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M. JULES GRÉVY
ОглавлениеVous avez pu connaître, mon cher ami, grâce aux innombrables détails prodigués par les journaux à reportage, l’emploi, heure par heure et minute par minute, de la vie d’un Président. «Levé à six; couché à dix», M. Grévy obéit aux préceptes de l’hygiène classique. Il n’a pas dans l’existence intime ces singularités qu’on rapportait de M. Thiers. Il ignore le petit sommeil après dîner, qui permettait au fondateur de la troisième République les veillées mondaines. Il néglige aussi les audiences à cinq heures du matin qui prêtent au personnage un tel renom de labeur et de vaillance; il se conserve tout uniment, et il se conserve bien, ménageant sa monture pour voyager loin, travaillant juste autant qu’il faut, sans ostentation et sans excès, et porté plutôt à dissimuler son activité intellectuelle qu’à s’en faire admirer.
On a dit de la carrière de M. Jules Grévy que c’était le triomphe d’une attitude; c’est vrai, mais l’homme ne se guinda jamais pour l’affecter; elle lui fut naturelle, et, comme elle n’avait rien de violent ni de fatigant, il la garda.
Vous connaissez les origines de M. Jules Grévy, origines honnêtes et obscures. On lui attribue des ancêtres italiens, génois même. C’est encore une manie de vos journalistes de faire honneur à l’étranger et particulièrement à Gênes de vos hommes de haute marque. Eh bien! s’il est vrai que l’Italie ait fourni M. Grévy à votre République, comme elle avait fourni Gambetta, elle prouve que le génie de l’Italie s’acclimate aisément au gouvernement de la France. Cela prouve aussi que votre République n’a rien à envier à ces temps prospères de la monarchie où fleurirent les Concini, les Mazarin et les Broglie.
M. Grévy n’a pas besoin de généalogie. Il porte fièrement, sans forfanterie de parvenu, sa qualité d’homme nouveau.
Sa notoriété politique date de 1848. Député de son département du Jura, il se signala par le fameux amendement, vous savez, qui supprimait le Président de la République, pour attribuer la direction suprême de l’État au premier ministre, toujours responsable devant une assemblée souveraine.
On a vu dans cette motion une prédestination. L’adversaire de la Présidence devait se heurter à sa propre loi pour devenir le Président, comme le cardinal La Ballue devait expérimenter sa cage, comme le docteur Guillotin devait être guillotiné, comme M. Thiers devait faire le siège de l’enceinte fortifiée de Paris.
Il est certain que l’amendement Grévy ne nuisit pas à sa première élection présidentielle. Les républicains anarchistes n’ont qu’une tendresse modérée pour ce genre de souveraineté ; ils redoutent toujours le dictateur et, dans le plus constitutionnel des chefs d’État, ils flairent le monarque. Ils ont donc aidé à l’avènement de celui qui ne voulait pas de présidence, estimant qu’il exercerait ses fonctions aussi peu que possible. Je crois bien qu’ils se sont trompés, car récemment ils ont accusé M. Grévy de tyrannie! Mais n’anticipons pas, comme disent les romanciers.
L’amendement Grévy impliquait-il d’ailleurs une haine absolue pour toute présidence? C’était un amendement de circonstance, présenté contre une loi qui remettait au suffrage universel l’élection du Président alors que l’un des candidats s’appelait Bonaparte! Cette loi introduisait dans la constitution républicaine un élément césarien, un dualisme de pouvoirs avec un horizon de conflits solubles seulement par la force.
L’homme qui, dès 1848, prévoyait 1851 et la suite, ne manquait pas de clairvoyance. Dès ce jour, M. Grévy passa à bon droit pour un républicain incorruptible.
Il traversa l’Empire avec ce renom, et l’Empire le respecta.
Avocat estimé, il eut les honneurs du bâtonnat. Élu député vers la fin du régime, il exerça sur la gauche une action puissante sans jamais se mêler aux petits débats. Il eût mal pratiqué la mesquine guerre d’opposition suivant la tactique des Cinq. Mais son exemple, sa fermeté inébranlable, son air antique, imposaient à quelques-uns de ces républicains plus farouches, mais moins durs, qui se lassaient, dans la dernière législature impériale, «des longs espoirs et des vastes pensers», et qui flirtaient déjà avec un pouvoir dont ils ignoraient la caducité. Il en retint plusieurs au bord de la gauche ouverte, précipice dont ils sont d’ailleurs sortis fort allégrement, plus républicains que jamais, quand la République fut venue, et plus empressés que les autres à recueillir les fruits d’une victoire dont il se désintéressaient la veille.
M. Grévy, sous l’Empire, n’intervint guère qu’une fois dans un débat solennel; ce fut pour rompre en visière avec la majeure partie de la gauche; il s’agissait, sous le ministère orléano-impérialiste de M. Ollivier, de rapporter les lois de bannissement contre la famille d’Orléans. C’étaient les beaux jours de l’Union libérale, et alors il était de mode dans la gauche de faire un pèlerinage à Twickenham. Gambetta pas plus que les autres n’avait manqué à l’usage, et son ami Clément Laurier l’avait présenté aux «princes de la Révolution ». M. Grévy, l’austère M. Grévy, prononça contre le projet un de ces grands discours auxquels leur extrême rareté ajoutait plus de solennité. Il vota avec les chevau-légers de l’Empire et la loi fut rejetée. Il a toujours merveilleusement flairé les petits complots. Dans la politique, ce robuste chasseur a l’odorat des chiens de son pays. Il évente d’une lieue les gîtes monarchiques. Si la gauche l’avait emporté avec la complicité des autres, il est probable qu’une troisième République ne fût jamais née. Après Sedan, les princes installés dans de grands commandements eussent signé la paix, et 1870 recommençait 1830. M. Grévy eut donc une grande part aux préliminaires du 4 septembre, mais il n’en prit aucune à la crise.
Il ne se réservait pas. On le réserva. Quant à lui, jamais pressé, il a attendu son heure, et, le dernier parti, il a monté plus haut que tous les autres. Il n’était pas de ceux qui firent en fiacre la course des ministères et les occupèrent par droit de premier occupant. Il n’était pas de ceux qui jetèrent à la foule, du balcon de l’Hôtel de Ville, leurs propres noms pour le gouvernement de la Défense nationale. Il se laissa oublier, et comme rien n’est plus facile que l’oubli des autres à ceux qui ne songent qu’à eux-mêmes, on ne lui fit aucune violence.
Il n’eut, et préféra n’avoir aucune responsabilité dans la guerre à outrance ni dans les gouvernements de Paris, de Tours et de Bordeaux. Alors, encore, il s’enferma dans le mutisme; tranquille dans la belle retraite de Chenonceaux, auprès de sa fidèle amie Mme Pelouze, et de son futur gendre M. Wilson.
Un malaise vague, indéfinissable, se mêlait aux désastres et ajoutait à la tristesse et aux angoisses de l’Année terrible. Qu’était-ce? On ne savait le dire, on se sentait une inquiétude. C’est que M. Grévy n’était pas content. Il ne le disait guère, mais on le devinait. Le mécontentement du «républicain intègre» pesait sur une République qui naissait dans la dictature.
M. Grévy ne se montrait pas, mais on se figurait sa figure sévère et attristée. Et quand on se représentait les traits de M. Grévy, aussitôt, je ne sais comment, l’ardent organisateur des armées suprêmes paraissait plus jeune et plus téméraire, MM. Crémieux, Fourichon et Glais-Bizoin prenaient au contraire une apparence plus marquée de décrépitude. Une république sans M. Grévy n’était pas une république sérieuse.
Aussi fut-il promu d’acclamation à la présidence de l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux. Légitimistes, orléanistes, républicains de toutes nuances, confondirent leurs votes. Il y eut alors deux hommes nécessaires: M. Thiers et M. Grévy.
L’un représentait l’habileté consommée, l’expérience des affaires, il valait à lui seul un gouvernement.
L’autre, plus modeste, représentait la protestation digne et muette contre les fautes commises, la sagesse indéfectible.
L’un c’était le talent confinant au génie, l’autre la vertu passant pour confiner à l’austérité. Ce mot d’austérité revient sans cesse sous la plume quand on parle de M. Grévy. Avec M. Grévy la République semblait se purifier. Il est des heures où les nations comme les hommes ont un impérieux besoin de vertu, où elles se concentrent en elles-mêmes pour chercher bien loin, bien loin, tout au fond de l’être, les bons instincts, hélas! oubliés et dédaignés. Ainsi fit la France au commencement de 1871, et cette recherche aboutit à la mise en lumière de M. Grévy, président de l’Assemblée nationale.
L’estime que tous les partis avaient de son caractère en élevant un républicain à la première place dans l’assemblée souveraine et en partie monarchique, ne contribua pas peu à donner à la minorité républicaine une importance prépondérante dans la lutte des partis qui dès lors s’engageait.
On avait cherché le plus impartial, le plus digne, pour diriger les débats de l’Assemblée nationale, et on avait trouvé un républicain, que dis-je? le républicain par excellence. L’honneur rejaillissait sur le parti tout entier, et les monarchistes s’étaient effacés devant ce républicain.
M. Thiers avait dit: «L’avenir appartient aux plus sages.» Les plus sages étaient ceux qui comptaient M. Grévy dans leurs rangs.
La Commune de Paris ne pouvait l’emporter contre une assemblée présidée par M. Grévy. En face d’un pareil président, combien paraissaient misérables les craintes affectées par les communards pour le salut de la République. Oui, M. Thiers fut actif, habile, il fit des tours de force pour combattre l’insurrection; mais je ne sais s’il aurait pu maintenir toute la France dans le devoir, obtenir un crédit de confiance des Prussiens circonvenant tout un côté de la capitale et prêts à y mettre l’ordre, quel ordre! à la moindre défaillance du gouvernement, laisser enfin aux républicains l’espoir que le régime de leurs rêves survivrait à une telle crise, si, au-dessus de tout, au-dessus de M. Thiers lui-même, n’avait plané à Versailles l’image calme, l’image grave, l’image sereine du président Grévy.
Une attitude, soit. Je le dis très sérieusement, cette attitude fut votre dernière ressource, elle valut mieux que l’habileté, que l’éloquence, que tous les talents. Par contraste à la folie de la Commune, il fallait, pour qu’elle fût sauvée, à la République de l’ordre, il fallait aux gens sages une personnification imposante, une identité vivante du recueillement. M. Grévy fut l’homme de la situation. Il ne semblait pas s’en douter et je crois même que personne n’y prit garde; mais sa respectabilité se faisait sentir alors, comme pendant le 4 septembre son mécontentement, c’est-à-dire silencieusement et discrètement: une influence occulte mais toute-puissante.
Qu’elle fut belle la convalescence de la grande blessée! Les deux années qui s’écoulèrent de juillet 1871 à octobre 1873 sont les plus surprenantes de votre histoire. Vous avez étonné l’Europe et arraché son admiration. Ce fut un peu trop court, mais une nation capable de ce relèvement est immortelle.
On se reprit même à la gaîté et au plaisir. Les salons se rouvrirent. Une société élégante, toute surprise de se retrouver vivante après les jours sombres, s’y donna rendez-vous. L’Assemblée nationale était du reste elle-même un salon, où se continuait la conversation de la veille au soir, avec un peu plus de véhémence; les femmes, il est vrai, y étaient muettes, mais que d’éloquence dans leurs regards! Les vrais chefs de parti siégeaient aux galeries. Vous ne manquiez pas alors une séance, duchesse d’Harcourt, vicomtesse de Renneville, comtesse de Valon et autres Égéries. Vous meniez au combat la troupe vaillante des sigisbées. De l’autre côté s’affirmait une puissance égale à la vôtre, celle de l’éducatrice des plus farouches républicains, qui initiait aux mystères de la tenue, aux élégances mondaines les plus réfractaires, et qu’une espérance passionnait: voir les chefs de son parti devenir des hommes de gouvernement.
M. Grévy paraissait rarement dans le monde où l’on jase. Il préférait aux dîners d’apparat les sévères distractions de la partie d’échecs au café de la Régence. Cependant, nul plus que lui, avec sa gravité, n’excelle dans la conversation des femmes. Sa bonhomie malicieuse, sa galanterie d’homme mûr, sa politesse relevée par je ne sais quelle saveur rustique et franc-comtoise, obtenait plus de succès que les affectations des damerets.
On a gardé le souvenir de certains dîners hebdomadaires et champêtres où le président présidait sans sonnette et où ses bons mots faisaient florès. Tous les partis y avaient leurs convives des deux sexes, et un autre grave, feu M. Batbie, donnait les meilleures répliques et les plus galantes au sévère président.
C’est, je crois, au lendemain d’un de ces festins de campagne que le président eut une distraction pendant un séance orageuse. Il avait offert l’hospitalité de sa tribune à de fort beaux yeux, des yeux politiques d’ailleurs. Tandis que du haut de son fauteuil, et de fort loin, il s’y mirait par un de ces regards dérobés et malins dont il a le secret, les gros mots s’échangeaient, on se lançait des «bagages» à la tête! Rappelé au devoir, M. Grévy descendit de son siège. Aussi bien la conspiration était évidente, c’était le prélude du 24 mai. Un autre «austère» lui succéda, M. Buffet.
Mais j’essaie, à bâtons rompus, l’histoire de M. Grévy, non celle de votre République. Lui recommença à se réserver. Il ne voulut pas d’un siège inamovible au Sénat. Il sommeilla pendant la tourmente et se réveilla président de la Chambre des députés en 1876. La République avait survécu.
M. Grévy, c’était le président modèle. Il ne cherchait pas les mots d’esprit à la façon de M. de Morny, il n’apportait à ses difficiles fonctions, ni véhémence, ni recherche, ni mollesse, ni faiblesse, ni langueur, ni fougue sévère. Juste comme le règlement, il se possédait toujours lui-même, sûr moyen de garder indéfectible son autorité. Jamais il ne lui échappa une expression blessante, jamais un mouvement de partialité. Et Dieu sait s’il présida à des tempêtes! Son esprit contenu contenait tout autour de lui. Il n’a procédé d’aucun de ses devanciers et, chef d’école, il n’a pas eu d’élèves. Pour présider comme lui, il fallait être lui-même. D’autres président bien ou mal, lui présidait; il était né président, et quand il ne présidait pas, il y avait interrègne. L’attitude!
Quand il dut lire en 1877 le décret de dissolution, il y ajouta peu de paroles, quelques mots. On n’en a pas gardé la mémoire, bien qu’ils fussent éloquents, mais c’était le gage de la victoire des 363.
Il revint bientôt avec ces 363 et il figura, à côté de son vaincu, le maréchal de Mac-Mahon, aux solennités de l’Exposition de 1878. Faut-il l’avouer? J’assistai dans la tribune diplomatique à la distribution des récompenses au palais de l’Industrie. Votre République y déploya des pompes royales. On n’a pas fait mieux à Vienne. Il y avait là, autour du maréchal, Amédée de Savoie, don François d’Assise, le prince de Galles; M. Grévy y était aussi. Eh bien! le bourgeois de Mont-sous-Vaudrey auprès de ce maréchal et de ces princes faisait grande mine. Sa gravité se haussait peut-être à la solennité, mais il avait belle et noble tenue.
Quand le maréchal eut monté sa dernière faction aux fêtes de l’Exposition, il s’en alla. Il n’y eut aucune crise, aucune inquiétude, aucune angoisse de compétition. Le congrès porta tout simplement M. Grévy aux honneurs suprêmes.
Les réserves de toute sa vie recevaient leur récompense.
Président de la République, il a continué à se réserver, à se conserver.
Élevé à ce poste suprême, il a acquis aussitôt toutes les grâces d’état nécessaires, mais déjà n’avait-il pas tous les dons de l’emploi? Une noble figure, une grande taille, une tenue simple et grave, cette bonhomie aiguisée d’une pointe de finesse, qui relève la dignité du pouvoir, une prudence toujours en éveil, la discrétion d’un irresponsable, la vigilance d’un patriote, la connaissance intime des hommes et des affaires acquise dans une longue vie publique, l’habitude des grands emplois, et celle d’être respecté.
Je ne sais comment vivent et comment se tiennent les présidents de la République américaine, mais je l’imagine. J’ai connu des présidents de la République helvétique. L’Américain et le Suisse ont chacun leur manière de sans-façon; ils représentent des pays démocratiques jusqu’aux moelles.
La France est restée pays de monarchie. Un chef d’État à la mode américaine ou helvétique, n’y conviendrait pas. A Berne, le président que j’ai connu jouait aux boules, le dimanche, dans un établissement public. C’est charmant dans ces montagnes, mais en Suisse un pharmacien, un instituteur, font partie de la «société ». Vous avez gardé des anciens régimes beaucoup de traditions. Vous êtes démocratisés au fond, mais fort peu à la surface. Pour parodier un mot célèbre et assez cruel de M. Grévy lui-même, qui l’appliquait aux magistrats, étant avocat, je dirai que, pour être président de la République française, il ne suffit pas d’être démocrate, il faut encore avoir de la tenue.
Aucun de vos présidents, jusqu’ici, n’en a d’ailleurs manqué.
M. Thiers avait celle d’un homme d’État de la monarchie bourgeoise.
M. le maréchal de Mac-Mahon, celle d’une République aristocratique et militaire.
M. Grévy a celle du magistrat suprême d’une République où la bourgeoisie défend encore sa position. Entre M. Thiers et lui il y a la nuance de la royauté citoyenne à la République. L’un était l’incarnation du Tiers-État conservé dans une monarchie élective; l’autre, l’incarnation du Tiers-État dominant une république démocratique.
Votre presse, si malicieuse, n’a d’ailleurs pas dit que M. Grévy était un homme d’un esprit très fin et très cultivé. Comme certains vieux magistrats, comme certains vieux rois aussi, il se plaît dans la compagnie des classiques. Il possède son Horace et son Virgile aussi bien que Louis XVIII. Il les sait par cœur et il les relit. Sa tournure d’esprit est tout antique, et sa simplicité, la concision de ses discours, cette solennité tempérée qui ne le quitte guère, tout rappelle en lui un Romain de la République.
Mont-sous-Vaudrey n’est-il pas cette maison de Scipion dont Sénèque a loué la rusticité ? Le chef d’État s’y repose; il arbore la blouse et le chapeau de paille en ruminant Cicéron, Tive-Live ou Tacite.
Revenir en son pays auprès de ses parents restés humbles et pauvres, des témoins des origines plébéiennes et des commencements difficiles, y reprendre la vie champêtre, bonnement, sans affectation de parvenu, est un trait de courage dont peu d’hommes seraient capables..
Gambetta fit à Cahors un seul voyage, il y alla chercher une apothéose.
M. Grévy ne cherche à Mont-sous-Vaudrey que les vieux et chers souvenirs, et un agréable délassement. Il oublie là volontiers les cérémonies et les pompes de la vie officielle.
Cependant il ne les déteste pas.
Une des fonctions de sa charge où M. Grévy excelle, c’est la réception officielle des ambassadeurs. Il se plaît à ces représentations réglées par M. Mollard. Il y apporte une dignité simple avec un soupçon de solennité. Ce mélange est fort convenable. La simplicité vient de l’homme, la petite nuance de solennité indique le représentant d’un grand pays, le chef d’une puissante République. Quand M. Grévy doit remettre une barrette à un cardinal, sa joie est au comble, et prélats, ablégats et gardes nobles se retirent enchantés de l’accueil de ce voltairien. Une coquetterie familière aux souverains consiste à donner une large et chaude poignée de main. Les Bourbons se transmettaient, de génération en génération, l’art de la poignée de main. Le dernier des Bourbons, M. le comte de Chambord, étreignait avec un élan dé cœur, qui semblait véritable, le dernier de ses visiteurs. La tradition n’a pas sauté à la branche cadette. La poignée de main de M. le comte de Paris est froide et indifférente.
Je ne crois pas que M. Mollard ait donné à M. Grévy des leçons de poignée de main. Pourtant le Président de la République y est passé maître. Son étreinte est affectueuse, empressée, elle dépasserait même la mesure convenable à un souverain. Mais la fraternité républicaine tolère ce léger excès.
Vos journaux ont accrédité la légende de l’avarice présidentielle. Sans doute la générosité de M. Grévy s’exerçait peu hors des murs de l’Élysée et il était loin des errements du maréchal de Mac-Mahon, de prodigue mémoire. Ses écuries étaient rien moins que luxueuses, mais un bourgeois du Jura n’a pas besoin d’être monté comme un maréchal de France. Les équipages de M. Grévy ont seulement la bonne tenue qui convient à la simplicité républicaine.
Sa table est plus que confortable; celle de beaucoup de souverains ne l’égale pas, et, ce qui vaut mieux encore, elle est ouverte et l’hospitalité en est cordiale.
A part les grands dîners de rigueur qui fatiguent le Président, c’est à déjeuner que M. Grévy aime à recevoir, au milieu de sa famille.
Et le billard? Eh bien? et Louis XIV? Les échecs? et Napoléon? Les jeux de la petite Marguerite Wilson? et Henri IV?
Ce qu’on loue chez les rois est-il interdit aux Présidents?
On a beaucoup glosé aussi des trois bals annuels, du buffet assiégé, des toilettes négligées, des invitations trop faciles, «des gens qu’on ne rencontre que là ». Mais la maison d’un président bourgeois s’ouvre naturellement à un monde qui n’a pas accès au palais des rois ou des empereurs, «au château», comme on disait. D’ailleurs les plaisanteries de la presse monarchique sont renouvelées du règne de Louis-Philippe, du roi garde-national. L’Élysée de M. Grévy ne ressemble pas aux Tuileries de l’Empire. On s’y amuse mieux, paraît-il; l’étiquette n’y retient pas les jeunes couples. On danse, chez M. Grévy, pour le plaisir de danser. Cet exercice développe l’appétit, et le buffet est abondamment garni. Ce n’est pas la faute du Président si on s’y presse trop.
Quant aux toilettes... Le militaire n’est pas riche, chacun sait cela! La République doit-elle rééditer l’obligation du costume de cour? La bonhomie, domine dans ces réceptions républicaines, et si le corps diplomatique n’est pas friand de bonhomie, il se confine dans son salon réservé et se mire dans sa belle tenue; mais il ne s’amuse pas.
A l’Élysée, ce sont fêtes militaires et bourgeoises.
Ceux qui sont curieux de fêtes démocratiques doivent aller aux bals de l’Hôtel de Ville, surtout dans la salle du rez-de-chaussée, dans le temple de la bière et de la charcuterie, de la fumée, même de la fumée de pipe. Ils apprécient là la distance qui sépare encore la République municipale de la République officielle.
Vous vivez en République, accommodez-vous des mœurs républicaine et du règne de la rue du Sentier. Si M. Grévy recevait autrement, si l’Élysée devenait une succursale du faubourg Saint-Germain, quelle clameur dans la démocratie!
Sauf l’apparat des vieux costumes, les soirées du lord-maire de Londres ressemblent à celles de l’Élysée. M. Grévy, depuis sa présidence, a pris la figure et l’allure d’un lord-maire. Il porte à présent toute sa barbe blanche et courte; ses yeux noirs reçoivent un supplément d’éclat de ce supplément de blancheur. Il ne se plaît guère au théâtre. Il n’use de sa loge à l’Opéra et au Théâtre-Français qu’aux soirs de grandes premières. Avec sa lorgnette d’or, son air impassible, il a tout à fait bonne mine, celle d’un riche bourgeois anglais.
M. Grévy remplit donc à merveille, dans la juste mesure, au regard du monde particulier dont il. tient son mandat, ses devoirs de premier citoyen de la République.
Il a hérité des suppléments de traitement octroyés au maréchal de Mac-Mahon. La liste civile de M. Thiers se chiffrait à 600 000 francs. On a donné au maréchal un supplément de 300 000 pour frais de représentation et d’autant pour frais de voyage. Si M. Grévy réalise des bénéfices, c’est sur ce dernier chapitre. Le train de Paris à Mont-sous-Vaudrey, aller et retour, n’épuise pas le crédit. M. Grévy gère sa liste civile en père de famille. Le maréchal, en quittant le pouvoir, a vendu son hôtel. M. Grévy en laissera un à sa fille, en plus des immeubles qu’il possédait déjà. Je l’ai dit et répété : c’est un président bourgeois. La bourgeoisie s’enrichit surtout par l’économie. Mais nous n’avons rien à voir dans ces comptes de ménage.
Écoutons les détracteurs du Président. Ils se contredisent. Pour les uns, c’est un président fainéant, indifférent, sans action sur l’État. Pour les autres, c’est une manière de tyran qui dissimule sous des dehors constitutionnels et corrects une politique très personnelle à la Louis XI ou à la Louis-Philippe.
Qui doit-on croire?
A ses débuts, M. Grévy était l’idole des radicaux. En ces derniers temps il est devenu le point de mire de leurs attaques. Tour à tour les opportunistes et les radicaux l’ont accusé de politique secrète et d’abus dans le gouvernement. Personne du moins n’a découvert derrière M. Grévy un pouvoir occulte. Il n’a jamais eu d’Éminence grise, pas de duc de Broglie, ni d’Emmanuel d’Harcourt, pas même de Barthélemy Saint-Hilaire. Il ne communique à personne, pas même à M. Wilson, je crois, ses pensées de derrière la tête; il ne les emprunte pas. S’il a son secret, il est bien à lui. Cependant, après neuf ans de présidence, il lui est difficile de dérober les mobiles mystérieux d’une politique personnelle. Or M. Grévy a une politique personnelle, ses adversaires ont raison en cela. Qu’il en soit accusé par M. Ranc, l’opportuniste, ou par M. Rochefort, l’intransigeant, rien ne sert de le nier. La vérité est que M. Grévy gouverne, qu’il y a une suite dans ses actes, qu’il ne laisse pas aller à la dérive la barque républicaine, qu’il ne cède pas aveuglément au caprice des majorités, qu’il n’est pas une machine à signer. S’il n’a pas de responsabilité constitutionnelle, il s’en croit une devant le pays et aussi devant l’histoire.
Pourquoi pas?
D’ailleurs le chef d’État parfaitement constitutionnel n’existe pas dans la nature. C’est un être de raison, une fiction doctrinaire. La terre n’a jamais enfanté un sceptique si accompli, un pyrrhonien aussi outré. L’histoire n’en a jamais donné d’exemple. Jamais être né d’un homme et d’une femme, en qui bat un cœur et palpite un cerveau, ne parviendra au degré d’impassibilité requise, ne pourra contresigner des décrets et des lois qu’il juge dangereux pour son pays, sans que la plume lui tombe des mains, ni, sur la désignation des Chambres, appeler au pouvoir des ministères qu’il estimera funestes à sa patrie.
Je crois bien que les vrais constitutionnels sont rarement ceux que l’on pense. Si le doctrinarisme anglais eût été dès lors inventé et importé en France, Louis XI et Henri IV eussent merveilleusement joué la comédie du constitutionnalisme, mais ils n’eussent agi qu’à leur tête. Ce pauvre Charles X, au contraire, s’est laissé accuser de tyrannie par maladresse. Il a signé ses ordonnances parce qu’il ne savait pas jouer de la Charte et avec la Charte. C’est un art qui exige une malice qui se dissimule, une patience qui ne se dément pas, une finesse voilée sous la rondeur. Pour y exceller il faut faire monter le sceptre en manche de parapluie.
Donc M. Grévy a une politique personnelle. Il a une méthode à lui pour présider le conseil des ministres. Il parle peu et écoute beaucoup; mais ses mots sont aussi décisifs qu’ils sont rares. Le président sait à merveille ce qu’il laissera faire et ce qu’il empêchera. Mais il reste maître de son secret; sa taciturnité est bien précieuse, car avec un silencieux on ne discute pas.
C’est en temps de crises ministérielles — et Dieu sait si M. Grévy en a traversé — qu’apparaît son habileté . Il ne se presse jamais de les dénouer. Il consulte tout le monde, il appelle les chefs de tous les groupes de la majorité et même les autres. On dirait qu’il ne sait pas où il va, qu’il est indécis; il essaie combinaison sur combinaison. On le croit à bout de ressources. Alors il mande M. Duclerc. Avec M. Duclerc il récapitule ce qu’il a essayé, tenté ; il réclame de lui un conseil, celui justement qu’il désire suivre, M. Duclerc est le seul homme avec lequel M. Grévy consente à jouer la confiance, à feindre l’abandon. Quand M. Duclerc est appelé, la solution est proche, car il est souvent arrivé que la menace d’un ministère Duclerc a ramené à merci les plus récalcitrants.
L’habileté de M. Grévy tend à un but unique, sa politique personnelle se borne à un objectif; il élimine et il choisit les hommes, il combine, il ruse en vue d’un seul résultat: la paix avec l’Allemagne. Il ne veut pas compromettre la République dans une crise nationale semblable à celle d’où elle est sortie.
M. Grévy est un porte-toge. Il redoute pour la France et surtout pour la République la prépondérance d’un sabre. C’est pourquoi il n’a jamais aimé Gambetta, l’homme de la guerre à outrance, celui que M. de Bismarck appelait l’homme de la revanche.
Le Président de la République a tout fait pour empêcher l’avènement de Gambetta au ministère; et quand il comprit que la résistance devenait impossible, il entoura le tribun de pièges, avant, pendant et après son arrivée au pouvoir. Dieu sait quels efforts Gambetta et ses amis durent accumuler pour vaincre l’obstination du vieux Président. Vous vous souvenez de la furieuse séance où dix-sept ordres du jour étant repoussés sur une interpellation tunisienne, Gambetta, invisible durant cette journée où la consigne était de patauger, survint vers le soir et fit voter d’acclamation un ordre du jour retentissant.
Aussitôt Gambetta fut chargé de former un ministère; mais on lui laissa commettre l’imprudence de parler de «grand ministère», c’est là que M. Grévy l’attendait. Un grand ministère, cela voulait dire un cabinet qui, sous la présidence de Gambetta, aurait pour membres les grands chefs, les Léon Say, les Freycinet, un vrai ministère d’union républicaine. Après de longues et vaines démarches, Gambetta, sans cesse amusé, berné, déçu, dut se résigner à ne faire qu’un ministère d’amis. Il tint trois mois contre l’Élysée et succomba. Sa carrière ministérielle était finie. Une mort prématurée a fait oublier son échec gouvernemental.
On a accusé M. Grévy, qui jamais ne s’est plus nettement découvert qu’alors, d’avoir cherché à couler tous ses successeurs possibles. Je crois que, dans sa lutte avec Gambetta, le Président n’a été mû ni par un égoïsme personnel ni par des principes politiques: il a obstinément combattu l’homme qui faisait peur à l’Allemagne.
Et la preuve, c’est que, Gambetta mort, M. Grévy donna toute sa confiance à l’héritier de sa politique, de l’opportunisme, dont il s’était auparavant servi pour renverser Gambetta: à M. Jules Ferry. M. Jules Ferry a toujours été agréable à Berlin, son portrait a figuré à l’almanach de Gotha à côté de la famille impériale d’Allemagne.
On a attribué à une jalousie de popularité l’antipathie professée par le président de la République contre le général Boulanger. C’est encore une erreur; à tort ou à raison, M. Grévy, très bien informé des choses extérieures, croyait que le général Boulanger c’était la guerre, et, de même que pour M. Gambetta, il se découvrit encore et fit le ministère Bouvier.
M. Grévy a, jusqu’à ce jour, refusé d’appeler M. Clémenceau. Au fond, depuis neuf ans, il a toujours suivi, avec des hommes différents, la même politique. M. Grévy n’en admet pas d’autre: une politique qui empêche au dedans des troubles trop graves et au dehors la guerre avec la Prusse.
Votre Président a l’âme humaine et pacifique, c’est un philosophe. Aussi, comme tous les républicains de son école, l’école classique, a-t-il toujours eu une certaine aversion pour la peine de mort. Mais il est faux qu’il fasse de son droit de grâce un abus. Jamais il n’a épargné un criminel que la commission des grâces avait désigné à la mort. Il étudie soigneusement les dossiers, comme c’est son devoir, il recherche les éléments d’information complémentaire.
C’est ainsi qu’il a accueilli la fameuse maîtresse de Pranzini, pensant, à bon droit, qu’elle devait avoir sur le crime de la rue Montaigne des renseignements inédits. Il a entendu Me Demange avec complaisance, mais il n’a pas été contre la décision prise.
Ce système est sans doute le seul moyen pratique, pour un président aussi humain, de concilier ses doctrines personnelles avec ses devoirs de chef d’État et la paix de sa conscience.
A l’égard des condamnés le Président n’a pas de politique personnelle.
Il est très vrai que M. Grévy a travaillé, dans le dernier congrès, à sa réélection, qu’il a écarté tous les compétiteurs avec un soin jaloux. Il n’a confiance qu’en lui-même pour sauvegarder la paix. Et voyez comme il réussit dans ses exclusions: ceux qu’il a écartés ne reviennent pas. Gambetta vivant ne serait pas revenu. M. Brisson semble entré dans la retraite définitive; le général Boulanger... Au contraire, M. de Freycinet et M. Ferry, qu’il a épargnés et qu’il aime, l’un comme ami personnel, l’autre comme persona grata de M. de Bismarck, reviendront toujours au pouvoir sous des noms différents. C’est l’un ou l’autre de ces deux hommes d’État qui vous gouvernera pendant longtemps encore.
Il y a des phares tournants qui distribuent à intervalles réguliers des rayons de couleurs diverses, mais c’est toujours la même lumière. M. Ferry c’est la lentille blanche, M. de Freycinet c’est la lentille rouge; ils passent alternativement au pouvoir, soit par eux-mêmes, soit par leurs lieutenants. La lampe immobile et centrale, c’est M. Grévy.
En somme, sa présidence aura été pacifique. Vous avez fait avec M. Grévy la première expérience d’un chef que ne recommandaient ni des services très éclatants, ni un nom illustre. Il est parvenu au pouvoir par un mérite continu plutôt que par de hauts faits; à l’ancienneté, si l’on veut. A regarder en son ensemble le règne de ce philosophe, l’histoire dira qu’il n’a pas été sans valeur; M. Grévy n’a laissé péricliter ni la paix, ni l’honneur de la France, ni la sécurité de la République à lui confiée.
Il s’est rendu à lui-même cet hommage dans son message de démission. Ainsi faisaient les consuls romains au sortir de leur charge. Pour renverser M. Grévy, il a fallu un coup d’État parlementaire. Je raconterai cette histoire en traçant le portrait des conjurés. Je ne veux pourtant pas omettre un souvenir à ceux qui, hier encore, constituaient la famille du Président.