Читать книгу La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps - Charles Victor Langlois - Страница 3

INTRODUCTION

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Table des matières

Le présent ouvrage fait pendant à celui que j’ai publié en 1904: La Société française au moyen âge d’après dix romans d’aventure.

J’ai été amené à le composer au cours de mes études sur la littérature latine du moyen âge. Il est impossible d’étudier les moralistes du moyen âge qui ont écrit en latin sans s’occuper de ceux qui ont écrit en langue vulgaire. Ayant donc lu ou relu, à cette occasion, les écrits, en langue vulgaire de France, du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle, qui ont trait à des questions de morale, il m’a semblé naturel d’y puiser les éléments d’un livre du même genre que celui que, en des circonstances analogues, j’avais tiré des romans d’aventure.

Plusieurs raisons m’ont décidé à prendre ce parti. D’abord, des raisons personnelles, accidentelles: parce que j’avais eu un vif plaisir à écrire le volume paru en 1904; parce que ce volume avait reçu l’accueil que j’aurais pu souhaiter, tant des hommes compétents que du public en général. Mais j’ai eu aussi des motifs plus sérieux.

Je suis de plus en plus frappé des inconvénients de la quasi séparation qui se perpétue entre la philologie et l’histoire. La plupart des philologues, romanistes de profession, ne sont pas assez au courant des documents dont se servent les érudits qui s’occupent de l’«histoire» du moyen âge; et, réciproquement, la plupart des «historiens» du moyen âge négligent trop les documents littéraires, qu’ils considèrent comme le domaine réservé des philologues. Les inconvénients de cet état de choses sont graves surtout pour les «historiens», dont la prétention dernière est de donner la connaissance et l’impression de ce qu’était autrefois la vie; car, en se privant des documents littéraires, ils se condamnent à ne pas voir quelques-uns des principaux aspects de la vie. Se figure-t-on ce que serait la description des sociétés actuelles, faite, dans quelques centaines d’années, par des gens qui les auraient étudiées exclusivement dans ce qui aurait subsisté alors de nos paperasses administratives, de notre Journal officiel et de nos Livres jaunes sans tenir compte de notre littérature? Or, c’est ainsi que l’on étudie et que l’on décrit encore trop souvent, de nos jours, les sociétés du passé. Quant aux romanistes, ils ont évidemment intérêt à utiliser les archives qui contiennent des renseignements précis, de nature à simplifier leurs hypothèses lorsqu’ils s’appliquent à déterminer la date des documents littéraires: pour préciser la date de quelques-uns des écrits dont il est question dans le présent ouvrage, il m’a suffi d’avoir lu beaucoup de pièces administratives du temps des derniers Capétiens directs; les noms de Jofroi de la Chapelle, de Jehan de Vassogne, de Gervais du Bus, de Chaillou, qui se rencontrent dans ces textes, n’avaient pas dit grand’chose à d’éminents spécialistes de l’histoire littéraire; c’étaient pour moi d’anciennes connaissances.

D’autre part, je suis de plus en plus persuadé que la meilleure méthode, pour communiquer au public les résultats vraiment assimilables de nos travaux, n’est pas d’écrire des livres d’histoire générale; c’est de présenter les documents eux-mêmes, purifiés des fautes matérielles qui s’y étaient glissées, allégés des superfluités qui les encombrent, en indiquant avec précision ce que l’on sait des circonstances où ils ont été rédigés et en les éclairant au besoin par des rapprochements appropriés. L’homme d’aujourd’hui, qui écrit sur le passé, ajoute nécessairement quelque chose aux documents qu’il emploie; mais quoi? ses réflexions personnelles, qu’il impose au lecteur. Or ces réflexions sont inutiles ou dangereuses; inutiles, si elles sont nettement distinguées des textes qui les ont suggérées; dangereuses, si, comme c’est ordinairement le cas, elles y sont incorporées de façon que l’on ne puisse pas reconnaître, sans un travail d’analyse et de vérification, le témoignage ancien de la réaction qu’il a produite sur l’esprit de l’«historien» moderne. Le vrai rôle de l’historien, c’est de mettre en contact, dans les meilleures conditions possibles, les gens de maintenant avec les documents originaux qui sont les traces laissées par les gens d’autrefois, sans y rien mêler de lui-même. Il n’est pas toujours possible de s’en tenir là; mais il faut s’en tenir là toutes les fois que c’est possible. On en viendra certainement, je crois, à concevoir les livres d’histoire pour le public éclairé comme des recueils de textes précédés de dissertations critiques, encadrés de commentaires sobres, assemblés avec discernement, groupés avec art.

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Les moralistes du moyen âge (du XIIe au XIVe siècle) dont les écrits ont été conservés sont extrêmement nombreux. Mais cette énorme littérature n’a pas bonne réputation; elle passe pour ennuyeuse: «Il y aurait, disait autrefois M. Victor Le Clerc, plus d’ennui que d’instruction dans une étude approfondie sur les œuvres de ce genre[1].»

Dès 1869, G. Paris a très bien protesté contre une condamnation si générale, en ces termes: «La poésie morale et didactique, qui a formé une des branches les plus importantes et les plus fécondes de l’ancienne littérature française, a jusqu’ici moins attiré l’attention que la poésie épique et même que la poésie lyrique. Elle offre en effet moins d’intérêt... Elle n’en est pas moins très digne d’étude, non seulement à cause des lumières qu’elle jette sur l’état social, moral et intellectuel de l’ancienne France, mais encore à cause du talent très réel... qu’ont montré plusieurs de ceux qui l’ont cultivée[2].»—Depuis 1869 on a beaucoup travaillé, tant en Allemagne qu’en France, pour exhumer, restaurer et mettre en lumière favorable ces monuments jadis si dédaignés. A quoi personne n’a contribué autant que les deux maîtres qui laisseront dans nos études de si profonds sillons conjugués, G. Paris lui-même et P. Meyer. Néanmoins, l’ancienne opinion persiste[3], et il reste beaucoup à faire[4].

Il reste beaucoup à faire: plusieurs ouvrages de premier ordre ou simplement intéressants, comme le Roman des romans[5], la Petite Philosophie[6], le Contenz du monde[7], l’Exemple de riche homme et du ladre[8], le Livre de Mandevie[9], sont encore inédits. C’est à peine si les premiers travaux d’approche pour l’étude des sources de la célèbre compilation intitulée la Somme le roi[10]—l’«Imitation» du XIIIe siècle,—dont quelques morceaux sont sans contredit les chefs-d’œuvres de la littérature édifiante du moyen âge, ont été exécutés. Pour ne parler que des écrits en langue d’oil, il n’existe encore que des éditions insuffisantes de ceux, pourtant bien connus, et qui méritent de l’être, d’Étienne de Fougères, de Guiot de Provins, d’Hugues de Berzé, de Robert de Blois, de l’auteur du Chastie Musart, de Gervais du Bus, etc. La plupart de ces monuments ont été datés par à peu près; au point que, sur les dix, choisis parmi les plus importants, qui sont étudiés ici, il s’en est trouvé jusqu’à cinq dont les dates ont dû être rectifiées. Enfin les plus étranges erreurs d’interprétation et d’appréciation ont été commises par les modernes qui ont pris une connaissance sommaire de cette littérature ou qui ont essayé de s’en servir pour illustrer l’histoire des mœurs[11].—Pour tous ces motifs, il est certain que les moralistes français du moyen âge ne se présentent pas encore à leur avantage, ni même sous leur véritable physionomie, devant le public d’aujourd’hui.

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Il faut avouer, du reste, que le préjugé traditionnel n’est pas sans quelque fondement. Tous les moralistes du moyen âge ne sont pas dignes d’attention: il en est de parfaitement insipides; il importe de les classer.

Les derniers historiens-nomenclateurs de la littérature moralisante du moyen âge[12] se sont évertués, comme de juste, à en répartir tous les monuments connus sous un certain nombre de rubriques, telles que: traités de morale ex professo, exhortations (sous forme de sermons, de débats, d’allégories), «chastoiemens» ou «enseignemens», revues plus ou moins descriptives ou satiriques des «états du monde», etc.[13]. Il sera toujours malaisé, soit dit en passant, de dessiner de pareils cadres d’un trait très ferme parce que beaucoup d’œuvres ont un caractère mixte, et participent simultanément de l’exhortation religieuse, de l’avertissement pédagogique et de la satire proprement dite, à divers degrés. En fait, les nomenclateurs ont été souvent fort embarrassés: G. Paris a été conduit à mentionner le Petit Plet, de l’anglo-normand Chardri, qui, dans la littérature du moyen âge, est ce qui ressemble le plus au Candide de Voltaire, parmi les exhortations religieuses; A. Piaget, qui fait une catégorie à part des «Bibles» (entre le Poème moral et le Besant de Dieu), et qui situe le Reclus de Molliens entre Fauvel et Rutebeuf, ne suit aucun ordre apparent. Une controverse s’est élevée récemment pour éclaircir la notion de l’Ensenhamen dans la littérature provençale du XIIe et du XIIIe siècles; il en ressort clairement que la définition de l’«ensenhamen» est arbitraire[14].

Le point de vue de l’histoire littéraire n’étant pas celui où j’ai l’intention de me placer, il suffit d’avoir signalé ces classifications méthodiques, qui seraient à reviser. Pour celui qui, comme c’est mon cas, ne s’intéresse aux moralistes du moyen âge qu’en historien, c’est-à-dire en tant que leurs œuvres peuvent servir à faire connaître les manières d’être, de penser et de sentir des hommes de leur temps, il n’est guère qu’une seule distinction importante: d’une part, ce qui est original, sincère, directement observé, ou ce qui traduit d’une manière typique des idées jadis courantes; d’autre part, ce qui est d’emprunt ou complètement banal.

Si l’on élimine d’office tous les écrits parénétiques, didactiques et moralisants du moyen âge qui n’ont aucune valeur historique parce qu’ils sont purement et simplement traduits, ou composés de centons d’ouvrages antérieurs, le déchet est déjà très notable. Or, on le doit. En effet, que faire, par exemple, des poèmes français[15] et provençaux[16] qui sont traduits ou imités du De quatuor virtutibus attribué à Martin, évêque de Braga au VIe siècle? L’opuscule même du pseudo-Martin, qui fut si longtemps populaire, se compose tout entier de phrases, juxtaposées ou ressoudées, qui furent extraites de Sénèque à une date indéterminée[17].—Cette première opération, préalable, fait sortir du cercle à considérer la plupart des œuvres en latin, qui jouiront jadis de la plus grande réputation, comme les Distiques du pseudo-Caton et le Moralium Dogma philosophorum, et les nombreuses traductions ou adaptations qui en furent faites à l’usage des laïques[18].

On peut jeter en second lieu par-dessus bord les moralistes qui, faisant de la littérature sur des sujets de morale, ont parlé, ou prêché, pour ne rien dire que de banal, de fade et d’impersonnel.—Les écoles de la France au nord de la Loire ont produit, particulièrement au XIIe siècle, une foule de clercs habiles à développer en style noble et fleuri les lieux communs classiques: ils ont eu du talent, autant, et du même ordre, que les rhétoriciens de l’Empire romain finissant et les humanistes des temps modernes. Mais que faire d’écrits si artificiels qu’ils n’ont la couleur d’aucun temps? Le Libellus de quatuor virtutibus honestæ vitæ d’Hildebert de Lavardin († 1133) est une pièce d’anthologie qui pourrait être d’un familier de Boëce[19]. Dans le Petri Abelardi Carmen ad Astralabam filium[20], un chef-d’œuvre en son genre, dont les distiques sont si bien frappés et dont les sentences sont restées proverbiales pendant des siècles parmi les écoliers, les compilateurs et les scoliastes, il n’y a presque rien qui n’eût pu couler de la plume d’un familier de Léon X.—D’autres, écrivant en langue vulgaire, ont ressassé plus ou moins grossièrement les articles élémentaires de l’enseignement chrétien: misère de la condition humaine, vanité du monde, mépris de la chair, nécessité de la pénitence, imminence du jugement dernier, etc. C’est le cas de presque tous les auteurs de «sermons» en vers, depuis Guichard de Beaujeu († 1137). Ces sermons, et les pièces analogues (comme Li Ver del Juïse et La diete du corps et de l’ame par Pierre), ont peut-être édifié jadis les gens qui les entendaient lire[21]; mais, aujourd’hui, il est inutile de les presser: si ce n’est au point de vue de l’histoire de la langue, ils ne contiennent pas un atome de substance historique.

Il est encore toute une série d’écrits qui ne sauraient être retenus et qui ont fort contribué au fâcheux renom de la littérature moralisante du moyen âge; ceux qui traitent des Vertus et des Vices par allégories. De tous les ornements littéraires, en général pitoyables, dont les écrivains du moyen âge se sont plu à parer leur pensée, ou à masquer le néant de leur pensée, l’allégorie est celui qui est, depuis longtemps, le plus complètement passé de mode; aucun qui répugne davantage à nos goûts de simplicité. Il est très difficile aujourd’hui de supporter la lecture des moralistes allégorisants du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles; aussi bien de l’Anticlaudianus d’un Alain de Lille, qui n’était pas sans mérite, que du De Contemptu mundi d’un Bernard de Morlas, qui était un sot, ou du De claustro animæ de cet inepte bavard, le chanoine Hugues de Fouilloi. Les émules de ces auteurs qui ont écrit en langue vulgaire de France ont recouvert de prétentions qui ne sont pas moindres un vide aussi profond. Raoul de Houdan, l’auteur du Roman des eles de prouesse et du Songe d’enfer est, chez nous, le plus brillant représentant de cette veine: dans le Roman des eles, il disserte à loisir sur les deux ailes de Prouesse, Largesse et Courtoisie, et sur les sept plumes de chacune de ces ailes, ce qui fait quatorze plumes; dans le Songe d’enfer, il entreprend, transformé en pèlerin, un voyage vers la «cité d’Enfer», en passant par les villes de Convoitise et de Foi-Mentie, et il se laisse mener, par Ivresse, à Château-Bordel. Au Songe d’Enfer de Raoul de Houdan, plusieurs rimeurs français, contemporains ou postérieurs, ont donné des pendants, sous le titre: Voie de Paradis, qui sont dans le même genre.—Ces thèmes bizarres ont eu par la suite, comme on sait, la plus extraordinaire fortune. Ils se sont magnifiquement épanouis à l’étranger. Dante s’en est inspiré dans la Divine Comédie. Le livre qui, après la Bible, a été, est peut-être encore le plus répandu dans le monde anglo-saxon, le Pilgrim’s Progress du prédicant John Bunyan, dérive du Pèlerinage de la Vie humaine de notre bon moine bas-normand Guillaume de Digulleville († après 1358), qui fut traduit en partie par Chaucer. Mais la flamme intérieure de Dante et de Bunyan, qui, vivante dans la Divine Comédie et le Pilgrim’s Progress, en a fait, pour plusieurs générations, des foyers rayonnants de beauté et de consolation spirituelle, a manqué aux précurseurs français.

Toutes ces éliminations opérées, il reste beaucoup d’écrits intéressants à divers titres, entre lesquels l’historien, curieux de connaître et de faire connaître la tournure d’esprit et les préoccupations habituelles des hommes d’autrefois, est obligé de choisir.

Comment choisir?—La liberté des choix se trouve naturellement limitée, en vue d’un ouvrage comme celui-ci, par des nécessités matérielles. Il est clair que les écrits en latin, quel qu’en soit le mérite, sont exclus d’avance, car les citer sans les traduire condamnerait les lecteurs que l’on désire atteindre à un effort dont ils ne sont pas tous capables, et les traduire risquerait d’en atténuer la saveur. D’un autre côté, les œuvres qui, comme le Livre du chevalier de La Tour Landry pour l’enseignement de ses filles se composent essentiellement d’une enfilade d’historiettes, sont disqualifiées aussi, car elles échappent à l’analyse: tout ce qui n’y est pas emprunté doit être lu in extenso; il n’y a qu’à y renvoyer[22].

Entre les vingt-cinq ou trente œuvres en langue d’oil, de dimensions diverses, qui s’offraient finalement[23], j’en ai choisi une dizaine en me laissant guider par des considérations simples.—Les auteurs de ces écrits n’avaient pas tous autant de talent les uns que les autres; quelques-uns, comme Jehan de Journi, le bon chevalier chypriote qui fit la Dime de penitance[24], en manquaient à un haut degré.—Parmi les autres, qui n’en manquaient pas, j’ai dû laisser de côté ceux dont l’œuvre n’a pas encore été l’objet d’investigations critiques, même imparfaites: il n’était pas possible d’entreprendre incidemment, par exemple, la classification des manuscrits et la recherche des sources de la Somme le roi ou du Livre de Mandevie, qui ont rebuté jusqu’à présent les philologues les plus zélés[25].—Rutebeuf et Jehan de Meun ont été laissés de côté pour une raison inverse, comme aisément accessibles et trop connus.—Le Petit Plet de Chardri, ce très hardi et très agréable plaidoyer pour l’Optimisme[26], je n’ai pas cru pouvoir, à mon vif regret, le faire figurer dans cette galerie de miroirs de «la Vie en France», parce que Chardri était un anglo-normand d’Angleterre, et très anglais.

Les dix personnages qui ont été finalement retenus[27] et que l’on va entendre ont tous une physionomie nette et distincte, avec un air de famille qui est précisément celui de leur temps. Ils sont de régions, de conditions et de tempéraments très variés: un breton (Étienne de Fougères), un normand (le clerc Guillaume), un champenois (Guiot de Provins), un bourguignon (le seigneur de Berzé), des picards (le Reclus, Mahieu), un homme du val de Loire (Robert de Blois), un franc d’Outremer (Philippe de Novare), un parisien d’adoption (Gervais du Bus), un wallon (Gilles li Muisis);—un évêque (Étienne de Fougères), deux moines (le Reclus, Gilles li Muisis), trois clercs (Guillaume, Mahieu, Gervais), deux seigneurs (Hugues de Berzé, Philippe de Novare), deux jongleurs (Guiot [qui fut aussi moine], Robert de Blois);—des hommes graves et fervents (Étienne de Fougères, Guillaume), et des farceurs (Guiot de Provins, Mahieu);—des hommes simples et spontanés (Philippe de Novare) et des faiseurs de tours de force littéraires (le Reclus, Gervais); enfin la désinvolture mondaine du seigneur de Berzé fait contraste avec la bonhomie bourgeoise de l’abbé Gilles.—Ils ont d’ailleurs obtenu, en leur siècle, des succès fort inégaux: les écrits d’Étienne de Fougères, de Mahieu, de Gilles li Muisis n’ont été conservés que par un seul manuscrit; les deux «romans» du Reclus sont au nombre des livres qui furent les plus populaires au moyen âge.

On va les entendre, ces dix hommes, dont les écrits représentent toute la gamme de la littérature moralisante de leur temps: homélies, «enseignemens», «états du monde» et fantaisies satiriques. Car, conformément au système d’exposition qui me paraît le meilleur, la parole leur sera laissée. Ils diront eux-mêmes, en leur langage[28], tout ce qu’ils ont dit d’instructif, dans l’ordre même où ils ont cru bon de le dire. Mais presque tous les écrits du moyen âge, même les meilleurs, sont des nébuleuses, où des passages intéressants quant au fond ou bien venus quant à la forme sont noyés dans un brouillard de mots et de développements insignifiants; c’est par là qu’ils dégoûtent bien des gens qui, sans cela, en apprécieraient le charme délicat. Or, le philologue est tenu, naturellement, de traiter avec le même respect toutes les parties de ces nébuleuses, noyaux solides et vapeurs qui, à l’analyse, se résolvent en néant. Mais l’historien a le droit de les condenser. Le travail auquel il a non seulement le droit, mais le devoir de se livrer consiste à séparer, dans les œuvres qu’il considère, la substance de ce qui n’est rien. Si j’avais réussi à faire convenablement ce travail pour les dix moralistes que j’ai choisis, la substance toute entière des discours qu’ils ont tenus serait dans ce volume-ci.

Est-il besoin d’ajouter que, dans les œuvres les plus vagues et les plus banales, qui sont presque tout en brouillards, il se rencontre pourtant çà et là, par hasard, des détails précis? Or, on éprouve instinctivement le désir de les recueillir, ces détails, pour les confronter avec les passages des œuvres plus substantielles qu’ils illustrent, confirment ou contredisent. L’analyse des écrits de premier ordre tend ainsi à s’entourer d’une glose formée de textes complémentaires, puisés dans les écrits secondaires. Mais il n’est que trop facile d’abuser des rapprochements de ce genre, qui sont toujours arbitraires. J’aurais pu les multiplier indéfiniment; c’est à dessein que j’en ai usé avec la plus grande sobriété[29].

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Les PP. Quétif et Échard estimaient, au XVIIe siècle, que la Somme le roi de frère Lorens (ou plutôt le Miroir du Monde anonyme qui en a fourni la meilleure part), «si on en accommodait un peu le style au langage de notre temps», pourrait encore servir de bréviaire aux cœurs en peine. En fait, le Doctrinal de Sapience de Gui de Roie (1345-1409), plus ou moins rajeuni, abrégé, arrangé, a été lu jusqu’au XVIIIe siècle. Mais, personne ne pense plus maintenant à chercher le remède de l’âme dans ces vieux livres, faits pour des hommes dont la sensibilité n’était pas affinée. On n’y rencontre guère que des choses simples et communes, vulgaires, trop souvent conventionnelles. Jamais un cri. Celui du rustre misérable, dans l’épisode fameux d’Aucassin et Nicolete, retentit au milieu du silence de la littérature contemporaine. Il y eut sans doute alors, comme depuis, des hommes qui souffrirent moralement d’une manière aiguë et intéressante; mais ils se sont tus.

Les moralistes du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles n’ont exprimé que des sentiments élémentaires; mais ceux d’entre eux qui avaient du talent les ont colorés, sans le vouloir, aux nuances du milieu où ils vivaient: c’est par là qu’ils gardent un titre à notre attention.—On est curieux de consulter des étrangers sur les usages de leur pays; comment ne le serait-on pas d’écouter des gens de chez nous, morts depuis six ou sept cents ans, sur les mœurs de leur temps?

Et voici le service qu’ils peuvent rendre. Qui les aura écoutés comme il faut cessera de se figurer nos ancêtres de l’absurde façon que l’ignorance et les partis pris audacieux des romantiques ont si profondément popularisée depuis près d’un siècle. Le moyen âge, âge de foi profonde, âge d’or de l’Église, âge de paix sociale et de vertus privées! De telles généralisations, qui flottent vaguement dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, même les plus cultivés, sont trop sommaires. Cet âge connut en vérité des libertés et des misères très analogues aux nôtres. Les hommes de ce temps-là étaient des hommes comme nous. On se plaignait déjà, en ce temps-là, de l’extrême relâchement des mœurs, de l’impudence des arrivistes, de l’impiété grandissante, du mauvais vouloir des ouvriers et de l’insolence des domestiques.

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J’avais d’abord choisi comme titre, pour ce volume: Moralistes du moyen âge. Mais on m’a fait observer que cela donnerait peut-être à croire, au premier coup d’œil, que le livre est plus ennuyeux qu’il ne l’est en réalité. J’ai cédé: le titre actuel, quoiqu’un peu voyant pour mon goût, n’est pas inexact; et il a l’avantage d’être symétrique à celui du volume précédent.

J’ai tenu, en revanche à conserver la méthode de citations textuelles que j’avais employée en 1904. Elle oblige le lecteur au petit travail qui consiste à pénétrer lui-même, en s’aidant des explications fournies en note sur les mots et les tournures difficiles, dans l’intelligence des textes originaux. Mais la traduction pure et simple n’était pas possible, et les «rajeunissements» ont quelque chose d’odieux. Il n’y a pas de plaisir sans peine.

Je ne me dissimule pas qu’un livre comme celui-ci peut provoquer au premier abord des malentendus contradictoires: de la part des érudits qui n’aiment pas la «vulgarisation» (ils peuvent croire, a priori, que c’est un de ces livres de vulgarisation que l’expérience leur a appris à dédaigner); de la part du public intelligent et lettré que l’érudition effraie (il peut penser, en feuilletant un livre où il y a tant de «vieux français» et de références précises, que cela n’est pas pour lui). Je ne m’inquiète pas outre mesure, pourtant, de ces éventualités. Les gens du métier verront tout de suite ce qu’il peut y avoir de neuf dans quelques-unes des dissertations qui suivent, et il suffira qu’il y en ait un peu pour que s’effacent leurs très légitimes préventions. Le public intelligent et lettré verra bien, de son côté, que les arcanes de l’érudition qu’il craint, respecte et méprise à la fois, ne sont pas si mystérieux ni si redoutables lorsque les questions sur lesquelles s’exercent les érudits sont mises au point et discutées avec simplicité. D’une manière générale, il me semble que, si l’on sait s’y prendre, rien ne s’oppose à ce que les mêmes livres puissent le plus souvent s’adresser, à la fois, à ceux qui savent et au public.

Décembre 1907.

La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps

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