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M. SADI CARNOT

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Le 1er et le 2 décembre 1887, les troupes étaient consignées dans les casernes; les chevaux sellés dans les quartiers de cavalerie. A Versailles, des troupes de renfort appelées du fond de la France attendaient, l’arme au pied. On se fût cru transporté à trente-six ans en arrière. La place de la Concorde, occupée militairement, ressemblait à un champ de bataille. Les pharmacies voisines se remplissaient de blessés. Déjà commençait à apparaître la foule spéciale des révolutions.

Le 3 décembre, jour de congrès à Versailles, la commune de Paris allait se réinstaller à l’Hôtel de Ville. La gare Saint-Lazare était gardée par les régiments.

Il n’y avait plus de pouvoirs civils. Il ne restait plus de l’organisme gouvernemental qu’une police aux mains d’un préfet nouveau, car l’ancien était traduit en justice; qu’une armée sans ministre et dont le chef à Paris allait, sans le vouloir et sans le savoir, prêter son nom aux manœuvres des partis ennemis de la Constitution.

L’émeute fermentait.

J’aime trop la France pour n’avoir pas alors partagé les angoisses de vos compatriotes. Mais alors il me semblait bon de n’être pas Français. Le corps diplomatique en partant pour Versailles croyait assister à l’enterrement de la République, et quel triste enterrement!

Trois hypothèses se présentaient: l’élection de M. Jules Ferry, celle d’un candidat de l’extrême gauche, ou l’impuissance d’un congrès divisé en trois tronçons à aboutir dans une journée à une élection présidentielle.

Cette dernière était la plus probable; c’était l’anarchie officielle, sans doute la révolution, non plus confinée sur la place de la Concorde, mais gagnant toute la France; c’était l’inconnu.

Les deux autres n’étaient guère plus rassurantes. Le candidat de l’extrême gauche, M. Floquet ou M. de Freycinet, élu à une faible majorité, tenant son pouvoir d’un seul parti, contraint par son origine même à une politique de défense sinon de, combat, ne rétablissait pas la paix dans les esprits. Il était à la merci d’un autre coup d’État parlementaire. Sa présidence recevait un caractère provisoire.

L’élection de M. Ferry, c’était la guerre civile immédiate. Les pavés se soulevaient d’eux-mêmes. Oh! sans doute, le triomphe fût resté à la loi, à l’armée; alors c’était la dictature la plus sombre, la plus mesquine, dont l’histoire eût fait mention. Je ne sais si, dans les annales de l’empire romain en décadence, dans les galeries des bustes antiques, on trouverait quelque César de rencontre dont les traits rappelassent ceux de M. Ferry. Ce genre de dictature s’appuyant sur des éléments ennemis de ceux qui ont primitivement élevé le personnage dictatorial, accrochés à lui par la peur ou par des concessions qu’on pourrait appeler des amendes non honorables; ce genre de dictature, dis-je, ne pouvait fleurir que dans une société tout à fait rongée.

Vous n’en étiez pas encore là !

La journée du 3 décembre, commencée sous de lugubres auspices, s’acheva dans un embrassement général.

A Paris, l’émeute préparée se résolut subitement en bandes de joyeux manifestants. La police rentra chez elle. Les troupes se dispersèrent. Tout à la joie!

Votre histoire contient le récit de quelques journées semblables, — la nuit du 4 août, la fédération de 1790. Elles sont rares partout.

Le nom, ignoré de la foule, de M. Sadi Carnot, avait produit ce miracle. En quelques secondes il devint populaire. D’abord ce n’était pas celui de M. Jules Ferry, ce n’était pas non plus un nom marquant dans les luttes parlementaires et civiles. C’était un nom nouveau qui ne réveillait aucune antipathie, n’exaltait aucune sympathie provocante. Le peuple ratifia donc par un soupir de soulagement, bientôt transformé en acclamation, le choix fait par l’unanimité républicaine de l’Assemblée nationale.

Les lettrés savaient en outre que M. Sadi Carnot descendait en droite ligne de l’ «organisateur de la victoire». Ce nom de Carnot rappelle à votre nation guerrière des jours de gloire militaire. Il semblait de bon augure. C’est un nom intègre. Le grand Carnot a laissé une réputation tout à fait pure. Dans la Révolution française, dans le comité de salut public, il prit pour lui le beau rôle, celui de la défense du territoire. Sous le second Empire, son fils, M. Carnot, le père du Président actuel, sénateur respecté, eut son heure de popularité. M. Carnot père, sans briller d’un vif éclat dans votre monde politique, y mérita toujours l’estime. M. Sadi Carnot appartient donc à une bonne race. On l’a dit, c’est un prince de la République. Eh bien! ce n’est pas pour déplaire à la France, vrai pays de tradition, quoi qu’on en dise. M. Sadi Carnot se trouve ce qu’aurait voulu être Napoléon Ier, un petit-fils! Ne vous semble-t-il pas qu’en se rattachant à des souvenirs presque séculaires, par le nom de son chef actuel, votre troisième République conquiert une sorte de légitimité antique? Elle a emprunté le premier de ses présidents aux souvenirs de la monarchie de Juillet, le second aux fastes militaires du second Empire; elle a, par le troisième, un parvenu sans ancêtres, manifesté l’avènement de la démocratie ne relevant que d’elle-même; mais en choisissant le quatrième dans une sorte de dynastie républicaine, elle se confère, sans cesser d’être démocratique, des sortes de lettres de noblesse. Elle exhibe ses parchemins.

M. Sadi Carnot n’est pas tout à fait aussi jeune ni aussi beau que l’affirment ses portraits. Il dépasse à peine la cinquantaine, mais ses travaux d’ingénieur et de financier ont pâli son visage et y ont tracé des sillons, sa taille médiocre s’est voûtée. L’allure timide et circonspecte ne manque pas de grâce et de prévenance. Il s’accoutumera bien vite à sa grandeur, et la portera avec toute l’assurance convenable. Déjà, en quelques semaines, il a fait beaucoup de progrès et il a eu, dans son nouveau rôle, de véritables trouvailles. Par exemple, quand il fit sa première visite aux hôpitaux et décora deux vieilles infirmières. La manière dont il s’y prit pour attacher la croix sur la poitrine de Mme de Moissac, religieuse de Saint-Vincent de Paul, est tout à fait royale. Il détacha le ruban d’un médecin militaire, qui assistait à la cérémonie: «Vous me pardonnerez, dit-il, de vous le prendre, nous le remplacerons par une rosette.»

La vie de M. Sadi Carnot n’a pas été fertile en aventures. Sorti l’un des premiers de l’École polytechnique, il fournit une carrière brillante dans les ponts et chaussées. On lui doit, paraît-il, l’invention de ces grands tubes étanches qui servent aujourd’hui à la construction des piles de pont. C’est la petite ville d’Annecy qui a l’honneur d’avoir vu éclore cette invention et d’avoir donné l’hospitalité au futur Président.

M. Carnot se maria fort jeune avec la fille d’un homme très connu des Parisiens: l’excellent et disert M. Dupont-White, un économiste distingué entre tous les économistes, pour qui a été imaginée l’épithète de «distingué ». M. Dupont-White a publié dans nombre de journaux et revues des articles remarquables, qui tournaient autour des doctrines de Stuart Mill et sont écrits à la manière anglaise. Stuart Mill fit des prosélytes dans la famille, puisque le seul écrit connu de M. Carnot, en dehors des travaux parlementaires, est une préface à la traduction des œuvres du célèbre philosophe.

Mme Carnot s’est tout de suite familiarisée avec sa dignité. Elle salue avec aisance, elle porte bien des toilettes riches et sévères. On la dit affligée d’une légère surdité. Sa conversation abonde en traits aimables et l’on devine sous les formules mondaines un esprit très fin et très cultivé. Votre Présidente a des idées. Vous avez une Présidente. Le ménage offre un parfait modèle d’union et de conformité de vues, sauf sur un point peut-être: M. Carnot, sans manquer de respect à la religion, tient de sa race les traditions libres penseuses; Mme Carnot, au contraire, inclinerait vers la dévotion.

Cette famille correcte a produit de beaux enfants également corrects. Une fille mariée à un magistrat; les jeunes fils, dont l’un fut un bon élève de Saint-Cyr, brillent déjà par une excellente tenue et une louable assiduité à toutes les études de leur âge.

Député de Saône-et-Loire, M. Carnot a tout de suite appliqué ses facultés de travail et les ressources de son esprit pratique et mathématique aux questions financières. Sous-secrétaire d’État aux finances, puis ministre du même département dans le ministère Freycinet, membre né de la commission du budget à la Chambre, il chercha à introduire la sincérité, la loyauté et l’ordre dans les chiffres, ces chiffres si souvent artificieux, tortueux, cachottiers et menteurs! Aussi trouva-t-il dans M. Rouvier un adversaire implacable qui maltraita à tel point le budget présenté par M. Carnot en 1886 que ce ministre dut donner une démission prématurée. Le Président de la République n’a peut-être pas absolument oublié les injures du ministre des finances; aussi M. Rouvier n’a-t-il pas bénéficié de la conspiration dont il tenait si dextrement les fils contre M. Grévy. M. Carnot ne l’accepta pas, même comme ministre intérimaire. Et, en effet, entre le rigide économe de la fortune publique et l’astucieux jongleur d’expédients budgétaires, il y a incompatibilité de caractère, d’humeur, d’antécédents et de situation de famille.

C’est le Siècle, un journal où la famille Carnot garda toujours des intérêts, qui le premier s’indigna quand M. Rouvier devint ministre pour la première fois, et cette vertueuse indignation partait de faits étrangers à la politique.

Vous savez comment M. Carnot parvint à la magistrature suprême. Il passa entre la rivalité de MM. Jules Ferry et de Freycinet, et les deux rivaux s’inclinèrent devant leur vainqueur.

L’élection, d’abord patronnée par M. Clémenceau, se fit à l’unanimité républicaine et presque d’acclamation. Tous les amis de la France à l’étranger l’accueillirent avec joie.

M. Sadi Carnot n’était pas de ces hommes que la voix du peuple désigne à l’avance ou qui apparaissent comme prédestinés à sauver les peuples ou à dénouer les crises. Sa popularité a commencé peu de jours avant son élection. Au milieu des révélations fâcheuses de l’affaire Limousin, Caffarel, Wilson, on apprit qu’un ministre des finances avait opposé une résistance respectueuse mais inébranlable à des sollicitations parties de haut. Aussitôt cet honnête homme fut acclamé par la Chambre et par le pays. Mais c’était là une popularité de circonstance. Le service rendu au Trésor n’est pas de ceux qui eussent forcé l’admiration de l’histoire.

Cependant, aussitôt que l’élection fut connue, on tomba d’accord que le choix n’était pas mauvais.

Les premiers actes de M. Carnot permettent d’espérer qu’il développera dans sa présidence toutes les qualités requises pour l’emploi. On ne l’a pas élu à coup sûr; sans doute on connaissait le juste équilibre de son esprit, ses vertus publiques et privées, la correction de son républicanisme. C’était beaucoup, mais ce n’était pas assez; il faut que M. Carnot devienne un chef d’État.

On ne saurait encore juger sa politique ni s’il aura une politique. Pour la confection de son premier ministère il a tâtonné, allant de M. Goblet à M. Fallières, et revenant de l’un à l’autre en leur demandant des ministères peut-être irréalisables; puis tout à coup il s’est arrêté à M. Tirard, et comme M. Tirard ne se tirait pas sans difficulté de sa tâche, M. Carnot lui donna un fort coup d’épaule, prenant son parti de ne pas débuter par un grand ministère.

Son message montrait également des intentions modestes. C’était un programme de gouvernement modèle, un message Monthyon. Votre nature ne s’enthousiasme guère pour les affaires sérieuses, pour les questions d’économie et d’hygiène. Et pourtant n’êtes-vous pas rassasiés de politique, d’agitations et de harangues, et de crises? Une petite douche un peu glacée ne convenait-elle pas après la fièvre dont vous étiez possédés?

Je ne crois pas que la présidence de M. Carnot soit le règne des tribuns. Mais le président propose et les députés disposent. Qui sait si la politique ne cherchera pas et ne trouvera pas sa revanche?

Mais si la politique personnelle de M. Carnot semble plutôt négative, sa conduite présidentielle lui a déjà gagné tous les suffrages.

Il fera de l’Élysée un salon. Cela vaut mieux que l’agence d’affaires de M. Wilson.

Il dépensera largement les sommes qui lui sont allouées pour représenter avec éclat la République. Sans doute les fêtes de M. Carnot ne ressemblent en rien à celles de la Régence; je doute même que le ton y devienne jamais aussi léger qu’à la cour de Napoléon III. Peut-être n’est-ce pas à l’Élysée que s’établira l’arbitrage suprême des modes et des élégances; mais votre élite intellectuelle, politique, littéraire, artistique s’y donnera rendez-vous. La République aura son château, ses salons, ses rendez-vous de bonne compagnie. Entre le monde où l’on s’amuse et le monde où l’on s’ennuie il y aura place pour le monde des distractions graves et honnêtes.

Déjà les chasses officielles, si rares au temps où le grand chasseur Grévy en disposait, sont remises en honneur. Messieurs les hommes d’État, apprenez à brûler la poudre et instruisez-vous dans l’art de figurer honorablement au tableau de la pelouse de Marly ou de Rambouillet.

Puis M. Sadi Carnot voyagera officiellement. Il visitera ce bon pays de France qui depuis si longtemps n’a connu ses grands chefs que par des gravures, des photographies ou des échos de journaux. Il ira s’enquérir des besoins, des intérêts, des aspirations provinciales. Il se mettra en contact avec beaucoup de maires et d’adjoints. Il fera circuler une vie nouvelle dans votre République, il la rajeunira; il la fera respecter en sa personne.

C’est peut-être l’aurore d’une période de calme et de travail, et le commencement, sinon d’une grande présidence, au moins d’une bonne présidence. Si quelque bourrasque ne vous arrive de l’extérieur, vous deviendrez sans doute plus heureux que vous ne l’aurez mérité, et plus sages que vous ne sembliez le vouloir.

La société de Paris: Le monde politique

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