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CLAIRE

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LUNDI 11 MARS

Claire Davidson s’ennuie à mort. À l’extérieur de sa chambre, le soleil resplendit, et la tiédeur de ce début d’après-midi lui donne envie de sortir et de faire un saut à la plage pour admirer le scintillement des rayons du soleil sur l’eau, et se baigner sans penser à rien. Elle compte les livres sur le bureau : biologie, algèbre, économie et le texte d’Hamlet. Ils attendent tous d’être lus, étudiés, appris. Elle doit réfréner l’envie de les prendre et de les jeter par le balcon.

« Je le ferai après le diplôme, je le jure » pense-t-elle, tout en mordillant son crayon. « Je les détruirai, je les brûlerai et je hurlerai de bonheur en pensant à ma liberté, telle une sorcière possédée après un sabbat orgiaque » .

Elle ne sait pas si elle ira à l’université. Pour ses parents, au vu de ses notes, cela semble évident, mais c’est uniquement parce qu’elle ne leur a pas encore avoué combien elle s’est lassée de l’école et de sa situation.

Sa situation est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut.

Elle ne sait rien.

Depuis ses cinq ans, elle a toujours fait en sorte de satisfaire maman et papa, d’aider ses frères et soeurs, de garder la maison en ordre, d’être la gentille fille. Une cohabitation sereine avec six personnes n’admet aucun écart. Mais aussi nombreuse soit-elle, sa respectueuse et ennuyeuse famille commence désormais à ne plus lui suffire.

Premièrement, partager la chambre avec Milly et Sophie pouvait convenir il y a quelques années, quand la différence d’âge se ressentait moins, mais maintenant non, car avec quatre et six ans de moins, ses soeurs se sont transformées en furies exaspérantes, ce qui fait qu’elle ne peut jamais avoir un peu de paix et d’intimité. Et, à l’extérieur de sa chambre, ce n’est pas mieux : son frère, Cody, à quinze ans est en pleine puberté et, en plus de me torturer avec toutes sortes de farces idiotes, il harcèle mes amies qui viennent me voir.

Le seul qui s’en sorte, Adam, est entré à l’université, alors ses parents ne font que continuellement lui répéter de prendre exemple sur lui.

Souvent, elle a l’impression d’étouffer. Elle a une envie folle de fuir et de ne plus jamais revenir dans cet appartement oppressant.

L’université. La belle affaire. Adam a toujours voulu être archéologue depuis qu’il a été fasciné par Indiana Jones. La puissance du cinéma. Elle a vu, elle aussi, Indiana Jones et un tas d’autres films d’aventure, et pourtant elle n’a jamais rien trouvé qui l’enthousiasme. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle veut faire de sa vie, et cette incertitude la rend malheureuse.

Elle a essayé de suivre certains des cours facultatifs de l’école, pour s’intéresser à quelque chose et “ s’ouvrir les portes du futur ”, comme le dit sa mère. Eh bien, ça a été un désastre. Un vrai désastre. Elle a échoué à l’audition pour entrer chez les pom-pom girls, et cette garce de Melissa Boots, chef des pom-pom girls, s’est moquée d’elle pendant des mois ; elle a tenté avec le mini-foot féminin, mais après s’être foulé une cheville, son esprit sportif l’a laissée tomber. Même chose pour la danse, où elle est nulle, et pour le club de jeu de dames, qui n’avait pour autre effet que de l’endormir. Finalement, découragée, elle a passé l’audition pour le club de théâtre, sans grand espoir, et aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a été sélectionnée pour le spectacle de milieu d’année.

« Enfin un résultat positif ! » a-t-elle pensé, naïvement, comme si c’était la réponse à tous ces doutes. En effet, elle a découvert qu’elle était plutôt douée pour jouer la comédie. Mais malheureusement, elle déteste la routine théâtrale. Les répétitions sont épuisantes et pleines de temps morts ; les textes manquent d’originalité ; la qualité des représentations, des décors et des costumes est lamentable. Elle ne s’est même pas fait de nouvel ami, car rivalité et compétition envahissent continuellement le groupe.

En plus, et c’est sans doute le pire, le spectacle lui enlève des heures où elle pourrait étudier et d’autres heures plus précieuses, qu’elle préférerait passer avec son petit ami, Phil. C’est dommage qu’il soit à l’école publique et que tous les deux ne puissent pas suivre les mêmes cours.

« Un appel pour toi ! » s’exclame sa soeur Milly s’introduisant dans la chambre avec le combiné à la main.

Claire entend sa mère hurler depuis la cuisine de ne pas courir dans la maison pieds nus.

« C’est ton copain, comme toujours » fait Milly ignorant sa mère puis elle va s’asseoir sur le lit. « Quelle monotonie ! Quand vas-tu te décider d’en changer ?

« Ce n’est pas une chaussette » répond Claire en lui prenant le téléphone des mains. « Allez, dehors, je veux lui parler seule à seul » .

« Pas question, c’est aussi ma chambre, ne joue pas à la chef avec moi » .

« Je ne joue pas à la chef, c’est juste une demande » .

« Non, je dois faire une recherche » .

« Mais tu n’as fait que regarder la tv jusque là » .

« Eh bien, je commence maintenant » .

Claire lève les yeux au ciel. Puis, elle l’observe mieux.

« C’est pas mon haut, ça ? Le haut que je t’avais absolument défendu de m’emprunter ? »

Milly se couvre le ventre avec les bras.

« Euh... Pas exactement... C’est-à-dire, tu ne me l’avais pas dit... » .

« Soit t’enlève mon haut, soit tu fous le camp d’ici » rétorque Claire fermement.

« Okay ! » Milly bondit sur ses pieds et se précipite hors de la chambre, tout en claquant la porte derrière elle.

« Voilà comment faire déguerpir une petite chieuse » pense-t-elle. « À ce rythme-là sinon, je vais y laisser toute ma guarde-robe » .

« Ciao. Excuse-moi, j’ai dû supprimer ma soeur avant de pouvoir te répondre » dit-elle approchant enfin le combiné à l’oreille.

« Sophie ? »

« Non, l’autre, même si ça ne fait pas beaucoup de différence » .

« Je les confonds toujours... »

Claire entend que Phil a une voix bizarre.

« Alors, tout est bon pour ce soir ? On va au cinéma, non ? » demande-t-elle.

« Oui, bien sûr... Mais je voudrais te voir avant, si tu ne dois pas travailler » .

« Il y a quelque chose qui ne va pas ? »

« Non, rien de grave... »

Habituellement, elle aurait été contente de son impatience, mais cette fois-ci c’est différent. Oh non. C’est sans doute Milly qui est en train de lui porter la poisse.

« Ce n’est pas pour me laisser tomber, n’est-ce-pas ? » fait-elle.

« Bien sûr que non ! T’es parano ! »

C’est toujours mieux de prendre les devants. Ou protéger ses arrières.

« Bon, alors on se voit au lac, ça te va ? »

« Parfait » .

Le lac est une flaque d’eau au milieu des jardins qui se trouvent en face de sa maison. Ils se voient là-bas quand ils ont peu de temps pour être ensemble, en général, avant qu’elle aille aux répétitions du spectacle ou à l’école. Elle jette un rapide coup d’oeil dans le miroir, puis elle se met à chercher ses chaussures. Milly est plus grande qu’elle et malheureusement elle fait déjà la même pointure qu’elle, c’est pourquoi ses chaussures ne sont pas du tout en sécurité.

Elle les trouve sous le lit, elle prend son sac et crie qu’elle revient tout de suite.

Sur le palier, elle ne peut s’empêcher de regarder la porte à côté, et de lire le nom des nouveaux voisins avec satisfaction. L’étiquette des Sullivan a été retirée, et avec elle, est aussi parti le plus infect de ses membres.

Claire déteste Keira Sullivan.

Au début, pendant la première année, elles se sont fréquentées et elles ont souvent faits leurs devoirs ensemble. Keira est forte dans toutes les matières scientifiques que, elle, déteste, et en plus, elle l’autorisait à copier. Puis, elle est devenue une traîtresse et elles ne se sont plus parlé, sauf pour s’insulter. Elle a accueilli son déménagement dans les quartiers pauvres de la ville avec beaucoup de plaisir, parce qu’elle ne supportait vraiment plus de l’avoir sous les yeux.

Mais maintenant, c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, elle a d’autres copines et son super petit ami, avec qui elle est depuis sept mois.

Elle se demande ce que Phil a de si urgent à lui dire, puis elle se mord la lèvre : réussira-t-elle à finir ses devoirs avant ce soir ? Elle ne veut pas manquer le film.

Elle souffle. Dans des cas comme celui-là, et seulement dans ce genre de cas, elle regrette la Sullivan. Quelques fois, elle a même pensé emprunter ses cahiers dans le casier, entre deux cours, pour faire perdurer la tradition du copiage, mais elle ne l’a jamais fait : elle ne veut plus rien avoir à faire avec elle.

Elle arrive aux abords du point d’eau et s’assoit sur leur banc. “ Leur ”parce qu’elle et Phil se mettent toujours là et qu’ils ont gravé leurs noms sur le bois. Claire est heureuse : Phil est son premier vrai petit copain.

Elle le voit apparaître à la grille du parc et va à sa rencontre.

« Salut » dit-il, happant aussitôt ses lèvres.

« Ça va ? » lui demande-t-il après l’avoir embrassée.

« Oui, à part que j’ai beaucoup de choses à étudier » elle le prend par la main.

« Je suis désolé, je sais qu’on se serait vu ce soir, mais je ne voulais pas que tu l’apprennes par quelqu’un d’autre » .

« Apprendre quoi ? »

« Hier soir, tu étais à la répétition, alors je suis allé boire un verre avec Rich, histoire de voir le nouveau bar qui s’est ouvert... » commence Phil.

Maudites répétitions.

« Et ? »

« Il y avait Melissa. Elle était bourrée, elle est venue vers nous et elle a un peu fait l’idiote » .

« C’est-à-dire ? »

« Oui, en bref... Elle a essayé de m’embrasser » Phil voit l’expression meurtrière sur le visage de Claire. « Je l’ai, bien sûr, repoussée, et puis j’ai dit à Rich de sortir » s’empresse-t-il d’ajouter.

« Melissa Boots a essayé de t’embrasser ? » répète Claire, furieuse.

« Ça ne veut rien dire. Je te le promets. J’ai voulu t’en parler parce que dans le bar, il y avait un tas de gens de ton école et je ne voulais pas que tu entendes n’importe quoi venant de bruits de couloirs » .

Claire respire profondément.

« Eh, ça va ? » Phil lui caresse une joue.

« Tu es sûr que pour toi ça ne veut rien dire ? »

« Bien sûr que non ! Tu sais très bien que je n’en ai rien à foutre de la Boots. Et je crois que c’est réciproque : vu l’état dans lequel elle était, elle se serait jetée sur n’importe qui. Si ça se trouve, elle ne m’a même pas reconnu » .

« Hum... » .

« Écoute, je ne voulais pas t’énerver. Je voulais tout de suite clarifier les choses telles qu’elles se sont déroulées, c’est tout » il l’attire vers lui et la serre dans ses bras. « Tu n’as rien à craindre » .

« Ça va » Claire tente de se calmer. « Je sais que ce n’est pas ta faute » .

C’est vrai. Phil n’est pas du genre à tromper ses copines, surtout avec une fille comme Melissa. Sans compter que la réputation de la Boots est connue dans toute la ville. Pourtant, ces justifications ne suffisent pas à la remettre d’aplomb.

Elle confirme à Phil le cinéma prévu pour le soir même, car malgré les livres qui l’attendent, elle souhaite passer une soirée avec lui, pour une fois qu’elle n’a pas ses répétitions. Comme ça, au moins, elle lui évitera les pubs et les mauvaises rencontres.

Mais, une fois à la maison, elle n’arrive à rien : chaque page, chaque ligne, chaque mot est parasité par le visage de Melissa, et par ses sales pattes collantes qui se posent sur son copain.

Ce n’est pas possible. C’est la deuxième fois que quelqu’un essaie de lui piquer le mec qui lui plaît. C’est le moment d’en finir avec ça.

Pour évacuer, elle s’enferme dans la salle de bain, l’unique endroit où elle peut avoir un peu d’intimité, et téléphone à Grace. Grace est sa meilleure amie, c’est elle qui l’a sauvée après l’affaire Sullivan.

« Saluut ma belle ! » Grace répond aussitôt. C’est une maniaque du téléphone.

« Salut, tu fais quoi ? »

« Je suis en train d’écrire les derniers mots du devoir de biologie... » on entend le mouvement de la feuille. « Et

voilà ! Terminé ! Enfin ! J’y ai passé tout l’après-midi d’hier ! »

« Quel devoir ? »

« Comment ça quel devoir ? Celui sur la division cellulaire, ça ne te dit rien ? Évidemment ! C’est pour demain ! »

« Eh ? J’en savais rien ! »

Elle a été absente au derniers cours de biologie et à celui de chimie parce qu’elle a dû accompagner Sophie chez le dentiste, alors elle a demandé à Grace quels exercices avait donnés le professeur.

« Tu te trompes, je t’en avais parlé » .

« Non, je m’en serais souvenu ! » Claire désespère. Elle n’a même pas fini les autres devoirs.

« Peut-être que l’on s’est mal comprises. Je suis désolée, ma chérie. Tu peux copier le mien, demain matin » .

« On ne peut pas rendre deux devoirs identiques... Et je n’aurai pas le temps de le faire. Au point où j’en suis, tant pis, j’inventerai une excuse... » Claire soupire, sûre de ne pas s’être trompée.

Grace a oublié d’ajouter le devoir aux exercices qu’elle lui a notés. C’est une chose qui peut arriver, mais aujourd’hui, avec l’incident de la Boots, la frustration de voir baisser sa moyenne est décuplée.

« Ma chérie, je te sens déprimée. Je suis sûre que ce n’est pas parce que tu rends ton devoir en retard que le professeur... »

« Ce n’est pas ça » Claire interrompt son amie, impatiente, et lui raconte tout en détails.

« Oh, mon Dieu » commente Grace une fois son récit terminé. « Ce qu’a fait Melissa est un comportement vraiment inqualifiable » .

« En fait, elle va me le payer » précise Claire. Elle ne sait pas encore comment, mais cette certitude la rend méchamment euphorique.

« Tu ne crois pas qu’il faudrait au contraire passer au-dessus de ça ? Au fond, Phil n’a rien fait » .

« Je veux lui faire comprendre qu’elle ne doit plus jamais recommencer » .

Grace hésite un instant.

« Oui, tu as raison » reprend-t-elle. « Au fond, elle mérite une leçon. Moi aussi je suis allée au Goah hier soir, et par chance, je n’ai pas assisté à une scène aussi effrayante, sinon je crois que, par colère, je serai intervenue la première et j’aurais gâché ta vengeance » .

« Merci » Claire sourit. « C’est dommage que tu n’aies pas vu la Boots s’approcher de Phil, sinon tu m’aurais appelée » .

« Je ne savais même pas qu’elle était dans le bar. Il y avait plein de monde, à cause de l’inauguration et du concert » .

« Oui, j’imagine » .

Claire s’apprête à ajouter quelque chose, mais depuis l’étage en-dessous elle entend la voix de sa mère qui l’appelle.

« Excuse-moi, je dois y aller. Les parents qui cassent les pieds » dit-elle à son amie.

« Pas de soucis, moi aussi, je dois étudier. On se voit à l’école » .

« Okay » Claire raccroche.

Elle descend les escaliers, tout en soufflant fortement.

« C’est toi qui la paye la facture de téléphone ce mois-ci ? » ironise sa mère. Elle est dans l’entrée en train d’enfiler une veste de tailleur froissée.

« Je ne suis pas restée si longtemps que ça » réplique-t-elle.

« Oui, bien sûr. Écoute, passe prendre quelque chose déjà préparé en bas au magasin, je n’ai pas le temps de cuisiner. Et assure toi que Milly finisse ses devoirs, demain elle a un test en science » .

« Où tu vas ? »

« J’ai ma réunion ce soir » Madame Davidson embrasse sa fille sur la joue et sort en vitesse.

« Fantastique » pense Claire, l’observant partir avec la voiture qu’elles utilisent en commun. « Sans voiture et sans dîner. Et avec deux soeurs emmerdantes à surveiller. Pendant qu’elle, elle s’en va toute contente d’aller chanter dans ce stupide choeur » .

Elle retire tout de suite cette pensée de sa tête. Sa mère aussi, comme tout le monde, a besoin de se détendre un peu. Déjà toute petite, elle avait rêvé de devenir une chanteuse soul, puis elle avait eu des enfants et elle avait dû se contenter d’un emploi comme secrétaire à temps partiel. Claire ne devrait pas se plaindre. C’est juste qu’elle n’arrive pas à se contrôler : elle est agitée et en colère par ce qu’elle a appris.

En plus, comme le dit Grace, se plaindre fait partie intégrante de l’ADN féminin.

Elle remet ses baskets, vérifie son maquillage et hurle à sa soeur qu’elle sort. Cette petite idiote est encore en train de regarder la tv. En ce qui concerne les devoirs, elle n’est pas sûre de pouvoir obéir à sa mère : Milly se fout d’une leçon qu’elle pourrait recevoir sur l’école et elle, elle ne veut pas perdre son temps à lui faire changer d’idée. Surtout qu’elle n’est plus vraiment convaincue de qui a raison. En définitive, les perspectives d’avenir d’une adolescente se limitent-elles vraiment à de bons résultats et à des sacrifices en vue d’aller à l’université ? Il n’y a pas d’autre choix ? Elle est prête à parier qu’un tas de gens intelligents ont pris d’autres voies. Qui sait, peut-être que Milly trouvera un super travail sans trop de difficulté. Oui, peut-être. Ou peut-être que sa mère devra subvenir à ses besoins toute sa vie. Et elle ? Qu’est-ce qu’elle fera, elle ? La veille au soir, elle a vu une émission dans laquelle le présentateur demandait aux participants comment ils voyaient leurs vies dans dix ans, elle a eu alors une boule dans la gorge car elle était incapable d’imaginer quoique ce soit de sa vie future. Parfois, elle a peur de mourir. De disparaître comme ça, sans explication.

Quelqu’un se rendrait-il compte de son absence ? La chercherait ?

Mince, peut-être qu’elle a besoin de voir un psy. Comme si elle avait les moyens de pouvoir s’en payer un. Sa mère est très attentive au budget de la famille et elle déteste devoir ajouter des dépenses à leurs économies déjà faibles.

Il y a toujours l’assistante scolaire, mais plutôt que de mettre un pied dans son cagibi “ pour losers ”, comme on l’appelle, elle préférerait mettre fin à ses jours avec élégance et beaucoup de bruit. Parce qu’à Kennedy, on peut avoir des problèmes mais c’est toujours la réputation avant tout. Donc, il vaut mieux qu’elle soit considérée comme étant stressée, voilà tout.

« Salut Claire ! » une personne lui tape sur l’épaule sortant Claire de ses pensées.

Incroyable, elle est déjà arrivée au bout de la rue. Et, elle ne s’en est même pas aperçue. Elle regarde qui lui a adressé la parole. C’est une copine de classe, elles sont ensemble aux cours d’histoire et de chimie.

« Salut Michelle. Excuse-moi, je ne t’avais pas vue » .

« T’inquiète » Michelle sourit, hésitante. « Où tu vas ? »

« Acheter quelque chose à manger. « Et toi ? »

« Un petit tour dans les magasins » elle montre trois sacs. Au-dessus d’elles, se trouvent les enseignes les plus “ in ”de la ville.

« Comme je t’envie ! » Claire lui sourit et pense que ça fait perpète qu’elle ne s’est pas acheté quelque chose.

« Dis-moi Claire, tout va bien ? » Michelle redevient sérieuse.

« Oui... Pourquoi ? »

Peut-être a t-elle parlé à voix haute ? Elle espère que non. Ce serait embarrassant.

Elle se scrute, pour s’assurer de ne pas avoir oublié de mettre quelque chose d’essentiel. Son pantalon, par exemple.

Non, elle l’a.

« Comme ça, pour savoir » le sourire réapparaît sur le visage de Michelle, mais cette fois gêné. « Eh bien, ça me fait plaisir que tout aille bien... Bon, je dois y aller... »

« Hey, qu’est-ce qu’il y a ? » Claire la stoppe, puis quelque chose lui revient. « La prof a rendu ce stupide contrôle sur la loi de Hess ? Je me suis pris une note au-dessous de la moyenne, c’est ça ? »

À cause du dentiste de Sophie.

« Non, pas du tout... Écoute... T’as fait quoi hier soir ? » Michelle la prend à part.

Claire comprend tout de suite. Mon dieu, est-ce que c’est possible que tout le monde soit déjà au courant ?

« Tu étais au Goah ? » elle va droit au but.

« Alors, tu es au courant » Michelle semble soulagée.

« Que la Boots a essayé de se faire mon copain ? Oui, c’est lui qui me l’a dit » .

Michelle hoche la tête, mais le sourire gêné ne disparaît pas.

« C’est à ça que tu pensais, pas vrai ? »

« Oui, j’y étais et je l’ai vu avec lui et Rich. Qu’est-ce-qu’il t’a dit ? »

« Juste qu’il l’a repoussée » Claire sentit soudain son souffle se couper. « Ce n’est pas ce qu’il s’est passé ? »

« Si, il l’a tout de suite envoyée balader » répond Michelle, alors Claire peut se détendre.

Tout va bien. Elle a toujours un petit ami. Fidèle.

« Mais, écoute, il y a quelque chose de bizarre. Je ne veux rien insinuer, mais je ne peux pas garder ça pour moi, même si c’est peut-être seulement rien du tout et que j’ai tout mal interprété » .

« Il y avait aussi Keira ? » demande Claire. Quand quelque chose ne va pas, cette fille est toujours là.

« Qui ? »

« Keira Sullivan, la foldingue enragée » .

« Keira ? Non, je ne crois pas. Ce n’est pas le genre d’endroit qu’elle fréquente » Michelle pense à quelqu’un d’autre. « Grace était là » .

« Oui, je sais. Je viens de l’appeler et elle m’a dit qu’elle était allée à l’inauguration » .

« Ah, vraiment ? » Michelle secoue la tête, contrariée.

« Oui. Donc, que s’est-il passé avec Grace ? Au téléphone, elle m’a semblé normale » .

« Claire, elle est arrivée au Goah avec Melissa Boots. Elles sont restées ensemble toute la soirée et j’ai remarqué que... » elle s’interrompt, indécise sur le fait de poursuivre ou non. « Eh bien, elles collaient Phil et Rich. C’était clair » .

« À mon avis, tu te trompes. Grace m’a dit qu’elle ne l’avait même pas vue dans le bar » rétorque Claire.

« Elles ont bu et quand Melissa a rejoint Phil, elle s’est soudainement éclipsée, mais pas assez vite pour que ça passe inaperçu » .

« Tu dois confondre avec quelqu’un d’autre, Grace m’en aurait parlé. Et puis, pourquoi aurait-elle aidé cette traînée à essayer de se faire mon copain ? »

« Peut-être pour un intérêt personnel » .

« Et lequel ? Phil ne plaît pas à Grace, ça, j’en suis sûre » .

« Je ne sais pas. Vraiment. C’est pour ça que je t’ai dit que ça m’avait paru étrange de les voir ensemble » .

Claire se mord la lèvre inférieure. Ça n’a aucun sens. Grace ne lui ferait jamais un truc pareil. C’est sa meilleure amie. C’est probablement Michelle qui veut mettre la zizanie.

« Je suis désolée, Claire » .Je ne veux pas te chambouler ou que tu te disputes avec qui que ce soit... »

« Ah, non ? » fait Claire. « On dirait pourtant le contraire. Pourquoi tu viens me dire un truc pareil ? Pourquoi tu balances des foutaises sur mon amie ? Tu ne la connais même pas et dès que tu en as l’occasion, tu l’accuses. Toi, tu ne sais pas comment se sont réellement déroulés les faits » .

Elle ne voulait pas être grossière, mais après les dernières nouvelles, la tension et la colère avaient pris le dessus sur la maîtrise de soi.

« Il me semble que tu ne le sais pas bien toi non plus » réplique calmement Michelle.

« En tout cas, ce ne sont pas tes affaires » .

« Je te trouve sympa et je pense que tu es une fille intelligente, c’est pour ça que je ne trouve pas cool que ton amie se moque de toi » explique Michelle avec sincérité. « De toute façon, ce n’est pas mon problème et tu n’as probablement aucune raison de te méfier d’elle » conclut-elle, s’apprêtant à partir.

Claire la bloque.

« Après tes éclairantes informations, qu’est-ce-que je suis censée faire maintenant ? »

« Je crois qu’il suffit de reparler avec Grace pour clarifier la situation. En personne » Michelle sourit et hausse les épaules.

Son apparente confiance en soi est désarmante.

« Tu es vraiment sûre de ce que tu as vu ? »

« Oui. Si tu veux une confirmation, tu peux demander à Juliette Babbit. Elle y était aussi et elle avait une meilleure vue que la mienne, parce qu’elle s’occupait du buffet près des tables » Michelle lui dit au revoir et se dirige vers sa Volkswagen jaune.

« C’est qui cette Juliette Babbit ? ! » lui crie au loin Claire.

« Va la trouver » répond en retour Michelle, la laissant plantée là.

Merci beaucoup.

La barbe.

Peut-être que si elle ne lui avait pas répondu aussi mal, elle lui aurait tout expliqué. Elle n’aurait pas dû s’en prendre à elle, mais elle n’a pas pu s’en empêcher. Tout ça est tellement absurde.

Grace lui aurait menti ? Et dans quel but ?

Elle voudrait discuter avec elle et non pas l’interroger sur sa loyauté.

Son estomac gargouille, lui rappelant qu’elle doit encore aller acheter quelque chose pour dîner.

« Si elle n’était pas sortie, elle n’aurait pas rencontré Michelle et elle n’aurait rien su. Merci maman » .

Elle trouve un magasin. Non, elle ne doit pas s’en prendre à sa mère. Elle doit comprendre qui est vraiment responsable et diriger sa mauvaise humeur vers les bonnes personnes.

Elle ouvre la porte du premier magasin qui se présente. Un volailler.

Mince.

Derrière le comptoir rempli de poulets rôtis, une jeune fille lui sourit. Il y en a à toutes les sauces. Même crus. Ce n’est pas vraiment le dîner qu’elle avait imaginé, mais maintenant ce serait malpoli d’inventer une excuse et de ne rien prendre.

Des gamins sont en train de harceler la vendeuse qui, à en juger par ses cheveux attachés en tresses façon petite fille, doit être à peine plus grande qu’eux. Claire les pousse, choisit une portion de frites comme accompagnement qu’elle achète avec un des poulets.

« Doré, croustillant et bien cuit » lui assure la jeune fille.

Claire remarque qu’elle porte un horrible tablier. Même ce machin est en forme de poulet.

Il faut croire qu’il y a bien plus malheureux qu’elle. Pauvre fille.

Elle répond avec un sourire forcé et le visage de la jeune fille s’illumine entièrement.

« Voilà pour toi » elle lui passe le sachet avant d’y ajouter une carte. « À bientôt ! »

« Merci » .

Claire sort et fouille dans le sac pour trouver la carte déposée par la jeune fille. C’est une carte de visite. Très professionnelle.

Puis, elle la lit.

« Poulets de toutes tailles et pour tous les goûts. Nous découpons les cuisses sur demande » .

Elle se met suffisamment à l’écart pour que, depuis la vitrine du magasin, elles ne la voient pas pouffer de rire.

Quel stupide slogan !

Mais, sans s’y attendre, la jeune fille a été la première et l’unique personne de la journée à l’avoir un peu amusée.

À dîner, elle supprime même son commentaire méchant sur le pauvre tablier. Okay, la présentation et l’image du magasin sont à revoir, mais le poulet est excellent. Ni Sophie, ni Milly ne se plaignent. Un vrai miracle.

Claire sourit : ce n’est pas beaucoup, comme consolation, mais au moins elle se sent un peu mieux.

Demain, à l’école, elle résoudra le problème.

« Tel est pris qui croyait me prendre » pense-t-elle.

Elle sait déjà par qui commencer.

La Pire Espèce

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