Читать книгу La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps - Charles Victor Langlois - Страница 8
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Que l’en doie emmurer reclus.
Qui s’enmure et met en destroit
Molt s’aime pou et pou se croit.
L’Ordre des chanoines réguliers de saint Augustin lui plaît, parce que ces chanoines sont bien vêtus, bien chaussés, bien nourris. Chez les moines noirs, dit-il, la vie est pire que la mort; mais, chez les Augustins, on peut vivre:
Benoeiz soit sainz Augustins! 1692
Des bons morsiaux et des bons vins
Ont li chanoine a grant plenté.
Molt sont gentilment atorné.
Ice pourroie [je] bien souffrir;
Que j’aim miex vivre que morir.
Les malades et les infirmes, hospitalisés par les Convers de Saint-Antoine, lui répugnent profondément; il se moque d’eux, d’un ton brutal, en homme qui se porte bien:
Qui croit que la sont les vertuz 2012
Molt est malement deceüz;
Ainz sont la ou li cors seinz est...
Enfin, il est lâche. Il avait peur, non seulement des austérités, mais des coups. Il n’avoue pas que, s’il était Templier, il s’enfuirait à la première alerte; il s’en vante avec une insistance un peu vile. Certes, il ne serait pas assez bête pour attendre les coups (v. 1719); «la bataille n’est pas saine» (v. 1729); «il se combatront sanz moi» (v. 1791); etc. Les grandes barbes des frères convers de l’Ordre de Grandmont lui inspirent aussi de la crainte (v. 1569).—L’auteur de la Bible Guiot apparaît ainsi non seulement comme un épicurien, mais comme une espèce de pitre, qui étale sa couardise pour en tirer des effets comiques[127].
Encore qu’il fût devenu moine noir, les cours princières ne laissaient pas de se préoccuper de lui:
Des noirs moines et des abez 1044
Suiz je forment desesperez. En maint leu et en mainte cort M’en tient li siecles forment cort. Molt me debotent par paroles. Qui sont et vileines et foles...
Et lui, il s’occupait aussi d’elles. C’est évidemment à l’intention de son ancienne clientèle chevaleresque de «barons» et de «vavasseurs» qu’il a composé sa Bible, et même, on peut le croire, plutôt pour la faire rire qu’en vue de l’édifier.
L’ancien jongleur des cours seigneuriales se trahit, du reste, à bien des détails dans le poème de Guiot. D’abord, à la manière dont il s’exprime au sujet des femmes, avec une courtoisie et des précautions extraordinaires de la part d’un homme de son caractère. Ensuite, à sa haine de tous les mouvements populaires: Chaperons blancs du Forez (Durand Chapuis, en 1182), petits frères des pauvres, quêteurs, etc.
A quelle époque a-t-il composé son ouvrage?[128]—Après la disparition de tous les personnages qu’il énumère comme ses défunts protecteurs. Or, l’un d’eux, le comte Guillaume II de Chalon, est mort en 1203[129].—L’auteur de la Bible fait, par ailleurs, allusion à des événements de son temps dont la date n’est pas douteuse. Il écrivait sans nul doute après la quatrième croisade (1203-1204) qui ruina l’Empire grec puisqu’il en parle (v. 778), et même un peu plus tard, puisque le nom de Salonique, dont il ne fut guère question en Occident qu’après les premiers temps de l’Empire latin de Constantinople, était parvenu jusqu’à lui (v. 2688).—Autres traits. L’Ordre de Prémontré venait de traverser une crise; des scandales y avaient éclaté (v. 1581 et suiv.). Une «guerre» s’était récemment déclarée, dans l’Ordre de Grandmont, entre les convers et les clercs (v. 1468 et suiv.). Les Convers de Saint-Antoine sont blâmés de ce qu’ils ne «mettent pas une maille» en l’œuvre de l’église à bâtir en l’honneur de leur saint (v. 1962; cf. v. 2081).
L’allusion relative aux Grandmontains n’apprend pas grand’chose, car la grande querelle entre les convers et les clercs de cet Ordre remonte au commencement du règne de Philippe-Auguste (un accord entre les deux partis, ménagé par ce prince, est de 1187[130]); et elle a duré pendant toute la première moitié du XIIIe siècle[131]. La décadence de Prémontré date des premières années du XIIIe siècle et l’histoire de cet Ordre ne nous est pas assez connue pour qu’il soit aisé d’identifier les incidents que l’auteur de la Bible mentionne à mots couverts («Il batent molt bien lor abbez», etc.). Mais ce qui touche les Convers de Saint-Antoine [de Viennois] fournit au moins un point de repère, comme terminus ad quem. C’est en 1209, en effet, que le pape Innocent III permit pour la première fois à ces Convers de se bâtir une église particulière, distincte de celle du prieuré bénédictin de Saint-Antoine, dont ils dépendaient jusque-là[132], et c’est en 1218, dit-on[133], que le pape Honorius III, leur permettant de s’assujettir aux trois vœux monastiques, les transforma en Ordre religieux; en tout cas, la transformation était faite en 1230-1231[134]. Or, il est clair que la Bible a été écrite avant l’époque où les Convers, soumis à la règle de saint Augustin, sont devenus des espèces de chanoines réguliers (c’est-à-dire avant 1218, probablement). Elle l’a même été, semble-t-il, avant l’époque (1209) où les Convers ont été autorisés à se bâtir une chapelle particulière, car l’«uevre» en construction, dont Guiot dit qu’ils n’y «mettent pas une maille», est l’église du prieuré, et non pas ladite chapelle (cf. v. 2038: «il n’ont eglise ne chapele[135]»). Cette seconde conséquence ne s’impose pas, du reste, avec autant d’évidence que la première[136].
D’autre part, on peut tirer argument des v. 1316 et suiv. (plus loin, p. 55) pour conjecturer que la Bible est antérieure à la mort du cardinal Gui de Parai, c’est-à-dire au 30 juillet 1206. En ce cas, l’intérêt des considérations qui précèdent, relatives à Saint-Antoine de Viennois, serait réduit à rien.
Quoiqu’il en soit, la Bible est de la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste.
Reste à savoir si c’est la seule œuvre de l’auteur qui ait été conservée.
Les anciens chansonniers attribuent à Guiot de Provins plusieurs chansons profanes, évidemment antérieures à la Bible[137]. Il est à noter que l’une d’elles est envoyée à «monseigneur le comte de Mâcon»:
Chançons, va t’en tot droit a Masconois
A mon seignor le conte; je li mant...
Un certain Jofroi de Mâcon est, d’ailleurs, nommé dans la Bible parmi les protecteurs défunts du poète[138].
Il n’est pas hors de propos de rappeler ici, pour mémoire, que le trouvère allemand Wolfram von Eschenbach cite, comme l’auteur d’un roman de Parceval, un certain «Kyot» qui, dit-il, quoiqu’il fût provençal, composa cette œuvre en français. Si l’on considère que Wolfram désigne ailleurs la ville de Provins par les mots «Provîs», «Pruvîs», on est amené à se demander s’il n’a pas confondu Provins et Provence. «Kyot le schantiure, der Provenzâl», serait donc «le chanteur Guiot, de Provins»; lequel, nous l’avons vu, fit au moins un voyage en Allemagne. Cette explication, et d’autres, qui avaient déjà été proposées pour rendre compte des paroles de Wolfram, ont été exposées et discutées, dès 1861, par San Marte (A. Schulz), au fascicule 1er de ses Parcival Studien. On a maintes fois disserté, depuis, sur ce problème, sans aboutir à rien de certain; voir P. Hagen, Wolfram und Kiot, dans la Zeitschrift für deutsche Philologie, XXXVIII (1906), p. 198-199.
La Bible de Guiot a été publiée deux fois: au t. II (Paris, 1808) des Fabliaux et Contes de Barbazan-Méon, d’après deux manuscrits du fonds français de la Bibliothèque nationale; et par San Marte (loc. cit., d’après l’édition de Méon), avec une traduction en vers allemands et des notes. Analyses (insuffisantes) dans l’Histoire littéraire, XVIII, p. 806-816, et par J. Demogeot, dans la Revue du Lyonnais, 1842, pp. 237-252.
La liste complète des exemplaires manuscrits de l’ouvrage, qui ne sont pas nombreux[139], a été dressée depuis (P. Meyer, dans la Romania, XVI, 1887, p. 58). Deux d’entre eux offrent cette particularité que la Bible y est suivie d’un poème (inédit), qui commence par
Mout ai alé, mout ai venu,
Tant m’a ma volentez batu...
Dans l’un de ces manuscrits (Bibl. nat., fr. 25437, fol. 18 vº) la Bible est suivie immédiatement, et sans qu’aucun titre annonce un nouvel ouvrage, du poème en question. Le même opuscule se rencontre, isolé, dans deux autres manuscrits[140]; et on lit à la fin de l’un de ces derniers (ms. Noblet de la Clayette; Bibl. nat., Coll. Moreau, 1715): Explicit Bibliotheca Guiot de Provins.
Le poème Mout ai alé..., qui se présente donc comme une continuation de la Bible de Guiot, est-il l’œuvre de Guiot? «C’est ce que je ne me propose point d’examiner ici», disait M. P. Meyer, en 1890, dans les Notices et Extraits des Manuscrits. Depuis, l’opinion a été soutenue que la Bible Guiot (qui prend fin si brusquement) et sa «Suite» sont sorties de la même plume[141]. C’est bien possible. Mais la «Suite» est loin d’avoir le même intérêt que l’ouvrage principal. Elle n’a pas, du reste, le même caractère: c’est le développement des lieux communs ordinaires de la littérature religieuse du moyen âge au sujet des armes qui conviennent au chrétien pour lutter contre les ennemis du salut[142].
Une dernière remarque.
La Bible de Guiot de Provins est certainement apparentée à l’autre poème moral, contemporain, qui porte aussi le titre exceptionnel de Bible: la Bible au seigneur de Berzé, dont il sera question plus loin.
On a émis depuis longtemps, en passant, l’opinion que le seigneur de Berzé avait dû emprunter son titre à Guiot de Provins[143]. Que la Bible de Guiot ait été connue par le seigneur de Berzé, personne, d’ailleurs, n’hésitera à l’affirmer qui aura lu les deux opuscules l’un après l’autre: les ressemblances de détail sont trop visibles.
Il est même probable que la Bible au seigneur de Berzé est, en même temps qu’une imitation, une sorte de réplique à la Bible de Guiot.
Les deux poètes se connaissaient sans doute. Le champenois Guiot de Provins, qui dédia au moins une de ses chansons au comte de Mâcon, qui résida au monastère de Cluni, et qui s’intéressait fort à la Bourgogne (vv. 113, 1525), était particulièrement connu dans ce pays; Hugues de Berzé était un seigneur du Mâconnais.—Guiot de Provins écrit, pendant la seconde moitié du règne de Philippe-Auguste; le seigneur de Berzé aussi, un peu plus tard.
Mais il y a plus. La Bible au seigneur de Berzé se termine par un post-scriptum qui, jusqu’à présent, n’a pas, semble-t-il, suffisamment attiré l’attention. C’est un «envoi» de l’opuscule à un personnage que le seigneur de Berzé appelle «biaus frere, biaus amis»; et c’est une exhortation à ce personnage de ne pas regretter le siècle, qu’il a quitté:
Ainsi com vous avez pramis 810
A fere bien, sel maintenez,
Ne ja ne vous en repentez.
..... N’alez foloiant
Ne cest vil siecle remembrant
Qu’il est puis du tout empiriez
Desque vous en fustes esloingniez.
Ces paroles s’appliquent trop bien au moine noir mal repenti (cf. plus loin, p. 52), auteur de la Bible Guiot, pour que l’on ne soit pas tenté de penser qu’elles s’adressent à lui. Il n’y a qu’une difficulté[144]: c’est que, dans les manuscrits utilisés par les éditeurs de la Bible au seigneur de Berzé, le nom du personnage est indiqué, et c’est non pas Guiot, mais Jacques:
Jaques, biaus frere, biaus amis... 809
Jaques, por ce vous vueil proier... 821
Il n’existe pas encore d’édition critique de la Bible au seigneur de Berzé; mais je me suis assuré que la leçon «Jaques», ou «Jakes», n’est pas celle de tous les manuscrits. C’est celle des deux mss. qui ont servi pour l’édition de 1808 (Bibl. nat., fr. 837; Bibl. de Bruxelles, ms. 9411. 26). Dans le ms. fr. 378 de la Bibliothèque nationale, on lit (fol. 6 vº) «Seignor» au v. 809 et «Dames» au v. 821: mots évidemment substitués à un nom propre incompris. Le ms. L. v. 32 de la Bibliothèque de Turin, qui contenait à la fois la Bible Guiot et celle du seigneur de Berzé, a péri récemment par le feu[145]. Quant au ms. du Musée Britannique (Add. MSS., nº 15606, fol. 106), il se termine tout autrement que les mss. de Paris et de Bruxelles, et l’envoi final n’y est pas[146].
Il est fort possible, du reste, que le seigneur de Berzé ait eu un ami nommé Jakes qui se soit trouvé précisément dans le même cas que Guiot.
La «Bible», miroir à toutes gens, que l’auteur a entreprise de ce «siecle puant et orrible» est sincère, écrite en toute indépendance, «sanz felonie et sans ire». Que les prud’hommes s’y amendent! Personne ne sera nommé; ceux-là donc qui se reconnaîtraient s’accuseront eux-mêmes par là:
Cil mostrera bien sa folie 34
Qui le blasme sor lui metra...
Molt se descuevre folement
Qui commun blasme sor lui prent.
L’auteur fleurira cette bible des philosophes anciens, qui furent avant Jésus-Christ. Car ces sages vivaient «selonc reson». Philosophe, c’est un beau nom: il signifie, en langue grecque, «amans de bien et de droiture». Guiot en a entendu parler à Arles:
A Arle oï conter molt gent 70
Lor vie en l’estoire sanz troffe
Dont furent né li Philosofe.
Il en cite une vingtaine: Platon, Sénèque, Aristote, Virgile, Socrate, Lucain, Diogène, Priscien, Aristippe, Cléobule, Ovide, «Estaces» (Stace), Pythagore, etc. Tous, incorruptibles censeurs des mœurs des mauvais princes. Mais, aujourd’hui, le siècle est retombé en enfance, anéanti.
Et d’abord, les princes. Ils ne sauraient être pires qu’ils sont. Or c’est là chose nouvelle. Guiot a connu un temps où il en était tout autrement:
Ha, douce France! ha, Borgoingne!... 113
Or plorent les bones mesons
Les bons princes, les bons barons
Qui les granz cors[147] i assembloient Et qui les biaus dons i donoient. Dieu, com furent prou et vaillant Et riche et saige et quenoissant[148]! Et cil sont si nice[149] et si fol Et guileor[150] et lasche et mol Que, se je bien grant sens avoie, Entr’aus, ce cuit[151], tot le perdroie... Entr’aus ai tot le sens perdu.
La cause de cette dégénérescence, ce sont les «fausses et mauvaises engenreüres», sans doute les adultères «obscurs» qui introduisent les produits de mauvais étalons dans les meilleures familles. Comment prudhomme pourrait-il, en effet, semer de mauvaise graine?
Je ne voldroie estre blasmez 151
Des dames; sauves lor ennors Çou di; mes des engenreors Me pleing, ce ne puis je lessier, Que trop furent malvès ovrier. Le monde nos ont encombré D’ort[152] siecle, de desesperé...
Les princes de nos jours sont félons, vilains, eschars (pingres), ne croient pas en Dieu...
A grant tort les apelons princes. 174
D’estoupes et d’autres cinces[153][154] Font mainz empereors et rois Li Alemant et li Tiois...
Les chevaliers perdent leur temps avec eux; arbalétriers, mineurs, ingénieurs prendront désormais le dessus.—Les bons vavasseurs du temps jadis, sages conseillers qui savaient ce que «resons estoit», qui faisaient donner largement et assembler les cours, et que les princes honoraient, ils sont «morts». On leur fait tort, maintenant; on les écorche. La condition des chevaliers est devenue pire que celle des hommes taillables. Des barons et des châtelains il y en aurait assez de vaillants, sans doute, si les princes n’étaient pas si serrés, si tristes et si durs. Mais plus de fêtes, plus de joie. Les palais d’autrefois sont abandonnés; rois, ducs et comtes leur préfèrent de misérables baraques, et les bois:
Lors fuient il et borz et viles... 268
Il n’aiment pas palès ne sales Mes en maisons ordes et sales... Se reponent, et en boschages...
Ainsi n’agissaient pas le roi Artur, ni Alexandre, ni Assuérus, ni l’empereur Frédéric qui tint naguère, à Mayence, une cour «sans pareille» dont l’auteur, qui y était, n’a pas perdu le souvenir.
Le monde finira par l’amoindrissement de toutes choses, dont les premiers symptômes s’accusent aujourd’hui. Un temps viendra certainement où les hommes seront si petits qu’ils pourront se battre en duel, à deux ou à quatre, dans un pot.—On voudrait être mort quand on pense aux princes qui étaient autrefois et qu’on les compare à ceux qui les ont remplacés. Guiot enfile ici les noms des héros qu’il a connus:
Qui fu l’empereres Ferris! 314
Et qui fu li rois Loëis
De France? dont je certeins sui
Que il ama Dex, et Dex lui...
Qui fu li riches rois Henris!
Et tant d’autres: le roi Richard, Jofroi de Bretagne, Henri de Champagne, le comte de Clermont, le comte Thibaut [de Blois et de Chartres], le comte Renaut de Mousson, le comte Philippe [d’Alsace], le comte Girard de Vienne [et Mâcon], le roi d’Aragon, le comte Raimond-Bérenger de Provence, le comte Raimond de Toulouse...
..... Molt est changiez 345
Li siecles de tel com jel vi.
Quel prince ot ou roi Amauri!
Molt vi gloriouse sa vie
La riche terre de Surie[155]. Quiex fu li jones cuens Henris Se outre mer fust encor vis!
L’énumération continue. Le comte de Genève, le comte de Chalon, le duc de Lorraine, Étienne de Bourgogne, le marquis Conrad [de Montferrat], Robert de Sablé, Bernard de Saint-Valeri, Gaucher de Salins, Bernard d’Armagnac, Raoul de Fougères, Jofroi de Condé, Guillaume de Mandeville, Hues du Chastel, Raoul de Mauléon, Jofroi de Mâcon, le vieux comte de Turenne; Bérard (Barral) et Guillaume le Gros, les deux frères de Marseille; le châtelain de Saint-Omer, Maurice de Craon, Renaut de Nevers; ceux de Flavigni, de Beaujeu, d’Oisi, de Noyers, de Bourbon, de Broyes, de Traînel, de Clermont-en-Bassigni; Raoul de Couci, Guillaume de Mello, Raimond d’Anjou[156], Guillaume de Montpellier, Étienne du Mont-Saint-Jean, Aimes de Marigni, Pierre de Courtenai, Gobert d’Aspremont, le comte Rotrou du Perche, Baudouin de Hainaut, Hervé de Donzi, Jofroi de Pons, le comte [Hugues IV] de Saint-Pol, Gui de Thil-Châtel, Anseri de Montréal, Clerembaut de Chappes, Eudes le Champenois, Jofroi de Joinville, Miles de Châlons, le comte Henri de Bar, etc.—Tous ces vaillants hommes, l’auteur les a «vus»; il a, jadis, reçu d’eux des dons:
Ja ne vous ai baron nommé 492
Qui ne m’ait veü ou donné...
Por ce sont en mon livre escrit.
Mais les successeurs de ces bons seigneurs n’ont, hélas! d’autre souci que d’amasser. Il en est même qui se font les protecteurs des juifs et des usuriers. Par là, ils pratiquent l’usure eux-mêmes:
Sachiez que cil qui les maintient 529
Est sire et mestre de l’usure.
Or l’usure est un métier condamné dans l’Évangile, et aussi par l’expérience. N’est-il pas constant que les hoirs des usuriers déchoient régulièrement dès la seconde ou la troisième génération? Cela ne manque jamais d’arriver.
On va parler maintenant des «Romains», en commençant par le sommet de la hiérarchie: des archevêques, des légats, des évêques, des chanoines, des abbés, des moines noirs, des moines blancs, des moines de la Chartreuse et de Grandmont, de Prémontré, des chanoines réguliers qui s’habillent de noir, du Temple, de l’Hôpital, des Convers de Saint-Antoine, des nonnains et des converses, des «devins» ou théologiens, des «legistres» ou hommes de loi, des «fisiciens» ou médecins. Nul mensonge, droite vérité dans tous les cas. Écoutez bien. L’auteur n’aime pas à jeter ses rubis aux pourceaux. L’indifférence du public le décourage; l’attention du public double ses forces.
Cil qui n’entent mon sen me troble, 620
Et qui entent mon sen me doble.
*
* *
Notre père le pape devrait être comme l’étoile immobile, la tramontane, qui guide les mariniers. Vous avez ouï parler de l’art «qui ne peut mentir», inventé par les marins:
Une pierre laide et bruniere, 635
Ou li fers volentiers se joint,
Ont; si esgardent le droit point,
Puis c’ une aguile i ont touchié
Et en un festu l’ont couchié;
En l’eve[157] la metent sanz plus Et li festuz la tient desus; Puis se torne la pointe toute Contre l’estoile... Quant la mers est obscure et brune C’on ne voit estoile ne lune, Dont font a l’aguille alumer. Puis n’ont il garde d’esgarer; Contre l’estoile va la pointe. Por ce sont li marinier cointe De la droite voie tenir. C’est un ars qui ne puet faillir[158].
Tel devrait être notre père qui est à Rome. Mais le père qui occit ses enfants commet un grand crime. Ah! Rome, tu nous occis tous les jours. Les cardinaux vont dans toute la chrétienté, embrasés de convoitise, pleins de simonie, comblés de mauvaise vie, sans foi et sans religion. Ils viennent, et vendent Dieu et sa mère, trahissent leur maître, dévorent tout. Certes les signes qui doivent annoncer la fin du monde se font trop attendre: «Trop voi desesperer la gent». L’orgueil et l’or qu’ils emportent outre-monts, qu’en font-ils? Ils n’en font certes ni chaussées, ni ponts, ni hôpitaux. Le pape, dit-on, en a sa part. Tant pis. Il devrait être tout yeux, comme la couronne en plumes de paon ocellées qu’on lui fait porter. Mais on lui a crevé les yeux. Les légats ont tout aveuglé; nul n’y voit goutte. C’est grand dommage que notre père ait de pareils conseillers. Au reste, ce n’est pas étonnant, puisqu’il s’entoure de Romains; c’est le terroir qui veut ça:
Des Romains n’est il pas merveille 743
S’il sont fax[159] et malicieux. La terre le doit et li lieux...
C’est à Rome que Romulus a tué son frère, Néron sa mère; que Jules César a été massacré, saint Paul et saint Pierre suppliciés, et saint Laurent rôti. Certes, Rome a fort «abaissé notre foi»; les rois et les princes «s’en devroient bien conseillier». Rome nous exploite et nous suce:
Rome est la doiz[160] de la malice 772 Dont sordent tuit li malvès vice. C’est un viviers plains de vermine. Contre l’Escripture divine Et contre Deu sont tuit lor fet.
Pourquoi ne court-on pas sus à Rome plutôt qu’aux Grecs [de Constantinople]?
Touz li siecles por qoi ne vet 777
Sor aus ainz que sor les Grifons[161]?
Néanmoins il convient de prier tous pour le pape, notre père.
Quant à nos pasteurs directs, les archevêques et les évêques, «il font molt pou de ce qu’il doivent»; ils ne vivent pas «selon droiture»; ils «sormanjuent», ils «sorboivent»... Nombre de clercs s’évertuent avant d’être appelés aux honneurs qui «se repentent de bien fere» dès qu’ils ont atteint le but; «lors gabent et jurent et mentent» (v. 854). Alors l’orgueil et la simonie les envahissent. Ils vendent le Juge suprême. Mais Celui-ci les châtie souvent de leurs forfaits; seulement, il est peu de gens assez clairvoyants pour apercevoir les «jostises» que Dieu prend d’eux, même en ce monde:
Molt done Dex fieres colées[162]. 882 De tantes granz en a données Dont il nos deüst bien membrer[163]. Assez en sauroie nommer; Mes je ne vueil nommer nului[164].
Je ne dis pas que tous les légats, tous les archevêques et tous les évêques soient comme il vient d’être dit, mais «molt petit i a de boens»; c’est de notoriété publique. Et les meilleurs sont sans influence: «Or ne vaut rien voiz de prodomme».
Le commun du clergé, clercs, prêtres, chanoines séculiers, «fait mescroire et desesperer le siecle» par sa conduite et ses exemples.
Provendes, Eglises achatent, 966
En maintes manieres baratent[165]; Acheter savent et revendre Et le terme molt bien atendre Et la bone vente dou blé. Et s’ai bien oï et taasté Qu’as Juïs prestent lor deniers.
Les prébendes des Églises «citeienes» (urbaines) devraient être conférées honnêtement, à des gentilshommes, car «haute Eglise requiert hautesce». Nul chanoine «citoien» ne devrait être vilain. Or des vilains sont introduits dans les chapitres, «dont une bone compeingnie est blasmée sovent a tort». Au reste, que les prud’hommes de bas lignage ne se croient pas visés par ces paroles:
Tuit li prodome sont gentil. 1011
Cil est partiz de gentillesce
Qui senz et proesce n’adresce.
Les clercs, qui récitent si souvent la parole de Dieu, devraient être nets, et sains, et purs entre tous. Pourquoi ne vivent-ils pas bien? Il en est de si enfoncés dans le péché qu’ils ont semé la désespérance «entre les genz qui pas ne croient». Et eux-mêmes, pense l’auteur, ils ne croient pas.—Tout cela, c’est la faute des Romains qui, de par le monde, ont jeté leur mauvaise graine.
Les moines noirs et les abbés[166].—Guiot a contre eux des griefs particuliers. Car il était lui-même moine noir, pour ses péchés. Et sa qualité de moine le mettait en difficulté avec tout le monde. Le siècle lui «en tenait forment court».
Certes sovent me font irié. 1066
Seignor, quiex corpes i ai gié[167]? En cest point m’ont mis nostre frere Que j’en donroie, par saint Pere, Doze freres por un ami; C’onques plus dures gens ne vi. S’il me voient mesaeisié[168] Il n’auront ja de moi pitié. Et s’il me voient avoir aise Il me porchaceront mesaise.
Il en enrageait: pour un peu, on l’en aurait fait «desrendre» (jeter le froc aux orties). D’autre part, les autres «rendus», ses frères, ne le ménageaient pas.
Il entendait dire que «noz abaïes sont destruites par nos abbez». On lui rebattait les oreilles de ces continuels changements de prieurs dont «les mesons sont destruites». Sur ce dernier point, du moins, il avait une réponse toute prête:
Mes tant i a je lor respont 1085
Que por ce sovent les remuent
Qu’il ont poor[169] que il ne puent...
Il y avait plus de douze ans passés qu’il portait les «noirs draps» lorsqu’il écrivait son livre. En ces douze ans, s’il n’avait pas fait de bien, il n’avait pas non plus fait de tort à la communauté; c’est une justice qu’il se rend:
Je ne lor destruis onques rien 1094
Se g’i fiz onques point de bien...
Les bons cloistriers (simples moines) n’étaient pas d’avis qu’il eût «mefait», comme d’autres l’en accusaient:
Dex! moie corpe[170], je meffis, 1096 Por quoi qu’ensi lor est avis. N’est pas avis ans bons cloistriers Dont est honorez li mostiers...
Les bons abbés d’autrefois avaient épousé, en Sainte Église, trois pucelles: Charité, Vérité, Droiture. Les abbés de maintenant les ont remplacées par trois vieilles et dégoûtantes sorcières: Trahison, Hypocrisie, Simonie. «Ces trois vieilles nous destruiront.»
Et li cloistrier que devenront? 1165
Qui ce savent et ice voient
Par folie chantent et proient...
N’osons mès parler ne rien dire.
Li uns boute, li autre tire;
Itel i a qui se conseille.
Ice est une grant merveille
Que nos connaissons nostre tort
Et savons que nos sommes mort,
Et que nous avons tout perdu.
Malement sommes deceü...
On l’entreprenait aussi au sujet de l’«Ordre blanche» (les Bénédictins de Citeaux), quoiqu’il n’en fît pas partie, parce qu’il avait été, pendant quatre mois, à Clairvaux.
Or dit on que mal m’i provai 1194
Por ce que tant i sejornai.
Se j’eüsse esté en la route
Deux ans ou troiz, jel sai sanz doute,
Je n’en fusse tant ramponez... Quatre mois fui ge a Clervaux Ce ne fu mie trop granz max. Je m’en parti molt franchement: Travail i oi et paine grant. I lessai trop et grant envie Et grant durté et felonie, Ypocrisie et murmuire... Car n’a nule Ordre en tot le mont Ou ait mainz de fraternité. S’il ont avoir a grant plenté Ja por ce miex ne lor en iert.
Les moines blancs sont riches et impitoyables, même entre eux.
Li uns d’aus n’a pitié de l’autre 1218
Quant le voit gesir sor le fautre[171], Pensif ou malade ou destroit[172].
Ils n’ont pas le temps de s’apitoyer, étant de vrais marchands en foire:
Mestre coçon[173] et marcheant 1246 Sont il certes et bien errant.
On pourrait citer mille églises où ils ont installé leurs granges, établi des porcheries dans les cimetières et des écuries là où la messe était chantée. Les forêts sont sillonnées de leurs charrois. Ils font tailles et prises sur leurs hommes, au grand effroi des pauvres qu’ils expulsent en les renvoyant «a pain querre». Et ce sont ces gens-là qui disent que tout le monde sera damné, excepté eux!
Au reste, ce sont surtout les abbés, les céleriers et les grangiers des moines blancs qui profitent de toutes ces richesses; ils ont des infirmeries doubles; les bons vins clairs sont pour eux: les vins troubles, ils les envoyent au réfectoire des simples cloistriers qui «soutiennent tout le faix» de l’Ordre, ne s’entremettent de rien, n’en peuvent mais. L’auteur aimerait mieux être en Perse qu’en ces «cloîtres vilains sans pitié», où l’on se couche souvent, le soir, le cœur percé d’avoir choisi un si mauvais parti. Il n’en est pas ainsi, du moins, dans notre Ordre:
La covoitise soit aus blans! 1312
Toz lor lés[174] les boz et les plans. Ne veez vos des blanz abbez Qui porchacent les evesquez Et s’en ont fet un chardonal?[175] Ja ne verrez si desloial. Touz les autres passe d’envie Et d’orgueil et de symonie.
Le genre de vie qu’on mène à la Chartreuse, où chacun accommode sa nourriture dans sa propre maison, mange seul et couche à part, ne fait guère envie à Guiot, qui le connaît bien. Quand ils soufflent et attisent leur feu, les Chartreux n’ont pas trop bon air. Et la solitude n’a rien d’agréable: