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LE CAFÉ PROCOPE
Le café Procope, situé à l’entrée de la rue de l’Ancienne-Comédie, est un des rares vestiges du Paris littéraire du dix-huitième siècle, et il a gardé le souvenir de ses hôtes illustres, dont les portraits décorent les panneaux du rez-de-chaussée.
A cette époque de l’année,–on était aux premiers jours de l’automne,–les étudiants du Quartier latin étaient en vacances, et le café Procope se voyait déserté par sa jeune et bruyante clientèle. Quelques vieux habitués fidèles, débris des générations disparues, qui venaient y chercher un écho lointain de leur jeunesse, peuplaient, sans l’animer, la solitude des salles, et le cliquetis des dominos sur les tables de marbre troublait seul le silence.
Toutefois, vers onze heures du matin, un client inamovible, qui paraissait âgé d’une quarantaine d’années, était assis près d’une fenêtre du premier étage, à l’angle de la salle de billard, absorbé dans la lecture de la Revue des deux mondes. Il fumait une longue pipe de terre, dont le fourneau couleur d’ivoire et le tuyau noir comme l’ébène attestaient un culte pour cette compagne journalière, arrivée à l’âge respectable où elle allait bientôt s’aligner au ratelier des vieilles pipes consacrées. Il l’appelait Amélie, en souvenir d’une étudiante originale qui n’avait aucune parenté avec la famille des hermines.
Pas n’était besoin d’une longue observation pour voir que le fumeur appartenait à cette légion de déclassés qui, au Quartier latin, s’appellent toujours des étudiants, bien que la plupart n’aient jamais franchi le seuil de l’École de droit ou de l’École de médecine, et soient parfois d’un âge à s’asseoir sur le Banc des Nestors. Il y a, comme cela, sur le pavé de Paris, une armée de bohémiens dont ces étudiants problématiques sont l’aristocratie, et qu’on peut comparer à des gens assis au bord d’un fleuve, regardant défiler les bateaux, les nageurs, les chiens crevés et les épaves avec une égale indifférence.
Celui qui vient d’être mis en scène était un fils du Midi, origine que révélaient sa voix cuivrée scandant les syllabes, son visage olivâtre aux traits réguliers, encadrés d’une barbe soyeuse et noire comme le tuyau de Mademoiselle Amélie. Il s’appelait César Baral, familièrement César; mais personne n’aurait pu dire s’il avait une famille, et son histoire tient en quelques lignes.
Il était venu à Paris d’un coin de la Provence, et le jeune homme, qui portait la livrée du soleil, s’était si bien acclimaté au milieu des brumes de la Seine, qu’il n’avait jamais songé à retourner au pays natal. Il faisait volontiers étalage d’érudition classique dans les discussions littéraires ou politiques encore en honneur au Procope. Il avouait avoir autrefois composé une tragédie, refusée à l’Odéon, et un volume de vers, Fourmis et Cigales, dont le manuscrit était au fond d’une malle couverte en peau de sanglier, laquelle renfermait dans ses flancs tout ce qu’il possédait au monde. Il va sans dire que les Fourmis étaient les bourgeois. Finalement il avait divorcé avec les Muses pour suivre sa véritable vocation, id est, de ne rien faire.
Ancré dans cette résolution, dictée par le mépris de ses contemporains qui n’avaient pas deviné son génie, il était passé maître au domino, au piquet, au whist, au billard, et sa supériorité dans ces arts d’agrément lui avait assuré une existence relativement assez facile. Il déjeunait et dînait à la table d’hôte de la rue des Poitevins, et achetait la défroque d’un élégant du Quartier, lorsque la sienne faisait valoir des droits à la retraite. Quant à son logement, un cabinet meublé lui suffisait, et il n’y avait jamais séjourné que pour dormir. Le Procope était son domicile, le Luxembourg, sa campagne, les soirées de Bullier, les premières de l’Odéon, et les soupers chez Magny ou chez Foyot, ses fêtes. Il allait rarement «de l’autre côté de l’eau», et. la rive gauche lui semblait un assez vaste champ pour l’exercice de ses facultés académiques.
L’âge avait développé ces instincts de far niente, avant d’amener la décadence. Bohème, parasite, barbu, moustachu, pilier d’estaminet, culotteur de pipes, docteur ès jeux, il se mêlait à l’occasion aux réunions publiques, aux émeutes scolaires, aux cabales odéoniques, et connaissait à fond la chronique du Quartier latin. C’est ainsi que nous le trouvons, installé comme chez lui, lisant les journaux et les revues, fumant son éternelle pipe et buvant un verre d’absinthe à haute dose, épaisse comme une purée.
Il jetait par intervalles un regard à l’orifice de l’escalier tournant et à la table voisine, ornée d’une petite nappe blanche et garnie de deux couverts, deux serviettes en bonnet d’évêque, deux pains viennois, à la croûte luisante et dorée, plus un citron dans une soucoupe et un godet en porcelaine rempli de cure-dents. Évidemment il attendait un convive; son estomac criait famine, et ce fut avec une explosion joyeuse qu’il salua l’apparition de son hôte en costume de voyage.
–Ave, Cesar, celui qui t’invite à déjeuner te salue, dit le nouvel arrivant, suivi de près par un garçon chargé d’un plateau servi.
–Bonjour, Félix. Mangeons chaud et buvons frais. Tu vas bien?
–Très bien.
–D’où viens-tu?
–De l’Exposition de Philadelphie. Ce matin j’arrive de Londres; mais déjeunons d’abord, et nous causerons ensuite à loisir.
L’hôte attendu par le professeur César était un jeune homme de vingt-cinq ans, aux manières élégantes, à la physionomie ouverte et distinguée, nommé Félix Obert. Il avait passé sa thèse de droit, l’année précédente, et depuis cette époque, une vie nouvelle, semée d’aventures, s’était ouverte à son activité.
Les deux compagnons firent honneur au repas copieusement servi, rapidement expédié, et le café fumait dans les tasses quand le jeune voyageur aborda l’objet de sa réapparition au café Procope.
–Maintenant, César, à tout de suite les affaires sérieuses.
–Nous avons mis du coke dans la machine, et je suis prêt à t’écouter.
–Un cigare?
–Accepté, pour cette fois seulement, et par extraordinaire, car je ne fais d’infidélités à Mademoiselle Amélie que dans le cas de séparation forcée.
–J’ai un service à te demander, et j’ai compté qu’en souvenir de notre vieille camaraderie, tu ne me le refuserais pas.
–Un louis compose ma fortune, et il est à ta disposition; pour le reste, je t’offre un dévouement que je qualifierai d’illimité.
–Je vais te mettre sommairement au courant de la situation. J’ai un rendez-vous à trois heures au pont de Chatou, et j’ai besoin d’être accompagné.
–Un duel?
–Non; mais je suis peut-être exposé à recevoir une balle de revolver.
–Fichtre! ça se corse–aux cheveux plats.
–Tu sais que j’ai représenté mon père à l’Exposition de Philadelphie. Pendant la traversée du Havre à New-York, j’ai lié connaissance avec un Canadien, nommé Samuel Bugle, qui ramenait sa fille, miss Cecily, et qui m’a présenté à miss Rébecca, une amazone américaine, que tu verras dans deux heures.
–Bon
–A Philadelphie, le hasard des rencontres nous mit en relations avec un jeune Anglais, nommé George Minturn. Le Canadien exposait une ferme-modèle, l’Anglais des spécimens de navires, et moi, Français, des instruments de musique. Il serait inutile de parler en détail de la série des événements qui ont amené mon intervention dans la circonstance actuelle, qui se résume en deux mots: J’aime miss Rébecca. Elle me témoigne une grande amitié et, faute de mieux, je suis son confident.
Il reprit:
–Les choses en étaient là, quand je revins en France avec miss Rébecca. Son père, Job Darfield, habite actuellement un chalet sur la côte de Saint-Germain. George Minturn était reparti pour l’Europe avant nous. Elle lui écrivit sans obtenir de réponse. Comme cette lettre renfermait un secret de famille, de retour en France, elle télégraphia pour lui demander s’il l’avait reçue, et, en ce cas, de la lui renvoyer. Ne recevant aucune nouvelle et ne sachant à quelle cause attribuer ce silence, elle se décida à me prier de me rendre à Londres pour réclamer sa lettre, et de la lui rapporter. Je suis parti avant-hier et j’ai eu une entrevue avec sir George.
–Eh bien?
–Il m’a déclaré, sur l’honneur, qu’il n’avait reçu ni lettre ni télégramme. Ma mission se trouvant ainsi terminée, j’ai expédié une dépêche à miss Rébecca, pour lui annoncer mon retour, et voici la réponse que j’ai trouvée chez moi, à mon arrivée ce matin:
«Pont de Chatou, trois heures.
» RÉBECCA. »
–Voilà tout?
–Oui.
–Je ne vois pas l’ombre d’un danger.
–C’est que tu ne connais pas le caractère étrange de miss Rébecca. Si elle s’est mis en tête que M. George Minturn m’a rendu sa lettre, et que je la garde, que sais-je? pour m’en faire une arme contre elle, il se pourra fort bien que sa main soit plus prompte et plus juste que tous les plus beaux raisonnements du monde.
–En ce cas, à ta place, je commencerais par lui écrire le résultat négatif de l’ambassade.
–Lui écrire? Mais si je ne me présente pas devant elle en personne, ce qui n’est peut-être qu’un soupçon de son esprit défiant se changera en certitude. J’aimerais mieux alors rencontrer une panthère que miss Rébecca. Je la connais; elle abattrait un homme comme une poupée de tir.
–Et voilà le chemin de l’amour, dit philosophiquement César.
–J’ai dû m’accoutumer à envisager cette perspective.
–Même sans espoir d’une récompense honnête?
–Je te répondrai par la devise du Tasse: Je ne demande rien, j’espère peu.
–Tu aimerais peut-être mieux une récompense qui ne le soit pas, ajouta le bohème avec un rire bon enfant.
–César, ne plaisante pas sur ce sujet. Ma volonté est d’épouser cette jeune fille.
–Ne t’emporte pas, Félix, je suis dans ton jeu.
–Je t’en remercie. Le rendez-vous est pour trois heures, et il est temps de partir.
Les deux amis se rendirent à la gare Saint-Lazare, où ils prirent le train de deux heures et demie pour Saint-Germain, et vers trois heures ils descendaient à la station de Chatou.