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I
EN MER

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Table des matières

Environ quatre mois avant les événements qui composent le prologue de ce récit, le Canada, steamer de la Compagnie transatlantique, partait du Havre pour New-York, le samedi22avril1876.

Les passagers étaient en majeure partie des négociants français et étrangers, plus une troupe de comédiens, de chanteurs et d’artistes, se rendant à l’Exposition de Philadelphie. Le beau temps faisait espérer une traversée rapide.

Au nombre des passagers, se trouvait un jeune homme de vingt-cinq ans avec lequel le lecteur a fait connaissance. Félix Obert avait quitté Paris la veille du jour de son embarquement. En arrivant au Havre dans la matinée, il avait pris un bain, déjeuné solidement, et comme le Canada ne devait quitter le port qu’à trois heures, il en profita pour faire une promenade dans la grande rue de Paris, qui a des allures de boulevard, et le long des quais, où des milliers de perroquets assassins font un concert infernal. Après un coup d’œil donné aux statues de Bernardin de Saint-Pierre et de Casimir Delavigne, sans oublier le buste de mademoiselle de Scudéry, ce qui peut sembler insuffisant pour une femme célèbre, il fit une station à l’Aquarium, une des curiosités signalées par les guides, et assista au repas de Jacques, le phoque favori des Havrais, qui mangea dix livres de poisson cru. Une attraction non moins recommandée est la visite d’un transatlantique; mais comme Félix allait élire domicile dans un de ces palais flottants pour une dizaine de jours, il dépensa le reste de son temps à flâner à travers la ville, dont la physionomie lui plaisait.

Vers trois heures, il rentra à l’hôtel, régla sa note, prit sa valise à la main, se rendit à pied au quai d’embarquement, et traversa la passerelle qui donnait accès sur le pont du navire. Une fois à bord, son premier soin fut de prendre possession de sa cabine, meublée d’un canapé, d’une toilette et d’un lit en tiroir de commode, éclairée par le disque vitreux d’un hublot qui laisse ordinairement entrer trop d’air, pas assez de lumière, quelquefois de l’eau salée, et il y rangea ses affaires avec ce soin méthodique qui est la vertu des voyageurs.

Il n’y a que les hirondelles qui partent sans billet, sans colis et sans argent, les ailes déployées au vent qui les emporte du côté des pays du soleil. Sans être aussi négatif, son léger bagage était des plus simples Comme le soldat en campagne, le philosophe antique et le colimaçon, il portait tout avec lui, de même que sa petite fortune tenait dans la ceinture de cuir qui ceignait ses reins pour accomplir ce voyage au long cours. Son costume était en velours anglais noir: criméenne à capuchon et à double poche intérieure fermée, pantalon recouvert par des bottes à hautes tiges, gilet montant, chemise de flanelle, cravate de cachemire et casquette plate en drap. Sa malle anglaise portative à double compartiment renfermait un élégant costume de ville, du linge et le nécessaire de toilette. En ajoutant à cet inventaire un chronomètre, une pipe en racine de bruyère et son briquet, un agenda-portefeuille, un Guide anglais format diamant, une canne en épine noire à cordon de cuir, un revolver à crosse d’ébène, une lorgnette marine et un sac de maroquin croisés en bandoulière par leurs courroies, on aura le détail complet de l’équipement et le portrait en pied du jeune voyageur.

Après avoir procédé avec ordre à cette installation sommaire, il remonta sur le pont. Le navire manœuvrait pour sortir du port, et bientôt il marcha au plein, laissant flotter dans l’atmosphère le sillage aérien de son panache de fumée.

Appuyé sur le bord, Félix promenait son regard sur la longue ligne indécise et brumeuse des côtes qui semblaient s’éloigner. Il était dans cette disposition d’esprit qui n’est ni la somnolence ni la méditation, et sa pensée flottante évoquait avec mélancolie des images confuses. Il avait déjà voyagé en France, en Suisse, en Espagne, en Italie, en Angleterre, mais c’était la première fois qu’il venait de quitter pour un assez longtemps son pays, sa famille et ses habitudes. Son itinéraire était tracé d’avance et ce voyage avait un but déterminé. Il allait représenter à l’Exposition de Philadelphie la maison de son père, fabricant d’instruments de musique à cordes dans un village du dépar-– tement des Vosges. L’année précédente, ayant obtenu son diplôme de licencié en droit, le choix d’une carrière avait été l’objet d’un entretien entre M. Obert et son fils.

–Félix, tu as vingt-cinq ans, te voilà libre et maitre de ta destinée. Que comptes-tu faire?

–Mon père, répondit-il, il y a longtemps que je me suis posé cette question et que je songe à l’avenir. Je ne me sens une vocation déclarée ni pour le commerce ni pour le barreau. La chicane m’ennuie. J’ai appris à jouer du violon, je ne saurais pas en vendre. Votre fortune a été laborieusement et honnêtement gagnée; elle pourrait me dispenser de travailler, mais je suis décidé à ne pas être un fruit sec, inutile aux autres et à moi-même. Réflexion faite, j’aime le changement et je crois que malgré le proverbe: «Pierre qui roule n’amasse pas de mousse», je ne perdrai pas mon temps en allant courir le monde.

–Je comptais envoyer le premier commis organiser notre exposition d’instruments à Philadelphie; mais j’approuve ton projet. Tu peux donc partir en qualité de représentant de la maison Obert et fils, et tu établiras là-bas des relations avantageuses avec les facteurs américains.

Cette mission fut la raison officielle du départ de Félix, enchanté de l’occasion qui s’offrait à lui d’échapper à la monotonie d’une existence oisive, et de faire connaissance avec d’autres décors et d’autres personnages que ceux qu’il voyait tous les jours. Il parlait assez couramment l’anglais pour se débrouiller et jamais il n’avait eu le mal de mer dans ses traversées du Pas de Calais. L’Amérique était un pays neuf qui l’attirait par son originalité, et il allait droit devant lui, avec la belle insouciance de la jeunesse, vers cet inconnu lointain que l’illusion dore de son brillant mirage.

Il resta quelque temps ainsi plongé dans cette rêverie nostalgique, lorsqu’il en fut tiré par l’apparition d’un couple singulier qui passait devant lui. Il était facile de déterminer à première vue qu’il appartenait à la nationalité américaine.

L’homme était un pur Yankee de la tête aux pieds, à la stature de géant, aux allures sacerdotales, les bras au corps, la tête en arrière, avec sa chevelure absalonienne et sa barbe d’or de prophèle. A le voir s’avancer d’un pas automatique, on comprenait que nul obstacle, vivant ou inanimé, ne pouvait le faire dévier de la ligne inflexible qu’indiquait son œil bleu clair, fixe comme la prunelle d’un oiseau de proie, dédaignant de se poser sur les hommes ou les choses qui l’environnaient, et arpentant le pont avec la plus majestueuse indifférence.

Une jeune fille, à la démarche harmonieuse et cadencée, marchait à ses côtés avec autant d’assurance que si la mer et le navire lui appartenaient. Elle était d’une taille élancée. Sa chevelure noire, tressée en une seule natte épaisse et massive, s’effilant de la nuque au jarret, serpentait sur la taille drapée dans les plis d’un burnous rouge à houppes de soie. Sous une lourde jupe de drap noir se détachait un pied fin et cambré, emprisonné dans des chaussures solides en forme de bottes, lacées au-dessus de la cheville. Sa tête élégante et mobile virait comme celle d’un oiseau; ses narines relevées palpitaient comme des ailes de papillon; les lèvres charnues, entr’ouvertes comme un fruit vermeil, laissant à découvert des dents rondes et blanches, semblaient aspirer avec ivresse les baisers humides et les âpres caresses de la brise saline, qui colorait la pâleur mate de ses joues ambrées comme les feuilles d’une rose-thé.

Par un sentiment naturel de réserve, Félix Obert avait détourné la tête au moment où les promeneurs s’approchaient. Cette manœuvre discrète n’avait pas échappé à l’œil en éveil de la jeune créole. Elle ne manqua pas d’en faire rapidement la remarque à son compagnon, qui s’arrêta au passage. Sans saluer, sans prononcer une parole, avec cette liberté primitive qui caractérise les mœurs du nouveau monde, il montre un cigare qu’il tenait à la main. A cette pantomime ex pressive, Félix présenta sa pipe. Comme elle étai presque achevée, l’Américain tira un deuxième cigar de son étui, et l’offrit avec une imperceptible inclinai son de tête. Le jeune homme l’accepta sans cérémonie et, l’ayant allumé, rendit avec courtoisie un double salut.

On ne saurait contester que le tabac est un élémen civilisateur qui favorise les relations humaines. L’offre d’une prise est une simple marque de politesse; dans sa signification la plus étendue, une invitation discrète à la causerie. Le cigare, expression supérieure du tabac, a une influence plus directe, plus personnelle et plus décisive; il constitue l’échange cordial d’ur bon procédé. D’un accord tacite et universel qu’on peut appeler la franc-maçonnerie des fumeurs, un homme qui en rencontre un autre peut l’arrêter et lui demander du feu sans commettre une indiscrétion.

Cette première entrée en matière avait rompu la glace. Le couple étranger s’assit, et Félix prit place sur le banc qui courait le long des bords du navire. L’Américain consulta sa montre.

–La mer creuse prodigieusement l’estomac, dit-il d’une voix profonde comme le murmure de l’orgue, et je vois avec satisfaction que l’heure du dîner n’est pas loin de la grande aiguille. La mer, ajouta-t-il, a encore une autre influence particulièrement désagréable, et plus d’une place à table restera inoccupée.

–En effet, dit Félix, j’ai remarqué que plusieurs passagers ont déjà quitté le pont pour regagner leurs cabines.

–Oui, c’est toujours la même chose, à la table du bord comme à la table de jeu, dans la lutte pour l’existence comme dans une bataille: on ne voit que ceux qui sont debout, qui résistent au mal de mer, qui gagnent le coup, qui font fortune et qui ne sont pas touchés. Les malades se couchent, les râteaux font leur rafle, les pauvres diables souffrent et les morts sont vite enterrés. Et la preuve en est que me voilà, tandis que mon frère, qui est mort la semaine dernière à New-York, est déjà rayé des livres de banque et probablement oublié de tout le monde, attendu que ses affaires étaient en ordre et qu’il ne devait rien à personne.

–Veuillez accepter mes sentiments de condoléance, répondit machinalement Félix Obert, ne trouvant rien de mieux pour rompre le silence qui avait suivi cette déclaration inattendue.

–Je vous en remercie, mais ils sont parfaitement inutiles, repartit l’Américain avec le même sang-froid. Mon honorable frère, James Bugle, de son vivant, ne m’aurait pas prêté un dollar pour boire un verre de Champagne à sa santé, pas plus qu’il n’aurait donné un cent pour sauver un de ses semblables. Cette insensibilité, je l’avoue sans peine, permet de le classer au rang des philosophes humanitaires, qui écrivent de savants ouvrages sur la solidarité universelle des nations et la sympathie des individus de la grande famille. En vérité, je n’ai pas le moindre prétexte de regretter cette mort. Est-ce que cette affirmation sincère et fraternelle aurait le privilège de vous causer quelque surprise?

–Je ne m’étonne pas facilement, répondit Félix.

–Appréciez-vous défavorablement ma façon d’envisager cet événement?

–Pas le moins du monde, et chacun est libre de penser, de parler et d’agir à sa guise.

–En ce cas, si je ne suis pas approuvé, je suis compris. Je trouve naturel de regretter un bon chien; mais ce serait pure hypocrisie de regretter un mauvais frère. James Bugle était un animal à désaffectionner son propre chien, s’il en avait eu un, et je dis là une incontestable vérité. Maintenant, il est nécessaire que je vous explique la raison pour laquelle je vous fais cette confidence.

Félix inclina la tête en signe d’assentiment.

–Quand l’homme rencontre l’homme, il fait presque toujours une triste rencontre. C’est un de vos philosophes français qui a dit cela, et je crois qu’il avait raison de le penser. Moi, quand je me trouve en face d’un homme, je n’éprouve jamais un sentiment indifférent: je ressens de la sympathie ou de l’antipathie. . Je cherche alors à me rendre compte de mon impression. Le contrôle par les faits et l’expérience acquise m’ont démontré que l’avertissement instinctif est infaillible, car c’est la nature qui donne aux êtres cette faculté de sentir. Par exception, il peut arriver que les actes soient en apparente contradiction avec ce principe. Ainsi, un homme antipathique avec lequel je cultive une relation forcée pourra me rendre service; mais j’ai la certitude qu’en prolongeant l’expérience, j’aurai l’occasion de constater que cet homme agissait dans son intérêt personnel, qu’il n’était point mon ami, et que je ne me trompais pas. Ma conviction, et rien ne la modifiera sur ce point, est que la Mère-Nature a mis un signe sur le masque humain, comme une lettre de recommandation ou de défaveur, écrite dans sa langue mystérieuse, comprise de tous les enfants des hommes, du noir et du blanc, du sauvage et de l’homme civilisé. Ceux qui portent le même signe se reconnaissent comme ceux qui ont souffert du même mal. J’ignore quel est votre sentiment à mon égard, mais je déclare loyalement que vous m’inspirez de la sympathie.

–Je suis flatté, monsieur, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi à première vue, et j’espère qu’elle me sera conservée.

–Mon opinion n’a d’autre valeur et d’autre mérite que d’être franche, et si votre voyage vous conduit jusqu’au Canada, c’est avec une cordialité sincère que vous y trouverez l’hospitalité dans l’habitation de Samuel Bugle, fermier et négociant.

–Je vous remercie, monsieur Bugle.

–Acceptez-vous?

–Très volontiers.

–Ma fille Cecily.

Félix se leva et s’inclina en soulevant sa casquette, avec cette aisance qui donne du charme au respect.

–Ma fille Cecily; reprit M. Samuel Bugle, qui s’intitulait fermier et négociant par excès de modestie, ne me contredira pas quand je vous apprendrai que les liens les plus sympathiques nous unissent à la colonie française. Notre reconnaissance pour votre pays n’est pas un culte platonique rendu au buste de La Fayette. J’aime les Français et la France, bien qu’elle ne nous envoie pas toujours ses plus beaux échantillons. Cette remarque n’est point une critique, et je plains les émigrants des contrées avares ou des nations marâtres qui ne nourrissent pas tous leurs enfants. Qu’ils soient les bienvenus au nouveau monde; il y a de la place pour tout l’univers. Nous allons avoir un siècle, et vous assisterez au premier centenaire de l’indépendance de l’Amérique. Et voyez ce que ce siècle de travail et de liberté a fait d’elle. Hier, nous étions comme des barbares et des sauvages au milieu des forêts, demandant à l’Europe les produits et les merveilles de sa civilisation. Aujourd’hui, nous avons profité de toutes ses conquêtes; nous avons des villes, des chemins de fer et des vaisseaux; nous nous suffisons à nous-mêmes. Demain, le vieux monde sera notre tributaire, et nous tiendrons les marchés du globe. Pour ma part, j’y contribuerai dans toute la mesure de mes forces.

–Oui, l’Amérique a hérité de la civilisation, comme un jeune homme d’une fortune qui tombe du ciel.

–Sans doute. Vous allez, comme moi, à l’Exposition de Philadelphie, et j’espère que vous me ferez le plaisir et le grand honneur de visiter rétablissement de ma ferme-modèle.

–J’ai de mon côté la même grâce à vous demander, monsieur Bugle. Je me nomme Félix Obert, et je représente la maison de mon père, Nicolas Obert et Fils, section des instruments de musique.

–Oh! j’accepte votre invitation de grand cœur pour ma fille et pour moi, répondit le fermier-négociant. Les instruments aratoires sont utiles, les instruments de musique sont agréables, et ils ne peuvent que s’accorder ensemble dans une Exposition universelle. Une poignée de main, monsieur Félix Obert. –Félix mit sa main dans celle de son émule agricole, qui aurait couvert un plat à poisson, et sans attendre un avis de son père, miss Cecily lui tendit la sienne avec un joli sourire. Après le cérémonial du shake-hands, Samuel Bugle consulta encore sa montre.

–Le coq ne tardera pas à chanter, dit-il en allumant un nouveau cigare, mais nous voilà bien loin de James Bugle. Je ne sais pas encore d’une façon positive s’il a disposé de sa fortune par testament, ce qui est son droit, ou si je suis son héritier naturel et légal en l’absence de toute disposition contraire. Dans les deux cas, mon opinion sur lui reste la même invariablement.

–Mon père, dit miss Cecily intervenant dans la conversation, je ne crois pas que vous détestiez votre frère, et personne ne sait mieux que moi combien vous êtes bon et affectueux.

–Ne me flattez pas, Cecily, je me connais moi-même. Il y a quelque logique dans votre appréciation; mon frère m’était indifférent, c’est lui qui me détestait.

–Pourquoi aurait-il eu un sentiment de haine contre vous?

–Pourquoi Caïn a-t-il tué Abel?

–Mon oncle James était dur et égoïste, mais il ne nous a jamais fait de mal.

–Nous a-t-il fait du bien, Cecily? Nous en a-t-il seulement souhaité?

–Attendons.

–Que faut-il attendre?

–Il serait peut-être plus juste de connaître sa dernière volonté.

–Sa dernière volonté, malgré sa rectitude, a été de refuser la traite à vue que la Mort a tirée sur lui, et d’appeler le docteur, en guise de solicitor, pour expertiser, chicaner, et finalement gagner du temps.

–Il est mort.

–Eh bien! oui, il est mort; Il a payé, bon gré mal gré, la lettre de change, sans date fixe, à laquelle tout homme doit faire honneur à présentation. Il l’a soldée intégralement, capital, intérêts et frais; que le vieux Nick le reçoive comme associé, ils ne feront une mauvaise affaire ni l’un ni l’autre.

–Vous regrettez votre frère.

–On voit, Cecily, que vous avez reçu à Paris la grande éducation à la française. On apprend aux jeunes filles à porter un joli masque, sous lequel le cœur reste tel qu’il est façonné, sans doute, mais qui trompe agréablement celui qui le regarde. On leur enseigne également à exprimer très convenablement des sentiments conventionnels avec des phrases toutes faites; selon les circonstances, les situations et les personnes, elles les récitent avec une voix douce comme une musique, qui caresse si bien l’oreille que l’esprit pourrait s’y laisser prendre; mais, au fond, qu’y a-t-il de changé? On a beau mettre de la couleur et du vernis sur le bois, on n’a qu’à gratter la surface pour reconnaître le sapin, le noyer, le chêne, l’acajou, le palissandre ou l’ébène. Puisque je parle avec ma franchise accoutumée, Cecily, qu’avez-vous fait en apprenant la mort de votre oncle James? Vous avez peut-être pleuré, parce qu’il est convenable qu’une nièce pleure en recevant une semblable nouvelle, si elle rie veut pas s’exposer à être considérée comme une jeune personne sans cœur, au jugement des hypocrites et des imbéciles, car telle est la majorité qui gouverne l’opinion. Or, comme le monde se compose de coquins et de dupes, lesquelles ne sont que des coquins maladroits, je pense que la véritable sagesse consiste dans un juste équilibre entre ces deux extrêmes, et qu’un homme qui ne veut être ni dupe ni coquin est un véritable philosophe, titre auquel j’ai la prétention légitime de faire valoir quelques droits.

–Je n’avais ni haine ni affection pour mon onele James; pourtant je ne saurais me réjouir de sa mort.

–Par la mémoire de mon père, et William Bugle était un digne père, quel motif pouvez-vous invoquer pour pleurer un oncle que vous n’avez jamais vu, ce dont je voudrais pouvoir me féliciter comme vous? Bien mieux, celui qui se serait avisé de lui dire qu’il avait une nièce n’aurait pas été le bienvenu. Si vous lui aviez écrit, comme on l’enseigne dans tous les Traités des usages de famille, il ne vous aurait pas répondu, et il-est permis de supposer que si vous vous étiez présentée dans sa maison de banque pour l’embrasser, vous n’auriez pas franchi la limite du premier guichet. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à déclarer devant vous que sa mort est un accident sans conséquence fâcheuse, et je ne porterai son deuil ni dans mon cœur, ni à mon chapeau. Vous ferez bien de l’oublier, et s’il vous revient une part de sa fortune, soyez assurée qu’il n’a aucun droit à votre reconnaissance.

–Je suivrai donc ce conseil, mon père, pour que ma conduite ne semble pas en désaccord avec la vôtre.

–A la bonne heure, Cecily, vous ferez là une chose très raisonnable; mais si vos compagnes du pensionnat vous entendaient, avouez qu’elles prendraient de vous une opinion singulière.

–Ce qu’elles pourraient en penser ne. m’intéresserait pas. J’ai toujours été indifférente à l’opinion des autres. Je n’ai à subir le jugement de personne, et je ne dois aucun compte de mes actes ou de mes sentiments personnels.

Miss Cecily prononça ces dernières paroles d’une voix gutturale, avec un regard qui en accentuait encore l’expression.

–Bon sang ne peut mentir, dit sentencieusement Samuel Bugle, et je suis heureux de vous entendre parler ainsi.

–Voilà une jeune fille qui a du cœur et de la volonté, songea Félix, qui avait suivi avec une attention marquée cette scène intime entre le père et la fille.

A ce point de la conversation, la cloche du dîner se fit entendre. Samuel Bugle, Cecily et Félix se levèrent et descendirent l’escalier qui donnait accès dans l’intérieur du navire.

Un certain nombre de places étaient inoccupées, par suite de l’absence des passagers incommodés par le mal de mer, ce qui n’empêcha pas les trois convives de faire honneur au repas. Samuel Bugle vida seul quatre bouteilles de vin, sans que l’équilibre de ses facultés en parût troublé. Le dîner l’avait mis en belle humeur, et il exposa différentes thèses avec cette abondance naturelle et ces formes d’argumentation qui faisaient ressembler sa conversation à une série de monologues ou de discours coupés par de courtes interruptions. Après avoir absorbé plusieurs tasses de thé, arrosées de rhum à haute dose, il se fit apporter divers ingrédients avec lesquels il confectionna du grog fortement épicé, qu’il ingurgita à intervalles de plus en plus rapprochés, sous prétexte de ne pas laisser refroidir la liqueur. Il ne tarda pas à glisser sur le terrain de nouvelles dissertations, à la suite desquelles miss Cecily exprima le désir d’aller prendre du repos. Félix y acquiesça d’autant plus volontiers qu’il se sentait la tête un peu lourde. Malgré ses habitudes de sobriété, il n’avait pu refuser de faire honneur aux divers toasts particuliers que Samuel Bugle avait portés à sa santé, au succès de son exposition d’instruments et à leur sympathique rencontre. Sur cette pente, il avait brûlé ses vaisseaux, ne voulant pas se dérober à l’obligation de porter lui-même la santé de Samuel Bugle, celle de miss Cécily, et de vider quelques verres additionnels au succès de la ferme-modèle et à l’aurore de leur amitié. Les confidences appellent les confidences, et quand ils se séparèrent, Félix Obert n’était plus un étranger pour le père et la fille.

Le lendemain, le soleil était déjà haut sur l’horizon quand Félix sortit de sa cabine et monta sur le pont.. La première personne qu’il aperçut fut Cecily, dont le manteau rouge éclatait comme une fanfare de couleur. Elle était assise à la même place que la veille. A quelque distance, il reconnut Samuel Bugle, qui arpentait de son pas de géant l’espace compris entre l’avant et le tambour de la machine. A la vue de Félix, la jeune fille se leva avec vivacité, lui tendit sa main fraîche, comme si elle était encore imprégnée des ablutions matinales, et prit son bras pour s’avancer à la rencontre de son père.

–Oh! dit-il avec une étreinte cordiale, vous avez bien dormi. tard.

–Oui, j’ai fait la grasse matinée.

–Le sommeil est l’invincible ennemi de l’homme. On peut tromper la faim et la soif, mais on ne résiste pas longtemps au sommeil.

La conversation s’engagea ainsi dans une intimité familière et charmante. Après le déjeuner, une surprise leur était réservée.

–Je crois qu’on va nous donner un concert, dit Félix Obert.

–Un bal, ajouta miss Cecily dont les yeux brillaient de plaisir.

–En effet, dit à son tour Samuel Bugle, en voyant les instruments apparaître dans les coins du salon.

Les artistes ont cette faculté supérieure de s’amuser sans dépenser d’argent, et ils portent toujours et partout avec eux des armes victorieuses contre cet insaisissable adversaire qui s’appelle l’Ennui, la maladie nationale de l’Angleterre.

Les passagers ne demandaient qu’à se distraire. En quelques minutes, les exécutants se groupèrent, les auditeurs se rangèrent à leur guise et le concert improvisé commença.

Un chanteur comique débuta par une romance de la Restauration.

Le sage est content de son sort,

Il ne s’expose pas aux flots d’un autre monde,

Son œil ne perd jamais le bord,

Et quand l’onde se ride, il regagne le port;

Tandis qu’au loin, sur la vague profonde,

L’ambitieux trompé tombe avec son trésor.

Laissons, au caprice des flots,

Descendre doucement notre barque légère;

Respirons, heureux matelots,

Les parfums de la terre

Et le frais pénétrant du zéphire des eaux.

–Cette chanson n’est pas consolante, dit M. Bugle.

Le chef d’orchestre de la troupe avait composé une polka qui devait bientôt faire florès à New-York et à Philadelphie. Elle s’appelait la Polka du mal de mer, avec chœurs et acéompagnement du psump-psump de l’hélice, de coups de sifflets, de rafales de vent et de pluie et de soubresauts entrecoupés. Cet ensemble constituait une burlesque harmonie imitative, unissant à l’actualité du sujet un rythme cadencé, qui eut pour effet immédiat de galvaniser les jambes les plus raisonnables, et tout le monde se mit à polker. Samuel Bugle lui-même entra dans la danse, et cette inspiration musicale mit tout le monde en belle humeur.

Le soir après dîner, on organisa une partie de loto, mais un loto effréné, un loto sterling, dont les enjeux se composaient de bouteilles de Champagne.

Le jour suivant, la mer eut quelques velléités d’agitalion. Le groupe sympathique formé par Samuel Bugle, miss Cecily et Félix Obert, put considéreràloisir les vagues écumeuses qui couraient en s’escaladant comme des troupeaux de lions échevelés.

–Madame Amphitrite est une rude berceuse, dit l’Américain, d’aplomb sur ses jambes comme un pont sur ses piles; les poètes qui parlent de ses grâces ondoyantes sont des navigateurs platoniques, et s’ils étaient ici, ils feraient des libations à Neptune et vomiraient sans doute des injures à la déesse en colère.

Cette plaisanterie maritime amena un sourire sur les lèvres décolorées de Félix, qui protestait avec énergie contre le balancement combiné du roulis et du tangage. Grâce à un cordial de brou de noix, gracieusement offert par miss Cecily, il finit par triompher de ces symptômes alarmants.

Le matin du troisième jour, le berger avait rentré ses moutons, l’horizon s’était rasséréné, le soleil vainqueur étincelait dans un ciel d’azur, le concert et le loto recommencèrent, le champagne coula de plus belle et le temps resta favorable.

Aucun incident extraordinaire ne signala le reste de cette heureuse traversée. Samuel Bugle, sa fille et Félix ne se quittaient que pour rentrer dans leurs cabines respectives, et se retrouver le lendemain matin. La veille de l’arrivée, après le dernier concert, une étoile de la compagnie des artistes fit une quête dans le salon des premières au bénéfice de l’équipage, qui reçut une gratification de cinq cents francs.

Le dixième et dernier jour, après un déjeuner plus copieux qu’à l’ordinaire, Samuel Bugle prit une résolution importante, approuvée par miss Cecily, qui se traduisit par la proposition suivante:

–Cher monsieur Obert, nous allons arriver à New-York, et bien que la relation qui nous unit soit de fraîche date, je tiens à vous dire que si votre sympathie est aussi vive que la nôtre, nous ne nous séparerons pas encore. Oui, je le répète, cette séparation nous laisserait des regrets aussi amers que votre compagnie nous a été agréable pendant ce voyage. Voulez-vous rester ensemble, en famille, jusqu’au moment de votre retour en Europe?

–Volontiers et de grand cœur, répondit Félix.

–C’est une chose bien convenue entre nous. Nous ne sommes liés que par l’amitié, et vous aurez toujours le droit de reprendre votre liberté d’action si vous en avez le désir. En attendant, comme vous êtes étranger dans un pays qui est le mien, je tâcherai de vous éviter les tribulations forcées de votre apprentissage. Pour commencer, je serai le trésorier, et vous n’aurez à ouvrir votre porte-monnaie que pour vos fantaisies personnelles. Tout sera par tiers entre nous, et à Philadelphie, où j’ai des amis, je vous aiderai à obtenir une bonne place à l’Exposition.

–Je vous remercie d’avance de votre patronage si désintéressé, cher monsieur Bugle, et je voudrais avoir l’occasion de vous témoigner ma gratitude autrement que par des paroles.

–En affaires, comme en toutes choses de ce monde, celui qui ne tient compte que des intérêts fait un calcul aussi faux que celui qui ne tient compte que des sentiments. La sagesse consiste à les atteler ensemble. En agissant ainsi avec vous, je puis dire que je le fais d’abord pour ma satisfaction personnelle, pour le plaisir de la vie commune avec un loyal et sympathique compagnon; mais vous verrez plus tard que notre association portera de bons fruits. J’espère que vous nouerez ici de solides relations commerciales, et, à mon prochain voyage en France, vous serez pour moi ce que je vais être en Amérique, un guide et un ami.

–Vous trouverez dans la maison Obert et Fils l’hospitalité cordiale que j’ai acceptée dans la vôtre.

–Merci pour moi et ma fille. Maintenant, avant de débarquer, puisque nous n’avons rien de mieux à faire que de causer sans agir, je vais vous donner quelques conseils pratiques. Les Français s’imaginent assez volontiers qu’en dehors de Paris il n’y a que des villages. New-York est une ville.

–Je n’en ai jamais douté, croyez-le bien, dit Félix avec bonne humeur.

–C’est une ville, une grande ville, une belle ville, avec de longues et larges rues, des squares, des hôtels, tout cela rectiligne, tiré au cordeau, coupé à angles droits. Logez ceci dans un coin de votre tête: New-York est un échiquier. Partant de là, vous connaissez la topographie de la ville, vous pouvez aller partout et vous diriger seul comme si vous l’habitiez depuis dix ans. Quand je vais à Paris, je suis obligé de faire mes courses en voiture, parce que vos omnibus et vos tramways avec correspondance sont un véritable casse-tête chinois. Je ne connais rien de plus comique qu’une course à pied d’un point à un autre. Si j’ai cette fantaisie, ma promenade est agrémentée par une série de dialogues avec des interlocuteurs complaisants, sans doute, mais dont les indications ne sont pas toujours d’une parfaite limpidité: «Vous allez prendre la troisième rue à gauche et la deuxième à droite, après avoir traversé le pont; vous verrez un passage, et au bout, une petite rue qui donne sur une place où il y a une église, là vous demanderez.» En effet, je redemande tout de suite, parce que j’ai déjà oublié le commencement de l’itinéraire. J’ai bien essayé d’étudier un plan; mais il faut être un stratégiste de premier ordre pour s’y reconnaître.

–Et que dites-vous de Londres?

–C’est un labyrinthe si bien compliqué, que les Anglais eux-mêmes s’y perdent au milieu du brouillard.

–On se retrouve encore assez facilement à Paris, en considérant la Seine, les quais, la rue de Rivoli, la rue Saint-Honoré et les boulevards comme des lignes parallèles, et les monuments servent de points de repère.

–A New-York, comme à Philadelphie, il y a des avenues et des rues numérotées qui se coupent à angles droits, et la centaine change à chaque intersection.

–C’est très commode.

–Vous trouverez deux journaux français importants, le Courrier des États-Unis et le Messager franco-américain. Je vous conseille aussi de lire le Graphic illustré, et vous serez au courant de tout ce qui vous intéresse.

–Je note cela sur mon carnet.

–Bien. Ensuite, il faut apprendre à faire bonne figure à Sa Majesté le Dollar. On dépense énormément; l’or et l’argent fondent dans la main comme si elle avait la propriété de volatiliser les métaux. La concordance des monnaies française et américaine est mathématique. Le dollar, qui est l’unité, vaut cinq francs, et se divise en cent cents; par conséquent, le cent vaut cinq centimes. N’oubliez jamais que, toutes choses égales, vous paierez un dollar et un cent ce qui vaut, en France, un franc et un centime, c’est-à-dire que tout coûte cinq fois plus cher.

Samuel Bugle était sur son terrain et cribla Félix de conseils et de renseignements.

–Les Français, poursuivit-il, ne cherchent en voyage que des distractions et des aventures; nous autres Américains, nous n’emmagasinons dans notre mémoire que des collections de faits utiles et de choses pratiques. Ainsi, j’ai remarqué que vos compatriotes attachent une grande importance à toutes les petites histoires des dames artistes qui voyagent avec nous, mais peut-être aucun n’a la curiosité de connaître exactement les dimensions de ce steamer, et combien il a filé de lieues marines.

–Ces renseignements doivent être dans mon guide.

–Votre guide est dans votre poche, et le mien est dans ma tête.

–Je compte bien l’étudier; cependant, j’avoue que je préfère apprendre en causant avec vous les détails qui m’intéressent.

–Eh bien, le Canada a environ trois cent cinquante pas de long, cinquante de large, et dix mètres de profondeur. Il a plus de deux cents passagers, cent quarante hommes d’équipage, et il suffit de six officiers, un commissaire et trois mécaniciens, pour diriger le monstre dont vous entendez les poumons d’acier respirer dans sa poitrine de chêne.

–Et la lieue marine?

–Le mille marin égale une minute de la circonférence du globe, ou1852mètres; trois milles font une lieue marine, ce qui donne vingt lieues au degré.

–Je finirai par être un voyageur expérimenté, et pour cela je n’ai qu’à vous écouter.

–Grande erreur, monsieur Obert. Si l’expérience des autres pouvait servir à quelque chose, il suffirait d’apprendre par cœur la Science du Bonhomme Richard, de notre Franklin, pour marcher d’un pied sûr dans la vie; mais il faut l’acquérir soi-même en la payant fort cher, et quand on la possède, il est généralement trop tard pour s’en servir. Après avoir enlevé les illusions, elle ne laisse que les regrets, et on s’aperçoit qu’on a fait une mauvaise spéculation. Mais nous reprendrons cette conversation; il est temps de s’occuper des préparatifs du débarquement.

Après avoir changé de costume et bouclé sa valise, Félix donna un dernier regard à sa petite cellule. En somme, ces dix longues journées s’étaient écoulées sans trop de fatigue et d’ennui. Il avait bien mangé, bien bu et bien dormi, n’ayant pas été malade. La monotonie des heures entre le ciel et l’eau avait été victorieusement combattue par sa pipe, le loto, les prêches de Samuel Bugle, et surtout par la compagnie de miss Cecily, qui l’avait encouragé à flirter avec elle.

Quand il monta sur la plate-forme supérieure du navire, où ses compagnons de voyage ne tardèrent pas à le rejoindre, la ligne de terre commençait à se dessiner sous l’horizon clair. Avec le changement du décor, s’opéra une autre métamorphose. A part quelques exceptions rares, tous les passagers se rassemblèrent sur le pont. La veille encore, on ne voyait que des visages défaits, ennuyés et moroses, barbes incultes et cheveux en coup de vent, corps paquetés dans des sacs boutonnés, ou fagotés dans des manteaux informes, faisant songer à l’invocation de Rabelais: «Heureux ceux qui plantent choux, ils ont un pied par terre et l’autre qui n’en est pas loin.» A cette heure, le soleil donnait la vie et la joie aux êtres animés, et la couleur au paysage terrestre. Tout le 1monde avait l’air bien portant et de bonne humeur. Les hommes se montraient en tenue correcte de gentlemen, rasés de frais, linge irréprochable: les femmes en toilette, coiffées, gantées, les yeux brillants, le sourire à la bouche. C’était, pour les habitants entassés dans l’Arche transatlantique, une ivresse comparable à celle du convalescent à sa première sortie, ou du prisonnier à la nouvelle qu’il est libre. Tout était en fête, l’heure de la délivrance allait sonner, on se serrait les mains avec effusion.

Samuel Bugle donna l’accolade à Félix, qui ne se fit pas prier deux fois pour embrasser miss Cecily, fraîche comme l’Aurore et gaie comme l’Amour. Elle portait un costume de soie à mille raies bleues et blanches. La tête abritée par une ombrelle rouge, ses beaux cheveux se relevaient sur la nuque sous un tricorne noir à fine dentelle d’or, avec une rose naturelle en cocarde. Toutes les femmes regardaient cette fleur épanouie. Ce fut le dernier événement de la traversée. Samuel Bugle, interrogé par Félix, dit avec un air sérieux: «C’est la Rose des vents.»

–Voyez-vous, ajouta-t-il, le bras étendu, ces petites barques à voile carrée?

–Oui, répondit son compagnon, en braquant sa lorgnette.

–Ce sont les pilotes qui font la course. Celui qui arrivera bon premier à l’échelle aura l’avantage de diriger le navire dans la passe des Étroits. Vous avez devant vous la plus belle rade du monde; toutes les marines de l’Europe pourraient y exécuter un en avant deux ou y tourner en rond comme dans un quadrille. De ce côté, c’est la Rivière de l’Est, un bras de mer; de l’autre l’Hudson, que les steamers peuvent remonter sur un parcours de soixante lieues jusqu’à Albany. Là, sur cet îlot, sera la statue colossale de la Liberté éclairant le monde, dont vous verrez le bras à l’Exposition de Philadelphie.

A chaque tour de roue de l’hélice, la terre semblait s’avancer au-devant du steamer; les contours des objets devenaient plus nets et plus visibles; on distinguait de gros navires à l’ancre, autour desquels glissaient des embarcations microscopiques; puis, à travers la forêt des mâts, les tours, les campaniles, les clochers, les hautes cheminées des usines et les maisons innombrables émergeant comme des vagues pétrifiées au milieu de l’étendue en mouvement. C’était un décor panoramique d’un éclat splendide au soleil. Bientôt la passerelle mobile s’abattit sur le quai de débarquement, et tous les passagers s’y précipitèrent à l’assaut.

–Vous donnerez un dollar à l’homme qui visite les bagages, dit Samuel Bugle en pilotant Félix dans l’immense dock de la douane, et vous serez dispensé de cette formalité. All right!

Le crime du pont de Chatou

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