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CHAPITRE XI.
1657-1658

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Bussy poursuit son plan auprès de sa cousine.—Il savait apprécier son style.—Il aimait à exercer sa critique sur les auteurs les plus fameux.—Il se plaisait à faire confidence à sa cousine de ses intrigues galantes.—Lettres de Bussy à madame de Sévigné.—Ce qu'il a écrit à la marquise d'Uxelles.—Rupture entre Bussy et madame de Sévigné.—Bussy déplaît à Turenne.—Il fait sa cour à Mazarin et à Fouquet.—Sa galanterie lui fait des rivaux et des ennemis.—Il contracte des dettes.—Il remet à Fouquet la démission de sa charge.—Bussy reçoit de l'argent de Fouquet.—Bussy s'adonne au jeu.—Il a besoin d'argent pour ses équipages de campagne.—Madame de Sévigné consent à lui en prêter.—Des formalités empêchent la délivrance de la somme.—Bussy emprunte sur les diamants de madame de Monglat.—Il part furieux contre madame de Sévigné.—Ses malheurs datent de sa rupture avec elle.—Il se distingue à l'armée.—Il fait pendant la semaine sainte une partie de débauche au château de Roissy.—Bussy est disgracié pour cette orgie.—Il fait des vers contre Mazarin et des personnes de la cour.—Il compose son Histoire amoureuse des Gaules, et y place le portrait de madame de Sévigné.—Il est mis à la Bastille pour ce libelle.—Supporte mal l'infortune.—Comment se passa la fin de sa vie.—Personne ne l'aimait, hors madame de Sévigné.—Cependant le souvenir de l'injure qu'il lui a faite excite toujours ses craintes.—Bussy se repent de ce qu'il a fait contre sa cousine.—Dans une circonstance mémorable il se conduit à son égard avec générosité.

Bussy se flattait peu, après une aussi longue résistance, de pouvoir triompher de sa cousine; mais il goûtait de jour en jour davantage le commerce épistolaire qu'il entretenait avec elle. Homme de goût et d'esprit, il se vantait avec quelque raison de son tact en littérature et de l'indépendance de ses jugements. Chapelain, dont la haute réputation avait résisté même à la publication de son poëme, n'était pas à l'abri de ses critiques. Bussy appréciait parfaitement le naturel, l'élégance, la variété et la vivacité des tours et toutes les qualités du style de sa cousine. Il en était charmé, et ses lettres lui causaient un plaisir toujours nouveau. D'ailleurs, il avait la plus entière confiance dans sa prudence et dans sa discrétion. Obligé de se soumettre à la défense qu'elle lui avait faite de ne jamais dans sa correspondance l'entretenir de son amour, il s'en dédommageait en lui faisant confidence de ses intrigues galantes avec d'autres femmes. Dans une lettre qu'il lui adressa pendant cette campagne, il lui fait part de sa correspondance avec la marquise d'Uxelles:

LETTRE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ

«Au camp de Blessy, le 4 août 1657.

«Votre lettre est fort agréable, ma belle cousine; elle m'a fort réjoui. Qu'on est heureux d'avoir une amie qui ait autant d'esprit que vous! Je ne vois rien de si juste que ce que vous écrivez, et l'on ne peut pas vous dire: Ce mot-là serait plus à propos que celui que vous avez mis. Quelque complaisance que je vous doive, madame, vous savez que je vous parle assez franchement pour ne pas vous dire ceci si je ne le pensais pas; et vous ne doutez pas que je ne m'y connaisse un peu, puisque j'ose bien juger des ouvrages de Chapelain207, et que je censure assez justement ses pensées et ses paroles. Je vous envoie copie de la lettre que j'ai écrite à la marquise d'Uxelles. Elle me mande que si j'aime les grands yeux et les dents blanches, elle aime, de son côté, les gens tendres et les amoureux transis, et que ne me trouvant pas comme cela, je me tienne pour éconduit. Elle revient après; et sur ce que je lui mande que je la quitterai si elle me rebute, et qu'à moins de se déguiser en maréchale pour me surprendre, elle ne m'y rattrapera plus, elle me répond que je ne me désespère point, et qu'elle me promet de se donner à moi quand elle sera parvenue à la dignité pour laquelle, à ce qu'elle dit, on la mange jusqu'aux os; que mon poulet ne pouvait lui être rendu plus mal à propos, et que, n'ayant pas un denier, elle était dans la plus méchante humeur du monde208

On voit, par les particularités contenues dans cette lettre, qu'il existait entre Bussy et sa cousine tous les genres d'intimité, excepté celui qu'elle repoussait, et qui n'eût point été compatible avec de tels aveux. Cependant, c'est alors que leur liaison semblait la plus étroite, c'est lorsque leur amitié mutuelle s'était accrue par l'habitude de se communiquer leurs pensées, qu'il y eut entre eux une rupture absolue. L'outrage qui en fut la suite aurait pu rendre cette rupture définitive, si l'excellent caractère de madame de Sévigné, la bonté de son cœur, le repentir sincère de Bussy, sa noble conduite dans une circonstance délicate, un orgueil de famille assez prononcé dans le cousin comme dans la cousine, les inclinations qu'ils avaient toujours eues l'un pour l'autre, n'eussent, après huit ans d'intervalle, opéré entre eux un rapprochement sincère, et renoué enfin une correspondance depuis longtemps interrompue.

Mais pour bien connaître la cause de cette rupture, qui eut peut-être plus d'influence sur la destinée de madame de Sévigné qu'elle-même ne le soupçonna, il faut continuer à suivre les principaux détails de la vie de Bussy, comme nous l'avons fait jusque ici.

Bussy dès les premiers moments qu'il fut placé sous les ordres du maréchal de Turenne, lui avait déplu209: Bussy cependant avait un courage brillant; il était bon officier, entendait bien la guerre, et fit plusieurs actions d'éclat qui lui méritèrent les éloges de Turenne lui-même; mais Bussy faisait souvent des fautes par un excès de présomption. Il était vain et arrogant, et il aimait trop ses plaisirs pour ne pas souvent négliger ses devoirs210. Son esprit médisant et caustique dirigeait sur tout le monde, et sur ses supérieurs même, des traits acérés211. Trop jaloux des priviléges de sa charge, il faisait de son plein gré des promotions dans la cavalerie, et délivrait des commissions d'officier sans en référer au général en chef212. Il en avait le droit; mais dans l'exercice de l'autorité il faut moins consulter son droit que l'intérêt de la chose qui nous a été confiée, et le jugement nous indique quand il faut aller au delà de nos pouvoirs et quand il faut rester en deçà. Le privilége dont Bussy abusait était de nature à déplaire à tout général en chef, même en temps de paix; en guerre il était évidemment nuisible au bien du service, et il entraînait de fâcheuses conséquences.

Malgré son orgueil, Bussy faisait assidûment sa cour à Mazarin et à Fouquet, dans l'espérance d'obtenir de l'avancement du premier et de l'argent du second213; or, rien n'était plus propre qu'une telle conduite à lui enlever l'estime de Turenne. Ce grand capitaine se prévalait de l'appui qu'il prêtait à l'État pour se maintenir dans une indépendance utile aux succès de ses opérations; il lui importait peu de déplaire au premier ministre: parfaitement désintéressé, il n'avait ni richesses ni faveurs à demander, et la nécessité de la discipline le portait à vouloir que les officiers sous ses ordres dépendissent de lui et non de Mazarin. Bussy, malgré ses pressantes sollicitations, n'obtenait point l'exécution des promesses qui lui avaient été faites. Il attribuait le défaut de succès de ses démarches au peu de crédit dont il jouissait près de Turenne, et il ne se trompait pas. Quoique Mazarin fût jaloux de Turenne, il lui rendait justice; il savait apprécier ses services et ses talents, et il le ménageait. Si Bussy avait pu obtenir l'appui de ce grand capitaine, Mazarin n'aurait pas osé lui manquer si souvent de parole.

A tous ces mécomptes de l'ambition Bussy joignait une conduite propre à lui faire beaucoup d'ennemis: il ne se contentait pas d'une seule maîtresse, mais toutes les femmes qui lui plaisaient devenaient les objets de ses poursuites; et comme il réussissait souvent, il avait contre lui beaucoup d'envieux et de jaloux et un plus grand nombre de rivaux. Ce qu'il y avait pour lui de plus triste et de plus désastreux, c'est qu'il n'avait ni ordre dans ses affaires ni économie dans ses dépenses; son faste, son goût pour les plaisirs lui en faisaient faire d'excessives, et de très-disproportionnées à sa fortune. Les sommes qu'il avait empruntées au surintendant pour payer sa charge eussent exigé de lui qu'il fît des épargnes, afin de pouvoir en opérer le remboursement et en servir les intérêts; mais, bien loin de pouvoir y parvenir, il avait contracté de nouvelles dettes. Dans son marché avec Fouquet, il s'était engagé d'obtenir avant trois ans un grade supérieur à celui de mestre de camp dans la cavalerie214, et de céder cette dernière charge au surintendant, qui voulait la faire passer dans sa famille. Pour sûreté de cette condition, Bussy avait remis d'avance à Fouquet la démission de sa charge; mais comme Bussy ne put obtenir d'avancement dans les délais déterminés, Fouquet refusa de lui compter les sommes stipulées en cas d'exécution de cette clause de leur contrat. Bussy voulut alors ravoir la démission souscrite par lui: pour forcer le surintendant à la lui rendre, il se servit de l'influence de l'abbé Fouquet, alors brouillé avec son frère, mais en grande faveur auprès de la reine mère et de Mazarin. Par le moyen d'une si puissante intervention, Bussy parvint à se faire rendre la démission qu'il avait donnée; mais il s'attira l'inimitié du surintendant215.

Pour qu'aucun travers, aucune cause de ruine ne manquât à Bussy, il était joueur: il est vrai que, si on l'en croit, il était heureux au jeu. Cependant il y a lieu de penser qu'il aimait à se vanter de ce qu'il gagnait, et se taisait sur ses pertes. Il fait mention dans ses Mémoires des gains considérables qu'il fit pendant qu'il était à l'armée de Catalogne. Ils lui suffirent pour défrayer toutes ses dépenses pendant cette campagne; il lui resta même encore dix mille écus sur cet argent216. Dans la lettre à sa cousine dont nous venons de transcrire une partie, il dit qu'il a gagné huit cents louis217, et qu'il est tellement en veine, que personne n'ose plus jouer avec lui. Cependant, lorsque l'année suivante le moment vint de partir pour l'armée, il se trouva dans une telle détresse qu'il n'avait pas de quoi suffire à la dépense de ses équipages218, et si peu de crédit, que personne ne voulait lui prêter219. Il ne savait comment se tirer d'embarras, lorsque l'évêque de Châlons, Jacques de Neuchèse, oncle de sa première femme, dont nous avons parlé précédemment220, mourut. Cet évêque avait donné par contrat de mariage à sa nièce, lorsqu'elle épousa Bussy, une valeur de dix mille écus, et autant à son autre nièce madame de Sévigné; le tout était payable seulement après sa mort. Madame de Sévigné, qui désirait avoir une terre de l'évêque de Châlons rapprochée de Bourbilly, avait proposé à Bussy de traiter avec lui de ses droits dans la succession de leur oncle. Bussy, sans rejeter ni accepter cette proposition, mais uniquement occupé du soin de se tirer de la gêne où il était, envoya Corbinelli à sa cousine, pour lui demander en son nom de lui faire trouver dix mille écus: il lui offrit pour garantie le nouvel héritage auquel il avait droit. Madame de Sévigné accepta, et même elle témoigna sa joie de pouvoir obliger Bussy; mais elle se laissait gouverner entièrement pour ses intérêts pécuniaires par son oncle l'abbé de Coulanges; et là où elle n'avait pas vu de difficultés il en aperçut. L'abbé connaissait le désordre des affaires de Bussy, et avant de laisser grever les biens de sa nièce pour une somme de dix mille écus, qui valaient à peu près 60,000 fr. d'aujourd'hui, il voulut savoir si les biens de Bussy n'étaient pas déjà engagés, et s'assurer quels pouvaient être ses moyens de remboursement. Il envoya quelqu'un en Bourgogne pour prendre des informations; et pour déguiser ce que cette mesure avait d'offensant, l'abbé de Coulanges dit qu'on ne pouvait disposer des fonds d'une succession qui n'était pas encore partagée; et que par conséquent il y avait nécessité d'aller trouver l'héritier de M. de Neuchèse, pour s'assurer de son consentement relativement à l'hypothèque offerte par Bussy. Madame de Sévigné fit savoir à Bussy les raisons du retard du prêt qu'elle devait lui faire. Bussy répondit qu'il lui était impossible d'attendre, parce que l'armée avait déjà investi Dunkerque, et que s'il ne se trouvait pas à ce siége, il serait déshonoré: il lui offrit pour sûreté de la somme qu'il demandait, en attendant le retour de l'homme d'affaires envoyé en Bourgogne, des ordonnances de ses appointements pour dix mille écus, disant que, lors même qu'il mourrait à l'armée, il serait facile de se faire payer du montant de ces ordonnances jusqu'à concurrence de la somme prêtée, puisque cela ne dépendait que de Fouquet, dont la bonne volonté à l'égard de sa cousine n'était pas douteuse. Madame de Sévigné répondit que le surintendant était précisément l'homme du monde auquel elle consentirait le moins à demander un service d'argent.

Cette correspondance et ces négociations avaient consumé du temps, et n'avaient fait qu'augmenter la détresse de Bussy, qui était arrivé à la veille du jour de son départ. La marquise de Monglat vint à son secours; elle lui remit ses diamants, qu'il mit en gage; il emprunta dessus deux mille écus: avec cet argent il partit, mais le cœur ulcéré contre sa cousine, se croyant trompé par elle, et regardant comme fausses toutes les protestations qu'il en avait reçues, comme perfides tous les témoignages de tendresse et d'amitié qu'elle lui avait donnés. Quoiqu'il ne pût s'empêcher de l'aimer encore, il rompit tout commerce avec elle. Le dépit et l'orgueil blessé lui inspirèrent le même désir de vengeance que la haine, et il ne tarda pas, comme nous le verrons bientôt, à se satisfaire. C'est de cette époque que datent le déclin de la fortune de Bussy et tous ses malheurs. Si sa rupture avec sa cousine n'en fut pas la seule cause, il est certain qu'elle y contribua beaucoup. C'est depuis qu'il eut cessé d'avoir madame de Sévigné pour confidente et pour amie, depuis qu'il n'eut plus la crainte d'être désapprouvé par elle, depuis qu'il ne redouta point ses spirituelles et utiles railleries, et qu'il ne fut plus encouragé par ses éloges ni éclairé par ses conseils, qu'il passa de la prodigalité au désordre, et de la galanterie à la débauche.

Au retour de cette campagne, qui fut une des plus brillantes et une des plus importantes par ses résultats, toute la jeune noblesse qui en était revenue, enivrée de ses succès et de la gloire commune, se livra avec plus d'emportement que de coutume aux plaisirs de la capitale. Bussy, qui s'était distingué par de beaux faits d'armes, fut un des plus ardents à se dédommager des ennuis et des fatigues de la guerre, par toutes les joyeuses folies auxquelles l'usage permettait de s'abandonner pendant le carnaval. Lui et ses compagnons habituels virent avec peine arriver le moment où les solennités de la semaine sainte les forceraient d'interrompre et de changer leur genre de vie: en le continuant ouvertement, ils savaient qu'ils révolteraient les sentiments de morale publique et s'exposeraient à des dangers. Vivonne, premier gentil-homme du roi, l'un d'entre eux, leur offrit d'aller passer ce temps de retraite et de pénitence à son château de Roissy, à quatre lieues de Paris, leur promettant que, loin de l'intrusion des fâcheux et des regards de tous les censeurs, ils auraient pleine liberté pour se réjouir et abondance de tous les moyens nécessaires à la satisfaction de leurs goûts. Outre Vivonne et Bussy, il y avait, dans le nombre de ces jeunes débauchés, Cavois, lieutenant au régiment des Gardes; Mancini, neveu du cardinal Mazarin; les comtes de Guiche et de Manicamp et l'abbé Le Camus, qu'on est bien étonné de trouver en telle compagnie, car c'est bien le même qui depuis, aumônier et prédicateur du roi, évêque et cardinal, devint un modèle de vertu, de piété et d'humilité chrétienne221. En se rendant au château qui devait être le théâtre de leurs orgies, ces jeunes écervelés arrêtèrent en route un procureur nommé Chantereau; ils l'emmenèrent prisonnier, puis, après l'avoir enivré et s'en être divertis, ils le renvoyèrent. Ils se mirent ensuite à jouer gros jeu; puis après ils firent venir des violons. Le jour suivant, ou plutôt la nuit suivante, qui était celle du samedi au dimanche, ils firent ce qu'on appelait alors media noche, c'est-à-dire un repas au milieu de la nuit, afin de pouvoir s'enivrer et manger de la viande. Malgré les précautions qu'ils avaient prises, le bruit de leurs excès et de leurs débauches perça au dehors; tout ce qu'il y avait eu dans leurs actions de blâmable pour les bonnes mœurs, d'outrageant pour la religion, devint la matière de récits exagérés: le roi et la reine en furent informés, et Bussy et tous les auteurs de ces scènes scandaleuses furent exilés dans leurs terres222. Cette disgrâce ôtait à Bussy tous les moyens d'obtenir l'accomplissement des promesses d'avancement qui lui avaient été faites. La sévérité dont on usa envers lui dans cette circonstance lui parut excessive; elle l'aigrit contre Mazarin, contre la reine, contre Turenne, contre tout ce qui était puissant et favorisé par eux. Il exhala d'abord, à part lui à la vérité et en secret, sa malignité dans des satires, des chansons, des épigrammes dirigées contre les courtisans, les ministres et les généraux. Il en divertit sa maîtresse223. Comme elle prenait goût à ces dangereux exercices d'esprit, il composa, pour la satisfaire, le curieux et scandaleux volume qu'il intitula Histoire amoureuse des Gaules. Sous des noms déguisés et faciles à deviner, et sous la forme d'un roman écrit d'un style naturel et élégant, il y dévoila les intrigues, le libertinage et les turpitudes de plusieurs personnages de la cour. Comme il était alors au plus haut point de sa colère contre madame de Sévigné, il traça d'elle un portrait satirique. C'est ce portrait et un ou deux autres qui ont fait dire à Saint-Évremond, au sujet de cet ouvrage, «que son auteur avait dit du mal de certaines femmes dont il n'avait pas pu même inventer les désordres224».

Bussy fit quelques lectures de son ouvrage à des personnes sur la discrétion desquelles il pouvait compter. Son secret lui fut gardé pendant quelque temps; mais, ainsi que nous le dirons plus amplement, il fut trahi par la jalousie d'une de ses maîtresses. Il avait eu la faiblesse de prêter son manuscrit pendant vingt-quatre heures. Contre la foi de la promesse qui lui avait été faite, on en fit une copie qui servit à en faire d'autres, qui circulèrent, et l'ouvrage fut imprimé en Hollande, sans nom d'auteur d'abord, puis peu après avec le nom de l'auteur, et donnant la connaissance de tous les personnages dont les noms étaient déguisés, au moyen d'un index ou clef qu'on avait ajoutée et imprimée à la fin. Ce ne fut pas tout: en recopiant et en réimprimant cet ouvrage, on y fit des additions, qui en augmentèrent le venin et le scandale, et dont Bussy n'était pas l'auteur. Un des interlocuteurs de cette espèce de roman historique y parlait d'un cantique qu'on avait chanté, sans dire quel était ce cantique et sans en rien citer. On en composa un avec des couplets dirigés contre le roi et les femmes de la cour, et on l'intercala dans cet endroit de l'ouvrage de Bussy. Cette addition fut faite peu de temps après les premières éditions: il y avait encore d'autres couplets, moins coupables, qu'on lui attribuait alors, et qu'il affirmait n'être point de lui225. Ses protestations, ses assertions, et les preuves dont il offrait de les appuyer, furent repoussées; il fut mis à la Bastille, et tomba dans une disgrâce complète.

On verra par la suite de ces Mémoires que Bussy ne sut point supporter avec courage et dignité son infortune, ni profiter de l'intérêt que l'arbitraire dont il était victime attachait à sa disgrâce. Il flattait bassement ceux par lesquels il espérait remonter à la faveur, et il les déchirait en secret. Sa détention ne fut pas de longue durée; mais vingt années s'écoulèrent sans qu'il pût obtenir la permission de se montrer à la cour. Il y reparut enfin, mais humilié, mais sans charge, sans fonctions, sans crédit, sans considération, et confondu dans la foule des courtisans. Aussi rentra-t-il promptement dans sa retraite; il y termina ses jours, qu'abrégèrent de tristes débats de famille et un odieux procès. Saint-Évremond, qui le connut particulièrement, a dit de lui «qu'il n'aimait personne et parvint à n'être aimé de qui que ce soit». Cette dure assertion doit être au moins modifiée, puisqu'elle offre une exception dans madame de Sévigné. Cependant le commerce qu'elle renoua avec Bussy après leur rupture ne fut pas semblable à celui qu'elle entretenait avant cette époque: le souvenir de l'outrage qu'elle en avait reçu était pour son cœur une plaie que le temps ne put entièrement cicatriser. On s'aperçoit, en lisant les lettres qu'elle lui a adressées depuis leur réconciliation, qu'une sorte de crainte et de défiance se mêle à l'abandon auquel elle aurait voulu se livrer, et qu'elle se tenait toujours sur ses gardes. Cependant Bussy fut pour elle l'homme le plus aimable et le plus spirituel, celui avec lequel elle aimait le plus à s'entretenir. Elle le regardait comme injustement persécuté, et en butte à des ennemis inférieurs à lui en mérite; elle aurait voulu le voir heureux, et elle était vivement touchée des revers de sa fortune. Bussy, après s'être réconcilié avec sa cousine, lui rendit toute sa confiance, et sentit renaître toute son affection pour elle; il avait la plus haute estime pour ses vertus, la plus vive admiration pour son esprit, la plus forte inclination pour son caractère, égal, sensé, aimable, aimant et gai. Le repentir qu'il éprouvait de l'avoir offensée fut profond et durable; il le peint avec énergie dans un endroit de ses Mémoires qu'il écrivait pour lui-même et pour ses enfants, avec le dessein de ne jamais les publier de son vivant.

«Un peu avant la campagne de 1658, je me brouillai avec madame de Sévigné. J'eus tort dans le sujet de ma brouillerie; mais le ressentiment que j'en eus fut le comble de mon injustice. Je ne saurais assez me condamner en cette rencontre, ni avoir assez de regrets d'avoir offensé la plus jolie femme de France, ma proche parente, que j'avais toujours fort aimée, et de l'amitié de laquelle je ne pouvais pas douter. C'est une tache de ma vie, que j'essayai véritablement de laver quand on arrêta le surintendant Fouquet.»

Bussy a raison de se vanter de la conduite qu'il tint dans cette dernière circonstance. Elle fut noble et généreuse, mais ce n'est pas encore ici l'occasion de la faire connaître. Le but principal de cet ouvrage nous oblige à perdre quelque temps Bussy de vue; nous reviendrons à lui lorsqu'il aura cessé d'être brouillé avec madame de Sévigné. Nous allons continuer à suivre celle-ci dans le monde, où elle brillait alors avec plus d'éclat encore que par le passé, et où son esprit, les charmes de sa personne et les agréments de son commerce lui avaient acquis une véritable célébrité.

207

Conférez LORET, liv. VII, p. 21, lettre du 5 février 1656.

208

BUSSY, Mém., 1721, in-12, t. II p. 90; édit. in-4o, t. II, p. 109; Supplément, t. I, p. 158.—SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 53.

209

BUSSY, Mém., t. II, p. 85, 89 de l'édit. in-12.—Ibid., t. II, p. 203 et 207 de l'édit. in-4o.

210

BUSSY, Mém., t. II, p. 100 à 109 de l'édit. in-12, p. 137 et 335 de l'édit. in-4o.

211

SAINT-ÉVREMOND, lettre touchant la destinée du comte de Bussy-Rabutin, Œuvres, 1753, in-12, t. IX, p. 119.—BUSSY, Mém., t. II, p. 43, édit. in-12; t. II, p. 91 et 95, édit. in-4o.

212

BUSSY, Mém., t. II, p. 91, passim.

213

BUSSY, Mém., t. II, p. 105.

214

BUSSY, Mém., t. II, p. 107 et 108 de l'édit. in-12, et t. II, p. 129 de l'édit. in-4o.

215

Ibid., Mém., t. II, p. 140 à 146, édit. in-12, et t. II, p. 171 à 177 de l'édit. in-4o.

216

BUSSY, t. I, p. 456, édit. in-12, et t. I, p. 561 de l'édit. in-4o.

217

SÉVIGNÉ (lettre de Bussy, 4 août 1657), t. I, p. 66, édit. G, t. I, p. 54, édit. M.

218

BUSSY, Mém., t. II, p. 109 de l'édit. in-12, ou t. II, p. 132 de l'édit. in-4o.

219

BUSSY, Mém., passage inédit inséré dans les notes sur SÉVIGNÉ, Lettres, édit. 1820, t. I, p. 141, et Lettres de SÉVIGNÉ, 29 juillet 1668, t. I, p. 133 et 134.—BUSSY, Mém., t. II, p. 157.

220

Voyez 1re partie, ch. XI, p. 149 et 150.

221

LORET, liv. VIII, p. 48, du 7 avril 1657.—MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 7.—DANGEAU, Nouveaux Mémoires, dans l'Essai sur l'établissement monarchique de Louis XIV, par Lemontey, p. 23.—DE SUBLIGNY, Muse Dauphine, p. 112; Hist. de la Vie et des Ouvrages de La Fontaine, 3e édit., p. 410.—LA FONTAINE, Œuvres, 1827, t. VI, p. 162.

222

BUSSY, Mém., t. II, p. 153 et 155, édit. in-12.—Ibid., t. II, p. 179 de l'édit. in-4o.—BUSSY, Hist. amour. de France, 1710, p. 273.—Ibid., édit. 1754, t. I, p. 234.—MOTTEVILLE, t. XL, p. 6.

223

BUSSY, Mém., t. II, p. 162.

224

SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, t. IX, p. 119.

225

Le fameux cantique Alleluia ne se trouve point dans les deux premières éditions de l'Histoire amoureuse des Gaules, imprimées à Liége, sans date. La première où il se rencontre, et où se trouve aussi le nom de BUSSY, est celle qui est intitulée Histoire amoureuse de France, par BUSSY-RABUTIN, 1660, petit in-12 de 237 pages. Conférez la 3e partie, ch. I, p. 3, et p. 447 et 448.

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2

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