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ON OTE LES ÉGLISES ET LES CLOCHES AUX HÉRÉTIQUES. — LA MISSION A TONON. — LES MINISTRES CONFONDUS. — LES 40 HEURES.

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Des cinq duchés que possède S. A. R. Victor-Amédée II, à présent régnant, celuy du Chablais est le plus ancien. Cette province fut érigée en duché l’an 1238, par l’Empereur Frédéric II, en faveur d’Amédée IV; elle s’étend tout le long du lac de Genève, que les anciens ont nommé le lac Léman, qui n’a pas moins de quinze lieues de France de longueur et cinq de largeur ou environ. Les peuples qui habitent ces pais furent appelés parles anciens Antuates. Tonon est la capitale de ce duché et siége de la justice de toute la province; cette ville est située sur le bord du lac de Léman, dans un aspect aussi beau que l’on en puisse voir; l’air y est très-pur et le terroir très-fertile. Il y avoit autrefois un château assez fort et appartenant aux Ducs de Savoye, qui fut en partie ruiné par une mine que les Bernois y firent; le reste fut depuis démoly et aplany pour en faire la place qu’on nomme la place du Château; il étoit eeint d’un fossé assés large, qui fermoit encore la ville dès l’église St-Augustin en bas, et dont il reste encore quelques vestiges. C’est dans ce château où nacquit le bienheureux Amédée, neuvième de ce nom, troisième duc de Savoye, le 1er février 1435.

Ce fut dans ce lieu, si charmant par son assiette et si affreux par le schisme et l’hérésie de ses habitants, où Charles-Emmanuel Ier voulut que le Père Chérubin se transportât avec les autres Prédicateurs Capucins, ses compagnons, espérant que leur zèle aideroit beaucoup à l’advancement de l’œuvre de Dieu; et l’événement fait voir qu’il ne s’est pas trompé.

Lettre de Mgr Berliet au Pape Clém’ VIII

Il seroit, ce semble, nécessaire de fixer le temps auquel on rapporte l’entrée des premiers Prédicateurs dans la ville de Tonon; mais je laisse la chose indécise et n’en veux porter aucun jugement, parce que ce seroit blesser la plus exacte sincérité d’assurer positivement des choses qui me paroissent tant soit peu douteuses; les lettres imprimées et les autres escrits qui nous restent de ce temps-là n’en parlent pas distinctement ny assés précisément.

Mais quoy qu’il en soit, cela est assés indifférent pour le sujet sur lequel j’escris; ce qu’il y a de bien certain, est que S. François de Sales a travaillé à la conversion des hérétiques dans Tonon avant l’arrivée du Père Chérubin, que je ne veux considérer dans tout l’ouvrage de la conversion du Chablais que comme un digne coopérateur de ce saint Prélat, afin qu’il demeure constant d’abord que, grâce à Dieu, on n’est nullement injuste et qu’on est très-éloigné de vouloir dérober à la mémoire de ce grand saint la gloire qui luy est deüe.

Ibidem.

Le Père Chérubin étant arrivé à Tonon, eut plusieurs conférences avec S. François de Sales, qui avoit pris des mesures de longue main pour réduire cette ville à l’obéyssance de l’Eglise. Il fut résolu qu’ils agiroient de concert pour exécuter ce grand dessein. S. A. R., qui connaissoit très-bien le mérite des gens, avoit envoyé en Chablais le Sénateur Favre, qui fut par après premier Président du souverain Sénat de Savoye, pour déclarer ses intentions aux bourgeois de Tonon. Ce sage magistrat les assembla dans la maison de ville, et leur dit que S. A. R. souhaitoit que l’exercice public de la religion catholique se fit dans Tonon, qu’elle leur recommandoit très-particulièrement M. le Prévôt de Sales et le Père Chérubin, et qu’elle prenoit en sa spéciale protection tous les prêtres et tous les catholiques.

Sur cet appuy de l’authorité souveraine, le Père Chérubin se tint seur de pouvoir obtenir plusieurs choses que les hérétiques de Tonon avoient toujours refusées. En effet, l’on obtint que l’on célébreroit le saint sacrifice de la messe dans l’église de Saint-Hippolyte, que l’on y pourroit prêcher publiquement, et que l’on sonneroit la grande cloche pour la prédication; car les catholiques n’avoient point de lieu où ils peussent faire seurement leurs exercices.

Vie de saint François de Sales.

S. François de Sales, qui avoit travaillé quelque temps à Tonon avant l’arrivée du Père Chérubin, disoit quelquefois la sainte messe secrettement dans la maison des religieux de Saint-Bernard. Il n’y a rien que cet homme apostolique n’eût fait pour réunir à l’Eglise les Tononois: il y avoit employé ses prières, ses prédications et ses travaux avec beaucoup de zèle, de fatigue et de mérite, mais non pas avec tout le fruit que l’on devoit attendre d’un homme si saint, si doux et si affable, si sage, si sçavant, si constant et si apostolique. Il se plaint de l’obstination des Tononois dans ses lettres au Sénateur Favre, son ami, et escrivant à S. A. R.: «voici la seconde année, dit-il, qui se passe dès que l’on a commencé de prêcher à Tonon, sans jamais interrompre, avec fort peu de fruit.» Il en attribue la cause à la dureté des habitants et à la disette des ouvriers évangéliques, et, rendant compte à S. A. R., à Turin, de l’état du Chablais, il luy représenta, pour presser les secours qu’il luy demandoit, qu’il avoit employé vingt-sept mois en ce misérable païs, afin d’y épancher la semence de la parole de Dieu; mais, dit-il, j’ai semé entre les épines ou bien sur les pierres: car, outre la recouverte de M. d’Avully et de l’advocat Poncet, ce n’est pas trop grand cas des autres; ce sont les propres paroles de ce saint rapportées par son illustrissime nepveu, Charles-Auguste de Sales.

Il vainquit néanmoins à la fin, par sa constance et par sa douceur, l’obstination des plus endurcis, et amollit si bien leur dureté, qu’il en disposa plusieurs à une véritable conversion. Mais comme mon principal but est d’escrire uniquement les actions de nos Pères, je suis obligé, par mon dessein, de les séparer, pour ne pas mêler les choses qui ont été exécutées par ce grand Prélat avec celles qui appartiennent à nos Missionnaires.

Le Père Chérubin étoit si vivement touché du renversement prodigieux que Calvin avoit fait dans l’intérieur et l’extérieur de l’Eglise, et de la dureté des Tononois qui ne vouloient pas s’apercevoir de ce monstrueux désordre, qu’animé d’un saint zèle, il prit résolution de déclarer la guerre aux ministres de la ville et de les pousser avec toute la vigueur dont il étoit capable.

Ces faux pasteurs, qui ne se sentoient pas assés forts pour s’opposer au Père Chérubin, soulevèrent les plus opiniâtres contre luy; les moins emportés d’entre eux le menaçoient et le chargeoient d’imprécations et d’opprobres; les plus méchants s’élevoient avec insolence et se déchainoient contre luy; mais, quelque envenimée que fût la malice de ses ennemys, elle n’étoit pas capable d’arrêter la joie de son cœur ni d’affoiblir ce soin prodigieux et ce zèle incomparable de les réunir à l’Eglise. Comme il connoissoit le génie de l’hérésie, il se moquoit de leurs injures et de leurs menaces. Les catholiques étoient remplis de frayeur et de tremblement, et il n’y avoit que le Père Chérubin qui demeuroit intrépide. Il dit la messe, malgré tous les efforts, les oppositions et les insultes des hérétiques, à un autel qu’il avoit fait préparer dans l’église de Saint-Hippolyte, et il y prêcha avec tant de zèle et avec tant de liberté, que les hérétiques connurent bien qu’ils avoient en tête un homme qui ne craignoit pas la mort; et les catholiques, qui l’avoient si souvent conjuré de modérer son zèle, se sentant animés par ses discours et par ses exemples, commencèrent à se rassurer et à prendre cœur.

Mémoires de la Province.

Ibidem.

Le Conseil de ville étant un jour assemblé, il fit prier MM. du Conseil d’agréer qu’il leur représentât des choses qui concernoient le bien public; il fut introduit dedans la salle de leur assemblée et il y fut receu avec honneur; et, comme on luy eut demandé ce qu’il désiroit, il leur dit avec une admirable fermeté que, puisqu’ils étoient assemblés pour les intérêts de la ville, il avoit cru devoir leur représenter que le point de religion étant le sujet le plus important, le plus essentiel et le seul qui méritoit toute leur attention et application, ils ne pouvoient mieux faire que de s’appliquer à cette matière en leur assemblée, et ainsi qu’il les supplioit de faire appeler leurs ministres afin qu’il les pût convaincre en leur présence que la religion de Calvin, dans laquelle ils les entretenoient, étoit fausse, et qu’il n’y avoit que l’Eglise catholique seule où l’on puisse faire son salut. Cette hardiesse augmenta leur crainte et redoubla l’étonnement qu’il leur avoit causé, sans avoir pour lors aucun autre effet.

1597.

Le jeudy suivant, qui étoit le jour du marché, il fit une action qui marqua un grand courage et une fermeté inébranlable: il fit dresser une chaire à la place publique et il prêcha contre les hérésies de Calvin, et, se tournant vers la maison de ville, qui regarde sur la place du marché, où logeoit le principal ministre, il s’adressa aux assistants et leur dit: «Votre ministre est à cette fenêtre qui m’écoute et qui ne dit mot; obligez-le de venir ici pour défendre la fausse doctrine qu’il vous enseigne; il ne sçauroit l’entreprendre, dit-il, il sait bien qu’il vous trompe, qu’il vous abuse et qu’il vous perd.» Les catholiques frémissoient et craignoient que les hérétiques le lapidassent; mais, ô miracle de la grâce de Dieu et de la force apostolique! cette entreprise effraya les errants et les ministres de l’erreur.

Les catholiques et les huguenots avoient l’alternative de l’église de St-Hippolyte; les prédicateurs catholiques et les ministres y prêchoient alternativement chacun leur jour; les catholiques y alloient pour ouïr la messe et la prédication, et les huguenots pour entendre leur presche et recevoir leur cène. Le Père Chérubin ne pouvoit pas souffrir un mélange si monstrueux; il luy sembloit que c’étoit joindre l’enfer avec le paradis et mêler les rayons du soleil avec les vapeurs de l’abyme que de faire les exercices de la religion catholique et du calvinisme dans un mesme lieu; il se mit à crier contre cet abus et remontra à S. A. R. et à ses officiers, avec un zèle plein de sagesse, que Jésus-Christ et Bélial ne pouvoient pas s’accommoder dans un mesme temple, et qu’il étoit défendu aux Israélites d’avoir aucun commerce avec les Samaritains; enfin, il fit si bien que les hérétiques furent contraints de céder l’église St-Hippolyte aux catholiques et de transférer leur presche à celle de St-Augustin, avec cette réserve néanmoins qu’ils pourroient se servir de la grande cloche de Saint-Hippolyte pour sonner leur presche.

Mémoires de la Province.

Le Père Chérubin, mal satisfait de cette réserve, obtint facilement de S. A. R. que cette cloche ne serviroit plus qu’aux seuls catholiques; mais il ne trouva pas la mesme facilité dans les officiers du Prince à faire exécuter un ordre qu’ils prévoyoient devoir faire beaucoup de bruit. Le Père Chérubin, qui n’étoit point temporiseur ny homme de remise, et qui agissoit avec chaleur dans les affaires de la religion, se sentant appuyé et soutenu de la faveur et de l’authorité de S. A. R., fit une action de grand éclat: il résolut de mettre les seuls catholiques dans la réelle possession de la cloche, et d’en ôter l’usage aux hérétiques. Il choisit pour faire son coup un jour destiné au presche du ministre, environ les fêtes de Noël.

Après avoir dit la messe à son ordinaire, il ferma les portes de l’église et monta au clocher avec son compagnon et deux catholiques séculiers; ils tirèrent à eux les cordes et les échelles, bien résolus de ne point permettre qu’on se servit de la grande cloche pour sonner le presche. Les huguenots ne manquèrent de venir à l’heure accoutumée pour le sonner; ils forcèrent l’église et allèrent d’abord au clocher, où ils ne trouvèrent ni cordes ni échelles. Le Père Chérubin leur déclara du haut du clocher qu’ils pouvoient se retirer, car il ne permettroit jamais que les cloches qui avoient été bénites et dédiées pour appeler les chrétiens à l’église, où l’on enseigne la véritable doctrine et le chemin du salut, fussent employées désormais à assembler le monde où l’on prêche l’erreur et où l’on combat la vérité. Les hérétiques s’attroupèrent et coururent aux armes comme des furies déchainées; ils approchèrent du clocher et tirèrent plusieurs fois sur le Père Chérubin et sur son compagnon; ils appliquèrent des échelles pour monter au clocher, mais ils furent repoussés et les échelles furent renversées; leur fureur s’accrut par cette résistance, et ils en seroient venus apparemment à la sappe du clocher, si M. de Vallon, gentilhomme huguenot, ne fût arrivé, qui modéra par sa présence l’excès de leur emportement.

Ce cavalier fut surpris de cette généreuse audace, et s’adressa au Père Chérubin et le pria de vouloir descendre; et comme il avoit une grande authorité sur le peuple, il tâcha de réprimer sa brutale fureur: chacun sçait que quand le peuple est une fois en furie, c’est à Dieu seul de l’appaiser; le Père Chérubin, toujours ferme et invincible, se montra par une fenêtre, et, comme il sçavoit se modérer beaucoup, il parla fort civilement à M. de Vallon, mais pourtant avec fermeté et avec un certain air de générosité que la vertu donne. Il luy communiqua l’ordre du Duc pour soutenir son action, et protesta qu’il ne se relàcheroit jamais à consentir les cloches aux ministres, et Dieu luy donna tant de force pour défendre son droit, que les hérétiques abandonnèrent l’église et les cloches aux catholiques.

Livre 3, chap. 8.

Il y avoit encore dix ou douze catholiques dans Tonon à qui le Père Chérubin prêchoit fort souvent. Le Père Constantin, Jésuite, dans la vie qu’il a escrite de Mgr Claude de Granier, Evêque de Genève, dit positivement qu’il n’y avoit dans ce temps de catholiques dans Tonon que les officiers de S. A. R.

Mémoires de la Province.

L’on trouvoit dans les entretiens particuliers du Père Chérubin une force mêlée de douceur capable de vaincre et de gagner les plus obstinés; mais quand il étoit en chaire, il animoit de la voix et du geste les oracles de l’Evangile, pour la destruction de l’erreur ou pour la défense de la vérité ; on se sentoit pénétré des lumières de son esprit et de l’ardeur de son zèle. Les ministres, qui sçavoient que les preuves dont il fortifioit la doctrine de l’Eglise étoient si convaincantes, qu’elles ne laissoient aucun doute ni aucun détour à l’esprit humain, pour l’éluder, disoient qu’il étoit un enchanteur, et faisoient de grandes défenses aux huguenots de l’ouïr, et c’est la cause qui les empêchoit d’aller ouvertement à ses prédications. Toutefois, comme on le pouvoit facilement ouïr de quelques maisons voisines de Saint-Hippolyte, parce qu’il avoit une voix forte et sonore, il y avoit toujours dans ces maisons plusieurs huguenots, que la curiosité plutôt que le zèle y attiroit: mais Dieu, qui conduisoit leurs pas vers son Eglise sans qu’ils le sçussent, éclairoit peu à peu leurs esprits et les disposoit insensiblement à la recherche de la vérité.

1597.

Pour désabuser les hérétiques les plus surpris, il attaquoit les ministres dans toutes les compagnies où il les rencontroit. Il réfutoit ce qu’ils avoient dit à leur presche; il renversoit les sophismes métaphysiques dont ils ébloüissoient leurs sectateurs; il les provoquoit à la dispute; mais, comme il vit qu’il ne pouvoit pas attirer les huguenots aux prédications qu’il faisoit à Saint-Hippolyte, ny engager les ministres à une conférence, il se résolut de prêcher à la place publique quand le monde seroit assemblé ou pour le marché ou pour quelque autre occasion que ce fût; il fit à ce sujet élever une belle croix au milieu de la place, vis-à-vis la maison de ville, où logeoit le principal ministre, et aussitôt qu’il voyoit du monde assemblé, il se mettoit sur les degrés qui étoient au pied de la croix pour prêcher au peuple. Il commençoit par établir quelques points de controverse, et, après avoir prouvé par de claires et solides raisons la vérité et la créance des catholiques, il s’adressoit aux huguenots:

Lettre de M. Davully

«Messieurs, leur disoit-il, je sçais bien que vos ministres vous prêchent le contraire, je soutiens que leur doctrine sur cet article-là est fausse; je les presse depuis longtemps de défendre ce qu’ils enseignent, et je ne puis pas les engager à une conférence; il est visible que ce refus est une marque de la foiblesse de leur cause; il s’agit du salut de vos âmes, ils n’en tiennent point de compte; tenez, voilà un escrit, en leur présentant un papier, dans lequel je démontre, par de bonnes raisons, la vérité de notre créance et la fausseté de la vôtre, portez-le à vos ministres et les obligez d’y répondre; s’ils n’ont pas le courage de disputer avec nous, qu’ils répondent à tout le moins par escrit à ces raisons, et s’ils doutent de leur capacité, qu’ils appellent à leur secours les ministres de Genève, de Berne et de Lausanne; s’ils ont encore quelques sentiments d’honneur ou quelque zèle de votre salut, ils tâcheront de nous satisfaire.»

Il faisoit afficher les escrits aux portes des temples des hérétiques et pressoit incessamment les ministres d’y répondre. Il continua fort longtemps à faire toujours la mesme chose, ce qui n’étoit pas trop au goût de ces faux pasteurs, qui, le trouvant partout sur chemin, furent frappés de terreur et tombèrent dans un si grand abbattement qu’ils se crurent perdus; les uns prirent la fuite et se sauvèrent à Lausanne, et laissèrent au pied de la croix, qui servoit de chaire au Père Chérubin, un monument éternel de leur honte et de leur confusion.

La fuite de ces mercenaires avança la conversion de plusieurs calvinistes, qui, piqués de la lâcheté de leurs ministres et convaincus des raisons du Père Chérubin, furent convertis à la foy catholique, et fit perdre aux hérétiques l’église qu’ils occupoient dans Tonon, ayant été contraints de bâtir un temple hors la ville où le ministre Viret leur prêchoit.

Les ministres de Lausanne, qui avoient donné retraite à leurs compagnons fugitifs, promirent de venir à Tonon pour disputer avec les Capucins; ils vinrent en effet, mais le succès ne répondit pas à leur attente; ils disputèrent avec le Père Chérubin, en présence de deux gentilshommes de marque, nouvellement convertis, et de plusieurs hérétiques, et, par la grâce de Dieu, ils furent confondus.

Lettre de M. Davully

Ce mauvais succès ruina le ministre de Tonon par la défaite de ses confrères et le réduisit à recourir à Genève pour presser un plus puissant secours. Le Père Chérubin fatiguoit étrangement ce pauvre ministre, et de vive voix et par les escrits qu’il luy envoyoit et qu’il faisoit afficher à la porte de son logis, comme nous avons dit; un jour qu’il y avoit une grande assemblée d’hérétiques dans la maison de ville, chez le ministre, le Père Chérubin, accompagné de M. Davully, s’y rendit et pressa le ministre, en leur présence, de répondre aux escrits qu’il luy avoit si souvent envoyés et qu’il avoit fait afficher aux carrefours de la ville, comme un trophée des victoires que l’Eglise catholique remportoit sur l’hérésie.

1597.

Le ministre, qui se jouoit de l’authorité des Pères et n’avoit nul égard à leurs opinions, déclara d’abord qu’il n’en vouloit point entendre parler et avoua franchement qu’il n’avoit lu en sa vie plus de quatre feuilles des escrits des saints Docteurs.

Le Père Chérubin luy répartit qu’il falloit avoir renoncé à la pudeur pour oser prêcher dans un lieu aussi considérable qu’est Tonon sans avoir lu les saints Pères. Le ministre répliqua qu’il s’attachoit uniquement à l’étude de la Bible, et, demeurant toujours ferme dans son aveu de n’avoir lu les Pères, il s’excusa de ne pouvoir répondre aux escrits du Père Chérubin, où ils étoient si souvent cités, et promit qu’il feroit venir un de ses confrères pour le satisfaire.

1598.

Mémoires de la province.

Le Père Chérubin, pour l’abbattre tout-à-fait et l’accabler de confusion devant les principaux bourgeois de Tonon, qui étoient là assemblés, dit qu’il vouloit faire voir à la compagnie qu’il n’avoit guères mieux lu la Bible que les saints Pères, et le jetta en mesme temps sur un point de controverse, et l’ayant obligé de recourir à la Bible pour décider leur différend, il le surprit si souvent dans une dépravation visible du sens et des paroles de l’Escriture, dans les passages qu’il cita pour couvrir son erreur, que le pauvre ministre, confus et effrayé, fut contraint de demander du délay. Ce dernier coup acheva d’accabler le ministre et donna une certaine ardeur de zèle au Père Chérubin, qui continua de le pousser dans ses sermons avec beaucoup d’aigreur à son ordinaire, mais avec une force et un ascendant qui faisoient bien voir aux hérétiques mesmes qu’il avoit autant d’avantage sur leur ministre, en génie et en solidité d’esprit, qu’il en avoit par la cause qu’il soutenoit: il proposoit un point capital contesté, il l’établissoit et le prouvoit, l’expliquoit et le fortifioit; il s’y arrêtoit et ne le passoit jamais légèrement; tantôt il prêchoit du purgatoire, tantôt de l’invocation des Saints; un jour il établissoit la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie; un autre, quelque autre article particulier de notre créance. Ses preuves étoient si sensibles que, pour peu qu’on eût d’équité et de bonne foy, il étoit impossible de les contredire; elles étoient si claires et si naturelles, et tout ensemble si fortes et si pressantes, que les calvinistes, qui en sentoient la force, fuyoient sa rencontre et ses prédications pour n’en être pas touchés ou convaincus, et c’est ce qui obligeoit ce Père de faire distribuer aux religionnaires et afficher aux carrefours de la ville des feüillets volants où l’on voyoit les preuves dont il se servoit pour combattre l’erreur et défendre la vérité.

1598.

Cette hardiesse et cette liberté si entière eurent des effets bien divers: les hérétiques les plus obstinés employèrent contre luy tout ce que la rage et l’adresse purent inventer de méchant pour le perdre. Il y en eut qui entreprirent de le tuer, et M. et Mme de Vallon luy ont avoué bien des fois, après leur conversion, qu’ils avoient attenté à sa vie pendant qu’il prêchoit au pied de la croix; mais Dieu qui veilloit pour leur conversion ne permit pas qu’ils exécutassent une résolution si furieuse et si désespérée; il y en eut aussi plusieurs si sensiblement touchés, qu’ils furent sur le point de se déclarer dès lors et de confesser tout haut qu’ils étoient catholiques; et ceux-cy, après avoir heureusement rompu les liens qui les tenoient attachés à l’hérésie, en firent une solemnelle abjuration.

Les hérétiques de Tonon, pour venger leur ministre des insultes du Père Chérubin et pour réparer la honte qu’ils avoient d’avoir perdu l’église et le clocher de St-Hippolyte, vendirent la grande cloche à un marchand de Genève. Ils allèrent de nuit au clocher, et, ayant allumé un grand feu sous la cloche, ils la rompirent à coups de marteaux après l’avoir enveloppée d’un gros drap pour en retenir le son: leur finesse ne put pas néanmoins surprendre la vigilance du Père Chérubin; il ouït du bruit et s’aperçut qu’il y avoit du monde dans le clocher; il sortit en mesme temps avec son compagnon et alla d’abord au logis de M. Claude Marin, procureur fiscal de S. A. R., pour l’informer de ce que l’on faisoit au clocher; il le pressa de se lever et de venir incessamment avec luy à Saint-Hippolyte, pour opposer l’authorité de S. A. R. à cet attentat; le sieur Marin s’excusoit sur l’heure et sur le temps de la nuit, et remontroit qu’un homme sage ne devoit pas s’exposer à un péril si évident; le Père Chérubin, pour l’animer et luy donner courage, luy répondit du secours du Ciel et de la protection de la Ste Vierge; enfin il le conjura et le supplia et fit tant qu’il se leva et le suivit; ils allèrent ensemble à l’église de Saint-Hippolyte et montèrent au clocher.

1598.

Mémoires de la Province.

Les hérétiques emportés et téméraires, se voyant surpris, s’abandonnèrent aux transports les plus violents de la passion la plus animée; ils leur firent d’étranges menaces, et poussant leurs insolences jusqu’au dernier excès, ils jettoient des tisons ardents sur eux pour les arrêter; et, pour étonner le courage du procureur fiscal, les plus fâcheux s’élevèrent insolemment contre luy et luy dirent qu’il y alloit de sa vie s’il approchoit: le fiscal, intimidé, vouloit descendre; mais le Père Chérubin le rassura par l’espérance du secours du Ciel: «Ne craignez point, luy disoit-il, nous sommes sous la protection de la Ste Vierge, montons hardiment, ils ne sçauroient nous faire du mal.» En effet, ils montèrent et arrivèrent au haut du clocher, par un insigne bonheur, sans aucun accident. Ils y trouvèrent tous les principaux bourgeois de la ville et la grande cloche rompue en plusieurs pièces. Le procureur fiscal leur fit commandement de la part de S. A. R. de se retirer et de luy remettre les clefs du clocher: à ce commandement un chacun se retira.

1598.

L’on fit appeler le capitaine de justice avec les archers, l’on prit les chevaux et les chariots des autheurs de cette téméraire entreprise, et on les obligea eux-mesmes de venir conduire le métal de la cloche rompue au château des Allinges. S. A. R. en étant avertye, témoigna une extrême indignation de leur violence. L’on fit quelque temps après de ce métal des cloches qui ont longtemps duré, et, refaites dès quelques années, elles sont à présent au clocher de la sainte Maison de Tonon. Il est visible que la force et la vertu de Dieu mesme accompagnèrent le Père Chérubin et luy inspirèrent tout ce qu’il faisoit, car quelle apparence qu’un homme eût pu réussir dans des entreprises si difficiles et si périlleuses?

Vie de saint François de Sales, p. 136.

Le Père Esprit de la Baume, prédicateur Capucin, étant allé ouïr le ministre Viret qui prèchoit dans le temple que les huguenots avoient fait bâtir hors la ville, sur la place de Crête, n’eut pas tant de bonheur: il voulut l’obliger à soutenir la doctrine qu’il avoit enseignée; ce ministre, qui portoit fort impatiemment sa disgrâce, possédé du démon, s’emporta de colère et vomit mille injures à ce Père, et inspirant ainsi le venin de sa fureur aux hérétiques présents, qui, prenant les injures du ministre pour un préjugé qu’il eùt raison, coururent aux pierres et faillirent d’assommer le Père Esprit pour épargner à leur ministre la confusion qu’il ne pouvoit pas éviter en disputant avec luy. Mais le désir qu’il avoit de souffrir pour J.-C. le consola assés de tout le mal qu’on luy avoit fait.

Le ministre, revenu de son premier accablement, ne pensa plus qu’à réparer sa honte, et escrivit à Genève et remua si violemment le collége des ministres, qu’ils supplièrent le professeur public de leur théologie d’aller à Tonon pour disputer avec les Capucins. Ils jugèrent bien de la nécessité qu’il y avoit de prendre ce party pour soutenir leur réputation et pour relever le courage du peuple abbattu et ébranlé. Herman Lignarius, allemand, professeur de la théologie de Genève, et qui étoit en grande estime parmy les siens, et qui étoit en effet un des plus habiles théologiens que les religionnaires eussent dans leur communion, accepta avec joye de venir à Tonon.

1598.

Vie de saint François de Sales.

Lettre de M. Davully 1598.

Ce superbe docteur, tout enflé de la gloire qu’il croyoit acquérir dans cette occasion, s’advisa d’attaquer le Père Chérubin dans un temps auquel il étoit fort occupé aux prédications du Carême. En effet, il arriva à Tonon le samedy, veille des Rameaux, avec un beau cortége de licenciés en la théologie de Calvin et plusieurs étudiants de diverses nations, François, Anglois et Allemands; le ministre et les principaux de Tonon s’étant joints à ces braves sçavants faisoient environ cinquante personnes. Le ministre de Tonon, à la tête de cette troupe, qui fut grossie de près de 200 personnes du commun du peuple, vint au logis des Pères Capucins, et déclara au Père Chérubin, à qui il avoit déjà donné advis dès le matin de l’arrivée du professeur, qu’il luy amenoit du monde pour soutenir la cause de leur religion. Le Père Chérubin luy dit en souriant qu’il avoit bien de la joye de voir une si belle compagnie disposée à défendre une doctrine tant de fois réfutée dans ses sermons et dans ses escrits, mais qu’il ne devoit pas trouver mauvais s’il se défioit de luy et s’il luy demandoit une caution de sa sincérité, après qu’on luy avoit manqué tant de fois de parole, ne pouvant plus se persuader que l’on voulût de bonne foy entreprendre une dispute de religion, que l’on avoit si souvent désirée sans avoir pu les y engager; car ils ne pouvoient pas ignorer ce qui s’étoit passé à Annemasse, et tout fraîchement à Tonon.

Le professeur de Genève, qui témoignoit être merveilleusement content de luy-mesme, prenant la parole, répondit au Père Chérubin, avec un certain air de fierté et de confiance, qu’il n’étoit garant que de la créance et de la doctrine de ceux de sa communion, nullement de leurs actions; qu’il ne falloit pas s’arrêter à des circonstances qui étoient étrangères au sujet pour lequel il étoit venu; qu’il avoüoit que la cause de sa religion avoit été assés mal défendue, et qu’elle avoit eu de pitoyables advocats, mais qu’il prétendoit de faire voir qu’elle n’en étoit pas moins bonne, ny moins soutenable. Le Père Chérubin, le trouvant dans cette disposition, luy repartit qu’il seroit donc à propos de convenir en présence du magistrat des conditions de la dispute, et que l’un et l’autre les signât.

Lettre de M. Davully

L’on eut de peine de convenir avec le professeur sur la première condition que le Père Chérubin demandoit, qui étoit que l’on s’arrêteroit sur un article, et que l’on examineroit séparément et à fond avant que de passer à un autre; cette condition n’étoit pas au goût du professeur, qui, selon le génie ordinaire des ministres, eût bien voulu traitter les choses imparfaitement et d’une manière commode à confondre tout sans rien avancer, pour avoir de quoy se couvrir sous cet embrouillement; il fallut néanmoins passer par là, et convenir d’une condition qui parut fort raisonnable à chaque party: on tomba facilement d’accord des autres, quoy qu’elles aient été très-mal gardées par le professeur; car l’on avoit convenu que l’on continueroit la dispute et qu’elle ne seroit pas interrompue sous quel prétexte que ce fût, et que l’on y employeroit tout le temps nécessaire pour pouvoir bien connoitre la solidité et la faiblesse des preuves. Ces conditions furent signées le 14 mars 1598 par le Père Chérubin et par le professeur Herman Lignarius; l’on choisit trois secrétaires, deux de Genève et un advocat catholique, pour rédiger par escrit cette conférence.

1598.

Ce seroit passer les bornes d’un abrégé de vouloir escrire toute cette dispute par le détail; l’original signé et garant est entre les mains du magistrat de Chablais ou dans les archives de la ville de Tonon, et M. de St-Michel, seigneur d’Avully, qui fut depuis marquis d’Hermance, qui avoit été présent à toute cette dispute, en donna une copie fidèle et authentique au public; elle fut imprimée la mesme année à Lyon avec la permission de Mgr Pierre Pinac et avec l’approbation des docteurs, du R. P. Robert Berthelot, Provincial et Prieur des Carmes de Lyon, du R. P. Jean Le Comte, Prieur des Augustins de Lyon. Le mérite de M. Davully authorise assés son ouvrage. Le Pape Clément VIII ayant appris que ce seigneur avoit abjuré l’hérésie, en eut tant de joye, qu’il luy envoya un bref qui marque l’estime que Sa Sainteté en faisoit.

Il suffit donc de dire, pour mon dessein, que le Père Chérubin remporta avec beaucoup de gloire tout l’advantage de la dispute, et que ce faux brave, qui proposoit ses pensées d’une manière si fière et si insultante dès l’entrée de la conférence, eut dans la suite tant de chagrin de s’être engagé dans une dispute où il perdoit son honneur et sa réputation, qu’il prit la fuite deux jours après.

M. Davully, après avoir exposé fidèlement dans son livre ce qui se dit de part et d’autre en cette conférence, ajoute que le professeur, bien loin de rien prouver de ce qu’il prétendoit, avoit donné lieu à tout le monde de découvrir la fausseté et la foiblesse de sa cause, et que le Père Chérubin, répondant nettement à ses raisons et à ses passages, avoit prouvé par l’Escriture, par les Conciles, par les saints Pères et par la constante et inviolable tradition de l’Eglise, la doctrine catholique avec tant de solidité et d’évidence, que le professeur ne put jamais résister à la force invincible de ses preuves. Il fait remarquer que tout ce que dit le professeur dans cette conférence n’étoit qu’une ergoterie d’école; qu’il prenoit souvent des détours éblouissants, et conclut qu’il appela inutilement au secours tout ce qu’il sçavoit de philosophie et de chicane; car les raisons et les preuves du Père Chérubin étoient si fortes et si pénétrantes, que les hérétiques mesmes ne purent pas disconvenir que le professeur n’en eût été accablé. Cette dispute affermit et fortifia la foy des nouveaux convertis, bien loin de l’ébranler et de la confondre.

1598.

Le Père Chérubin, ne se contentant pas de cet advantage, crut que pour remporter une pleine victoire il falloit poursuivre le fuyart; il prêchoit tantôt à Saint-Hippolyte, tantôt à la place du marché, se plaignoit en tous ses sermons du professeur et des ministres qui manquoient à leurs promesses, et fit sommer le professeur de revenir à Tonon ou d’y envoyer quelqu’un plus habile que luy pour continuer la dispute; il fit afficher aux carrefours de la ville un acte de sommation, dont plusieurs personnes de Genève qui étoient à Tonon prirent copie, et des placards qui contenoient les solides raisons qu’il avoit avancées pour défendre la doctrine de l’Eglise et pour réfuter celle de Calvin, avec un extrait des fruits que l’on pouvoit tirer de cette conférence. Il fit signifier l’acte de sommation au ministre Viret et au professeur de Genève; et parce qu’il sceut que le professeur publioit qu’il continueroit la dispute s’il avoit un sauf-conduit du Duc de Savoye, il le demanda à S. A. R., et le Juge-Mage le mit entre les mains de Louis Viret, ministre de Tonon, pour le faire voir au professeur Herman Lignarius et aux ministres de Genève, de Berne et de Lausanne. En voicy la copie:

Histoire des missions des pères capucins de Savoie

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