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III
L’ENQUÊTE

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Table des matières

La marche des affaires criminelles est rapide. Le soir même, Monsieur Jacquinétait informé par exprès de l’assassinat du pont de Chatou. Le célèbre et redoutable chef de la contre-police vivait alors retiré dans son modeste cottage des environs de l’Observatoire.

Bien qu’il eût dépassé la limite de soixante-dix ans, il semblait n’avoir pas changé, et portait ses hivers sans courber les épaules et sans plier les jarrets. C’était toujours le même grand vieillard aux cheveux blancs, sec et droit, au visage pâle et fin comme le masque d’un diplomate. Ses yeux bleus, doux et clairs, brillaient parfois d’un éclat stellaire. On le rencontrait souvent dans le jardin du Luxembourg, marchant la tête légèrement inclinée sur l’épaule, les mains derrière le dos, coiffé d’un chapeau gris à large ruban noir, vêtu d’une redingote bleue, sur laquelle se détachait la rosette rouge de la Légion d’honneur, d’un gilet de velours noir et d’un pantalon de même couleur. Il portait au col un lorgnon d’or fermé et tenait à la main une canne de jonc à poignée d’ivoire.

Depuis quelques années, il n’exerçait plus ses fonctions qu’à titre honorifique, dans les affaires difficiles où son intervention devenait nécessaire, comme un médecin appelé en consultation dans les cas désespérés. En cette circonstance, il allait diriger l’enquête, en qualité de commissaire aux délégations judiciaires. Une note, communiquée dans la soirée, avait paru dans les journaux du matin, résumant le fait sous ce titre: Le Mystère du pont de Chatou, et annonçant la répétition de la scène du crime sur le lieu même où il s’était accompli.

A dix heures, César Baral, arrivé par le chemin de fer, était au rendez-vous, arpentant la chaussée comme un factionnaire. A la même heure, Monsieur Jacquin, accompagné des commissaires de police de Versailles et de Saint-Germain, descendait de la voiture qui l’avait amené devant la grille de la maison habitée par Job Dorfield et sa fille Rébecca.

C’était une élégante habitation de campagne, moitié villa, moitié chalet, bâtie en terrasse sur le versant du coteau traversé par le vieux chemin de Versailles qui rejoint la route de Paris. En avant, se développait un jardin plein de fleurs où dominaient les belles variétés de roses. Un peu plus bas ondulait le tapis d’une vaste pelouse, encadrée d’arbres fruitiers, et au milieu de laquelle brillait comme un miroir un bassin entouré de joncs, de roseaux, d’iris et de plantes aquatiques. Enfin, à l’extrémité de la pelouse, de grands arbres, aux frondaisons massives, formaient un rempart de verdure. A droite se trouvait un pavillon rustique et une serre; à gauche, une maisonnette servait de communs et d’écurie.

Un homme se promenait solitairement dans l’espace à découvert devant l’habitation. Il était vêtu d’une robe de chambre grise à cordelière, et coiffé d’un bonnet en peau de loutre. Il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, et son visage, rasé à l’américaine, la barbe en collier, avait une expression morose et taciturne.

Au coup de cloche, il s’avança lentement jusqu’à la grille, et, jetant un regard dur et soupçonneux sur les visiteurs, il articula sa question avec ce laconisme insolent d’un homme habitué aux mœurs du self-government.

–Que désirez-vous?

–Au nom de la loi, ouvrez, dit Monsieur Jacquin d’une voix brève et métallique.

–Je suis citoyen américain, et vous n’entrerez pas dans ma maison. Quand vous m’aurez expliqué l’objet de votre visite, je verrai si je consens à vous recevoir.

–Au nom de la loi, ouvrez. Si je parle encore une fois, votre porte sera forcée.

A cette sommation impérieuse, qui n’admettait plus la réplique, la clef joua dans la serrure, la grille s’ouvrit et se referma sur les magistrats.

–Cet homme a peur, dit confidentiellement Monsieur Jacquin à ses collègues.

Le commissaire de police de Saint-Germain prit la parole:

–Vous êtes M. Job Dorfield et vous habitez ici avec votre fille Rébecca. Qu’elle vienne à l’instant.

–Ma fille est sortie, répondit M. Dorfield, mais elle ne tardera pas à rentrer.

–Nous l’attendrons.

–Que lui voulez-vous?

–Vous l’ignorez?

–Absolument, répondit-il avec un mélange de brutalité et d’inquiétude.

–Vous étiez en relations avec M. Félix Obert?

–Oui, j’ai fait sa connaissance à Philadelphie.

–Et vous prétendez ne pas savoir que M. Félix Obert a été assassiné, hier, à trois heures et demie, près du pont de Chatou?

–Je ne vois personne. Vous dites que M. Félix Obert est assassiné?

–Oui.

–Par qui?

–Par votre fille Rébecca.

Le visage de M. Dorfield exprima une stupéfaction si visible et si naturelle, que Monsieur Jacquin absorba une prise en hochant la tête.

–Cet homme a l’air d’un coquin, songea-t-il, et il doit en avoir la chanson. C’est peut-être un coup double.

–Ma fille, dit M. Dorfield, rompant le silence, comme s’il se parlait à lui-même, ma fille est allée hier faire sa promenade à cheval.

–Où? demanda Monsieur Jacquin d’un air narquois.

–Où cela lui a plu, je suppose. Elle est rentrée un peu avant l’heure du dîner, a mangé avec appétit, causé en parfaite liberté d’esprit, fait un tour de jardin et s’est retirée dans sa chambre. Ce matin, selon son habitude, elle a sans doute été courir à travers la forêt.

Il fut interrompu par le bruit sec et régulier du sabot d’un cheval qui se faisait entendre distinctement dans la rue silencieuse.

–Voici ma fille, dit M. Dorfield, qui avait retrouvé toute son assurance, et j’espère que sa présence suffira pour dissiper votre grossière erreur.

–Si vous ajoutez un mot, je vous arrête, répliqua Monsieur Jacquin, en posant un doigt sur son épaule.

C’était, en effet, miss Rébecca en personne. Un domestique avait ouvert la grille. Dès qu’elle eut mis pied à terre, elle lui jeta la bride de son cheval et s’avança vers le groupe avec désinvolture.

–Vous êtes Rébecca Dorfield? dit Monsieur Jacquin, en faisant un pas en avant.

–Oui.

–Vous resterez ici, mademoiselle, sans franchir le seuil de votre maison, sous la garde de l’agent qui m’accompagne. Prenez vos dispositions et tenez-vous prête à partir dans deux heures.

–Comment? s’écria M. Dorfield... Rébecca?..... Parlez. Qu’est-ce que cela signifie?

–Accordez-moi la grâce de ne pas m’interroger; en ce moment je ne pourrais vous répondre.

–Voici une affaire qui va prendre une singulière tournure, songea encore Monsieur Jacquin avec un sourire sardonique.

Ces ordres donnés, il invita ses deux collègues et César à déjeuner au pavillon Henri IV, et la conversation s’engagea au dessert sur l’aventure qui avait eu pour première conséquence de les rassembler à Saint-Germain.

–Vous penserez sans doute comme moi, messieurs, dit Monsieur Jacquin, qu’il est préférable de reconstituer la scène qui s’est jouée hier au pont de Chatou, à la même heure, dans des conditions identiques, pour établir de visu les éléments de l’enquête, et j’espère bien que notre bonne vieille expérience ne sera pas en défaut. Dans les grands événements de la vie, l’homme joue son rôle comme un acteur en public; pour asseoir un jugement réfléchi, il faut l’observer dans les faits insignifiants de son existence journalière, où il se montre tel qu’il est. Il en est de même en toutes choses. Rébecca Dorfield est une comédienne, et nous appliquerons à son drame la formule classique des trois unités de temps, de lieu et d’action. Pour cela, il y a deux méthodes: l’analyse et la synthèse. C’est pour moi un principe fondamental de ne pas supposer résolu un problème à démontrer. Et je ne dis pas ici: «Rébecca Dorfield a assassiné Félix Obert.» Je dis simplement: «Félix Obert a-t-il été assassiné par Rébecca Dorfield?»

Un silence suivit l’exposé de ce théorème judiciaire, et César crut devoir intervenir.

–Monsieur, dit-il, je n’ai pas votre science acquise, votre pénétration supérieure et votre expérience des hommes et des choses; mais ce que je sais bien, c’est que mon malheureux ami a été abattu devant moi, et qu’il est encore au fond de la Seine.

–Toutes les opinions sont respectables, même quand elles sont sincères, répondit Monsieur Jacquin avec son flegme imperturbable. Je n’envisage pas les choses sous leurs côtés tragiques, et je préfère supposer qu’il a lu ce matin dans les journaux l’annonce de sa mort, que cette nouvelle a dû lui sembler entachée d’exagération, et qu’il est en train de déjeuner plus tranquillement que vous.

Cette manière de voir bouleversait toutes les idées de César en matière criminelle, et il trouva que la plaisanterie était d’assez mauvaise grâce.

Monsieur Jacquin continua:

–Vous ignorez sans doute que votre ami a loué ici une chambre meublée?

–Félix Obert venait régulièrement tous les jours à Saint-Germain. Il avait des rencontres dans laforêt avec miss Rébecca, et quand la pluie s’opposait à ces rendez-vous champêtres, elle allait directement chez lui.

–Je jure sur l’honneur.

–Je sais parfaitement ce que vous allez me jurer, et je pense tout le contraire.

–Je n’ai pourtant pas rêvé, et miss Rébecca est arrêtée.

–Sans doute, elle est arrêtée, mais elle sera peut-être libre ce soir. Vous n’avez pas rêvé; vous avez bien vu, vous avez bien entendu, mais vous n’avez pas compris.

–Pas compris? murmura César avec une gravité comique.

–Pas compris du tout. On vous a donné un rôle de confident; vous l’avez joué très consciencieusement, sans connaître le secret de la tragédie de la petite demoiselle. L’intrigue ne semble pas mal imaginée, le truc paraît assez ingénieux, le décor est magnifique; mais l’illusion d’optique théâtrale et l’erreur judiciaire sont deux choses tout à fait différentes. Vous étiez un spectateur en face de la scène, et moi, je suis dans la coulisse. Tout est là.

–C’est à douter de soi-même.

–Mais certainement, il faut douter de tout. C’est la seule méthode pour arriver à la certitude et à la vérité. Je ne parlerai que pour mémoire des aberrations du témoignage humain. La voix, les oreilles, les yeux trompent. Un homme de cire parle? Phénomène de ventriloquie. Un cadavre se meut? Phénomène galvanique. Un bâton plongé dans l’eau paraît cassé? Phénomène de réfraction. Un spectre est percé de coups d’épée sur le théâtre. Phénomène d’optique.

Les deux collègues de Monsieur Jacquin fumaient un cigare, graves comme des Indiens aspirant le calumet autour du feu du conseil, écoutant la parole du maître avec la respectueuse déférence des jeunes guerriers attentifs au discours d’un sachem.

–Eh! bien, poursuivit-il après une pause, nous verrons à l’épreuve si je me suis trompé. Il n’y a pas eu plus de crime hier au pont de Chatou qu’il n’y a d’étoile dans mon assiette.

–Mais alors, hasarda César ébranlé dans ses convictions les plus intimes, il y a une raison?

–Il n’y a pas de crime, mais quelqu’un peut avoir intérêt à ce qu’on y croie. Quant au mobile, c’est un autre mystère. Heureux qui pénètre le secret des choses, dit un vers latin qui commence par le nom de votre ami:

Félix qui potuit rerum cognoscere causas.

Mes chers collègues, ajouta Monsieur Jacquin en donnant le signal du départ, l’heure est lente, mais elle sonne. Nous allons prendre nos dernières dispositions pour répéter le prologue d’une tragédie aquatique qui finira sans doute en queue de poisson; mais j’en aurai le cœur net, j’irai jusqu’au bout, et le rideau ne se baissera pas avant que la farce ne soit jouée.

Sur cette prophétie, il quitta la table et sortit en fredonnant l’air du Barbier:

Croyez-vous qu’il soit bien facile

De tromper un docteur tel que moi?

D’après les arrangements concertés, César prit le train de deux heures pour se rendre à Chatou. De leur côté, Monsieur Jacquin et les deux magistrats retournèrent à la villa.

Miss Rébecca les attendait. Elle ne fit aucune difficulté pour prendre place dans la voiture qui stationnait à la grille. Pendant le trajet, sur l’invitation de Monsieur Jacquin, elle raconta son aventure par le menu, avec autant de calme que si elle avait été complètement étrangère au drame qui motivait son arrestation et qu’on allait recommencer sous ses yeux. Son récit simple, lucide, précis, substantiel et complet, était parfaitement d’accord avec celui de César, qui n’avait pu entendre ces dernières paroles: «Changeons de portefeuille, voici le mien.» C’est alors que Félix Obert l’avait jeté à ses pieds, et qu’elle avait tiré sur lui à bout portant.

Monsieur Jacquin fit remarquer à ses collègues que le petit portefeuille renfermait trois billets de mille francs de la Banque de France, et qu’une cartouche de l’arme était vide.

Miss Rébecca reconnut, comme lui appartenant, le carnet de velours bleu à son chiffre, ainsi que le revolver à la crosse d’ivoire et à la batterie de vermeil qui lui étaient présentés.

Arrivés au pont de Chatou, les trois magistrats descendirent. Monsieur Jacquin offrit courtoisement la main à sa belle prisonnière, et ils se rendirent à pied sur la berge.

Là, cinq personnages les attendaient.

César errait mélancoliquement sous les arbres en fumant une cigarette.

Le marinier pêcheur se tenait debout à l’avant de son bateau de pêche, appuyé sur sa gaffe, dans une attitude pittoresque.

Deux agents du service de sûreté, froids et corrects, étaient assis dans un canot de course, amarré au pied du talus gazonné où Félix Obert avait disparu.

Enfin, couché sur l’herbe du bord, s’allongeait un homme revêtu d’un scaphandre. Sur un signe des agents, il se mit lourdement sur ses pieds, et rétablit l’équilibre de son armature.

En arrivantsur le terrain d’opération, Monsieur Jacquin jeta un coupd’œil circulaire embrassant à la fois le décor et les personnages. Il présida lui-même à la mise en scène de l’action sur le théâtre de l’événement, méthodique et tranquille comme un auteur dirigeant la répétition d’un drame ou d’une comédie. Un des deux agents fut chargé du rôle de César, jouant lui-même celui de Félix Obert. Miss Rébecca vint se placer devant eux, à l’endroit où elle avait abordé les deuxamis.

Cette première position exactement déterminée, Monsieur Jacquin monta dans le bateau de pêche, qui fut ancré au milieu du fleuve, où le marinier jetait son épervier.

La rencontre s’était passée à découvert sur le rivage. Un observateur, installé dans la barque, aurait pu voir l’arrivée de deux jeunes gens, fumant un cigare et se promenant sur la berge: l’un, Félix Obert, blond, d’une taille élancée, costume de voyage couleur ardoise et chapeau de soie; l’autre, César Baral, brun, petit et barbu, paletot noir, pantalon noisette et chapeau de feutre mou. Une amazone arrivait au galop et les rejoignait, après avoir attaché son cheval à la branche d’un arbre.

En suivant la pantomime des trois personnages, l’observateur aurait facilement deviné que l’entrevue, d’abord amicale et pacifique, s’animait par degrés et tournait à la discussion entre l’amazone, Rébecca Dorfield, et Félix Obert. A ce moment, ils disparaissaient derrière les arbres, environ à trente pas de César, qui restait seul en vue. Puis une faible détonation, le bruit d’un corps lourd plongeant dans l’eau, un appel de secours, la réapparition de l’amazone fuyant à fond de train dans la direction de Saint-Germain, enfin César disparaissant à son tour derrière le rideau de feuillage, interrogeant le fleuve qui vient d’absorber une proie, et ramassant à terre le portefeuille et le revolver de Rébecca.

De son poste d’observation, Monsieur Jacquin avait suivi les péripéties visibles de l’action d’ensemble. S’adressant alors au marinier attentif, il lui adressa une série de questions, dans cette forme serrée, qu’en terme de philosophie on désigne sous le nom de Mé thode socratique, et qui appellent des réponses précises.

–Avez-vous suivi la scène comme vous venez de la voir en ce moment?

–Non, monsieur; j’ai seulement remarqué les deux jeunes gens qui se promenaient, et je les ai vus causer avec la demoiselle qui était arrivée à cheval; mais comme il faut de l’attention pour jeter l’épervier, je ne me suis pas occupé d’eux plus longtemps.

–Reconnaissez-vous l’amazone?

–D’ici, il faudrait une vue plus longue que la mienne pour dévisager quelqu’un.

–Avez-vous entendu la détonation d’une arme à feu?

–Oui; elle n’a pas fait plus de bruit qu’un coup de fusil tiré très loin, et je n’ai pas tourné la tête. J’ai entendu aussi le bruit d’un plongeon. Alors, j’ai regardé.

–Avez-vous vu l’un des jeunes gens tomber à l’eau?

–Non. Celui qui était resté seul a crié: Un homme à la Seine! J’ai laissé mon épervier pour aller au secours. Il m’a dit que son ami avait roulé là, le long du talus, entre les arbres. J’ai sondé sur le bord jusqu’au pont, et je lui ai marqué mon étonnement de n’avoir pas retrouvé le corps. Hier soir, j’ai encore été sonder dans le remous de l’île, au premier tournant, mais je n’ai pas eu meilleure chance.

Au cours de cet interrogatoire, Monsieur Jacquin ne quittait pas de l’œil un canot de promenade. L’unique rameur qui le dirigeait était coiffé d’un chapeau de jonc tressé à bord rabattu, de façon qu’on ne pouvait apercevoir que le bas du visage. Son costume rudimentaire se composait d’un pantalon de coutil, sanglé par une ceinture de cuir, et d’une chemise de flanelle à carreaux écossais bleus et verts. Il manœuvrait lentement ses avirons, et s’approchait du bateau de pêche avec circonspection.

Voilà un canotier qui a l’air bien curieux; le connaissez-vous? demanda Monsieur Jacquin.

–Je ne crois pas, répondit le pêcheur.

–Il vient sur nous. Arrêtez sa barque au passage, de gré ou de force.

–Ohé! du canot, accoste! cria le marinier d’une voix pleine et sonore, au moment où il croisait au passage.

Le rameur courbé donna un élan vigoureux, pour témoigner qu’il déclinait cette invitation.

–Accosle! répéta le marinier en levant sa longue gaffe en l’air.

A la façon dont le rameur interpellé joua des avirons, il était évident qu’il cherchait à fuir l’abordage; mais la gaffe s’abattit sur l’arrière et harponna le canot, qui vint se coller flanc à flanc contre le bateau de pêche.

–A qui en avez-vous? dit-il en se jetant avec fureur sur la gaffe. Est-ce que la Seine n’est pas libre?

–Doucement, doucement, murmura Monsieur Jacquin en aparté.

–Je vous ai fait un salut, répondit le marinier, vous pouviez me le rendre.

–Je ne vous connais pas.

–C’est pour faire connaissance que je vous ai crié d’accoster. Entre marins d’eau douce, on ne fait pas tant de manières, et un coup de chapeau ne coûte pas cher.

–Eh bien! salut; maintenant, lâchez-moi.

–Laissez aller ce jeune homme, dit Monsieur Jacquin d’un ton paterne en prenant une prise, après avoir jeté sur lui ce coup d’œil direct et pénétrant qui avait mis tant de consciences à l’envers.

La gaffe se releva. Le canot continua sa marche.

–Je n’ai plus rien à faire ici, ajouta Monsieur Jacquin. A terre, et vivement.

Une fois sur la berge, un signe avertit les deux agents, et il suivit d’un regard satisfait l’embarcation de course qui gagnait de vitesse le canot de promenade. Serré par une habile manœuvre, celui-ci fut littéralement jeté au rivage opposé. Se voyant traqué et comprenant qu’il n’échapperait pas à la force des rames, le mystérieux navigateur se mit résolument à l’eau. Malgré son pantalon et ses chaussures, qui ralentissaient ses mouvements et paralysaient ses efforts, il nagea avec énergie pour gagner le bord, espérant que l’embarcation envoyée à sa poursuite s’ensablerait sur le bas-fond du fleuve. Cette tactique aurait pu réussir; mais il avait affaire à d’habiles limiers. Au lieu de se diriger dans la ligne de son sillage, ils abordèrent avant lui. L’un des deux prit terre, pendant que l’autre retournait croiser en arrière pour couper au fugitif la retraite par eau. Dans cette situation critique, il ne lui restait qu’à se rendre, ce qu’il fit, non sans protestation.

–Que me voulez-vous? dit-il en toisant alternativement les deux corsaires qui s’étaient approchés.

–Aucun mal, monsieur. Nous vous prions seulement de prendre place au milieu du canot et de vous tenir tranquille.

–Qui êtes-vous, et qui vous a chargés de m’arrêter?

–Vous le saurez tout à l’heure; notre consigne ne nous permet pas de vous répondre.

–Soit. Je pense qu’elle ne vous défend pas de remorquer mon canot qui s’est échoué, et de me débarquer au cabaret de la mère Vidal, où j’ai laissé mon costume de ville.

–Volontiers, monsieur.

Pendant que les deux agents secrets opéraient cette précieuse capture, la contre-épreuve du drame se jouait sur la rive opposée. César, dans le rôle de son ami, prit sa place au sommet du talus gazonné, le dos tourné au fleuve. Miss Rébecca fit le simulacre du coup de revolver en étendant la main. A ce geste, il porta les mains à sa poitrine, recula en chancelant, tourna sur lui-même, et se baissa en étendant les bras, comme un homme qui tombe la face en avant, pendant que l’amazone s’éloignait avec rapidité, ainsi qu’elle avait fait pour remonter à cheval.

–Cela suffit, dit Monsieur Jacquin. Vous avez appelé le marinier. Pendant que vous lui donniez des indications et que vous franchissiez la distance des trente pas qui vous séparait de Félix Obert au moment où vous l’avez vu disparaître, rien ne s’oppose à ce qu’il ait filé du côté de cette touffe d’arbustes, où il a pu rester à couvert jusqu’à ce que vous ayez quitté la place avec le marinier.

–Je commence à l’espérer, dit César.

–C’est d’une belle âme, repartit Monsieur Jacquin, mais il reste le plongeon d’un corps tombant dans l’eau au pied de ce talus, et c’est ce qu’il nous faut démontrer au moyen d’une dernière expérience.

En disant ces mots, il saisit le bout de la corde fixée aux épaules du scaphandrier, qui se laissa immédiatement couler à fond. Une minute s’était à peine écoulée lorsqu’il reparut à la surface de l’eau, tenant entre ses bras une énorme pierre.

–Voilà Félix Obert, dit Monsieur Jacquin en offrant une prise à ses collègues.

César, comme on dit, tombait des nues. Les deux magistrats eurent un geste d’admiration, en considérant cette trouvaille inattendue.

–Tout cela était très bien machiné, reprit Monsieur Jacquin; le crime était dénoncé par un ami de bonne foi, la demoiselle l’avouait sans restriction, et vous voyez, messieurs, ajouta-t-il en guise de conclusion, que le doute est le principe supérieur de la philosophie rationnelle et celui de l’enquête.

–Je puis affirmer, dit le commissaire de Versailles, que celle-ci a été conduite avec une sûreté de main et une rapidité d’exécution dont je n’avais jamais vu d’exemple dans toute ma carrière.

–Ceci est un enfantillage, répondit Monsieur Jacquin sans fausse modestie. Il suffit de ne pas chercher midi à quatorze heures et de procéder méthodiquement du simple au composé, de la partie au tout, de l’induction à la déduction, en un mot, de l’analyse à la synthèse. Il ne faut jamais trancher le nœud gordien; il vaut mieux le dénouer avec patience.

–Je vois bien la conclusion, mais le point de départ m’échappe, dit le commissaire de Saint-Germain.

–Il est simple comme l’œuf de Christophe Colomb. Voici la cartouche brûlée dans le revolver, poursuivit-il en ouvrant la chambre du cylindre tournant. Il n’y avait pas d’olive à l’extrémité du tube, car il est facile de reconnaître si une cartouche métallique a été tirée à balle ou à blanc; mais le fait en lui-même a peu d’importance, et rien n’empêchait Rébecca Dorfield de tirer un coup de revolver dans l’eau.

–Si ma présence n’est plus nécessaire, dit le commissaire de Versailles, je puis prendre le train qui va passer dans vingt minutes, et j’irai donner avis du résultat négatif de l’enquête.

–De mon côté, je vais en aviser la gendarmerie de Chatou, ajouta son collègue de Saint-Germain, et je me tiendrai à votre disposition pour rechercher Félix Obert. Si l’action criminelle est écartée, il reste le délit d’outrage à la magistrature.

–Le lièvre revient toujours au gîte, répondit Monsieur Jacquin. Félix Obert a été arrêté devant vous.

–Ah! la chasse au canot?

–Oui.

–C’est, en vérité, merveilleux; je n’ai plus rien à dire.

–Je le répète, dit Monsieur Jacquin, il n’y a pas l’ombre d’un crime, et je verrai si l’arrestation des deux acteurs de ce drame imaginaire doit être maintenue. Le mensonge est dévoilé, et nous ignorons encore le premier mot de la vérité. Il s’agit maintenant de savoir pourquoi miss Rébecca tient si fort à passer en cour d’assises. Notre mission légale est terminée; mais ceci n’est que le Prologue d’une comédie dont je veux connaître l’intrigue et le dénouement, et je désire continuer l’enquête pour ma satisfaction personnelle.

A la fin de cette conférence, le scaphandrier avait déjà dépouillé son armature, et le marinier lançait son épervier au milieu de la Seine. Le commissaire de Versailles et César se rendirent à la station de Chatou. Monsieur Jacquin rejoignit Rébecca, installée dans la voiture; le cocher toucha les chevaux, et la berge était redevenue déserte quand ils prirent le chemin de retour.

Le crime du pont de Chatou

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