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LE LIVRE DES MANIÈRES

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On lit dans la Chronique de Robert de Torigni-sur-Vire, abbé du Mont-Saint-Michel, sous l’année 1168: «Étienne de Fougères, chapelain du roi Henri [II d’Angleterre], fut fait évêque de Rennes»[30]. Et sous l’année 1178 [23 décembre]: «Mort d’Étienne, évêque de Rennes, homme distingué et lettré. Il advint à ce personnage une merveilleuse vision, qu’il raconta lui-même à un moine, notre familier. Il vit un jour une apparition, qui lui sifflota doucement ces vers:

Desine ludere Temere. Nitere surgere Propere De pulvere.

Il avait écrit, en effet, beaucoup de choses gaies en vers rythmiques et en prose, pour s’attirer l’applaudissement des hommes. Sachant sa mort prochaine, le bon Dieu l’avertit ainsi de s’en abstenir désormais et de faire pénitence. Il écrivit [depuis] la vie de saint Firmat, évêque, et celle du bienheureux Vital, premier abbé de Savigni. Il m’adressa à moi-même une pièce «sur la Vieillesse» en cinquante vers, dont le dernier est orné d’une clausule (in quorum ultimo predictorum versuum unam clausulam[31] posuit). Il avait toujours été dévot à la Mère de miséricorde, et elle lui apparut à son lit de mort[32].»

Étienne de Fougères fit donc partie de cette très brillante cour de clercs lettrés dont s’entoura Henri II Plantagenet. Des chartes du roi Henri portent la mention: Data per manum magistri Stephani[33] ou per manum Stephani capellani[34]. Après son élévation à l’épiscopat, Étienne tint à honneur de garder, dans le protocole de ses propres chartes, le titre de «chapelain du roi d’Angleterre»: Stephanus, Dei gratia Redonensis ecclesie presbiter et regis Anglie capellanus....[35]

Il faut regretter vivement la perte de ces «choses gaies, en vers rythmiques et en prose» qu’Étienne de Fougères avait composées «pour s’attirer l’applaudissement des hommes». Nous n’en avons pas trace. On ne connaît de lui, jusqu’à présent, que des écrits postérieurs à sa conversion, ou, quelle qu’en soit la date, d’un caractère édifiant: les Vies de saint Guillaume Firmat et du bienheureux Vital, et une Relation de ce qu’il fit pour l’embellissement de sa cathédrale[36].

Ces écrits sont en latin. Ils n’ont pas d’importance. La réputation littéraire d’Étienne se fonde aujourd’hui toute entière sur un petit poème en langue vulgaire.

Le ms. 295 de la Bibliothèque d’Angers contient (fol. 141) un poème en quatrains monorimes, intitulé Le Livre des Manières. C’est une copie peu soignée, avec des fautes et des lacunes certaines, et, en outre, très difficile à déchiffrer. Il n’est pas surprenant que la première édition qui en a été donnée (autographiée, par F. Talbert, à Angers, 1877) soit imparfaite. Elle l’est, toutefois, à un degré qui n’est pas ordinaire, comme l’ont démontré notamment MM. A. Boucherie et W. Förster dans la Revue des langues romanes (1877 et 1878)[37], et G. Paris dans la Romania (VII, 343).

Ce petit poème a toujours été considéré, jusqu’à présent, comme d’Étienne de Fougères. En effet, ce personnage y est nommé à la fin (v. 1338), d’une manière qui peut laisser croire, puisqu’elle a, en fait, laissé croire, qu’il est l’auteur. L’auteur donne d’ailleurs à entendre, d’un bout à l’autre de son «livre», sans le dire expressément, qu’il exerçait des fonctions épiscopales: il parle (str. CCCXXXIV) de «cels qu’avon a enseignier, a confermer, a prinseignier»; sévère pour les évêques, il paraît hésiter d’abord à critiquer les archevêques (quoiqu’il ne se gêne pas pour leur adresser ensuite des remontrances énergiques, ainsi qu’aux cardinaux):

Arcevesque ne dei reprendre 401

Qui mei et autres deit aprendre

Et enseigner que dei entendre...

Notons enfin que l’auteur était âgé, ou tout au moins d’âge mûr, quand il composa le Livre des Manières, car sa jeunesse était passée, et il attendait la mort:

Ma fole vie me espoente; 1257

Quar grant poür me represente

Quant me sovient que ma jovente

Ai tote mise en fole entente...

Au pié de l’arbre est la coignie 1273

Ou n’a de fruit une poignie.

Moult est mes poi l’ore esloignie

Que ert abatue et trenchie.

L’opuscule est dédié incidemment à la comtesse de Hereford. Cette grande dame avait perdu, paraît-il, tous ses enfants et n’avait plus d’autre consolation ni d’autre souci que de Dieu et de ses ministres, quoiqu’elle eût encore son mari:

La contesse de Heirefort 1205

Seit bien si j’ai ou dreit ou tort,

Qui ot effanz, mes tuit sont mort.

Or a o Dé tot son deport[38]...

Le Livre des Manières, dont le ms. unique est si incorrect, a été étudié, après M. Talbert, par MM. J. Kehr (Ueber die Sprache des L. d. M. von Estienne de Fougères. Köln, 1884); J. Kremer (Estienne de Fougieres) Livre des Manières. Rimarium, Grammatik, Wörterbuch und neuer Textabdruck. Marburg, 1887. T. XXXIX des Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie de Stengel[39]; enfin par K. Haard af Segerstad (Quelques commentaires sur la plus ancienne chanson d’états française... Upsal, 1906. Extr. de Uppsala Universitets Aarsskrift, 1907)[40].

Ces travaux ont un peu éclairci le texte du Livre. Mais si Étienne de Fougères peut lire dans l’autre monde le texte de son ouvrage, établi par J. Kremer, il doit être scandalisé des obscurités qui y subsistent. Quantité de passages sont encore inintelligibles: lacunes, mots corrompus qu’il a été impossible de restituer, interversions probables[41].

Je me demande même si l’évêque de Rennes reconnaîtrait l’œuvre de ses mains dans l’opuscule conservé par le manuscrit d’Angers. Car voici le passage où il est nommé:

Dex ait merci par noz preieres 1337

De mestre Esteinvre de Fougieres

Qui nos a mostré les meneires

Dont plusors gent sunt costumeires...

Ces vers, si le texte en est correct, donnent évidemment à penser, vu le contexte, que leur auteur n’est pas maître Étienne lui-même. Maître Étienne aurait écrit:

Dex ait merci par voz preieres De mestre Esteinvre de Fougieres Qui vos a mostré les meneires...

Faut-il donc corriger noz et nos en voz et en vos? Peut-être; mais cette correction (que personne, du reste, n’a proposée jusqu’ici, semble-t-il) serait arbitraire; et comment s’appuyer sur un texte ainsi corrigé pour tirer des conclusions?

Si le texte du ms. d’Angers est correct, il conduit à supposer que le Livre des Manières est une traduction, due à un anonyme, d’un écrit en latin de maître Étienne. Or, cette hypothèse est confirmée, jusqu’à un certain point, par la présence, dans le Livre tel que nous l’avons, de traits ou de morceaux entiers qui paraissent être des additions à un texte primitif dont ils n’ont pas la couleur[42]; ces additions-là sont, très vraisemblablement, le fait d’un traducteur-adaptateur.

En tous cas, veut-on maintenir l’attribution à maître Étienne lui-même du poème en langue vulgaire, sans corriger arbitrairement les v. 1337 et 1339? il faut supposer que les dernières strophes du poème (v. 1337-1344), qui en forment l’explicit, ont été écrites par un autre que l’auteur de tout ce qui précède. Mais cette supposition serait gratuite. Encore ne rendrait-elle pas compte des intrusions qui se laissent soupçonner dans le corps même de l’ouvrage.

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M. Kremer qui, comme tout le monde, attribue le poème en langue vulgaire à maître Étienne lui-même, a entrepris d’en rechercher les sources (O. c., p. 143). La source de maître Étienne (qui ne cite pas expressément d’autres auteurs que l’Ecclésiaste et Ovide), c’est, dit-il, à n’en pas douter, un poème moral en latin. Et il a relevé entre le Livre des Manières et le Besant de Dieu (d’un certain Guillaume, dont il sera question plus loin) des similitudes qui lui ont paru assez marquées pour l’autoriser à avancer que le Livre et le Besant dériveraient d’une source commune: le poème latin, perdu, dont l’existence est postulée. Mais, vérification faite, les similitudes constatées sont de l’espèce la plus superficielle, comme le lecteur du présent ouvrage peut s’en convaincre aisément.—K. Haard af Segerstad a présenté, plus récemment, d’autres considérations: selon lui, Étienne de Fougères aurait utilisé des poèmes français sur Alexandre (Pierre de Saint-Cloud, la version de Lambert li Tort) et le Polycraticus de Jean de Salisbury; il aurait été, en outre, influencé par une ancienne branche du Renard. Ces derniers rapprochements ne sont pas tous convaincants, tant s’en faut; mais il en est quelques-uns de plausibles.

M. Haard af Segerstad a essayé aussi de déterminer avec précision la date à laquelle le Livre des Manières a été composé. Il me paraît avoir établi à peu près que cette date, fixée par G. Paris «vers 1170», est postérieure à 1174 (voir plus loin, p. 14, note 2). Je ne pense pas qu’il soit possible de préciser davantage. Les raisonnements par le moyen desquels le critique suédois s’efforce de situer l’opuscule «en février ou en mars 1176» (O. c., p. 91) sont de pure fantaisie.

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Il y a encore une chose que les érudits qui se sont occupés du Livre des Manières n’ont pas assez remarquée, sentie, ni fait sentir: c’est l’exceptionnelle qualité du style de maître Étienne ou de son adaptateur. La forme de versification choisie par l’un ou l’autre, le quatrain monorime en vers octosyllabiques avec ictus, est lourde et peu plaisante en principe. Mais l’énergie brutale de la pensée et de l’expression en font souvent oublier, dans le Livre, les inconvénients. Maître Étienne ou son adaptateur était un écrivain gauche sans doute, mais concis, rude et fort[43].—De plus, l’opuscule est instructif: peu de moralistes du moyen âge ont consigné, dans leurs invectives générales, autant de détails précis.

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Tout est vanité, dit Salomon dans un petit livre, l’Ecclésiaste, qui enseigne comment on doit vivre. «Veine est la joie de cest monde», répète Étienne de Fougères. Le sort des rois eux-mêmes n’est pas digne d’envie, car ils sont environnés de traîtres et d’ingrats:

La vie en France au moyen âge d'après quelques moralistes du temps

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