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II
L’AMAZONE

Table des matières

Ils étaient arrivés les premiers sur la berge. Le soleil, qui commençait à décliner, donnait des teintes chaudes au paysage d’automne, et faisait briller les toits de tuile et d’ardoise des villas blanches noyées dans un océan de verdure.

Sur la droite, les arches du pont de Chatou se reflétaient en demi-cercle sur les flots verts de la Seine. Au milieu du fleuve, dans un bateau de pêche, se détachait en vigueur la silhouette d’un marinier qui jetait un épervier à pleine volée.

Au bout de quelques minutes, le bruit lointain du galop d’un cheval se fit entendre, et bientôt ils purent distinguer une amazone qui accourait à fond de train de leur côté. Elle poussa droit sur eux sans ralentir l’allure de son cheval, qui s’arrêta court en les abordant.

Les deux jeunes gens s’approchèrent, la tête découverte.

–Vous avez fait bon voyage, monsieur Félix? dit-elle en ôtant son gant pour lui serrer la main à l’anglaise.

–Très bon voyage, miss Rébecca, mais qui n’a pas eu tout à fait l’heureux résultat que vous espériez.

–Monsieur est votre ami?

–Je vous demande la permission de vous le présenter: Monsieur César Baral.

César s’inclina.

Elle l’examina fixement, d’un air glacial, et répondit à son salut par un signe de tête, avec un mystérieux sourire qui éclaira son visage comme la lueur fugitive d’un éclair.

De son côté, César considérait avec une admiration visible l’amazone d’aplomb sur sa selle, moulée dans son costume de drap gros-bleu, coiffée d’un chapeau de feutre à grande plume, entouré d’un voile de gaze azurée flottant au vent derrière sa tête comme le sillage d’une vapeur transparente. Il était difficile de ne pas subir à première vue l’orgueilleux pouvoir de sa beauté, et l’observateur le plus indifférent eût été frappé du caractère de sa physionomie, qui respirait la grâce féminine unie à l’énergie active d’une héroïne.

–Mettons-nous à l’ombre, dit-elle en dirigeant sa monture vers la rangée des arbres alignés sur le bord de l’eau.

Les deux amis la suivirent.

Là, elle mit pied à terre, noua la bride du cheval à une branche, fixa sa longue jupe par une agrafe à la ceinture; puis relevant la tête d’un mouvement brusque et revenant directement à eux d’un pas élastique, elle reprit d’un ton sec, en s’adressant à Félix:

–Pourquoi n’êtes-vous pas venu seul?... Vous pouvez rester, monsieur, ajouta-t-elle en voyant que César se disposait à s’éloigner.

–Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit Félix d’une voix aussi soumise que celle de la jeune amazone était impérative, je ne croyais pas être indiscret.

–La lettre? interrompit miss Rébecca avec autorité, en faisant siffler la cravache noire qu’elle tenait de la main gauche.

–La personne à qui vous m’avez envoyé m’a affirmé, sur l’honneur, qu’elle n’avait reçu de vous ni lettre, ni télégramme, depuis son retour en Angleterre.

L’amazone sembla réfléchir, et reprit d’un air plus tranquille:

–Vous a-t-on donné cette affirmation par écrit?

–Je ne l’ai pas demandée; j’ai dû me contenter de cette parole, et j’espère que la mienne suffira.

–Non, monsieur, ni l’une ni l’autre ne peuvent me satisfaire.

–S’il vous faut une preuve plus décisive, libre à vous, mademoiselle, d’envoyer un nouveau messager. Il se peut qu’il vous rapporte une déclaration écrite, mais il n’obtiendra pas une meilleure réponse.

–J’en doute, monsieur, et je comprends fort bien pourquoi vous n’êtes pas venu seul. Soit, il ne me déplaît pas qu’un témoin recueille vos paroles et les miennes.

–J’ai dit la vérité.

–Il n’est pas admissible qu’une lettre expédiée d’Amérique et une dépêche télégraphiée de Paris ne soient pas arrivées à Londres.

–Vous voudrez bien reconnaître que je ne puis les avoir interceptées.

–Sans doute; mais vous reconnaîtrez aussi qu’une lettre confidentielle, parfaitement inoffensive entre les mains loyales de sir George Minturn, peut devenir une menace entre des mains intéressées. Je dois donc supposer qu’elle vous a été remise, et que vous comptez vous en servir dans un but facile à deviner. Quand on se laisse tenter par un calcul aussi méprisable, c’est qu’on a l’esprit faible et l’âme vénale.

–Je vous ai fidèlement transmis la réponse de sir George Minturn, et il serait inutile de la répéter; permettez-moi seulement de vous dire qu’après le témoignage de confiance que vous m’aviez accordé en me chargeant d’une mission délicate, j’étais loin de m’attendre à subir une humiliation que je ne mérite pas.

–J’ai à vous offrir une récompense digne de vous. Je tiens d’abord à vous indemniser des dépenses du voyage.

–Il m’a été agréable de vous donner une marque de mon dévouement, et malgré votre injustice, que vous regretterez, il peut encore être mis à l’épreuve.

–Tout cela est fort bien dit, monsieur; mais il ne me convient pas de vous devoir un service, ni de vous laisser maître d’un secret de famille. Il me faut cette lettre, et je vous propose un marché. Parlons sans phrases: combien voulez-vous?

Comme il gardait le silence, elle déganta sa main droite et reprit avec vivacité:

–J’ai un dernier mot à vous dire en particulier.

Félix la suivit avec la docilité d’un enfant.

Elle s’arrêta sous un bouquet d’arbres dont les racines, mises à découvert par la crue des eaux, soutenaient un talus gazonné descendant en pente inclinée jusqu’au bord du fleuve.

César les observait à distance, et suivait d’un œil attentif la pantomime animée de l’amazone et les gestes plus sobres de son interlocuteur. Quelques brèves paroles, qu’il ne put entendre, furent encore échangées; mais il put voir l’amazone tendre un petit portefeuille à Félix, qui le laissa tomber à ses pieds et se plaça devant elle, la tête haute et les bras croisés.

A ce moment, elle fit un pas en arrière. D’un mouvement brusque, elle étendit le bras, tira à bout portant un coup de revolver en plein corps, puis jeta l’arme à la volée avec un cri de colère et de triomphe.

Félix, debout sur le bord du talus, le dos tourné au fleuve, porta les mains à sa poitrine, recula en chancelant, tourna sur lui-même, étendit les bras, tomba sur la face, et César put entendre le bruit sourd d’un corps pesant qui plongeait dans l’eau.

Une minute ne s’était pas écoulée depuis l’instant précis où la jeune fille lui avait tendu le portefeuille, quand elle courut avec rapidité jusqu’à son cheval. Elle détacha sa bride en un tour de main, bondit sur la selle avec la légèreté d’un oiseau, cingla sa croupe d’un coup de cravache et disparut au triple galop dans un tourbillon de poussière.

Cependant, César était sur ses gardes et n’avait pas perdu la tête.

–Un homme à la Seine! cria-t-il au marinier, qui s’apprêtait à lancer son épervier.

A cet appel, il abandonna le filet pour sauter sur ses avirons et rama vigoureusement.

–Ici! cria encore César en courant vers le talus où il avait vu tomber son ami.

Il se pencha sur le bord avec anxiété; mais l’eau était profonde à cet endroit, et le corps avait disparu.

Le marinier était un homme à la stature athlétique. En approchant, il lâcha les rames qui se cillèrent aux flancs du bateau, saisit une longue gaffe, et se mit en devoir de sonder le bord en s’ahandonnant au fil de l’eau. Il descendit ainsi jusqu’au pont. Là, jugeant inutile de pousser plus loin ses recherches infructueuses, il revint aborder au pied du talus.

César avait ramassé à terre le portefeuille et le revolver de l’amazone. L’arme était un joujou d’ivoire et de vermeil dont les balles devaient être du calibre d’une petite olive. Le carnet, en velours bleu à chiffre d’argent, renfermait trois billets de banque de mille francs.

–Il est perdu, murmura-t-il en voyant le marinier revenir seul.

–C’est tout de même une chose qui m’étonne, dit l’homme en sautant à terre pour amarrer son bateau.

–Quoi? demanda César.

–Sur le bord, la rivière est presque dormante; mon bachot en était à trois mètres; le corps ne descendait pas aussi vite, et j’aurais dû le harponner avant d’arriver au pont.

–Il a peut-être été arrêté par une racine d’arbre ou des herbes.

–Non, j’ai sondé tout le long; je crois plutôt qu’après avoir roulé au bas du talus, il aura glissé entre deux eaux et filé dans le courant. Maintenant, il n’y a plus qu’une chose utile: c’est d’aller faire une déclaration à la justice; j’irai rechercher le machabée, et je compte bien le repêcher ce soir, à la pointe de l’île qui est au premier coude de la Seine; le remous porte là.

–Chargez-vous d’informer la gendarmerie de Cliatou; moi, je retourne à Paris pour avertir le Parquet.

–Chatou est de Seine-et-Oise; c’est à Versailles qu’il faut aller.

–C’est juste, dit César, en se dirigeant du côté de la station.

Il arriva à temps au passage du train qui part de Saint-Germain à quatre heures, descendit à l’embranchement d’Asnières, et reprit le train de Versailles, où il arriva vers six heures. Il se rendit au Palais de justice, et fut immédiatement introduit dans le cabinet du procureur de la République, auquel il raconta les faits dont il avait été le confident et le témoin, depuis l’arrivée de son ami au café Procope jusqu’au dénouement tragique de sa mission à Londres.

Le crime du pont de Chatou

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