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LE COMMENCEMENT DE LA MISSION. — CE QUI SE PASSA AUX BAILLIAGES DE TERNIER ET DE GAILLARD. — LES 40 HEURES A ANNEMASSE.
Оглавление1534. Histoire de Savoye.
Genève, fameuse par sa rébellion et par son apostasie, se sentant appuyée du canton de Berne, dont elle avoit recherché la bourgeoisie et la protection, chassa, l’an 1534, messire Pierre de la Baume, son Evêque, et quelques temps après se détacha de l’obéyssance du Duc de Savoye, son souverain naturel.
1535.
Les Genevois, qui avoient été longtemps partagés de sentiments sur la religion, embrassèrent ensuite ouvertement la nouvelle; les Ecclésiastiques et les Religieux firent des efforts pour s’opposer à ces nouveautés; ils rendirent témoignage à la vérité et protestèrent contre la violence; mais la passion des hérétiques étant en liberté d’agir et de faire éclater leur haine, leur rage se produisit toute entière, sans déguisement et sans contrainte: toutes les églises furent forcées, les autels renversés, les croix abbattûes, les images jettées au feu, les vases sacrés enlevés, les Ecclésiastiques chassés, les monastères ruinés, et les Religieux, qui ont toujours été l’objet de la haine des hérétiques, exposés aux insultes de l’effronterie et de la fureur de la populace; en sorte qu’on ne vit jamais mieux qu’en cette occasion, ce que l’expérience de tous les siècles a montré, que l’hérésie, n’étant qu’une impiété déguisée, ruine insensiblement tous les vrays sentiments de religion.
Pour détruire entièrement l’Eglise de Jésus-Christ, ils tâchèrent d’en ruiner l’intérieur et l’extérieur: l’extérieur par l’anéantissement de l’ordre hiérarchique et l’abolissement des cérémonies; l’intérieur par la destruction de la pénitence et de la pratique des conseils du Fils de Dieu et par l’introduction d’une morale détestable qui fait une partie essentielle de leur religion, et c’est cette liberté de la chair et de la vie sensuelle que le diable a établye parmy eux qui rend leur schisme plus incurable.
Les Genevois s’étant déclarés si ouvertement les ennemys de cette police divine que Jésus-Christ avoit établye dans son Eglise et par laquelle elle avoit été gouvernée jusqu’à eux, le siége de l’Evêque fut transféré à Annessy, où les Ecclésiastiques et les Religieux s’étoient réfugiés; l’hérésie, qui faisoit de si étranges ravages dans Genève, se répandit peu de temps après dans les provinces voisines, poussée par la passion et par la puissance des Bernois, ses partisans.
Histoire de Savoye, 1536.
Le Duc de Savoye faisoit cependant la guerre à ses sujets révoltés afin de les ranger à leur devoir; il tenoit la ville de Genève serrée de si près qu’il n’y entroit point de vivres, et sans doute il en auroit eu satisfaction, sans les Bernois qui la protégeoient. Ceux-cy, piqués de l’intérêt de la nouvelle religion, déclarèrent la guerre au Duc, soutenant qu’il avoit contrevenu aux alliances en attaquant les Genevois, leurs bourgeois et alliés.
Ce Prince, qui voyoit que les François étoient maîtres d’une partie de ses Estats, sur lesquels François Ier, Roy de France, prétendoit avoir des grands droits, du chef de Loüise de Savoye sa mère, n’étoit pas en état de résister aux Bernois; ainsi ils entrèrent sans beaucoup de peine au pais de Vaud, qui les confine, d’où ils chassèrent l’Evêque de Lausanne, et se saisirent de tout ce pais, de celui de Gex, du duché de Chablais, jusqu’à la rivière de Drance, et des bailliages de Ternier et de Gaillard, qui environnent Genève; ils infectèrent toutes ces terres de l’hérésie, ayant contraint les peuples conquis à recevoir la nouvelle religion.
Jean Calvin, de Noyon en Picardie, accompagné de son frère Anthoine Calvin, vint à Genève environ ce temps-là, où le ministre Farel le retint pour y enseigner la théologie; mais il en fut chassé par arrêt du Conseil deux ans après; il y revint néanmoins l’an 1541, et y passa le reste de ses jours en grand crédit.
Le Duc Charles-le-Bon, après tant de disgrâces et de malheurs, ne voyant aucune ressource en ses calamités, mourut sans avoir pu recouvrer les pais occupés par les Bernois, quoyque la Chambre impériale du St-Empire les eût condamnés d’en faire la restitution.
1543.
Histoire de Savoye.
Emmanuel-Philibert son fils et son successeur fut plus heureux que le Duc Charles son père, car il sut engager Henri II, par plusieurs belles et glorieuses actions, à luy donner en mariage Madame Marguerite de France, sœur de Sa Majesté, et de luy rendre tout ce que François Ier avoit pris au Duc Charles, tant deçà que delà les monts, à la réserve de Turin, Pignerol et quelques autres places, qui devoient demeurer au Roy jusqu’à ce que les droits de Loüise de Savoye eussent été éclaircis, conformément au traitté de paix arrêté et conclu au château Cam- ( brésis entre les deux Roys de France et d’Espagne.
1564.
Emmanuel-Philibert, après ce glorieux rétablissement dans ses Estats, exhorta puissamment les Bernois de luy rendre les pais qu’ils avoient usurpés pendant les disgrâces du Duc Charles son père, et comme ils ne pouvoient s’en dédire, ils consentirent à une confédération où il fut arrêté que les Bernois relâcheroient au Duc le pays de Gex et tout ce qu’ils possédoient aux bailliages de Ternier, Gaillard et Chablais, mais sous les conditions très-dures et très-injustes, que la religion protestante y resteroit. Calvin mourut à Genève la mesme année.
Les Bernois s’étant opiniâtrés à garder le pais de Vaud, le siége de l’Evêque de Lausanne fut transféré à Fribourg; le Duc de Savoye ne laissa pas néanmoins de nommer à l’Evêché le siége vacant. Comme ce Prince étoit fort dévot, il souhaitoit ardemment d’étouffer l’hérésie dans ses Estats et de faire retourner ses sujets du Chablais, de Ternier, de Gex et de Gaillard, au gyron de la sainte Eglise Romaine; il en cherchoit tous les moyens; mais le malheur du temps, et plusieurs raisons politiques, firent avorter ce pieux dessein.
1589.
Cette gloire étoit réservée au zèle de Charles-Emmanuel Ier, son fils. Ce Prince soutint plusieurs guerres contre les Genevois et les Bernois, qu’il termina toutes heureusement. La restitution qu’ils avoient faite des quatre bailliages ayant été forcée, ils prirent les armes à la première occasion qui se présenta favorable à leur ambition; ils se jettèrent sur les pais restitués, où ils surprirent quelques places en Chablais; ils emportèrent le château de Tonon, ruinèrent celui de Ripaille, et brûlèrent les deux galères de Son Altesse. Au païs de Gex, ils prirent la ville et le château de ce nom; ils entrèrent même dans le Faucigny, se saisirent du château de Bonne, saccagèrent les prieurés de Pellionnex et de Contamines, et pillèrent les églises avec des impiétés inouïes.
Victoire de S. A. à Colonge, le jour de S.Maurice.
Histoire de Savoye. Par ce traité, l’exercice de leur religion fut accordé dans trois paroisses des bailliages.
Charles-Emmanuel ayant été averty, partit de Turin en poste et se rendit en Savoye où, ayant assemblé quelques troupes, il leur donna à dos avec tant de furie, qu’il les obligea d’abandonner toutes leurs conquêtes, ce qui luy fit prendre pour devise: Prælia Domini præmia, et après les avoir bien battus en trois ou quatre rencontres, les Bernois proposèrent quelques conditions de paix; il fut arrêté à Nyon que les anciennes alliances entre le Duc de Savoye et eux seroient rafraîchies, et que l’on quitteroit à Son Altesse tout ce qu’on avoit pris sur elle pendant la guerre, mais sous une fâcheuse condition. Le Duc de Savoye, ensuite de ce traitté, se rendit à Chambéry pour y recevoir le Cardinal Caïetan, légat du Pape, que Sa Sainteté envoyoit en France.
11 octobre 1589.
Aussitôt les Genevois se remirent en campagne, que Son Altesse fut en chemin; ils se saisirent de quelques châteaux et ravagèrent les païs, brûlant, pillant, saccageant, massacrant et faisant sans miséricorde tous les maux qu’ils pouvoient où ils ne trouvoient pas de résistance. Je n’ay nullement dessein d’escrire les violements, cruautés, meurtres, brùlements d’églises, brisements d’images, profanations des autels que quelques autheurs leur reprochent. Ils remarquent que les hérétiques firent dans les églises tout ce que la rage qu’ils avoient conçüe contre nos Mystères leur put inspirer de barbare et d’impie, et commirent des abominations au-delà de tout ce qui s’en peut dire; car après avoir profané tout ce qu’il y avoit de plus saint et de plus sacré, ils en vinrent jusqu’à ce point qu’ils se jettèrent comme des furies déchaînées sur le corps de J.-C., et firent mille outrages sur cet auguste sacrement.
1590.
Les Bernois, considérant ces actions horribles et ces impiétés sacriléges comme un avantage pour les Genevois, refusèrent de signer le traitté de paix de Nyon, disant que les principaux des peuples n’en agréoient pas les articles; cependant le Duc, qui étoit passé en Provence pour secourir les Provençaux qui se jettoient entre ses bras et luy demandoient sa protection, partit de Nice avec toutes ses troupes et laissa le soin de la guerre de Genève à Dom Amédée de Savoye qui, s’étant rendu au païs de Gex, où les Genevois faisoient quelques progrès, il les fit charger avec tant d’impétuosité qu’il les mena battant jusqu’aux portes de Genève, et, leur ayant tué plus de six cents hommes, il ravagea entièrement ce pauvre pais.
Histoire de Savoye.
1591.
Les Genevois ayant ramassé quelques troupes, attaquèrent Boringe et le prirent; mais le gouverneur de Bonne s’étant mis en chemin pour le reprendre, ils l’abandonnèrent.
Mon dessein n’est pas de considérer ce qui arriva dans ces guerres par rapport aux avantages temporels, mais seulement par rapport à la religion; si quelqu’un vouloit sçavoir le détail de ce qui s’y est passé, il pourra voir l’Histoire de Savoye, ou le récit que Messire Berliet, Archevêque de Tarantaise, en a fait, et qu’il envoya au Pape Clément VIII, car je me renferme en ce qui est nécessaire à la matière que je traitte, afin d’éviter la longueur et l’obscurité, qui seroient inévitables si on mêloit les choses incidentes aux principales.
1593
Les Bernois, qui maintenoient ceux de Genève dans leur insolence et fomentoient ces hostilités, voyant que les Genevois après quelques exploits légers avoient toujours du pire, furent enfin contraints de solliciter S. A. de consentir à une conférence où l’on pourroit proposer quelque trève ou conclurre une bonne paix, à quoy la conversion d’Henri-le-Grand, qui avoit abjuré l’hérésie publiquement à St-Denis, contribua beaucoup.
Charles-Emmanuel, qui n’avoit rien de si cher que de conserver la pureté de la religion catholique dans tous ses Estats, après avoir réduit les Bernois et les Genevois à la nécessité de n’oser plus rien entreprendre contre luy, leur accorda l’armistice ou la suspension d’armes qu’ils demandoient, pour pouvoir s’appliquer sérieusement à purger ces pais infectés des erreurs de la nouvelle religion.
1594.
Ce grand Prince avoit donné des marques de son zèle à la réduction des vallées de Luzerne, d’Angrogne et de la Pérouse dans le Piedmont, lesquelles ennuïées de la guerre députèrent vingt-quatre des principaux habitants, pour demander pardon à S. A. et pour se remettre sous son obéyssance. Les députés furent ouïs à genoux à Turin, la corde au cou; le Duc apointant leur requête leur pardonna, à condition que la religion catholique seroit rétablie dans toutes les vallées, qu’ils relâcheraient tous les biens d’Eglise, paieroient les dixmes et les autres droits dus aux ecclésiastiques.
Annales des Capucins.
Il procura ensuite auprès du Pape Clément VIII une Mission de Prédicateurs Capucins, qui travaillèrent avec beaucoup de succès à ramener ces peuples à l’obéyssance de l’Eglise. Le Père Valérien Bernaz, de Pignerol, le Père Maurice de la Murre et le Père Philippe de Pancallier, Prédicateurs Capucins, se signalèrent dans cet emploi; S. A. garantit par ce moyen le Piedmont de l’hérésie, où elle commençoit déjà à se répandre.
Ce pieux Prince auroit bien souhaité de pouvoir rétablir avec autant de facilité l’exercice de la religion catholique dans les bailliages restitués, d’où elle avoit été bannie depuis si longtemps; mais il jugeoit bien qu’il y auroit de grandes difficultés à surmonter pour vaincre l’obstination extraordinaire des Bernois et des Genevois, qui prétendoient qu’il y dût souffrir la nouvelle religion.
Lettre de Mgr Berliet archev. de Tarantaise au Pape Clémt VIII 1594.
Le Duc remit cette affaire à la délibération de son Conseil, ou il fut arrêté que pour ne rien précipiter et pour ne pas s’attirer une guerre, il seroit plus à propos d’introduire insensiblement la religion catholique dans les bailliages de Chablais et de Ternier par le moyen de quelques Prédicateurs savants, de bon exemple et de sainte vie, que par la force et les édits.
Le bailliage de Gex étoit entièrement ruiné et désert, et celuy de Gaillard étoit occupé par les Genevois, sous le nom et la faveur des trêves. S. A. ayant agréé ce conseil, elle en donna advis à Messire Claude de Granier, Evêque de Genève, et luy signifia sa volonté ; ce Prélat jeta les yeux sur S. François de Sales, qui n’étoit encore que Prévôt de l’église cathédrale de Genève, âge de 27 ans; il jugea que cet Ecclésiastique si dévot, si zélé et si savant, rempliroit infailliblement tous ces devoirs d’un homme apostolique, et le succès a répondu à l’opinion qu’il en avoit.
Le Duc escrivit ensuite au supérieur des Capucins qui étoient établis dans ses Estats de Savoye, et luy demanda des Prédicateurs puissants en œuvre et en parole, capables d’exécuter un si beau dessein, et promit qu’il s’appliqueroit de son côté à les seconder avec toute la force qu’on pouvoit attendre d’un Prince qui avoit autant de zèle que de pouvoir.
1576.
Les Capucins avoient déjà quelques couvents en Savoye. Emmanuel-Philibert, qui eut toujours pour eux une singulière affection, leur ayant fait bâtir à Turin le beau couvent de Notre-Dame-de-Campagne, voulut encore que le couvent de Chambéry fût uny à l’église de N.-D. de Cognin, qu’Anne de Chypre, fille ainée de Janus, roy de Chypre, de Jérusalem et d’Arménie, épouse de Louis, Duc de Savoye, et mère du bienheureux Amédée, avoit fondée, afin qu’une église fondée par une Princesse qui voulut être inhumée avec l’habit de S. François fùt desservie par des Religieux qu’il croyoit être les véritables observateurs de la vie et de la règle de ce Séraphique Patriarche. Le couvent de Saint-Jean de Maurienne leur avoit été baillé par les soins et les aumônes de Messire Pierre de Lambert, Evêque de Maurienne, et celuy d’Annessy par la faveur et libéralité de Sérénissime Pierre-Jacques de Savoye, Duc de Nemours et du Genevois, et de Mgr Charles-Emmanuel de Savoye, son frère. Le couvent de Montmélian fut achevé quelque temps après. Ces couvents étoient unis à la Province de St-Bonaventure, n’y en ayant pas encore assés en Savoye pour former une Province distincte et séparée. Il y avoit dans ces couvents des Prédicateurs auxquels on devoit croire tous les talents nécessaires à cette grande entre- d prise, à en juger par leur doctrine, leur piété, leur zèle et leur désintéressement.
1580.
1593.
1596.
Histoire de Savoye
Le Père Théodose de Bergame, Provincial de Lyon, pour obéyr aux ordres du Duc, choisit ceux qu’il croyoit plus propres à cet emploi et les offrit à S. A. R., en répondant à la lettre qu’elle luy avoit fait l’honneur de luy escrire. Le Duc en donna advis à Mgr l’Evêque de Genève et l’exhorta de les employer, et promit qu’il donneroi t ordre pour leur entretien
1595.
Mgr de Genève ayant appris une si bonne nouvelle, escrivit au Provincial de luy amener à Annessy les Prédicateurs qu’il avoit destinés pour travailler à la conversion des hérétiques de son diocèse. Le Père Provincial luy présenta le Père Chérubin de Maurienne, le Père Esprit de la Baume et le Père Anthoine de Tournon, tous trois de la mesme étude, doctes et fervents Prédicateurs; le bon Evêque les receut comme des anges du Paradis, avec toutes sortes d’honneurs et avec beaucoup de témoignages d’amitié et de joie, et, consultant avec eux sur les mesures que l’on avoit à prendre pour la conversion des peuples des deux bailliages de Gaillard et de Ternier, il trouva bon que S. François de Sales continuât ses prédications et ses exercices aux Allinges et dans le voisinage de Tonon, et que le Père Chérubin allât aux environs de Genève pour attaquer l’hérésie jusque dans son fort; le Père Esprit de la Baume et le Père Anthoine de Tournon furent envoyés aux bailliages de Ternier. Tous ceux qui ont escrit de la conversion des bailliages de Chablais, de Gaillard et de Ternier, parlent avec estime de ces Missionnaires.
Vie de Claude de Granier, composée parle R. P. Constantin Jésuite, livre 1, lettre 2.
S. François de Sales, rendant compte au Pape Clément VIII de ce qui s’étoit fait pour réunir ces deux bailliages à l’Eglise catholique, dit que l’Ordre des Capucins y envoya de nouveaux et vaillants Missionnaires, qui, par leur zèle et leur vigueur, surpassoient les travaux de plusieurs autres: E Patrum Capucinorum Ordine novi et sirenui adveniunt messores qui alacritate et zelo multorum opéra superant.
Le Père Chérubin étoit un des fameux Prédicateurs de ce temps-là ; il avoit occupé toutes les chaires les plus considérables de la Province de Lyon; il avoit prêché l’Advent et le Carême avec applaudissement devant les deux Cours souveraines du Sénat et de la Chambre, et avoit acquis beaucoup de réputation dans l’exercice de son ministère; il étoit lié d’une étroite amitié avec S. François de Sales, qui luy donnoit beaucoup de part en sa confidence et en ses desseins, et il paroit, par les lettres qu’il luy a souvent escrites avec des grands témoignages de confiance, qu’il y avoit entre eux deux une grande liaison.
1595. 1594
S. François de Sales ayant désiré de faire un pèlerinage à Aix avec les pénitents du Crucifix d’Annessy, nommés communément les pénitents noirs, dont il avoit érigé la Confrérie, il supplia le Père Chérubin d’y amener ceux de Chambéry, qui devoient y aller pour adorer la très-sainte Croix et pour jurer une fraternité et société perpétuelle avec ceux d’Annessy. Le Père Chérubin prêcha à cette occasion, et le sermon finy, les deux Confréries firent leur traitté de perpétuelle société et confédération.
Ce que je viens de dire du Père Chérubin ne paroitra rien moins qu’une digression au lecteur judicieux, qui jugera assés de la nécessité qu’il y avoit que ces deux grands hommes fussent bien unis pour exécuter le dessein que l’on avoit confié à leur zèle.
Le Père Chérubin, suivant les ordres qu’il avoit reçus de Mgr de Genève, partit d’Annessy avec le Frère Serge de Luquelais, homme de sainte vie, pour se rendre au poste qui luy avoit été assigné. Il n’eut point bonnement de demeure fixe durant quelque temps; il s’arrêtoit tantôt dans un endroit, tantôt dans l’autre, sur les terres de Savoye et dans les lieux les plus proches de Genève et de Gaillard, qui étoient encore sous la puissance des Genevois.
Manuscrit de la Mission.
Genève étoit l’azile et la nourrice de quatre bailliages infectés. Le Père Chérubin entreprit de l’attaquer et de la combattre par les larmes, les jeunes, les prières et les travaux. Après s’être mis sous la protection de la Ste Vierge, à laquelle il étoit très-dévot, et luy avoir recommandé ses desseins, qui ne visoient qu’à la gloire de son Fils, il commença par prêcher avec tant de ferveur et tant de succès, qu’en fort peu de temps l’on trouva de compte fait jusqu’à huit mille personnes converties à la foy catholique et un très-grand nombre d’hérétiques ébranlés, qui demandoient à être éclaircis de leurs doutes.
1595.
Un événement si peu ordinaire ne surprendra nullement ceux qui ont quelque connoissance de la disposition de ces peuples: il n’y avoit pas plus de soixante ans depuis la première invasion des Bernois, et il n’y en avoit pas tant depuis l’introduction de l’hérésie, car les peuples ne se portoient pas d’eux-mesmes au changement de religion; ils furent emportés par une passion violente de crainte et d’intérêt, les uns se laissant gagner par les pratiques secrètes, les autres succombant par foiblesse; la persuasion, l’adresse et la force en ébranlèrent plusieurs; mais tout cela ne fut pas capable d’imposer silence à tous les mouvements de la conscience et à toutes les lumières de l’esprit.
Lettre de Mgr Berliet archev. de Tarantaise au Pape Clémt VIII
Les ecclésiastiques et les nobles protestèrent contre la nouveauté et contre la violence; plusieurs gentilshommes aymèrent mieux perdre tous leurs biens que de trahir leur honneur et de manquer à leur devoir en renonçant à leur religion et à la fidélité qu’ils devoient à leur Prince légitime; et bien qu’il soit naturel que le peuple ne se hazarde pas dans ces occasions, il eut néanmoins assés de zèle pour cacher, dans des lieux fort secrets, les vases sacrés, les croix, les bannières, les images, les ornements des autels et les parements des églises; et, ne pouvant faire autre chose sous la tyrannie des usurpateurs, il se contenta de conserver une vraye foy dans son cœur, en attendant de Dieu sa délivrance.
Histoire de Genève
Spon, médecin de Lyon, dans son Histoire de Genève, dit que les prêtres de la campagne tinrent bon pour l’Eglise romaine, et après avoir fait voir la violence qu’on leur fit à la poursuite du ministre Farel, il adjoute que quelques-uns disoient secrettement la messe dans la ville, et que Farel leur fit de rudes réprimandes; de quoy les païsans furent si irrités qu’ils auroient maltraité les ministres qui alloient prêcher dans les villages, s’ils ne fussent sortis bien accompagnés.
Je n’ay nullement dessein de dire que l’esprit de ces peuples se trouva tourné à embrasser la foy à l’arrivée du Père Chérubin. Il ne m’est pas permis d’ignorer qu’elle étoit fort affoiblie dans les uns et entièrement éteinte dans les autres; mais il est vay de dire que leur malheur venoit plus d’un simple obscurcissement d’esprit que de la corruption du cœur, et il parut par la facilité qu’ils témoignèrent à se convertir qu’ils n’avoient pas des sentiments arrêtés sur la religion.
Le Père Chérubin, s’accommodant à leur humeur et à leur disposition, ne les poussoit pas sur les points contestés; il s’appliqua très-particulièrement à les bien instruire dans la connoissance de nos Mystères, et leur faisoit considérer qu’ils étoient originairement catholiques, que c’étoit dans l’Eglise romaine — que leurs pères avoient vécu, et que c’étoit elle qui leur avoit annoncé toutes les vérités de la foy, dont ils convenoient avec elle. Ces raisons, et plusieurs autres aussi naturelles et aussi sensibles, pénétroient tellement l’esprit du petit peuple, qu’il ne balançoit plus là-dessus et se rendoit sans peine à la lumière de la vérité.
1596.
Le Père Chérubin, animé par ces bons succès, provoqua les ministres à la dispute, qui n’osèrent jamais comparoitre. Cette lâcheté des ministres étonna les hérétiques, qui demandoient qu’on défendit la doctrine qu’on leur prêchoit; il y en avoit même qui disoient hautement dans Genève que la religion des catholiques étoit bonne, et que les Capucins se servoient de l’Escriture sainte pour prouver ce qu’ils avançoient.
Mémoires de la province.
Pour ménager ces bonnes dispositions, le Père Chérubin faisoit semer, par le moyen des catholiques, des billets dans la ville de Genève, par lesquels il invitoit les Genevois à venir à ses prédications, et descendant dans le détail jusques dans leurs dispositions, il les informoit des matières qu’il devoit traitter et leur promettoit qu’il employeroit la Ste-Escriture pour prouver sa doctrine; il attiroit par là plusieurs personnes de Genève qui venoient à ses prédications ou par curiosité ou par zèle pour s’instruire de la vérité, et Dieu donna tant de bénédictions à ses travaux, qu’il s’en convertit beaucoup.
Nos relations manuscrites rapportent positivement à ce temps-là la conversion d’un homme de la maison de Calvin, nommé le sieur de La Faverge, bien qu’il soit vray qu’il n’abjura l’hérésie que l’an 1600, dans la ville de Rome, où il trouva le Père Chérubin qui luy aida à exécuter la généreuse résolution qu’il avoit prise depuis quatre ans de se réunir à l’Eglise catholique, et il mourut religieux parmi les RR. PP. Carmes déchaussés.
Les ministres, appréhendant les suites de cette émotion populaire, se déchaînèrent contre les Capucins qu’ils appeloient des imposteurs, des séducteurs, des hypocrites, des faux prophètes, des magiciens, qui ayant abandonné la foy, suivoient des esprits d’erreur et des doctrines diaboliques; mais ces emportements étant inutiles pour retenir le peuple, l’intérêt de l’erreur fut si agissant en eux, qu’ils sollicitèrent les magistrats de défendre, sous peine d’une grosse amende, d’aller aux prédications et autres exercices des Capucins; le peuple crioit hautement contre cette défense et se plaignoit de la tyrannie des ministres, il disoit ouvertement que les Capucins n’enseignoient que des bonnes choses et que leur doctrine ne pouvoit être fausse, puisque les ministres n’osoient pas accepter la dispute pour la réfuter.
1596.
Le Père Esprit de la Baume étant allé à Rome pour le Chapitre général, environ ce temps-là, informa pleinement le Pape Clément VIII des conversions qui se faisoient, par la grâce de Dieu, dans le voisinage de Genève, et étala le zèle, la piété, la douceur d’esprit, la sagesse et les rares talents de S. François de Sales; ce qui excita ce grand Pontife à luy envoyer un bref qui commence par ces paroles: «Le Frère Esprit, Capucin, nous a fait le récit de la piété qui est en vous et du zèle que vous avés de l’honneur de Dieu, etc.» Il est du 7 octobre 1596. Sa Sainteté luy marquoit dans ce bref de prendre créance au Père Esprit, qui avoit ordre de l’informer de quelque grand dessein qui concernoit la gloire de Dieu; ce dessein regardoit la conversion de Théodose de Béze, fameux ministre, que l’on tenta inutilement.
Mgr de Genève, qui se réjouissoit infiniment des bénédictions que Dieu avoit répandues sur les travaux du Père Chérubin dans le voisinage de Genève, désira qu’il y continuât ses exercices dans un lieu fixe; on choisit la paroisse d’Annemasse, qui n’est éloignée de Genève que d’une lieue de France ou environ et fort proche du bailliage de Gaillard, comme un lieu très-propre et très-commode au dessein que l’on avoit de ramener et de réunir à l’Eglise les peuples qui s’en étoient si malheureusement séparés.
Le Père Chérubin, qui suivoit très ponctuellement les ordres et la volonté de Mgr de Genève, de qui il admiroit les rares qualités et singulièrement le zèle qu’il avoit du salut des âmes qui luy étoient commises, se rendit dans la paroisse d’Annemasse qui, par une très-particulière providence de Dieu, a toujours conservé la vraye foy; et comme il étoit rempli de l’esprit apostolique et animé d’un zèle véritable, car c’est là proprement le caractère du Père Chérubin, il s’efforça, avec de très-grands travaux, d’étendre les limites de l’Eglise et de luy rendre les âmes que l’erreur et l’illusion en tenoient séparées; il considéroit ces pauvres errants avec un œil de compassion pleine de tendresse; leurs misères spirituelles luy donnoient un désir ardent de les secourir et de les préserver du danger effroïable dans lequel la foy catholique nous fait voir qu’ils sont engagés; car nous ne pouvons avoir aucune espérance du salut de ceux qui meurent dans le schisme et dans l’hérésie.
Quoyque son zèle fut aussi ardent, aussi vif, aussi animé qu’il n’y en ait jamais eu, il tempéroit néanmoins si admirablement sa conduite, en la proportionnant au besoin de ses auditeurs, qu’il évitoit avec soin ce qui pouvoit aigrir leurs cœurs et indisposer leurs esprits à recevoir la vérité ; il usa d’abord de ce tempérament pour les inviter à ses prédications, ce qui luy réussit si heureusement, qu’il ne fut pas au pouvoir des magistrats ny des ministres de Genève d’empêcher que le peuple de la ville et des environs n’y vint en foule, attiré principalement par plusieurs belles représentations que le Père faisoit faire pour encourager le zèle des nouveaux convertis et pour exciter la curiosité des errants par ces dévots et agréables spectacles.
Lettre de M. Davully
Les ministres trouvèrent bon d’envoyer à Annemasse quelque licencié de leur théologie afin de disputer avec le Père Chérubin, pour amuser par ce moyen le peuple qui les pressoit d’entrer en conférence avec les Capucins sur les matières contestées; ils députèrent le nommé Corajod pour sonder le gué. Celuy-cy, qui n’étoit qu’un simple orfèvre, fut à Cornières avec un théologien de Genève et demanda de parler au Père Chérubin qui étoit chez un gentilhomme de ses amis. Cet artisan, soutenu du théologien calviniste, eut bien l’audace de vouloir disputer avec le Père Chérubin sur quelques points contestés; mais ce prélude de dispute ne luy ayant pas réussy, il feignit de le vouloir engager à une conférence réglée: il escrivit à cet effet au curé d’Annemasse que si le Père Capucin prenoit la peine d’aller à Chesnes, chez M. de Vallons, pour continuer la conférence, il l’y trouveroit au jour marqué précisément dans la lettre, avec trois ou quatre de ses amis.
Le Père Chérubin étoit très-disposé d’aller à Chesnes, qui est un petit village rière la frontière de Genève, mais il fut prévenu par l’arrivée de Corajod, accompagné de douze autres personnes qui luy amenèrent un jeune homme assez savant dans les langues et qui avoit soutenu des thèses publiques dans Genève sur toute - la théologie de Calvin, nommé M. Picoy, assisté d’un autre qui est appelé, dans la lettre de Corajod, le seigneur Jacob Gradelle. Ils conférèrent, en présence de plusieurs personnes de l’une et de l’autre religion, avec le Père qui les confondit sans peine; les Genevois voyant leur pauvre licencié convaincu, abbattu, accablé de honte et chargé de confusion, s’avisèrent, pour se dédommager, de défier le Père Chérubin à une conférence publique avec les ministres, dans Genève; ce qu’il accepta sous les conditions qui devoient authoriser cette action et la rendre utile aux catholiques. Il escrivit à Rome pour avoir l’agrément de Sa Sainteté et à ses supérieurs; il appela le Père Esprit de la Baume et le Père Anthoine de Tournon, qui travailloient avec une application extraordinaire et un succès merveilleux à la conversion des hérétiques dans le bailliage de Ternier, et les pria de se tenir prêts pour cette conférence.
Lettre de M. Davully
Les ministres, qui étoient bien éloignés de vouloir entrer dans une dispute avec nos Pères, faisoient néanmoins agir leurs entremetteurs d’une manière peu sincère; ils firent offrir les saufs-conduits que le Père Chérubin avoit demandés pour la sûreté de sa personne et de ses compagnons: «Nos Seigneurs, dit d’abord Corajod, m’ont chargé de vous dire que si vous voulez venir dans la ville, vous aurez non pas un sauf-conduit, mais quatre,» et pour pousser leur mauvaise foy jusqu’au bout, en répondant à une lettre que le Père Chérubin leur avoit escrite pour sçavoir le jour auquel on pourroit faire cette conférence, ils dirent, après avoir fort loué le zèle qu’il avoit du salut des âmes: «Nous vous prions de croire que nous ne reculerons jamais de nous trouver pour conférer paisiblement, en toute amitié et douceur, sans y apporter aucune mauvaise passion, vu qu’il s’agit d’une chose qui surpasse toutes les richesses du monde....., et ensuite nous prenons en bonne part de ce qu’en vos prédications vous n’avés usé d’aucune parole piquante en notre endroit, comme à la vérité le devoir d’un vray pasteur est de paître les brebis de la sainte pâture, sans s’amuser à aboyer et amplifier sa prédication de paroles qui n’édifient.» La lettre finit par les recommandations du ministre Perrot et de plusieurs autres; elle est datée du 9 febvrier 1597.
1597.
Il sembloit, à les entendre parler, qu’ils souhaitoient fort cette conférence; mais on verra par les suites artificieuses dont ils usèrent, qu’ils en avoient plus de peur que d’envie. Mgr de Genève fut d’advis que M. le Chanoine de Sales, cousin du saint de ce nom, allât à Genève pour porter la réponse du Père Chérubin et pour convenir avec les ministres du jour et des conditions de cette conférence. Le Père Chérubin, qui connoissoit très-bien le génie des ministres, les pria de prendre créance à M. de Sales. «J’attendroy, dit-il dans sa lettre, votre réponse par M. le chanoine de Sales, présent porteur et gentilhomme d’honneur, lequel je vous prie de croire en tout ce qu’il vous dira de ma part.»
M. de Sales fut à Genève et remit à Corajod la lettre du Père Chérubin, en présence du sieur Gradelle; elle fut communiquée aux seigneurs de la ville qui témoignèrent d’agréer que l’on conférât dans Genève; mais cette affaire ayant été remise à la décision des ministres, ils ne firent chercher que des faux fuyants pour échapper et pour éviter la dispute. Le ministre Perrot, qui porta parole pour tous les autres, désavoua Corajod et dit qu’il avoit escrit sans la participation de ses confrères, qui ignoroient toute cette négociation. M. de Sales luy montra la lettre des ministres, sous le nom de Corajod, et luy représenta fortement qu’il ne pouvoit pas refuser avec honneur une conférence à laquelle ils avoient eux-mesmes provoqué le Père Chérubin, puisque d’ailleurs les seigneurs de la ville en étoient contents, ce que Corajod soutenoit constamment aux ministres, en présence de M. de Sales et du sieur Picoy. Le pauvre Perrot, qui ne pouvoit pas gauchir sur cela, fut obligé de prendre un autre faux fuyant qui fut de le prier d’attendre qu’il en eût conféré avec les autres ministres dans leur première assemblée.
M. le Chanoine de Sales, qui vit bien qu’il avoit à faire avec des gens qui fuyoient le combat, fut contraint de s’en revenir sans avoir rien pu conclurre; le désir néanmoins de lier cette partie l’obligea d’envoyer, quelques jours après son retour, un exprès au ministre Perrot pour demander la réponse de ses confrères à la lettre du Père Chérubin, et pour sçavoir ce que l’on avoit conclu à la dernière assemblée. M. Perrot s’excusa comme il put; il tâcha d’éviter en biaisant, et dit que les ministres ne refusoient pas la conférence, mais que les seigneurs de la ville ne vouloient pas la permettre, parce qu’ils craignoient que d’une affaire de religion on n’en fit une affaire d’estat.
1597.
Cette mauvaise finesse fit bien voir que les ministres ne vouloient rien moins que la dispute; mais comme il n’est pas possible aux hommes de soutenir un reproche continuel de la raison, ils s’avisèrent, pour réparer leur honte, de rejetter sur Corajod une partie de la confusion dont ils étoient accablés, en l’obligeant de faire cette réponse à M. le Chanoine de Sales: «J’ay receu celle qu’il vous a plu m’escrire, pour réponse à laquelle je vous diroy n’être chose qui appartienne à ma condition de me mêler de ce que le Père Chérubin requiert de moy; comme aussi la vérité est que je n’ay nulle charge ny congé de messeigneurs ny de messieurs les ministres d’escrire ce que j’ai pu avoir escrit; mais je l’ay fait de ma propre volonté et comme homme particulier, etc.»
Je ne pense pas que l’impudence puisse guère aller plus loin et qu’un homme puisse tomber dans une mauvaise foy plus insigne et dans un défaut plus inexcusable de sincérité ; mais bien que les ministres ayent détruit par cette honteuse finesse l’opinion que le peuple eut de leur fourberie et de leur lâcheté, ils ont eu soin de l’establir et de la fortifier dans les esprits, ayant publié dans un escrit imprimé qu’ils avoient détourné les seigneurs de Genève de donner le sauf-conduit que l’on avoit demandé, en représentant à ces messieurs que les Capucins étoient des hommes rusés qui cherchoient à exciter quelques séditions dans la ville, et il y avoit danger, disent-ils dans cet escrit, que ces moines ne fassent quelque manège; car ils se mêlent d’autre chose que de leurs bréviaires et servent auprès des grands du métier de Tristan.
M. Davully
Mais M. Davully, dans sa lettre ci-dessus citée, les raille agréablement, disant: «0 la belle défaite! Je vous laisse à penser et à juger si les Capucins sont capables de ce métier, eux qui ont fait le vœu solemnel de pauvreté, de ne posséder ny or, ny argent, qui vont toujours à pied, qui sont toujours en veilles, jeûnes, austérités et pénitences, qui n’aspirent à autre dignité ecclésiastique qu’à être Capucins. Que leur donneroit-on donc? Des chapeaux, ils n’ent portent point; des souliers, ils n’en chaussent point; un morceau de pain dans leur besace, ils en trouvent assés; Dieu leur en fournit sans qu’ils ayent la faveur des Princes: tout le présent qu’on leur pourroit faire, seroit d’une paire de beaux éperons pour piquer leurs bâtons quand ils vont en campagne. » Comme on vit qu’ils payoient d’impudence, on se crut obligé, pour l’intérêt de la religion, de rendre leur confusion publique, et de les convaincre par leurs propres escrits. Un gentilhomme de Savoye donna au public un livre qui informa le monde de cette monstrueuse fourberie, ayant développé d’une manière galante, mais très-exacte, les causes, les suites, les effets, les circonstances et tout le mystère de cette négociation.
Le peuple, qu’on avoit amusé si longtemps dans l’espérance de cette conférence, connut bien que les ministres avoient été retenus par la crainte de se nuire et par le préjudice qu’ils prévoyoient pour leur party, s’ils venoient à conférer publiquement avec les Capucins, en présence d’arbitres et de témoins.
L’occasion de disputer avec les ministres étant perdue, Mgr de Genève appela le Père Chérubin pour prêcher le carême à Annessy, d’où il revint à Annemasse après Pâques, à dessein d’y continuer ses exercices. Ce bon Père crut que Dieu, par ce prélude de victoire qu’il lui avoit donné sur les ministres, se promettoit de grands avantages sur l’hérésie dans cette paroisse; en effet, il semble que la divine Providence l’avoit choisie comme un grand théâtre sur lequel elle vouloit faire éclater les richesses de sa miséricorde et de sa bonté, en la réduction de tant d’âmes égarées dans le bercail de l’Eglise catholique; car cette lâcheté et cette mauvaise foy des ministres ayant fortifié l’esprit, encouragé le zèle des errants par la vérité, Dieu se servit de cette disposition pour faire entrer dans leur esprit sa lumière et dans leurs âmes ses grâces, qui opérèrent en eux les fruits de salut par une véritable et solide conversion.
L’oraison des 40 heures; Annemasse, 1597.
Un si heureux commencement ne pouvoit avoir que des suites merveilleuses; le Père Chérubin entreprit l’oraison des quarante heures, dans Annemasse. Pour exciter à la piété et à la dévotion les nouveaux convertis, et pour convaincre et confondre les hérétiques par les prédications que l’on y devoit faire, et parce qu’il désiroit que cette action se fit avec pompe et avec éclat pour attirer les religionnaires de Genève, du pays de Vaud, des quatre bailliages: Chablais, Gex, Ternier et Gaillard, il jugea qu’il en falloit escrire à S. A. R., à Mgr l’Evêque de Bary, Nonce du Pape, à Mgr l’Evêque de Genève et à ses supérieurs pour avoir l’agrément.
S. A. R. approuva ce dessein et y prit tant de goût, qu’elle offrit tout ce qui dépendoit de son authorité et de son pouvoir; elle ordonna expressément à tous ses officiers que l’on n’oubliât rien de tout ce qui pourroit contribuer à la bouté de cette action; elle voulut faire éclater sa piété par les effets ou plutôt par les profusions d’une magnificence aussi chrétienne que royale; car, pour donner plus d’éclat et plus de poids à cette fête, par la grandeur de l’appareil, elle fit délivrer cinq cents écus d’or pour en soutenir toutes les dépenses nécessaires; elle envoya de belles et riches tapisseries et toute l’argenterie de sa chapelle pour orner l’oratoire où le très-saint Sacrement devoit être exposé, et n’y pouvant assister en personne, comme elle l’auroit souhaité, elle y envoya M. d’Arbigny, gouverneur de Savoye, pour y faire garder l’ordre et pour empêcher qu’il n’y eût du trouble et du tumulte.
Mgr le Nonce donna deux cents écus avec son agrément, afin que rien ne manquât à une action dont il attendoit quelques grands succès. Mgr de Genève l’honora de sa présence et l’appuya de son authorité ; le Père Provincial des Capucins manda — au Père Esprit et au Père Anthoine de se rendre à Annemasse pour assister le Père Chérubin dans cette occasion. Le Père Chérubin ayant reçu les secours qui lui étoient nécessaires pour l’exécution de son dessein, fit publier dans Annemasse et dans les autres villes et paroisses du diocèse, par l’ordre de Mgr de Genève, que l’on célébreroit l’oraison des quarante heures à Annemasse le 7, le 8 et le 9 de septembre; le bruit s’en étant répandu par toute la Savoye, une si prodigieuse multitude de peuple se disposa d’y venir, que l’on compta jusqu’à 30,000 personnes.
1597.
Mais, pour contenter la curiosité des Genevois que l’on vouloit attirer aux prédications qui se feroient pendant les quarante heures, on s’advisa d’envoyer à Genève un écclésiastique adroit et prudent, à qui on ordonna d’aller dans toutes les boutiques des marchands et de laisser à chacun d’eux une pièce d’argent pour arrhes de ce qu’il feignoit de vouloir prendre d’étoffes de soye, de gaze, de rubans, de bijoux propres aux vêtements des acteurs et aux décorations du théâtre, et d’advertir adroitement le monde de l’action que l’on devoit faire à Annemasse et du sujet des représentations. Cette adresse répondit au dessein que l’on avoit, car le bruit de cette fête se sema incontinent par la ville et fit naître dans les Genevois le désir de venir la voir.
Ce seroit le sujet d’un grand discours et trop long de descrire le détail de l’appareil; il suffit de dire, pour abréger, qu’il ne fut pas moins ingénieux et régulier, que dévot et magnifique; on agrandit l’église, qui étoit presque ruinée, avec des aies et des tentes pour la commodité du peuple, et l’on dressa un grand théâtre de charpente, sur lequel on fit plusieurs belles et dévotes représentations appliquées aux mystères de notre foy.
Toutes ces choses ayant été bien concertées et bien disposées, l’on donna commencement à l’action par bénir une grosse et grande croix de bois, couverte de fer-blanc, que l’on planta au chemin de Genève, dans un endroit si élevé qu’elle pouvoit être vue de la ville. Les pénitents du Crucifix d’Annessy, qui étoient venus en procession à Annemasse pour assister à l’oraison des quarante heures, furent destinés pour la porter. Cette cérémonie se fit avec beaucoup de solemnité : la lumière, les feux, la musique, les chants des Prêtres et des Confrères et des salves fréquentes et réglées des mousquetaires, donnèrent des marques aussi éclatantes qu’édifiantes de la dévotion des assistants et de la joie qu’on avoit de voir la croix dressée et élevée en triomphe dans le mesme lieu où les hérétiques l’avoient abbattue avec beaucoup d’insolence, il y avoit plus de 63 ans.
Le Père Esprit, prédicateur Capucin, fit sur ce sujet une exhortation fort fervente et avec tant de véhémence, que le Père Constantin, de la Compagnie de Jésus, qui a escrit la vie de Messire Claude de Granier, Evêque de Genève, dit que des personnes qui étoient actuellement dans la ville mesme de Genève, ont témoigné avoir ouï quelques parties de cette prédication, ce qui est assés extraordinaire.
Le Père Chérubin fit distribuer plusieurs feuilles imprimées, qu’un Père Capucin avoit composées sur le sujet de la croix et de l’adoration qui lui est deüe; un huguenot inconnu escrivit contre ces feuilles d’une manière pitoïable, car son livre, qui n’étoit remply que de sophismes et de fautes, étoit étrangement foible en tout ce qu’il contenoit. S. François de Sales détruisit cet escrit du ministre anonyme quelque temps après par une réponse également pieuse et sçavante, sous le titre de: Défense de la Croix de Notre-Seigneur. Il prouva par cet excellent ouvrage tout le contraire de ce que l’hérétique avoit voulu établir, sans s’amuser néanmoins à réfuter, en répondant précisément à tout ce qu’il avoit dit.
L’on peut voir dans l’advant-propos de la Défense de la Croix le motif qu’eut le ministre de faire son traitté. «Nécessité nous est imposée, dit cet hérétique, de parler de l’abus insupportable de la croix, afin que tous apprennent comment il se faut munir contre le poison de l’idolâtrie que le diable vient vomir derechef en ce temps et en ce voisinage, se servant du batelage de certains siens intruments qui, par paroles et par escrits, tâchent à rétablir l’idolâtrie, comme les murs de Jéricho qui, par la voix des trompettes de Dieu, sont tombés dès bon nombre d’années dans ces quartiers; nous estimons que ceux qui ont ici apporté et divulgué les deux escrits qu’ils font voler en forme de placard, ont voulu faire pleurer et gémir plusieurs bons chrétiens d’entre nous.» Ce sont les propres paroles du ministre.
Sur quoy S. François de Sales dit, dans le mesme endroit de l’advant-propos de la Défense de la Croix: «L’hérétique parle de l’oraison des quarante heures qui se fit au village d’Annemasse, l’an 1597, où accourut un nombre incroïable de personnes et entre autres la Confrérie des Pénitents d’Annessy, ainée de toutes les autres de Savoye, laquelle, quoy que éloignée d’une journée, sçachant que l’on avoit à dresser une croix sur le haut d’un grand chemin tirant vers Genève, près d’Annemasse, se trouva de bonne heure en l’église, où les Confrères ayant communié de la main de l’Evêque, le suivirent aussi à la procession pour faire la première heure de l’oraison avec la procession de Chablais, en laquelle il y avoit déjà grand nombre de nouveaux convertis, qui furent comme les prémices de la grande moisson que l’on a recueillie dans ce mesme pais et du pais de Ternier. Or, sur le soir, les Confrères d’Annessy, prévenant dévotement dans l’oratoire, chargèrent sur leurs épaules la croix, laquelle, dès le matin, avoit été préparée et bénie, et s’acheminèrent avec icelle assés loin de là au lieu où elle devoit être plantée, chantant sous ce doux fardeau, avec une voix pleine de piété, l’hymne Vexilla Regis prodeunt, etc., ayant toujours auprès d’eux Mgr le Révérendissime, suivy d’une très grande troupe de peuples: étant arrivés au lieu destiné, et le saint étendard arboré, le Révérend Père Esprit de la Baume, avec le Père Chérubin de Maurienne et le Père Anthoine de Tournon, Capucins, faisoient les prédications des quarante heures; étant montés près de la croix, l’un fit une bonne et courte remontrance touchant l’honneur et l’érection des croix, après laquelle l’on distribua plusieurs feuilles imprimées sur le mesme sujet, dressées par quelques bons religieux; puis tous les Confrères ayant reçu la bénédiction de Mgr l’Evêque, et, à son imitation, baisé dévotement la croix, prirent en bon ordre et silence le chemin de leur retour à Annessy, saint et dévot spectacle qui tira les larmes des yeux de plusieurs qui le virent.»
Pour revenir à l’oraison des quarante heures, où le sujet de la croix nous a un peu écarté, le septième jour de septembre, qui se trouva par un dimanche, la grand’messe fut chantée solemnellement par Mgr Claude de Granier, Evêque de Genève, à l’issüe de laquelle la procession générale commença de marcher pour faire l’ouverture de la prière des quarante heures; le Saint-Sacrement y fut porté avec autant de magnificence que de dévotion, et l’Evêque l’ayant exposé sur le précieux tabernacle qui luy avoit été préparé, le Père Chérubin monta en chaire et fit une prédication excellente à son ordinaire; les Confrères du Crucifix d’Annessy entrèrent ensuite dans l’oratoire avec la procession de Chablais, pour faire la première heure d’oraison devant le très-saint Sacrement de l’autel; les prédications furent continüées pendant les quarante heures par le même Père Chérubin, le Père Esprit et le Père Anthoine, prédicateurs Capucins, avec cet ordre, qu’après chaque prédication il y auroit toujours une procession destinée pour faire l’heure d’oraison devant le Saint-Sacrement.
Le lendemain, qui étoit le jour de la Nativité de Notre-Dame, Mgr de Genève, vêtu pontificalement, célébra encore la Sainte-Messe, et les prédications s’y firent régulièrement dans le mesme ordre que le jour précédent, et le tout s’y passa avec tant d’édification que les catholiques, les nouveaux convertis et les hérétiques mesmes ne pouvoient revenir de l’étonnement où la pompe de cette action les avoit jettés.
M. Davully 1597.
Le genre d’escrire que je suis, me dispense assés de m’étendre en plusieurs particularités très-remarquables, quoyqu’elles regardent mon sujet; mais je ne dois pas oublier celles qui sont essentielles à mon histoire et qui sont attestées par le témoignage positif d’un autheur contemporain, illustre par sa naissance et par sa vertu, qui escrivit ce qu’il avoit vu et entendu dire à un gentilhomme lyonnois de ses amis, d’une manière pleine d’enjoüement et de galanterie; sa lettre, qui fut imprimée l’année suivante, n’a pas été supprimée comme tant d’autres qui ont été escrites de ce temps-là et qui ont péry.
Il y aura un an à la Nativité de la Vierge, dit ce cavalier, que les dévots Pères Capucins, Chérubin, Esprit et Anthoine, firent l’oraison des quarante heures à Annemasse, qui est un village à une petite lieue de Genève, où de six lieües à la ronde toutes les autres églises allèrent en procession, et furent là prier instamment pour la conversion des hérétiques; entre les autres processions, vint celle du bailliage de Ternier, qui a été remis à la religion catholique depuis trois ans en çà par la diligence des révérends Pères Jésuites, Capucins et autres Prêtres, et étoit ladite procession de sept à huit cents personnes, qui donna grande consolation aux catholiques, voyant ces nouveaux fidèles faire cet acte de piété avec la plus grande dévotion du monde.
Le Père Chérubin leur prêcha, et prévenant l’unique objection des hérétiques lorsqu’ils se voient convaincus de la vérité, qui est que s’il y avoit là quelque ministre, il y répondroit bien, leur dit: «Messieurs, nous ne disons rien devant vous que nous ne désirions le maintenir devant vous aux ministres qui vous ont par le passé déçus et pipés; on nous a présenté une conférence que nous avons acceptée, et nous ne demandions que quatre doigts de papier de Messieurs de la ville de Genève pour l’assurance de nos personnes; mais la chose est demeurée telle et imparfaite; c’est pourquoy nous protestons devant vous qu’il ne tient à nous, et que nous sommes toujours prêts de vous faire voir, en leur présence, qu’ils vous ont déçus et retirés de la vraye Eglise, hors de laquelle il n’y a point de salut.» La dévote assistance étoit de six à sept mille personnes et plus, qui, tous la larme à l’œil, demandoient à Dieu miséricorde pour les pauvres âmes désolées par l’hérésie.
Le Père Chérubin, ne pouvant se contenter des mauvaises excuses que les ministres luy avoient faites pour éviter la dispute, continuoit de se plaindre d’eux dans ses prédications; il leur reprochoit leur lâcheté et leur fourberie, et le mauvais usage qu’ils faisoient de leur raison dont ils abusoient par cupidité et par malice, sans s’étonner de la perte des âmes qu’ils faisoient périr. Il fit voir, en plusieurs de ses sermons, qu’ils avoient renversé les fondements de la foy, de la morale et de la discipline de l’Eglise; il réfuta toutes leurs chicanes et mina avec tant de force toutes leurs foibles subtilités, dont ils tâchoient de couvrir l’absurde de leurs erreurs pour tromper les peuples qu’ils avoient débauchés, qu’il acheva de persuader aux hérétiques qui étoient déjà ébranlés, et désabusa les plus surpris des fausses lüeurs de l’hérésie, et Dieu, bénissant les travaux de cet homme apostolique, en dégagea plusieurs par sa grâce de toutes les préventions, de tous les préjugés et de tous les intérêts humains qui les tenoient attachés à la malheureuse secte de Calvin.
Vie de Mgr de Granier Evêque de Genève, liv. 9, chap. 6.
L’on remarqua que les huguenots pleuroient amèrement aux. prédications que l’on fit dans l’oraison des quarante heures, qu’ils frappoient leur poitrine et crioient à haute voix et redoublée: Miséricorde! dans l’église, et qu’il s’en convertit un très-grand nombre.
Les ministres, qui apprirent avec le dernier chagrin le succès de l’oraison des quarante heures, s’offensèrent si fort de la dureté des paroles du Père Chérubin, que, ne pouvant plus endurer des reproches aussi sanglants, ils représentèrent aux seigneurs de Genève qu’il y avoit du danger à souffrir ainsi les Capucins proche de leur ville; qu’ils devoient considérer qu’ils replantoient l’idolâtrie de Rome à leurs portes; que c’étoient des gens qui avoient donné leur langue à louage au Pape; que le duc de Savoye avoit sans doute quelque dessein en tête; que, sous un masque de piété, l’on avoit déjà assemblé plus de trente mille hommes près de leurs murailles. Leur dernier effort se réduisit aux menaces et aux injures.
Mémoires de la Province.
Les Genevois étonnés firent occuper les chemins par quelques compagnies de soldats, et escrivirent aux Bernois que les Capucins avoient entrepris de renverser et de détruire entièrement leur religion dans les bailliages restitués, par une manifeste infraction du traitté. Les émissaires des ministres crioient que les Capucins contrevenoient aux conditions portées par les trèves, et qu’il falloit les châtier comme des perturbateurs du repos public. Les Bernois furent si violemment remués par le récit de ces nouvelles, qu’ils s’en plaignirent au gouverneur de Savoye, et le menacèrent de la guerre s’il n’imposoit silence aux Capucins. Ils escrivirent aussi à S. A. R. sur ce sujet en des termes assés forts. Le gouverneur de Savoye, pour ôter aux Bernois l’occasion de se plaindre et pour garantir les Capucins des efforts et des insultes des hérétiques, exhorta le Père Chérubin et ses compagnons de se retirer dans leur couvent.
Il n’y avoit que quelques jours que le Père Mathias, Prédicateur Capucin, avoit eu le foüet à Vevey par la main du bourreau, pour avoir soutenu quelques points de foy contre un ministre qui les oppugnoient. Les seigneurs de Berne n’approuvèrent pas néanmoins cette action; ils blâmèrent fort le procédé du magistrat de Vevay qui avoit rendu une sentence qui blessoit si visiblement la justice et l’honnêteté publique.
1597.
Une injustice si brutale étoit assés capable d’étonner le courage de nos Pères et de leur faire appréhender les mauvais traittements dont ils étoient menacés par les Genevois. Ils sçavoient bien que depuis que la passion et la fureur se sont emparées de l’âme des hérétiques, et qu’elles en ont chassé la raison, il n’y a rien de si méchant et de si monstrueux qu’ils ne puissent exécuter: mais des gens qui avoient mis toute leur confiance en Dieu, et qui aymoient à souffrir pour son amour, ne se faisoient pas peur d’être menacés. Ils avoient Dieu et S. A. R. pour eux; Charles-Emmanuel avoit pourvu à leur entretien et à leur défense. Ce pieux Prince, qui chérissoit leurs personnes et leurs mérites, les avoient recommandés à ses officiers des deux bailliages de Chablais et de Ternier avec des termes qui marquoient l’estime qu’il en faisoit.
Mémoires de la Province.
Le Père Chérubin, dont le zèle étoit plein de sagesse, escrivit en mesme temps à S. A. R. pour l’informer de sa conduite et du succès des quarante heures d’Annemasse; il fit sçavoir à ce Prince que plus de quinze mille personnes s’étoient déjà réunies à l’Eglise catholique; que l’on avoit vu souvent plus de quatre mille personnes, tant de Genève et de Gaillard que du pais de Vaud, à leurs prédications, quelques soins que les ministres eussent pris de les empêcher d’y venir; que l’on avoit défié les ministres à une conférence publique dans Genève, en présence d’arbitres et de témoins, et qu’ils avoient fui et évité la dispute en détournant les magistrats de donner le sauf-conduit pour la sûreté des Capucins; qu’ils étoient si cruellement agités du délabrement de leurs affaires, qu’ils craignoient extrêmement la destruction de leur religion et l’entière ruine de la doctrine de Calvin; qu’on ne devoit pas être surpris s’ils remuoient les Bernois pour éloigner les Capucins de leur ville. L’on escrivit la mesme chose à Sa Sainteté et à son Nonce résidant à Turin.
Charles-Emmanuel ayant appris ces bonnes nouvelles, congratula le Père Chérubin, et, pour encourager son zèle, luy promit sa protection. Nos Missionnaires, se sentant soutenus de la puissance et de la faveur de S. A. R., continuèrent de presser les ministres de Chablais et de Ternier avec tant de force et de vigueur, que quelques-uns, ayant pris la fuite, laissèrent aux véritables pasteurs les églises qu’ils avoient usurpées sur eux depuis si longtemps. Mgr de Genève les pourvut d’autant de sçavants et vertueux Ecclésiastiques. Ces Curés étant ainsi rétablis, il fallut trouver un fonds pour leur entretien, et les chevaliers de Saint-Maurice et Lazare possédant tous les bénéfices, par concession de Grégoire XIII, l’on avoit besoin de la faveur et de l’authorité du Prince, qui étoit grand-maître de cet ordre, pour obliger de laisser aux Curés nommés par l’Evêque le revenu des bénéfices dont ils jouissoient. Mgr de Genève pria le Père Chérubin, qui avoit traitté de cette affaire avec S. A. R. dès l’an 1595 et en avoit eu de bonnes paroles, de reprendre cette négociation et de s’employer avec zèle pour en avoir une bonne issüe. Le Duc confirma au Père Chérubin tout ce qu’il luy avoit déjà promis, et luy donna de très bonnes espérances, dont on ne put néanmoins ressentir les effets que l’an 1600, auquel Mgr de Genève exécuta le bref du Pape Clément VIII, du 24 mai 1599, qui désunissoit les bénéfices du Chablais et de Ternier de la religion de St-Maurice et Lazare, et les remettoit dans le mesme estat auquel ils étoient avant que Grégoire XIII les eût unis à cet ordre.
1597.
Cette affaire étant consommée autant qu’elle pouvoit l’être pour lors, le Père Chérubin s’appliqua très-particulièrement à informer pleinement S. A. R. de tout ce qui s’étoit passé durant le temps que l’on avoit employé à la conversion des peuples dans les deux bailliages restitués, et luy fit connoître les bonnes dispositions où ils étoient de se réunir à l’Eglise catholique, si elle leur déclaroit ses intentions et sa volonté sur cela. Le Duc étoit trop zélé pour se relâcher à la considération des Bernois, mais il ne voulut rien conclurre sans prendre l’advis de son Conseil, qu’il fit assembler extraordinairement, pour sçavoir ce que l’on auroit à faire dans cette conjoncture. Il voulut que le Père Chérubin y assistât; cette affaire étant mise en délibération, la raison d’Estat l’emportoit sur l’intérêt de la religion. Tous ces sages politiques qui composoient cette auguste assemblée étoient d’advis qu’il falloit, pour calmer l’orage, laisser aux huguenots le libre exercice de leur religion et défendre aux Prédicateurs de les y troubler.
Mémoires de la Province.
Le grand Charles-Emmanuel, Prince pieux et fort zélé à la religion catholique, se tournant alors du côté du Père Chérubin, luy demanda son advis et luy ordonna de parler avec liberté et confiance. Le Père Chérubin, après avoir fait une profonde révérence à S. A. R., voulut s’excuser de dire son sentiment; mais le Duc ayant fait un nouveau commandement de dire son advis selon Dieu et sa conscience, il parla avec tant de force, qu’il renversa toutes les raisons et démêla tous les artifices de la politique d’une manière si puissante, que ce Prince incomparable, en l’embrassant, luy dit: «Père Chérubin, vous avés gagné, je suis de votre sentiment; nous avons assés de force et assés de courage pour repousser les Bernois s’ils nous attaquent; Dieu combattra pour nous quand nous ferons la guerre pour luy» ; et puis il adjouta, en se levant de son trône, ces belles paroles en italien: Manco terra, più cielo, moins de terre et plus de ciel, et mettant la main sur le Père Chérubin, il conclut: «Je veux que le Père Chérubin continüe ses exercices; qu’on ne parle plus de laisser imparfaite une si sainte entreprise.»
Il loüa en présence de son Conseil le Père Chérubin du grand zèle qu’il avoit du salut de ses sujets, et le remercia des peines et des travaux qu’il enduroit pour les ramener dans le sein de l’Eglise. Il luy promit derechef sa protection et toutes les assistances dont il pourroit avoir besoin, et luy déclara qu’il désiroit qu’il allât à Tonon pour continuer la Mission dans la ville capitale du Chablais, et en donna advis en mesme temps à l’Evêque de Genève.
Ce grand prélat, ayant les lettres et les ordres de S. A. R., qui luy marquoit qu’il désiroit que le Père Chérubin allât à Tonon pour émouvoir les Tononois, qui paraissoient toujours insensibles, luy fit expédier des lettres-patentes datées d’Annessy du 2 novembre 1597. L’Evêque parle du Père Chérubin avec beaucoup d’estime, l’honorant du glorieux titre de Prédicateur, puissant par ses paroles et par ses exemples, et zélé défenseur et propagateur de la foy catholique: Potentem verbo et exemplo et zelo pro fide catholica defendenda et propaganda.
Vie de Mgr de Granier liv. 3, chap. 5.
Le Père Constantin, de la Compagnie de Jésus, qui a escrit la vie de cet illustre Prélat, rend un glorieux témoignage au zèle et au mérite du Père Chérubin, sur le sujet des Missionnaires Capucins qui ont travaillé dans le Chablais sous la direction et les ordres de ce grand Evêque: tous ont travaillé fort heureusement dans cette Mission, dit cet historien; toutefois le zèle du Père Chérubin a plus éclaté, et l’a fait reconnoitre pour être un des principaux instruments du Ciel à ramener le peuple au bercail de l’Eglise. Ce zèle acquit au Père Chérubin l’admiration et l’amour du peuple avec la bienveillance de Clément VIII et de Charles-Emmanuel, Duc de Savoye, qui le chérissoit singulièrement et luy en donnoit des preuves si particulières, que tout autre que Claude de Granier en auroit pris jalousie; mais, outre que l’Evêque avoit une charité de prélat et d’ange, qui ne sçait point être touchée de cette passion, le Père Chérubin marchoit avec tant de sincérité et de respect, et employoit toute la faveur des grands avec tant de fidélité au bien des âmes et à l’avancement des desseins que l’Evêque avoit pour le Chablais, que ce bon prélat luy en eût désiré davantage.
J’ai bien voulu coucher ce peu de lignes à l’honneur de ce grand religieux pour ses rares mérites, et pour faire voir de quelles gens se servoit l’Evêque et de quel pied il procédoit en cette affaire.