Читать книгу La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps - Charles Victor Langlois - Страница 9

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Je ne sai que Dex i entent, 1341

Mes ne voldroie, ce m’est vis,

Estre tout seuz[176] en Paradis...

Il ne faut pas se fier aux reclus qui se font emmurer. C’est folie. Qui s’emmure, s’aime peu. Les Chartreux, il est vrai, n’en sont pas là. Et leur réputation, en général, n’est pas mauvaise. Ils n’ont pas de céleriers qui fassent, chez eux, leur pelote. Mais ils ont un tort très grave: ils tuent ceux de leurs frères qui sont malades, faute de soins; et cela contrairement à la Règle de saint Benoit. Laisser mourir un homme devant soi, lorsqu’il serait possible de le sauver, c’est ce que l’auteur ne fera jamais. Or c’est ce qu’ils font, en imposant aux malades, comme aux bien portants, l’abstinence de la viande. Pourtant, au sentiment de ceux qui s’y connaissent, le lait, le beurre et les fromages incitent encore plus à la luxure que la chair des animaux. Tant de cruauté fait horreur:

De lor Ordre n’ai point envie. 1425

Tant sai ge bien, se g’i estoie,

Le premier jor congié penroie.

De religion[177] sanz pitié Doit on molt tost penre congié, S’il nou me voloient doner Je sauroie bien esgarder Par ou je feroie le saut. Je n’aime Ordre ou pitiez faut Com on en a plus grant besoing.

L’Ordre du Grandmont, Guiot est aussi fort au courant de ses mœurs. Les Grandmontains font ensemble leur cuisine, boivent et mangent en commun et n’observent pas le silence entre eux. Mais ils sont riches et orgueilleux, maîtres des seigneurs et des princes. La guerre qui les a récemment divisés a jeté beaucoup de jour sur leurs affaires qu’ils tenaient fort secrètes, et révélé leur hypocrisie. Ils ont assurément des mérites: ils entretiennent bien les églises. Mais leur charité est tout extérieure:

A mengier donent belement. 1502

Ice font il adroitement

Par ça defors en un ostel.

Molt est fol qui lor requiert el[178].

Ils s’arrangent pour que leurs maisons de France et de Bourgogne soient peuplées de frères gascons et espagnols; et ils envoient les français et les bourguignons ailleurs. Ils vivent ainsi en étrangers dans tous les pays, où ils n’ont pas de relations et dont ils ignorent la langue, ce qui contribue à leur «noble contenance». Ils sont connus, d’ailleurs, pour aimer «fors sausses et chaudes pevrées», et pour le soin qu’ils ont de leurs belles barbes:

La nuit qant il doivent couchier 1542

Se font bien laver et pingnier

Lor barbes et enveloper

Et en trois parties bender

Por estre beles et luisanz.

Quant il vienent entre les genz.

Molt les crollent[179], molt les apleignent[180].

Mais, dans cet Ordre, la charrue est mise devant les bœufs et tout va de travers, car les convers y commandent aux prêtres et aux prieurs:

Li prieurs au mestre demande: 1560

«Que dirons nos?»; et il commande.

Et s’il autrement le façoient

Li convers molt bien les bat[r]oient.

Maistre et seignor sont li convers.

Tout cela avec l’approbation de Rome qui a consenti pour de l’argent à cette suprématie absurde des convers sur les clercs.—Encore un Ordre où l’auteur ne se soucie pas d’entrer: il a peur de ces gens barbus!

Les chanoines blancs de Prémontré sont maintenant en décadence. Ils s’étaient élevés très haut, en France, et sont tombés en peu de temps. Ceux-ci ne vivent pas discrètement, comme les Grandmontains. Ils font au contraire, parler d’eux, «de lor faiz et de lor folies». Ils «batent molt bien lor abbez». A la fin, ils ont tout perdu:

Molt par furent de bel ator 1607

Et de grant richesce comblé, Et molt prisié, et mout amé. Trop ont vendu et engaigié... Nostre Sires en ait pitié!

Les chanoines «aux noires chapes d’isanbrun» avec des surplis blancs—c’est-à-dire les chanoines de Saint-Augustin—plaisent assez à Guiot, car ils sont bien habillés, bien chaussés et bien nourris; ils sont «du siècle»; ils vont partout comme ils veulent. Ils n’observent pas, à leurs repas, la règle du silence. Grandes différences avec Cluni! Ceux de Cluni n’ont qu’un mérite, c’est de tenir leurs promesses; mais Guiot aimerait mieux qu’ils ne les tinssent pas si bien. On ne lui avait que trop exactement annoncé les misères qu’il subirait parmi eux:

Trop tiennent bien leur convenanz 1666

Que il prometent la dedenz.

Il me promistrent, sans mentir,

Que qant je voldroie dormir

Que il me covenroit veillier,

Et quant je voldroie mengier

Qu’il me feroient geüner.

Plus me grieve trop de parler,

Qu’il me tolent[181], que d’autre chose. Il n’ont prou tens; nus n’i repose: Toute nuit braient ou mostier; Mes ce m’i a molt grant mestier Qu’il m’i lest dormir en estant[182]. Par foi, travail i a molt grant. Et quel repos ont il le jour Fors seulement en refretour[183]? La nos aportent hués pugnais[184] Et faves a tout le gainbais[185]. Certes sovent en suiz iriés Por ce que li vins est moilliez. Me fet mal cuer après les hués Que trop i a du boire aus bués[186].

A l’«Ordre noire» Guiot préférerait encore le Temple, si honoré en Syrie et si redouté des «Turs», mais à condition de ne pas avoir à combattre, car «ne me sied pas la bataille». Suit cette singulière profession de foi d’un qui n’aime pas les coups:

S’en leur Ordre rendus ostoie 1718

Tant sai je bien que je fuiroie.

Ja n’i atendroie les coux...

Ja por pris ne por hardement

Ne serai, se Dex plest, ocis.

Miex vueil estre coarz et vis

Que mort li plus prisiez du mont.

Les Templiers sont populaires: «tuit voelent oïr lor servise»; ils tiennent leurs maisons nettes. Convoiteux et orgueilleux, c’est tout le mal qu’on peut dire d’eux; mais cela, tout le monde le dit[187].

Fiers et orgueilleux, les Hospitaliers le sont aussi: «Molt les vi en Jherusalem». Et ils ne pratiquent guère l’hospitalité, qui est la raison de leur Ordre, tant par deçà que par delà. C’est parce qu’ils sont trop riches.

Uns moines puet soffrir grant painne, 1865

Trop puet lire, trop puet chanter,

Et travaillier, et geüner.

Mes s’il n’a charité en soi

Molt li valt pou[188], si com je croi.

Passons au bon truand Durand Chapuis, qui inventa les Chaperons blancs et donna les «seignaux au piz[189]». C’était un malin. Ses «seignauz», il ne les donnait pas; il les vendait. Il était passé maître à tromper les gens; il en trompa bien deux cent mille et fit une grosse fortune.

Les truands qui se font «Convers de Saint Antoine» ont trouvé d’autres fourberies. Maîtres fourbes, en vérité:

En la vile, loing dou mostier, 1946

Ont fait, por la gent engignier[190], Un hospital plain de contraiz[191]... Il n’i ont ne clerc ne provoire[192]... Mes il donent de l’avoir tant Au seignor en cui terre il sont... Par tout porchacent, par tout quierent. Il n’est ne vile ne chastiax Ou l’en ne voie lor porciax D’Escoce jusqu’a Antioche; Et puis porte chascuns sa cloche Pendue au col de son cheval. Il a bien en lor hospital Quinze tiex convers groz et gras. N’i a celui n’ait cinq cens mars Et tel i a qui en a mil... Chascuns a sa fame ou s’amie. Molt par demaisnent noble vie. Touz en va par gueule et par ventre Li avoirs qu’a Saint Antoine entre.

Moines «retraiz», nonnes «retraites», infirmes, blessés, mal bâtis et malades (des deux sexes, et les enfants de tous ces gens dont le pays est peuplé), ils les recueillent pour attirer les aumônes. Ils sont à l’affût pour s’en procurer.

Quant om a un vilain deffaiz 2002

Par guerre ou par autre meffez,

En la meson sont bien venu

Et a grant joie receü.

Avant les font laver et poindre

De coutiax et d’oingnement oindre

Por roigir et por raancler[193]... Sachiez qu’autres feux ne les art[194].

Avec le produit des aumônes, ils prêtent ensuite à usure. Les évêques et le clergé sont parfaitement au courant de tout cela, mais ils ne disent rien parce qu’ils participent à la «truandise».—L’audace de ces Convers est extraordinaire. On les voit partout prêchant, promenant châsses et croix et sonnant leurs campanelles, pour que les naïfs se mettent de leurs confréries. Pas d’ouvroir où leur bourse ne soit pendue. Pas de four ou de moulin où ils n’aient leur sac. De même pour le vin et le poivre. Les femmes surtout se laissent prendre:

Les fames r’ont trovées simples, 2054

Toailles et aniax et guimples[195], Fermaux et ceintures ferrées, Fromaiges et jambes salées En traient emprès la monoie.

Marchands et cossons (revendeurs) consommés, ils marient très bien leurs filles et se moquent de saint Antoine. L’avis de Guiot est qu’ils feraient mieux de mettre tout cet argent «en l’uevre du mostier», c’est-à-dire pour contribuer à l’achèvement de l’église qui s’élève présentement en l’honneur de saint Antoine[196].

Les converses et les nonnes... Ce sujet est délicat, car

Li plus sage sont esgaré 2099

De fame jugier et reprendre...

Plus est legiere que n’est vens...

Je sauroie einçois dou soleil

Tout l’estre, dont molt me merveil,

Et le covine de la lune

Que j’en peüsse conoistre une... Mais, puisque m’i sui embatuz, Dire m’estuet ce que j’en sai.

Les coulons (pigeons) sont comme les nonnes; ils font leurs nids dans les églises. Les nonnes sont comme les coulons; elles ne tiennent par leurs maisons nettes. Leurs maisons, c’est-à-dire leurs cœurs[197]:

Je n’aim pas au mostier la plume 2194

De colomp, por l’orde costume,

Ne poil de fame rooingnie,

Se la costume n’est changie

Dont l’ame est en si grant dotance.

Aussi bien, n’insistons pas... Il y a, du reste, des femmes excellentes dont on ne saurait assez chanter les louanges.

Conformément à son plan, l’auteur fait comparaître ensuite à sa barre les professions libérales et savantes[198].

En premier lieu, les «devins» (au sens de l’anglais moderne divines, théologiens), adonnés à l’art suprême:

Cil ars fait langue desploier 2293

Et le senz et la foi doubler.

Les bons clers et les bons maîtres d’autrefois, qui enseignaient cet art, «lisoient por Dieu» et «tenoient escoles loiax». Leurs successeurs s’appliquent principalement, de nos jours, à se faire des rentes.

Chascuns semble Diogenes 2312

Ou Aristote ou Socrates.

Bien ont les paroles puisiées...

Es escriz de la verité.

De ce ne sont il pas blasmé.

Se il montrent la droite voie

Je ne di pas qu’en ne les croie.

Il parolent et bien et bel.

Il resemblent le buretel[199], Selonc l’Escripture divine, Qui giete la blanche farine Fors de lui, et retient le bren[200].

Autre comparaison: ces docteurs hypocrites, et aussi ces hypocrites abbés, dont il y a tant dans l’«Ordre noire» et dans la blanche, et ces évêques, et ces légats, qui parlent profondément du Décret et des Testaments, sont semblables aux gouttières qui déversent dans les rues les eaux du ciel; les eaux lavent et nettoient les rues et fertilisent les vergers; mais la gouttière n’en retient rien. Ou bien encore ils sont comme la chandelle qui se gâte dès qu’on l’allume; elle éclaire, mais se consume et pue en se consumant.

Les «legitres», maintenant. La science des lois et des décrets est une très belle science qui conviendrait même aux rois. Là sont les dits «dont on doit governer le peuple». Mais cette précieuse liqueur est versée de nos jours dans des vaisseaux si malpropres qu’ils la corrompent. Les étudiants en droit sont les moins sérieux de tous:

..... Ici se mirent 2423

Tuit cil qui foloient et musent

Es bones escoles et usent

Lor tans por tricherie apenre.

Ce «chapitre» dira nettement leur fait aux «fausses langues desliées»:

... Cil seignor vont a Boloingne[201] 2439 As lois, por les cours maintenir. Plus les en voi jenglos[202] venir Que n’est estorniax en jaiole[203].

Ils plaident ensuite le faux et le vrai pour plus ou moins d’argent. Quémandeurs impudents! Envieux les uns des autres! Il n’y en a pas d’honnête.

C’est uns tormenz, une tempeste 2477

D’aus oïr, qant il sont en leu

Ou il cuident faire lor preu[204].

Ils aiment beaucoup les rentes d’Église; mais ils ne se soucient pas du service qui en est la raison d’être et la contre-partie. Chose étonnante qu’ils tirent si mauvaise doctrine d’une si pure fontaine de sapience. C’est le contraire de l’opération dont Guiot a entendu parler, qui consiste à extraire des serpents un «triacle» (thériaque), ou remède, contre leurs propres morsures.

Restent les «fisiciens», ou médecins, les plus redoutables, sans contredit, de tous les praticiens. Ne tombez pas sous leurs pattes!

..... Il m’ont eü 2556

Entre lor mains: onques ne fu,

Ce cuit, nule plus orde vie.

Honiz est qui chiet en lor mains.

Pour eux, tout le monde est malade:

Qui les orroit, qant il orinent[205], 2564 Com il mentent, com il devinent; Par mos qui ne sont mie net En chascun homme trovent teche. S’il a fievre ou la toux seche, Lors dient il qu’il est tisiques[206] Ou enfonduz ou ydropiques, Melancolieus ou fieus[207], Ou corpeus ou palazineus[208]...

C’est à bon droit que le nom dont on les désigne («fisiciens») commence par Fi! Combien d’ignares parmi eux? Mais ils se soutiennent tous, dans l’intérêt de la profession.

Uns bons truanz bien enparlez 2594

Ne mès qu’il soit un peu letrez, Feroit fole gent herbe pestre... Tuit sont fisicien et mestre... Li miaures le poior consent[209]. Por ce ont il or et argent.

Guiot ne leur pardonne pas d’interdire les meilleurs morceaux, ni leurs sales pilules qui coûtent si cher, surtout s’ils reviennent de Montpellier: leur gingembre, leur pliris, leur diadragum, leur rosat et leur violat, leur diarrhodon Julii, leur diamargariton, leur «syphoine» (ellébore), etc. Il préfère, lui, les chapons gras, les fortes sauces, les vins clairs.

Il en est pourtant qui donnent de bons conseils à l’occasion. Ils sont, ceux-là, comme des rosiers parmi les orties. Honorons-les, en cas de besoin; après quoi, qu’ils aillent «à Salonique», c’est-à-dire au diable.

Li bon loial ai je molt chier 2680 Certes, qant j’en ai grant mestier... Grant confort et grant bien me feit. Et qant m’enfermetez me leit[210] Et je ne sent ma maladie Lors voldroie c’une galie[211] L’emportast droit a Salenique Et lui et toute sa fisique. Lors vueil que il tiengne sa voie Si loing que jamais ne le voie.

La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps

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