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PREMIÈRE LETTRE

Table des matières

LES DEUX PRÉSIDENTS DE L’AN DE GRACE 1887

Les Tuileries n’ont pas porté bonheur à vos monarchies. On dit qu’un petit homme rouge les hantait, qui apparaissait à la veille des révolutions. Ce méchant spectre revenait trop souvent. Depuis que les Tuileries étaient la résidence royale ou impériale, il n’a pas été permis à une dynastie d’y faire souche. Tout souverain qui entrait aux Tuileries n’y entrait que pour l’exil ou la mort. En un siècle ce palais n’a vu qu’une seule chapelle ardente de souverain. Les ruines fumantes de la Commune ont enseveli le petit homme rouge. Les démolisseurs ont balayé son cadavre diabolique, et malheur à l’amateur de curiosités qui a fait monter une parcelle de ses restes en épingle: espérons que c’est un Anglais qui a emporté le bibelot. A aucun de ceux qui ont acheté les débris des ruines des Tuileries, elles n’ont porté bonheur.

L’Élysée n’a pas une si tragique histoire. C’est un joli hôtel assez confortable entre cour et jardin, donnant sur le faubourg Saint-Honoré et les Champs-Élysées, quartier semi-aristocratique et semi-officiel. Quand les Tuileries s’élevaient dans le voisinage, c’était une antichambre. A présent c’est un palais. On y reste, et l’on en sort quelquefois prématurément, mais toujours vivant.

C’est là que le prince-président attendit, dans l’angoisse, des nouvelles du coup d’État en 1851. Les mauvais rêves ne hantent plus les lambris dorés de l’Élysée. On y dort sans fièvre et la révolution n’en a pas encore violé le seuil. Elle s’est arrêtée à la place de la Concorde. D’ailleurs le poste est facile à garder et. les précautions ont été bien prises. Une armée d’assaut ne saurait où se développer pour l’assiéger, et la place stratégique est plus favorable que celle des Tuileries, trop découverte et vulnérable des deux côtés. Mais à quoi pensé-je? Malgré quelques alertes, le président Grévy n’y a jamais couru de risques sérieux, et son successeur peut diminuer le nombre des gardes sans compromettre sa sécurité. M. Grévy jusqu’au dernier jour y a vécu content de son sort. M. Sadi Carnot a pris la place sans coup férir. Il compte la garder malgré le précèdent fâcheux de son prédécesseur.

M. Grévy est tombé du pouvoir sans laisser de parti ni de regrets, mais l’histoire sera plus juste que ses contemporains. Les contemporains ne saisissent pas l’ensemble des lignes historiques; ils ne voient que le fait qui passe. Faut-il juger Louis XIV sur les dernières années de sa vie, et Napoléon sur les Cent Jours?

Ce fut un malheur pour M. Grévy que cette réélection de 1885. Ce furent ses Cent Jours à lui, qui durèrent deux ans! La fortune n’aime pas les vieillards, même ceux qui l’aiment trop!

M. Grévy octogénaire, isolé dans son palais, entouré de sa famille dont l’affection exclusive lui voilait la réalité extérieure, avait perdu le sens du gouvernement. Il n’avait plus la promptitude d’esprit nécessaire pour prendre des résolutions décisives. Il pouvait dix fois échapper à la conjuration qui le renversa. Il n’avait qu’à laisser sa porte s’ouvrir aux conseillers clairvoyants et désintéresses; mais on montait la garde devant cette porte. Et pourtant il ne s’agissait d’être ni Jephté ni Agamemnon. Il lui suffisait de sacrifier son gendre, et quel gendre!

Quoi qu’il en soit, M. Grévy appartient encore à la société politique de Paris. Je voulais remanier, pour la publication de ces lettres intimes, le portrait que j’avais tracé à votre intention et que je vous avais envoyé avant que les noms des Limouzin et des Ratazi fussent accolés à celui du premier magistrat de la France. Je préfère n’y pas toucher. Les traits noirs qu’il eût fallu y ajouter pour compléter la ressemblance ne sont que trop connus du monde entier. Libre à vous, sous l’empire des dernières impressions, d’en croire les ennemis victorieux de M. Grévy.

Je pense que l’esquisse primitive et sans retouche est plus voisine de la vérité que ne pourrait l’être une biographie écrite sous la dictée des amis de M. Jules Ferry. Car ce sont eux qui ont noirci, sali à plaisir les derniers jours de celui qu’on appelait depuis soixante ans «l’austère Grévy, le républicain intègre».

Les pamphlets ne peuvent s’écrire que pour les hommes debout. M. Grévy est tombé, l’histoire seule peut le relever.

Je publie donc ici ce que nous pensions tous de M. Grévy avant la révolution de palais qui le précipita. Le portrait date de septembre 1887. Je crois que la postérité l’acceptera ainsi.

La société de Paris: Le monde politique

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