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LA SOCIÉTÉ DE PARIS

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MON JEUNE AMI,

Vous avez fait votre tour d’Europe et je vous ai suivi de chancellerie en chancellerie; vos nombreux déplacements et mon séjour prolongé en France nous ont donné, à vous le loisir d’oublier, à moi l’occasion d’apprendre la société de Paris. Tandis que le monde politique de votre patrie vous devenait étranger, il m’est devenu familier. J’achève auprès de vous mon rôle de Mentor jusque dans Ithaque.

Il vous est arrivé maintes fois à l’étranger d’entendre médire des hommes d’État de votre pays et vous m’avez conté votre vigoureuse indignation quand, un jour, au Prater de Vienne, le nom de votre Président et celui de votre dictateur Gambetta parvinrent à vos oreilles accolés à quelques-unes de ces injures dont le lexique populaire, de Vienne est si riche. Bien que républicain fort tiède alors, il vous sembla que l’outrage fait à vos chefs rejaillissait sur votre patrie. Lequel de nous, loin du home, n’abdique l’esprit de parti? Ne semble-t-il pas que nous devenions plus national à mesure que notre existence est plus cosmopolite? Les voyages et surtout les longs séjours au dehors développent le patriotisme et il est curieux que cette fleur si régionale pousse plus vigoureuse sur un sol étranger.

Mon jeune ami, n’en croyez ni les hommes du dehors ni vos Français, au moins quand ils dénigrent votre personnel politique; vous avez su faire la comparaison, vous connaissez toutes les cours étrangères, vous avez approché et mesuré beaucoup de bâtons flottants, comme dit «notre» La Fontaine, car votre fabuliste ainsi que Molière appartient à l’humanité autant qu’à la France. D’où vient l’apparente infériorité de vos hommes d’État républicains? De votre presse. Vos journalistes ont infiniment d’esprit. Ils l’emploient mal. Ils ne semblent pas se douter que leurs feuilles volent au delà de la frontière et ils ont un goût trop prononcé pour la lessive de famille sans songer que l’eau sale déborde hors de chez eux.

La France a ses jaloux, votre journalisme leur fournit trop de sujets de consolations.

Où donc, ailleurs qu’à Paris, un journal, aussi satirique qu’on le suppose, a-t-il tourné en ridicule les mœurs intimes, les habitudes d’un chef d’État? Est-ce à Londres, est-ce à Berlin, est-ce à Rome, est-ce à Pétersbourg? Ce n’est pas qu’ils manquent là plus qu’ailleurs, les sujets de médisance, mais ces choses-là ne s’impriment pas toutes vives à cent mille exemplaires. Ainsi faites-vous pourtant, el vos ennemis s’en gaussent.

Les polémiques de presse sont vives, âpres, cruelles, en tout pays de liberté. Elles n’épargnent pas les personnes politiques, mais presque toujours elles épargnent les personnes morales. A Madrid même où elles sont féroces, aucun journal n’a révélé les petits travers de M. Canovas ou ceux de M. Sagasta. Quiconque n’a pas vécu là-bas ne connaît pas ces hommes d’État en robe de chambre. Il sait leur carrière, leur politique, leur système de gouvernement, rien de plus. M. de Bismarck commence à se révéler au monde dans son intimité. Il a dicté lui-même ses «propos de table ». Il ne lui déplaît pas que la photographie, la gravure, le représentent la pipe à la bouche devant sa chope. Il y a beaucoup de coquetterie dans ce déshabillé ; si le valet de chambre du grand homme écrit ses mémoires, soyez sûr que le maître y aura mis sa griffe et que le volume sortira de son cabinet de toilette, revu, corrigé et considérablement augmenté.

Vous, vous faites la légende avec l’histoire, vos épopées tournent en potins. J’ai d’abord été très dépaysé en arrivant ici. Partout le plus petit fait politique est traité gravement, sérieusement; à Paris aujourd’hui, les plus grands événements se dépècent en anas. Les luttes les plus décisives se passent en escarmouches. On se combat à coups de langue. Tout le monde rit de tout le monde.

Le canard de M. Grévy, un vrai canard, comme disent les petites feuilles, a fait le tour du monde et diverti toutes les cours, et Bébé n’a été délaissé que quand la griffe de M. Wilson s’est montrée. La légende des mœurs ultra-bourgeoises de votre ancien Président, celle de la frugalité de ses repas, s’est accréditée et, j’en atteste tous ceux qui se sont assis à sa table, était-ce vrai? On se l’est figuré à l’étranger, durant neuf années, en le jugeant d’après le jugement de vos journaux, indifférent aux affaires publiques, partageant son temps entre son canard, son billard, son échiquier et ses comptes de maison, à moins qu’à Mont-sur-Vaudrey, il ne fît carnage de lapins. Et c’est vous, Français, c’est votre presse, qui aviez accrédité ces niaiseries!

C’est de la France que sont parties ces fertiles inventions, c’est vous-mêmes qui peiniez à rendre ridicule le chef de votre gouvernement et le ridicule retombait sur votre État mieux que s’il eût été mérité.

Qui donc votre satire a-t-elle épargné ? Chacun de vos ministres a pris place sur la sellette. Celui-ci avait dérobé des millions à la détresse nationale et il est mort laissant à peine les rentes que peut acquérir derrière son comptoir un épicier qui réussit; celui-là a l’air et les allures d’un garçon de café ; cet autre... mais je n’en finirais pas de rééditer tous vos cancans. Hé bien, avec vous, qui m’en saurez gré, je veux remettre hommes et choses en leur vraie place, en leur vrai jour. Je veux apporter des documents à l’histoire et non à la chronique de l’OEil-de-Bœuf. J’essaierai, par comparaison avec les autres gouvernements, de vous réhabiliter vous-mêmes à vos propres yeux, car devant l’étranger vous en avez à cette heure le plus grand besoin.

Oh! je sais bien que, des racontars, vous ne prenez in petto que ce qu’il faut pour vous amuser de vous-mêmes et à vos propres dépens. C’est un travers national, mais c’est aussi un excès de générosité dont l’Europe ne vous sait aucun gré.

Souffrez qu’un étranger vous dise ce que vous êtes, ce que vous valez, et mesure vos hommes au niveau de leurs émules. Souffrez qu’il vous rappelle au respect de vous-mêmes. Après tout, l’humanité n’a guère qu’une taille, elle produit peu de géants et peu de nains. Tous, a-t-on dit, nous sommes égaux par les pieds. Il s’en faut que notre élite humaine ne soit égale aussi par la tête. La sélection de la politique produit partout sur la scène historique des hommes a peu près équivalents, croyez-en mon expérience.

Sans doute une jeune démocratie comme est la vôtre recrute ses chefs parmi des hommes nouveaux à qui manquent parfois la tradition et l’éducation spéciales. Dans les vieux gouvernements, des castes s’établissent qui fournissent des hommes tout faits pour les grands emplois; mais derrière cette solennité, cette gourme, derrière ces formules acquises et ces manières empruntées au bel usage se cachent bien des faiblesses, bien des petitesses et des imperfections.

Vous avez dans votre Parlement, en dehors de votre Parlement, de nombreux débris des anciens régimes qui possèdent les allures et le langage des cours les plus rigides. Ont-ils fait bien plus brillante figure aux affaires que vos tribuns, que vos «fils d’épicier», puisque c’est un genre d’aristocratie qui a pris assez dans votre République?

Puis ces usages mondains s’acquièrent vite. Votre race produit de merveilleux comédiens qui apprennent leurs rôles avec une étonnante rapidité. Tel est entré tout provincial dans l’un de vos ministères, qui en sort et y retourne homme d’État très convenable.

La transformation s’opère à vue d’œil. Encore quelques années et quelques roulements ministériels, votre personnel gouvernemental ne le cédera en rien à celui des cours les plus antiques. Ce n’est pas ce qui m’inquiète en votre démocratie. L’Américain reste à perpétuité un Yankee. Dans tout Français il y a l’étoffe d’un homme du monde. Il s’acclimate sans aucun effort à l’atmosphère des salons. L’apprentissage de l’habit noir n’est ni très long ni très difficile. L’écueil des plus maladroits en est seulement l’abus; le plus aisé, c’est de savoir le quitter ou ne l’endosser qu’à propos. Mais on ne l’apporte pas deux fois à la tribune de Longchamps. Seulement l’extrême mobilité de votre République laisse à peiné le temps de se former à vos «nouveaux».

Ne rougissez donc ni de votre pays ni de votre République; la France est restée fertile en talents, en nobles qualités comme par le passé. Le moule qui servait à façonner votre élite n’est pas encore brisé et si l’on y coule, de nos jours, de la matière neuve, c’est que votre patrie en est riche.

Mais, vous le savez, on dépense parfois beaucoup de vertu à se mal conduire, et beaucoup de génie à faire des sottises. Les résultats dépendent des circonstances et de la fortune, mais, somme toute, après dix-sept années de vicissitudes et de chaos, votre République, au regard des autres États, n’est pas en aussi mauvais point que vous le croyez vous-même. Vous vous acharnez, entre gens de parti, à vous calomnier; et vos lunettes ne voient que les difformités. Ces difformités existent partout, mais ailleurs que chez vous on les cache. Votre littérature étale vos infirmités sociales; vos journaux grossissent vos erreurs politiques, vous vous obstinez à vous croire en décadence; mais on ne s’y fie pas, et l’on a bien raison.

COMTE PAUL VASILI.

La société de Paris: Le monde politique

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