le mieux avec les faits. Pourquoi serions-nous, en pareille matière, plus difficiles que Tite-Live? «In rebus tam antiquis, disait-il, si quæ similia veri sint, pro veris accipiantur satis habeam[106].»

Que manque-t-il, après tout, à la description de Thucydide pour éclairer le médecin qui en recherche le sens? Les mœurs de son temps interdisaient les ouvertures de cadavres, et nous savons, après tant d’épreuves démonstratives, qu’il ne faut pas surfaire l’importance de ces documents posthumes appliqués aux grandes épidémies. Mais les nosographes modernes ont-ils jamais tracé un tableau plus vivant d’une épidémie à l’œuvre? Nous avons tous les jours sous les yeux des relations bien moins exactes, et nous n’hésitons pas à nous faire une opinion. La question archéologique, dans l’ordre médical comme dans tout autre, commande, j’en conviens, la plus grande circonspection. Mais est-ce à dire qu’on soit réduit à attendre du temps, de la découverte de quelque texte ignoré, etc., le fiat lux décisif? Avec de pareils scrupules, on n’oserait jamais toucher à ces problèmes, et le découragement arrêterait bientôt la plume la plus résolue. Faute du mieux, on dédaignerait le bien, et la science resterait en place dans la crainte de se fourvoyer en avançant.

M. Daremberg croit aux maladies éteintes et aux maladies nouvelles, et on peut être assuré que ce n’est pas sans de bons motifs[107]. Mais il n’a pas cru devoir faire l’application du principe à l’épidémie d’Athènes. Il a essayé de la rattacher à notre pathologie actuelle en la représentant comme l’incorporation intime et passagère de deux maladies bien connues. Mon lecteur décidera si j’ai été mieux inspiré en me séparant de lui sur ce point; et si, en défendant ma thèse, je suis resté fidèle à la réserve dont mon honoré confrère conseille prudemment de ne jamais se départir.

Des médecins qui ne doutent de rien ont imaginé de rapporter la peste d’Athènes à la fièvre jaune, sans plus de souci de la chronologie que de la symptomatologie comparée. Thucydide ne parle ni d’hémorrhagie, ni de jaunisse, ni de rachialgie, ni de déjections noires, phénomènes trop frappants pour qu’il eût omis de les signaler. A l’inverse, on ne trouve dans la fièvre jaune ni l’éruption ulcérée de la maladie d’Athènes, ni l’enrouement et la toux, ni les convulsions, ni les gangrènes des extrémités et des parties génitales, etc. Victor Bally, un des membres les plus éminents de la commission médicale, déléguée à Barcelone pendant l’épidémie de 1821, a pris la peine de comparer méthodiquement les deux maladies, et il a fait justice de cette inqualifiable fantaisie.

Reste maintenant à apprécier l’opinion qui confond la peste d’Athènes et la peste proprement dite. Je serai bref, me réservant de reprendre ce parallèle quand je traiterai de la grande épidémie du VIe siècle.

Ozanam étudie dans le même chapitre ces deux formes de maladies, sans avoir l’air de soupçonner, entre elles, la moindre différence[108].

Ce sentiment, comme il est facile de s’en assurer, est celui de la majorité des médecins. Le mot Peste (pestis, λοίμος), synonyme générique d’épidémie meurtrière, leur a donné le change, et cette première impression les a détournés d’un plus ample examen. Il est clair pourtant qu’en comparant les descriptions de la peste antique et de la peste de nos jours, on ne retrouve dans la première aucun des symptômes essentiels de l’autre. Les bubons, les charbons, les pétéchies sont les caractères extérieurs de la vraie peste, qualifiée d’inguinale ou bubonique[109]. Thucydide, si minutieux et si précis, n’en fait aucune mention. Les phlyctènes et les petites ulcérations consécutives qu’il décrit ne peuvent être assimilées aux charbons et aux bulles qui les précèdent souvent, puisqu’elles recouvraient toute la surface de la peau.

Inutile de dire que les deux maladies ont quelques traits communs; mais elles ne les doivent qu’à leur qualité de pyrexies malignes. Leur pathognomonie respective traduit des natures affectives bien différentes, et cette conclusion sera, je pense, suffisamment justifiée quand j’aurai dit qu’elle est adoptée par M. Littré[110], auquel je puis bien joindre M. Daremberg[111].

La maladie d’Athènes fit-elle sa première apparition à l’époque où Thucydide en fut témoin? Question insoluble dans l’état présent de notre histoire médicale. Les descriptions qui nous ont été transmises et qui se rapportent à des épidémies antérieures, sont trop vagues pour qu’on essaie de déterminer avec quelque certitude leur nature et leur vrai caractère.

Moïse nous a laissé le souvenir d’une grande épidémie qui ravagea l’Égypte l’an 2443 de l’ère ancienne. Mais sa description est trop concise pour qu’on puisse s’y reconnaître. M. Daremberg est d’avis qu’on ne «reste pas sans quelques doutes sur sa nature pestilentielle,» quand on examine les phénomènes qui précédèrent et préparèrent, pour ainsi dire, son apparition[112]. Ce qui ressort de ce récit, c’est la réunion d’une épizootie et d’une épidémie meurtrières, dont le principal phénomène, le seul du reste qui soit expressément mentionné par l’écrivain sacré, fut une éruption de petits ulcères avec phlyctènes «et erunt super homines et quadrupeda, ulcera, vesicæ effervescentes[113].» Cette éruption, ainsi caractérisée, rapprocherait, selon M. Daremberg, cette maladie, de celle de Thucydide, et j’avoue que je suis disposé, sous toute réserve, à partager cette conjecture.

On n’est pas mieux renseigné sur la peste de Troie, qui éclata sous le règne de Priam, 1285 avant J.-C. Il est probable qu’elle n’était que le typhus des camps, la peste de guerre, comme disait Huxham; mais il est impossible de mieux préciser, d’après la description trop incomplète d’Homère. Sénèque lui a consacré quelques vers dans sa tragédie d’Œdipe, ramage de poëte qui ne donne aucun détail dont nous puissions tirer parti.

L’an 2500 du monde, sous le règne d’Eacus, aïeul d’Achille, la ville d’Égine fut la proie d’une terrible épidémie. Ovide l’a chantée dans ses Métamorphoses et la description qu’il en donne a mérité les éloges de quelques savants, entre autres de Scaliger[114].

J’accorde que le tableau des ravages produits sur les hommes et les animaux par une influence morbide générale est tracé en très-beaux vers, et trahit même une vigueur de pinceau qui n’est pas dans les habitudes du poëte romain. Il énumère les phénomènes météorologiques qui ont annoncé et préparé l’explosion du fléau. Il rappelle que les chiens, les loups et les oiseaux de proie fuyaient les cadavres d’où rayonnaient au loin des principes contagieux (agunt contagia latè). Il note même quelques symptômes que nous avons retrouvés dans la peste d’Athènes: l’ardeur intérieure dès l’invasion, la rougeur de la peau, la soif dévorante qui attirait les malades autour des fontaines, le découragement dont ils étaient frappés aux premiers préludes du mal. Mais un médecin trouve peu à glaner dans ce récit où la fantaisie a peut-être autant de part que la vérité. Les signes positifs sont en trop petit nombre et trop faiblement dessinés pour qu’on puisse en dégager une caractéristique satisfaisante de la maladie qu’ils représentent. Tout ce qu’il est permis de conjecturer puisque rien n’indique le contraire, c’est que cette coopération du génie épizootique et épidémique contrasta par les bornes restreintes de sa sphère d’activité, avec l’expansion sans limites et la juridiction universelle des grands fléaux populaires.

Denys d’Halicarnasse parle d’une maladie épidémique qui apparut la quatrième année de la LXXIXe olympiade (461 ans avant J.-C.). Mais comme il ne dit pas un mot de ses symptômes, nous ne pouvons pas même émettre un soupçon sur sa nature: ce qui est d’autant plus regrettable, qu’elle n’avait précédé la peste d’Athènes que de trente-deux ans, et que ce rapprochement de dates n’était peut-être pas le seul qu’on dût établir entre elles[115].

L’irruption de cette épidémie avait été précédée, comme tant d’autres, d’une épizootie qui avait moissonné avec une fureur inouïe les chevaux, les bœufs, les chèvres et les moutons. (Pene omne quadrupedum genus absumpsit.) Après avoir dévasté la campagne de Rome, elle envahit la ville, qui n’avait jamais été, au dire de l’auteur, aussi cruellement éprouvée (Romani... pestilentia ut nunquam ante vexati). Le fléau frappa à coups redoublés sur les esclaves et la classe indigente, et la mortalité atteignit de telles proportions, qu’on dut emporter les cadavres par tombereaux, et qu’on prit le parti de jeter, en masse, dans le fleuve, les corps de ceux qui avaient appartenu à la partie la plus infime de la population. L’ordre des sénateurs perdit le quart de ses membres; et, parmi eux, deux consuls et la plupart des tribuns. L’épidémie qui avait commencé vers les calendes de septembre, se prolongea pendant tout le cours de cette année, n’épargnant ni sexe ni âge.

Quelle était cette maladie? On ne nous en fait connaître que la léthalité et la durée: éléments de diagnostic qui perdent toute leur valeur par leur isolement. Denys, dont les écrits renferment tant de renseignements qu’on chercherait vainement ailleurs, n’a pas cru devoir nous laisser un indice qui pût nous mettre sur la voie et justifier une conjecture quelconque. Encore un document complétement perdu pour la science qui n’est pas en mesure de suppléer à ces omissions irréparables!

Papon, l’historiographe de la Provence, a trouvé, dit-il, dans les annales de l’antiquité la plus reculée, la mention de vingt-deux pestes qui auraient précédé celle d’Athènes[116].

Cette assertion manque de pièces à l’appui et ne nous apprend pas ce que nous aurions intérêt à connaître. S’agit-il de petites épidémies resserrées dans le rayon de quelques localités isolées? Leur chiffre réel, dans cette supposition, devrait dépasser de beaucoup celui qu’on indique. A-t-on voulu, au contraire, désigner ces grandes maladies voyageuses qui terrassent, sur leur passage, des générations entières? Comme nous savons, par expérience, que leurs explosions sont généralement très-espacées dans la succession des siècles, on ne peut admettre que l’histoire en ait inscrit vingt-deux dans ses archives. Les premières de la série se perdraient dans la nuit des temps.

La vérité est que Papon ne s’est pas préoccupé un instant d’une distinction qu’il ignorait sans doute, faute d’études spéciales. Il s’est borné à prendre note, dans l’ordre de ses lectures, de quelques événements pathologiques, dont la somme, certainement inexacte, comprend, sous le nom commun de pestes, des maladies populaires qui n’ont aucun droit à cette appellation.

Fodéré, que son érudition si compétente en matière d’épidémies aurait dû mieux servir, n’ignorait pas que de nombreuses maladies populaires avaient été observées antérieurement à celle d’Athènes. Mais il a renoncé à pousser plus loin ses recherches, découragé peut-être par l’exiguïté des résultats qu’on en tire; et le fléau décrit par Thucydide est nommé le premier dans la «Revue chronologique des principales épidémies qui ont ravagé le monde[117].».

M. le docteur Guyon a été plus heureusement inspiré lorsqu’il a mis en œuvre les matériaux qu’un long séjour dans le nord de l’Afrique lui a permis de rassembler. Il en a composé une Histoire chronologique des épidémies qui se sont succédé dans cette contrée, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours[118]. Ce travail que j’ai déjà eu occasion de citer est d’une lecture attrayante; mais on regrette que les documents, si laborieusement groupés par l’auteur, n’aient pas eu une couleur plus médicale. La plupart se taisent ou passent rapidement sur les caractères symptomatiques des épidémies qu’ils mentionnent; et faute d’indices séméiotiques qui puissent éclairer leur nature, la maladie de Thucydide reste forcément isolée de celles qui l’ont précédée, sans que le lien qui l’unit sans doute à certaines d’entre elles se laisse même entrevoir.

Interrogeant à son tour les tables chronologiques de la peste, dressées par les historiens et les loïmographes les plus dignes de foi, M. le docteur Prus en compte quarante qui, dans le cours des douze siècles qui ont précédé Jésus-Christ, avaient désolé la Grèce, l’Italie, la Sicile, l’Afrique, la Syrie et la Turquie d’Asie[119].

Je n’examine pas si cette statistique mérite les reproches que Pariset ne lui a pas ménagés[120]. Mais M. Prus lui-même m’épargne la peine de lui opposer une objection dont on ne peut, dans l’espèce, contester la portée.

Les anciens (ce n’est pas la première fois que j’en fais la remarque) confondaient sous le nom de pestes ou de maladies pestilentielles toutes les affections qui entraînaient à leur suite une grande mortalité. Il n’est donc pas possible de distinguer les maladies qui cachent sous cette homonymie des modes intimes disparates, et sont souvent très-distantes dans la série nosologique.

Tout bien pesé, nous sommes obligés de fixer à l’an 428 avant notre ère l’introduction de la peste d’Athènes dans le domaine de la pathologie, et c’est elle qui, jusqu’à preuve contraire, ouvre la marche des grandes épidémies dont la race humaine est condamnée à subir le tribut intermittent. On ne peut certifier, il est vrai, que ce fût son début. Mais, dans l’hypothèse de quelque apparition antérieure, il faudrait au moins reconnaître qu’elle devait dater de bien loin, puisqu’elle n’avait laissé aucune trace dans les chroniques contemporaines. Nous avons vu que les médecins furent complétement déroutés en présence de ce sinistre inconnu, et qu’ils rejetèrent la défaite de l’art sur cette ignorance forcée. Thucydide lui-même ne se décida à déposer un moment le burin de l’histoire et à parler la langue de la médecine, que pour prévenir la surprise des populations que le redoutable fléau menaçait dans l’avenir.

La maladie que je viens d’étudier était donc une entité morbide nouvelle, et j’espère avoir prouvé qu’elle ne peut être identifiée avec aucune de celles qui ont pris rang dans la nosologie actuelle. L’heure venue, elle abandonne la scène, et cède sa place à d’autres qui semblent avoir reçu mission de continuer son œuvre sous une autre forme.

«La peste d’Athènes, a dit M. Littré, est une des affections anciennes aujourd’hui éteintes[121].» Telle est aussi ma dernière conclusion.

Plusieurs siècles vont s’écouler sans que nous entendions parler d’un de ces fléaux destructeurs, dont l’expansion n’a d’autre limite que celle de la terre habitée. Pendant ce long intervalle, la peste d’Athènes s’est-elle obstinément éclipsée? Il est probable que parmi les épidémies signalées par les historiens, sous la seule désignation de pestes, plusieurs ne sont que des retours de la mémorable maladie. Mais le défaut complet d’indications ne nous permet que cette conjecture analogique, et nous en sommes toujours à déplorer que l’exemple de Thucydide n’ait point eu d’imitateurs.

Le regret bien naturel que suggère la privation de tant de précieux éléments d’étude, est trop rarement tempéré par la découverte inattendue de quelques récits moins écourtés, qu’on peut consentir à commenter sans s’exposer à se débattre dans le vide. De ce nombre est la relation de l’épidémie qui attaqua l’armée carthaginoise, sous les murs de Syracuse, l’an 395 avant Jésus-Christ. Diodore de Sicile, à qui nous la devons, a bien compris que la mention d’un pareil événement ne pouvait servir les besoins de la science qu’en lui faisant connaître au moins les principaux caractères de la maladie. Le tableau qu’il a tracé a même paru, à certains médecins, assez complet pour qu’ils en aient déduit hardiment la signification nosologique.

J’avoue, pour ma part, qu’il me reste encore bien des doutes. Mais il n’en est pas moins utile de poser les termes du problème, dans l’espoir que des recherches nouvelles pourront l’éclaircir[122].

L’armée carthaginoise, campée devant Syracuse, venait de détruire le faubourg et de piller les temples de Cérès et de Proserpine lorsqu’elle fut atteinte d’une épidémie meurtrière. Diodore énumère avec sagacité les influences étiologiques dont le concours, d’après lui, aurait produit ce désastre. A la vengeance des déesses irritées qu’il n’oublie pas de faire intervenir, selon les idées du temps, il ajoute l’ardeur insolite de la saison, et l’agglomération de plusieurs milliers d’hommes dans un lieu bas et marécageux. «Locus ille palustris et concavus existit.» C’est même à l’insalubrité naturelle de cet emplacement qu’il attribue la maladie qui avait décimé quelques années auparavant les troupes athéniennes, pendant l’attaque infructueuse de la ville.

L’épidémie commença par les Africains dont les cadavres amoncelés gisaient sur le sol, et répandaient dans l’air ambiant des exhalaisons fétides. La mortalité fit des progrès rapides, et comme la maladie se communiquait à ceux qui soignaient les malades, personne n’eut plus le courage de les approcher. Pour surcroît de malheur, tous les efforts humains échouaient contre la violence et la rapidité presque foudroyante de ce mal.

Voici les symptômes qu’il présentait.

Au début, catarrhe, bientôt suivi de tuméfaction du cou; après quoi la fièvre s’allumait peu à peu, et les malades accusaient des douleurs dans le dos et un sentiment de pesanteur dans les jambes. Puis survenaient la dysenterie et une éruption de pustules (φλυκταιναι) sur toute la surface du corps.

Ces symptômes étaient les plus communs. Quelques individus pris d’un transport furieux avec oubli de toutes choses, couraient çà et là dans le camp et se ruaient sur tous ceux qu’ils rencontraient. Les malades expiraient le cinquième ou le sixième jour au plus tard, en proie à des souffrances atroces. Aussi tout le monde enviait-il le sort de ceux qui étaient morts en combattant.

Cette description nous montre une fièvre éruptive bien caractérisée, et quelques médecins y ont reconnu la variole. J’ai déjà prévenu que je n’en admets pas l’existence à cette époque, et je prie encore une fois mon lecteur de ne pas prendre de décision avant d’avoir entendu mon exposé de motifs. Je crois pouvoir dire, dès à présent, qu’au milieu des analogies qu’on fait valoir, on découvre, en y regardant de près, bien des différences essentielles.

Le catarrhe et le gonflement du cou, précédant l’invasion de la fièvre, n’appartiennent pas à la variole. Les deux éruptions comparées n’ont de commun que leur dissémination sur toute l’étendue de la peau. On serait sans doute trop exigeant si on demandait à Diodore des détails précis sur les phases diverses de la période éruptive jusqu’à la dessiccation. Mais il serait indispensable de bien définir les phlyctènes dont il parle. Littéralement ce mot ne peut être accepté comme synonyme de pustule. Peut-être désigne-t-il des bulles pareilles à celles du pemphygus. Est-il permis d’affirmer qu’il s’agit d’une variole avant d’être bien renseigné sur tous ces points?

Remarquons encore que celle-ci, dans ses invasions les plus malignes, n’emporte les malades que dans la période suppurante, le onzième jour et souvent plus tard[123]. Nous avons vu que Diodore fixe au cinquième et tout au plus au sixième jour la terminaison funeste de la maladie qu’il décrit. L’opinion que je combats doit, si je ne me trompe, se trouver un peu gênée par tous ces contrastes.

L’épidémie des Carthaginois était une fièvre éruptive comme celle d’Athènes. Mais son exanthème n’est évidemment pas le même que celui qui a été si nettement décrit par Thucydide. La violence de la maladie, la rapidité de sa marche, sa résistance au traitement, le délire, etc., sont des traits qui s’appliquent à toutes les épidémies malignes, mais qui n’excluent pas leurs caractères individuels et distinctifs.

Dans la pensée de Diodore, la maladie résultait de la double action des miasmes putrides et des effluves paludéens. Il est certain qu’une pareille combinaison, coïncidant avec l’agglomération des troupes, aurait expliqué l’apparition d’une grave maladie participant, à la fois, du typhus et de l’affection intermittente: sorte de composé morbide binaire dont les exemples ne sont pas rares dans les fastes de l’épidémiologie[124]. Le tableau des symptômes dément cette prévision. Sans doute on compte, parmi les prodromes du typhus, des indices marqués d’état catarrhal, comme dans la maladie dont je m’occupe et dans beaucoup d’autres. Mais la forme et le caractère de l’éruption sont bien différents dans les deux cas. Quand le typhus est très-grave, il s’accompagne généralement de parotides. Mais elles n’apparaissent qu’avec l’exanthème tacheté ou même plus tard; tandis que le gonflement du cou, signalé par Diodore, en supposant qu’il provînt d’un engorgement glandulaire, se montrait dès le début, avant la fièvre. La stupeur qui est, au dire d’Hildenbrand et de tous les praticiens, le symptôme «le plus essentiel, le plus frappant et le plus constant du typhus dans toutes ses périodes[125],» n’est pas même indiquée dans la maladie que je lui compare. La durée de celle-ci ne dépassait pas cinq à six jours. Le typhus se prolonge, au contraire, pendant deux semaines au moins, et c’est alors que certains actes critiques amènent la guérison ou la mort[126].

On pourrait objecter que le génie intermittent se mêlant, sous sa forme la plus grave, à l’état typhique, en a accéléré la marche et l’issue fatale. Mais ce ne serait ici qu’une vue théorique suggérée par l’action présumée des émanations paludéennes. Il va sans dire que cette question d’analyse clinique dépassait la compétence de l’historien qui n’avait pas qualité pour la poser.

Prenant donc le récit de Diodore dans sa teneur textuelle, je m’arrête à cette idée que si l’action des influences ambiantes a pu seconder, dans une certaine mesure, l’explosion et le développement de l’épidémie, il faut en rechercher la véritable origine dans une étiologie plus obscure. La spontanéité des fièvres éruptives est un fait d’expérience que le paradoxe pourrait seul contester. La maladie des Carthaginois a suivi la loi commune.

Celle dont les Athéniens avaient été antérieurement frappés, n’était pas la même, car Diodore n’aurait pas manqué de nous le dire. Il se contente de la désigner sous le nom vague d’affreuse mortalité (fœda strage), et il la rapporte formellement à l’action des marais favorisée par les conditions topographiques. Si cette interprétation est juste, ce qui n’a rien d’improbable, nous devons assigner une autre nature à la fièvre exanthématique que l’historien a jugée digne d’une description spéciale.

Cette maladie réunit quelques-uns des attributs des grands fléaux populaires: la léthalité invincible, qui déjoue tous les efforts de la médecine; la contagiosité qui la propage. Mais les circonstances mêmes au milieu desquelles elle se montre, excluent toute idée d’expansion illimitée, et on peut suppléer au silence de l’auteur en assurant qu’elle a dû naître et s’éteindre sur place. Elle mérite donc, dans le langage régulier de la science, la dénomination de petite épidémie.

Si nous la rapprochons des autres maladies analogues, groupées dans notre cadre nosologique, nous ne pouvons l’identifier avec aucune d’elles. Se présente-t-elle dans la relation de Diodore, avec sa physionomie habituelle? Est-elle modifiée par les complications accidentelles provenant de l’influence du milieu? Nous connaissons le caractère formidable de malignité que les fièvres éruptives de nos jours empruntent à leur association avec le typhus de l’encombrement ou l’affection paludéenne. Les fastes des armées en campagne renferment un grand nombre d’observations de ce genre. S’agirait-il d’une maladie vulgaire très-connue des anciens pathologistes, et que le génie épidémique aurait transformée momentanément en fléau inexorable? L’auteur a laissé sans réponse ces questions et bien d’autres qu’il aurait pu éclairer. Tradidit disputationibus eorum. Il serait imprudent de pousser plus loin ce commentaire.

Je n’ai qu’un mot à dire, et pour cause, d’une terrible épidémie qui vint s’abattre sur Rome l’an 819 de sa fondation, sous le règne de Néron (66 de J.-C.). Suétone se contente de la signaler en passant, et nous apprend qu’elle emporta, dans le cours de l’automne, trente mille Romains[127]. L’énormité de ce chiffre est le seul motif de la mention que j’en fais. C’est surtout en présence de pareilles catastrophes qu’on en veut aux historiens de leur inexplicable laconisme. Tacite insiste aussi sur la férocité inouïe de cette maladie; mais il s’abstient de tout renseignement médical. Personne n’était épargné; les maisons, les rues étaient encombrées de cadavres; et pendant tout ce temps le ciel resta toujours serein (Nulla cœli intemperies quæ occurreret oculis)[128]. Contraste souvent remarqué pendant le règne des épidémies, et qui ne laisse pas que de surprendre ceux qui prétendent les rapporter à l’étiologie externe! C’est dans ce passage, malheureusement si concis, que le grand historien flétrit par un de ces mots sanglants, dont il a le secret, la mémoire détestée de Néron: «Au milieu du deuil de toutes les classes de la population, la mort des chevaliers et des sénateurs paraissait moins regrettable, parce qu’elle les dérobait aux fureurs du tyran!»

On comprend que je n’ai pas la prétention de hasarder une opinion quelconque sur la nature d’une maladie dont on ne nous fait connaître que le nécrologe. En la recueillant dans mes lectures, je n’ai eu qu’une pensée: c’est qu’elle précède de moins d’un siècle une grande épidémie formant, après plus de six cents ans, un nouvel anneau de la chaîne qui commence à la peste décrite par Thucydide. En entreprenant cette étude, je suis encore réduit à répéter que ma tâche aurait été moins lourde, si les écrivains médicaux, mieux pénétrés des intérêts futurs de la science, avaient dispensé, d’une main moins avare, les matériaux qu’elle avait le droit d’en attendre.

Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles

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