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CHAPITRE PREMIER.
LES SLAVES.

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Table des matières

Origine de nom des Slaves. — Hérodote en parle. — Tacite, Pline et Ptolémée en font mention. — Ils s'étendent au Sud et à l'Ouest. — Leur caractère et leurs mœurs. — Conquête et extermination des peuples situés entre l'Elbe et la Baltique. — Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. — Oppression des Slaves par les Germains, et leur résistance au Christianisme. — Renaissance de l'animosité nationale entre les Allemands et les Slaves à notre époque. — Religion des anciens Slaves. — Hospitalité, caractère doux et pacifique, probité des Slaves idolâtres attestée par les missionnaires chrétiens. — Anecdote qui rappelle les peuples hyperboréens. — Leur bravoure et leur habileté militaire. — Leur courage à supporter les fatigues et les tourments. — Progrès rapide du Christianisme parmi eux, dès qu'il est prêché dans leur langue. — Royaume de la Grande-Moravie. — Traduction des Écritures en slavon, et introduction de la langue nationale dans le culte religieux par Cyrille et Méthodius. — Persécution de ce culte par l'Église catholique romaine. — Les rois de France prêtaient leur serment de couronnement sur un exemplaire des Évangiles slaves.

Un écrivain éminent d'Allemagne, Herder, fait remarquer que les nations slaves occupent une plus large place sur la terre que dans l'histoire. La distance qui séparait de l'Empire romain les pays habités d'abord par ces peuples, lui paraît en être la principale raison. Ils ne furent connus sous le nom de Slaves que dans le VIe siècle par les écrivains byzantins[7], et ceux de l'Europe occidentale. Toutefois, le père des historiens n'avait pas ignoré leur existence; car, on ne peut, un seul instant, mettre en doute que les peuples cités par Hérodote dans le livre de ses histoires qui a nom Melpomène, les Callipèdes, les Halisoniens, les laboureurs scythes, etc., ne soient des Slaves. Si l'on considère leur immense population, ils ont autant de titres à être une nation autochtone d'Europe, que les Grecs, les Latins, les Celtes et les Germains. Ils ne sont pas venus dans cette partie du globe en même temps que les Huns, les Goths, etc., comme quelques auteurs l'ont supposé. Pline, Tacite et Ptolémée font mention des Slaves sous le nom de Vindes, de Serbes, de Slavani, etc.; mais ils n'ont commencé à être bien connus de l'Ouest et du Sud de l'Europe, qu'après être sortis de leurs positions primitives à l'Est de la Vistule et au Nord des monts Carpathes, et s'être étendus par degrés au Sud et à l'Occident.

Les causes de cette émigration extraordinaire sont inconnues; on l'attribue à une surabondance de population et à la pression exercée par les nations étrangères de l'Est et du Nord. Quoi qu'il en soit, cette émigration différa entièrement de l'émigration des races teutoniques qui conquirent les provinces situées au sud-ouest de l'Empire romain et des invasions des hordes asiatiques, des Huns, par exemple, des Avares, et, dans les derniers temps, des Tartares et des Mongols. Ce fut une invasion pacifique; ils venaient, non dévaster, mais fonder des colonies. L'écrivain allemand Herder, cité au commencement de ce chapitre, retrace parfaitement, ainsi qu'il suit, cet épisode si important dans l'histoire de l'humanité.

«Nous rencontrons, dit-il, les Slaves, pour la première fois sur le Don, parmi les Goths, plus tard sur le Danube, au milieu des Huns et des Bulgares. Ils ont souvent porté le trouble dans l'Empire romain en se réunissant à ces nations, surtout comme leurs associés, leurs auxiliaires et leurs vassaux. Malgré quelques expéditions, ils ne formèrent jamais, comme les Germains, un peuple de guerriers entreprenants et aventureux. Au contraire, ils suivirent pour la plupart les peuplades teutoniques, occupant paisiblement les terres que celles-ci avaient évacuées, et se trouvèrent à la fin maîtres du vaste territoire qui s'étend du Don à l'Elbe et de la mer Adriatique à la mer Baltique. Sur le versant septentrional des monts Carpathes, leurs établissements, à partir de Lunebourg, couvraient le Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Lusace, la Bohême, la Moravie, la Silésie, la Pologne et la Russie; au-delà de ces montagnes, ils s'étaient d'abord établis en Moldavie et en Valachie, et s'étendirent de plus en plus jusqu'à ce que l'empereur Héraclius les eût admis en Dalmatie. Ils étaient aussi très nombreux en Pannonie, et s'étendirent du Frioul à l'extrémité sud-est de la Germanie, de sorte que leur territoire avait pour limites l'Istrie, la Carinthie et la Carniole. En un mot, les pays qu'ils possédaient forment la partie la plus étendue de l'Europe que, même maintenant, une seule nation puisse occuper. Ils s'établirent dans les pays abandonnés par les autres peuples, comme agriculteurs et comme pasteurs; cette occupation pacifique fut un grand bienfait pour ces contrées dépeuplées par l'émigration de leurs premiers habitants et dévastées par le passage destructeur des nations étrangères. Ces peuples étaient adonnés à l'agriculture et aux divers arts domestiques; ils faisaient des amas de blé, élevaient les bestiaux, en un mot, ils cherchaient à tirer parti de tous les produits de leur sol et de leur industrie. Le long des côtes de la Baltique, à partir de Lubeck, ils construisirent quelques ports de mer. Vineta, entre autres villes, située dans l'île de Rugen[8], fut l'Amsterdam des Slaves. Ils entretinrent un commerce assidu avec les Prussiens et les Lettoniens, comme le prouve la langue de ces peuples. Ils fondèrent Kioff sur le Dnieper et Novgorod sur le Wolkhow; ces deux villes devinrent des comptoirs florissants, elles reliaient le commerce de la mer Noire à celui de la Baltique, et distribuaient les produits de l'Orient, au Nord et à l'Ouest de l'Europe. En Allemagne, ils travaillaient aux mines; ils savaient fondre et couler les métaux, préparer le sel, manufacturer la toile, brasser l'hydromel, planter des arbres fruitiers et mener, suivant leur usage, une vie joyeuse, embellie par la musique. Ils étaient charitables et hospitaliers à l'excès, vains de leur indépendance quoique soumis et obéissants, ennemis de la fraude et du vol. Toutes ces qualités cependant ne les garantissaient pas de l'oppression, ils contribuèrent eux-mêmes à la perte de leur liberté. En effet, comme ils n'ont jamais combattu pour la domination du monde, ils n'ont jamais eu de princes héréditaires belliqueux, d'eux-mêmes ils ont payé tribut pour occuper en paix leur contrée, et furent toujours opprimés par les autres nations, surtout par les peuples de race germanique.

»Les richesses qu'ils devaient au commerce, furent évidemment la cause des attaques dont ils furent l'objet depuis Charlemagne[9]; la religion chrétienne en était le prétexte: il convenait bien mieux à l'héroïque nation des Francs de traiter en esclave un peuple industrieux, adonné à l'agriculture et au commerce, que de s'appliquer eux-mêmes à ces arts pacifiques. Ce que les Francs avaient commencé, les Saxons l'achevèrent. Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage en masse, par provinces, et les évêques et les nobles se partagèrent leurs dépouilles. Les Allemands du Nord ruinèrent leur commerce sur la Baltique. Vineta périt misérablement sous les coups des Danois, et ce qui reste de ce peuple en Allemagne, peut se comparer aux Péruviens échappés aux Espagnols. Est-il donc étonnant qu'après des siècles d'esclavage, avec l'exaspération profonde de ce peuple contre ces despotes et ces brigands qui se paraient du nom du Christ, leur caractère, si doux jadis, soit devenu cruel, dissimulé, et ait dégénéré en une indolence servile? Et cependant leur ancien caractère se laisse encore apercevoir, là surtout où ils jouissent de quelque degré de liberté[10].» (Ideen zur Philosophie der Menschheit, vol. IV, chap. IV.)

Les Allemands ont exercé sur les Slaves de la Baltique une oppression qui dépasse tout ce que cette race malheureuse eut à souffrir, au Sud, des Turcs, à l'Est, des Mongols. En effet, la conduite de ces infidèles à l'égard des Slaves conquis, fut pleine d'humanité si on la compare aux traitements que leur firent subir les Allemands baptisés (car je ne puis les appeler chrétiens). Les Mongols qui conquirent les provinces du Nord-Est de la Russie, sous les descendants du terrible Gengis-Khan, et qui sont la personnification des peuples sauvages et barbares, laissèrent aux chrétiens une liberté entière en religion. Ils exemptèrent même les membres du clergé et leurs familles de la capitation imposée aux autres habitants. Ils ne les privèrent point de leur territoire, et jamais ne leur prescrivirent l'oubli de leur langue nationale, de leurs mœurs et de leurs coutumes. Les Mahométans osmanlis, laissèrent aux Bulgares et aux Serbes subjugués, leur foi, leurs propriétés et leurs institutions locales et municipales. Au contraire, les chrétiens d'Allemagne, princes et évêques, se partagèrent les terres des Slaves qui, par provinces entières, furent exterminés ou réduits en servitude[11].

Les Turcs admirent les Slaves qui, par force ou par persuasion, avaient embrassé l'Islamisme (les Slaves de Bosnie), à tous les droits et priviléges dont ils jouissaient eux-mêmes; quelques-uns occupèrent les dignités les plus élevées de la Porte ottomane, et même celle de vizir, tandis que les Allemands étendirent leurs persécutions jusque sur les descendants chrétiens de leurs victimes. Ils furent réduits en esclavage, sans pouvoir rester dans les villages habités par les colons allemands établis sur leurs propres terres. Ils étaient exclus, en outre, des compagnies ou corporations de commerce.

Une loi, à Hambourg, établissait que quiconque aspirait au titre de bourgeois de cette ville, eût à prouver qu'il n'était pas d'origine slavonne. Beaucoup de documents officiels prouvent que les persécutions des conquérants allemands continuèrent long-temps après la soumission définitive et la conversion de cette race malheureuse[12]; un écrivain allemand rapporte que, long-temps après l'établissement de la religion chrétienne, un Slave, rencontré sur une grande route et qui ne pouvait justifier d'une façon satisfaisante son départ de son village, était exécuté sur place ou tué comme un vil animal[13]. Il ne faut donc pas s'étonner que la langue slave, qui s'étendait, à l'Ouest, jusqu'à la rivière Eyder, et au Sud, au-delà des rives de la Saale, ait disparu à la fin: ceux qui le parlaient, ont été, soit exterminés, soit entièrement dénationalisés et changés en Allemands[14].

En rappelant cet assassinat d'une nation par l'autre, je n'ai pas écouté les accusations intentées par le parti opprimé. Les plaintes de la victime se sont perdues dans la suite des temps, et les Slaves de la Baltique n'ont pas eu, comme les Mexicains, un Ixtlilxochilt, comme les Péruviens, un Garcilasso de la Vega, pour dénoncer à la postérité les griefs de leur nation. C'est des oppresseurs eux-mêmes, qu'est parti le premier témoignage contre les cruautés de leurs compatriotes, et il faut le dire à l'honneur de l'humanité, il s'est trouvé, parmi les Allemands, des gens vertueux, de véritables prêtres du Christ, qui élevèrent une voix courageuse contre la conduite barbare et inhumaine des princes et des nobles; car, sous le prétexte de convertir les Slaves idolâtres à la religion chrétienne, ils leur faisaient éprouver une oppression plus cruelle que les persécutions exercées par des païens.

On dira peut-être, à quoi bon ranimer le souvenir d'anciennes cruautés qu'il vaut mieux ensevelir dans l'oubli du passé? Sans doute; mais malheureusement le contraire a lieu. Depuis quelques années, une lutte s'est établie entre les écrivains slaves et allemands; et tous, dans leur polémique, donnent une grande importance à l'histoire de leurs mutuelles relations. Mais, ce qui est le plus regrettable, les animosités nationales entre les deux races ne se sont pas bornées aux écrits des historiens: elles ont été entretenues par les pamphlets, les journaux, et ont même abouti à des collisions, comme à Posen et à Prague. Cette malheureuse disposition se développe avec une très grande force, et l'on peut craindre qu'elle ne produise de tristes résultats pour les deux races humaines et pour l'humanité en général; on n'a donc nullement le droit, suivant moi, de présenter, sous des couleurs favorables, une injustice qui est un fait: il vaut mieux l'exposer devant le tribunal de l'opinion publique en Europe, qui trouvera, peut-être, quelques moyens de remédier, avant qu'il soit trop tard, aux conséquences, autrement inévitables, de ce déplorable état de choses. Il est d'ailleurs impossible de comprendre nettement tout l'effet des doctrines religieuses sur le caractère national des Slaves. La propagation de ces doctrines parmi cette même nation, concorde avec les causes de son succès et de sa chute.

Je désire surtout que les protestants étrangers, acquièrent une connaissance parfaite des causes et des effets auxquels je fais allusion; eux seuls, en effet, pourront se former une juste idée de l'histoire religieuse des Slaves et du mouvement religieux qui, sans aucun doute, suivra le mouvement politique qui agite aujourd'hui cette nation avec une force sans cesse croissante.

Mais, avant de décrire la conversion des nations slaves à la religion de l'Évangile, je ferai une espèce de tableau de leur idolâtrie, de leurs mœurs, coutumes, de l'état de leur civilisation sous le paganisme. La condition sociale et morale d'un peuple a toujours une grande influence sur ses révolutions religieuses.

«Les Slaves, dit Procope[15], honorent un Dieu, maître du tonnerre; ils le reconnaissent pour le seul Dieu de l'univers, et lui offrent des animaux et différentes sortes de victimes. Ils ne croient pas que le destin ait aucun pouvoir sur les mortels. Sont-ils en danger de périr par la maladie ou le fer de l'ennemi, ils font vœu à Dieu de lui offrir des sacrifices s'ils échappent à la mort. Ils honorent encore les fleuves, les nymphes, et quelques autres divinités; ils leur offrent des sacrifices et font en même temps des pratiques de divination.» Ce tableau de la religion slavonne s'accorde avec le récit de Nestor; il raconte que la principale divinité des Slaves, adorée à Kioff, à Novgorod et ailleurs, était Péroun, ou le tonnerre. Cette idole était en bois, avec une tête d'argent et des moustaches d'or. Le même auteur cite les noms d'autres divinités, mais sans décrire leurs attributs[16].

Les détails que les chroniqueurs bohêmes et polonais donnent sur les anciennes divinités de leur pays, laissent beaucoup à désirer. Ce sont des traditions recueillies long-temps après la disparition de l'idolâtrie; et leur tentative de les accorder avec la mythologie grecque et romaine, donne à penser que leur imagination a souvent suppléé au manque de connaissances précises sur ce sujet. Les seules divinités que l'on puisse affirmer avoir été adorées dans la patrie primitive des Slaves, c'est-à-dire la Pologne et la Russie, sont celles dont le souvenir se conserve encore, en partie, dans les chants populaires, les fêtes et les superstitions de ces contrées. Les principales de ces divinités sont: Lada[17], que l'on croit la déesse des plaisirs et de l'amour; Kupala, le dieu des fruits de la terre; et Koleda, le dieu des fêtes. Le nom de Lada, dans certaines parties de la Russie, reparaît dans des chants et des danses qui ne reviennent qu'à certaines saisons de l'année. La fête de Kupala se célèbre, le 23 juin, par des feux de joie autour desquels le peuple danse. Ce dieu a ainsi survécu à l'extinction de l'idolâtrie nationale, et son culte se perpétue en un certain degré dans plusieurs parties de la Pologne et de la Russie; la jeunesse des villages danse autour de feux allumés, le soir avant la Saint-Jean-Baptiste (23 juin): elle donne à ce saint le nom de Jean Kupala[18]. La fête de Koleda a lieu le 24 décembre, et il est à remarquer qu'en Pologne et dans plusieurs autres parties de la Russie, ce nom remplace celui de fête de Noël: on s'en sert encore pour plusieurs cérémonies pratiquées en ce jour.

Quant au culte des nymphes des rivières, dont parle Procope, on peut en retrouver des traces de nos jours. La croyance aux fées et aux autres êtres fantastiques qui habitent les bois, l'eau et l'air, est encore vivace chez les paysans de plusieurs contrées slaves, et s'est conservée dans de nombreuses traditions populaires, dans des chants et des pratiques superstitieuses. Tous ces restes de la mythologie slavonne ont été recueillis avec un soin particulier, et les travaux de quelques savants slaves ont jeté une vive lumière sur cette question. Toutefois, les seules données certaines que nous ayons, sont ce que rapportent, sur les Slaves de la Baltique, des auteurs européens, voisins de ces peuples et témoins oculaires (du moins quelques-uns) de ce qu'ils décrivent. Un hasard heureux a même conservé jusqu'à nos jours les objets qu'adoraient les Slaves[19]. Je donnerai donc sur l'idolâtrie slave, des détails que l'on peut admettre comme positifs.

La divinité la plus célèbre des Slavons de la Baltique était Sviantovit ou Sviantovid[20], dont le temple et l'idole étaient à Arkona, capitale de l'île de Rugen. En 1168, Waldemar, premier roi de Danemarck, détruisit ce dernier vestige de l'idolâtrie slave. Un historien danois contemporain, Saxo Grammaticus, qui, probablement, assistait à l'expédition[21], donne les détails suivants sur Sviantovit et son culte:

«Au milieu de la ville, sur un terrain aplani, s'élevait un temple, construit artistement en bois. Sa magnificence et la sainteté de l'idole qu'il renfermait, l'avaient mis en grande vénération.

»Les murs intérieurs de l'édifice étaient d'un travail achevé, et couverts des images de divers objets, peintes d'une manière grossière et imparfaite. Il n'y avait qu'une seule entrée; le temple lui-même avait une double enceinte. L'enceinte extérieure consistait en une muraille surmontée d'un toit peint en rouge. La partie intérieure, surmontée par quatre poteaux, avait, au lieu de murailles, des tentures de tapisserie. Le même toit les abritait toutes deux. L'idole placée dans cet édifice, dépassait de beaucoup la taille humaine. Elle avait quatre têtes et autant de cous, deux poitrines et deux dos, tournés de côtés différents. La barbe était soigneusement peignée, et la chevelure rasée de près. Dans la main droite, elle tenait une corne faite de plusieurs métaux; et, chaque année, le prêtre chargé du culte de cette idole, la remplissait de vin[22]. Le bras gauche de la divinité était courbé, sur le côté, dans la forme d'un arc; son vêtement descendait jusqu'aux jambes, et celles-ci étaient formées de différentes sortes de bois si bien jointes, qu'un examen attentif pouvait seul découvrir les pièces du rapport. Les pieds posaient sur le sol, où ils étaient même enfoncés. Non loin de l'idole, étaient rangés avec art, son épée, sa bride et les autres objets qui lui appartenaient; parmi eux brillait surtout son épée, d'une grandeur démesurée, avec une poignée d'argent et un fourreau d'un travail merveilleux. Voici quelles étaient les cérémonies de son culte solennel:—Tous les ans, après la moisson, la population s'assemblait devant le temple; on y immolait des bestiaux, et on faisait un repas solennel, considéré comme une cérémonie religieuse.

»Le prêtre qui, contrairement à l'usage du pays, se faisait reconnaître à la longueur de sa chevelure et de sa barbe, nettoyait d'abord, au commencement de la cérémonie, l'intérieur du temple, où seul il avait accès. En accomplissant cette tâche, il retenait avec soin sa respiration, pour ne pas souiller la présence de la divinité par l'impureté d'une haleine mortelle. Il sortait du temple toutes les fois qu'il voulait respirer. Le jour suivant, lorsque le peuple était réuni devant les portes du temple, le prêtre apportait la corne qu'il avait prise aux mains de l'idole, et augurait du bonheur de l'année suivante d'après son contenu. Si la liqueur avait baissé, il prédisait la disette, sinon l'abondance. Il ordonnait alors d'épargner les provisions, ou bien d'en être prodigue. Il renversait ensuite le contenu de la corne aux pieds de l'idole, sous forme de libation, et le remplaçait par du vin nouveau; puis il adressait à sa divinité des prières pour lui-même, pour le salut de la contrée et de ses habitants, pour l'accroissement de leurs biens, pour la défaite des ennemis, et vidait la corne tout d'un trait. Après l'avoir remplie de nouveau, il la replaçait dans la main droite de l'idole. Un épais gâteau rond, fait avec du miel, lui était aussi offert par le prêtre. Celui-ci plaçait le gâteau entre lui-même et le peuple, et demandait aux assistants s'ils pouvaient le voir par dessus. S'ils répondaient oui, il les invitait à se munir, pour l'année suivante, d'un gâteau capable de le dérober à leur vue. Il finissait par bénir le peuple, au nom de l'idole, et par l'exhorter à témoigner sa ferveur par des sacrifices fréquents, promettant, en récompense, la victoire sur terre et sur mer. Le reste du jour était consacré à des festins, et l'assemblée consommait les offrandes faites au dieu. Dans cette fête, l'intempérance était un acte de piété, la sobriété un péché. Chaque année, hommes et femmes donnaient une pièce d'argent pour l'entretien et le culte de l'idole. Le tiers des dépouilles prises sur l'ennemi lui était consacré; on les devait à son appui. Le même dieu avait 300 chevaux, autant de soldats, qui faisaient la guerre en son nom. Tout leur butin revenait au prêtre de l'idole; il l'employait à décorer l'intérieur du temple, et l'enfermait sous clef dans des salles secrètes, où une immense quantité d'argent et de magnifiques vêtements, pourris par le temps, étaient amoncelés. Il y avait aussi un nombre considérable d'offrandes faites par ceux qui désiraient se concilier la faveur du dieu. La Slavonie[23] n'était pas la seule à offrir de l'argent à cette idole: tous les rois voisins lui envoyaient des présents, sans penser au sacrilége dont ils se rendaient coupables. Ainsi, entre autres, Suénon, roi de Danemarck[24], envoya au dieu, pour se le rendre favorable, une coupe d'un travail achevé, préférant à sa religion une religion étrangère. Il fut puni de ce sacrilége par une mort violente et misérable. Le même dieu avait d'autres temples dans différents endroits, sous la direction de prêtres d'un rang égal, mais d'un pouvoir moins étendu. Il avait encore un cheval blanc, réservé exclusivement pour lui. C'était un péché d'arracher un crin de sa crinière et de sa queue; le prêtre seul pouvait lui donner de la nourriture et le monter.

»Sviantovit (c'est le nom de l'idole) combattait sur ce cheval contre les ennemis de son culte, suivant la croyance des Rugiens. Ce qui avait donné lieu à cette croyance, c'est que souvent, le matin, on trouvait dans l'écurie, le cheval du dieu couvert d'écume et de sueur, comme s'il avait pris un exercice violent et voyagé durant la nuit. On essayait de prévoir l'avenir au moyen de ce cheval, de la manière suivante:—Avait-on résolu de porter la guerre quelque part, on plaçait à terre, devant le temple, trois rangées d'épieux, et le prêtre, après avoir accompli les prières solennelles, les faisait franchir au cheval. Si, en passant par dessus les épieux, il levait d'abord le pied droit, les présages étaient favorables; s'il levait le pied gauche, ou tous les deux à la fois, les présages étaient contraires et l'expédition était alors abandonnée.»

Suivant le même auteur, Sviantovit avait un étendard qui donnait à ceux qui le suivaient le privilége de faire tout ce qu'ils voudraient. Ils pouvaient piller impunément, même les temples des Dieux, commettre toutes sortes de violences, sans qu'on les leur imputât à crimes.

Waldemar, roi de Danemarck et conquérant de Rugen, fit mettre en pièces cette idole si célèbre. Les morceaux servirent à cuire des aliments: circonstance qui contribua beaucoup à détruire la croyance à cette divinité.

Les détails de ce culte, et la description de ce temple le plus célèbre parmi les Slaves, nous ont été conservés par un auteur contemporain; ils sont authentiques, selon moi, et nous donnent une idée exacte de l'idolâtrie slave. Cette religion se perpétua encore sur les bords de la Baltique, trois siècles après la conversion des autres nations slaves au christianisme.

D'autres tableaux de la même idolâtrie se retrouvent chez différents écrivains allemands qui vivaient dans le voisinage des Slaves de la Baltique: quelques-uns même les connaissaient particulièrement. Toutefois les limites de cet ouvrage ne me permettent pas d'entrer dans de longs détails, et je terminerai par le passage suivant d'Helmold, prêtre allemand du Holstein, qui avait eu des rapports personnels avec les Slaves idolâtres.

«Les Slaves, dit-il, ont différentes sortes d'idolâtrie, et ne s'accordent pas entre eux dans leurs rites superstitieux. Quelques-unes de leurs idoles ont des figures bizarres, comme l'idole de Plunen (Plon, dans le Holstein), appelée Podaga. Plusieurs dieux sont censés habiter dans les bois, et n'ont pas d'images pour les représenter, tandis que d'autres ont trois têtes et même plus. Par dessus tant de dieux auxquels ils attribuent la protection de leurs champs et de leurs forêts, et même le pouvoir de dispenser les peines et les plaisirs, ils placent dans le ciel un Dieu qui commande à tous les autres, mais ne s'occupe que des choses célestes. Tous les dieux sont issus de son sang, et sont plus puissants les uns que les autres, selon qu'ils tiennent de plus près au grand dieu qui leur assigne leurs différents emplois.» (Chronicon Slavorum, livre I, ch. XXIII.) La théogonie slave ressemble à celle de la Grèce; dans les deux, les dieux et les demi-dieux sont issus de la divinité suprême et obéissent à ses commandements. Toutefois, ce n'est pas ici le lieu de chercher les rapports de la mythologie slavonne avec la mythologie classique ou indienne, et je dois passer à la description de l'état moral de la race qui croyait à cette mythologie.

Tous les auteurs qui ont observé les Slaves sur les bords du Danube et les rivages de la Baltique, rendent un témoignage favorable de leur caractère national. «Ils ne sont enclins ni à l'injustice ni à la fraude», dit Procope; et l'empereur Maurice rapporte qu'ils ne retenaient pas leurs prisonniers, comme les autres nations, dans un perpétuel esclavage; ils leur permettaient, après un certain temps, de retourner dans leur patrie en payant une rançon, ou de rester parmi eux, libres et bien traités[25]. La vertu principale des Slaves est l'hospitalité; sous ce rapport, ils l'emportent sur toute autre nation. Les empereurs Maurice et Léon le philosophe[26], rapportent que les Slaves accueillaient les voyageurs avec la plus grande bienveillance. Ils les conduisaient dans d'autres villes, pourvoyaient à tous leurs besoins, les confiaient même en garde à quelques-uns de leurs compatriotes qui répondaient de leur sûreté à la personne qui les avait amenés. S'il arrivait quelque mal à l'étranger, malgré la vigilance de son hôte, celui-ci était puni par ses voisins ou par ceux qui lui avaient confié le voyageur. L'hospitalité que les Byzantins vantent dans les Slaves du Sud, était en égal honneur chez les Slaves de la Baltique. Adam de Brême dit[27], qu'aucune nation ne les surpassa en douceur de mœurs, en hospitalité et en obligeance. Helmold, qui les avait visités lui-même en compagnie de l'évêque d'Oldembourg, à l'époque de leur exaspération contre les chrétiens leurs voisins, en fait le plus grand éloge. Il dit avoir appris par expérience ce qu'il savait déjà par ouï dire, que les Slaves sont le peuple le plus hospitalier. Si l'un d'eux, ce qui était bien rare, était convaincu d'avoir éconduit un étranger ou de lui avoir refusé l'hospitalité, on avait le droit d'incendier sa maison et ses biens, tous le traitaient d'infâme, de scélérat qui méritait la réprobation universelle. Le biographe de saint Othon dit que les Poméraniens tiennent toujours leurs tables chargées de viandes et de boissons[28], afin que le maître de la maison puisse les offrir à ses hôtes et aux étrangers à tous les moments de la journée. Le même auteur ajoute ce qui suit sur la probité des Slaves. «Il règne parmi eux une telle confiance, dit-il, ils sont si peu enclins au vol et à la fraude, que jamais ils ne ferment ni leurs coffres ni leurs caisses. Ils ne connaissent ni clefs ni verroux, et grand est leur étonnement de voir fermés les coffres et les malles de l'évêque. Ils placent leur linge, leur argent, leurs objets précieux dans des caisses et des tonneaux simplement recouverts; ils ne craignent pas le vol, ils ne savent ce que c'est.» Mais la particularité la plus curieuse que cet auteur rapporte sur les Slaves de Poméranie, c'est qu'ils reprochaient au Christianisme son immoralité et surtout le vol et le brigandage qui dominaient chez les chrétiens, ils blâmaient aussi les cruautés qu'ils exerçaient les uns sur les autres[29].

Les Byzantins et d'autres auteurs de l'Occident ont beaucoup vanté la chasteté et la fidélité conjugale des femmes slaves. L'empereur Maurice[30] dit qu'elles sont des épouses dévouées et que souvent elles s'immolaient sur le cadavre de leurs maris.

L'Anglo-Saxon saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, parle des Slaves dans une lettre adressée à son compatriote Ethelbald, roi de Mercie, qu'on accusait de mœurs désordonnées[31]. «Cette nation, la plus détestable de toutes, comme il l'appelle à cause de son idolâtrie, a, dit-il, un tel respect pour la fidélité conjugale, que les femmes se tuent à la mort de leurs maris, et tous vantent à l'envi leur dévouement.» Il paraît que les femmes slaves partageaient avec leurs maris les difficultés des expéditions et même les dangers du combat. Quand les Avares, en 625, firent une tentative infructueuse contre Constantinople, beaucoup de Slaves qui avaient pris part à l'expédition y périrent, et les Grecs trouvèrent, après leur retraite, beaucoup de femmes parmi les morts[32].

Voici comme Helmold, que j'ai déjà cité, parle de leurs liens et de leurs affections de famille[33]: «L'hospitalité et l'amour des parents sont aux yeux des Slaves les premières vertus. On ne trouve chez eux ni pauvre ni mendiant; car, lorsque quelqu'un, soit par faiblesse, soit par l'effet de l'âge, ne peut plus pourvoir à ses besoins, ses parents le recueillent avec empressement.»

J'ai cité l'expression de Herder, où il dit que les Slaves menaient une vie joyeuse et embellie par la musique: l'anecdote suivante, rapportée par les écrivains byzantins, prouve quel amour les Slaves avaient pour la musique et dans quelle paix ils vivaient lorsque leurs voisins les laissaient en repos.

«En 890, pendant la guerre contre les Avares, les Grecs firent prisonniers trois étrangers qui, au lieu d'armes, portaient des cistres. L'empereur leur demanda qui ils étaient. «Nous sommes Slaves, dirent-ils, et nous habitons à l'extrémité de l'Océan occidental (mer Baltique). Le khan des Avares a envoyé des présents à nos chefs et nous a demandé des troupes pour combattre les Grecs. Nos chefs ont reçu les présents, mais nous ont envoyés au khan des Avares répondre que notre éloignement nous empêche de lui porter secours. Nous avons été nous-mêmes quinze mois en chemin. Le khan, plein d'égards pour notre caractère sacré d'ambassadeurs, nous a laissé retourner dans nos foyers. Nous avons entendu parler des richesses et de la bienveillance des Grecs, et nous avons saisi cette favorable occasion de pénétrer en Thrace. Nous ne connaissons pas l'usage des armes, nous ne jouons que du cistre. Chez nous, il n'y a pas de fer: nous menons une vie calme et pacifique sans avoir de guerre, et nous consacrant uniquement à la musique.»

L'empereur admira le caractère paisible de ce peuple, la haute et vigoureuse stature de ces étrangers; il les accueillit avec bienveillance et leur fournit les moyens de regagner leur patrie. (Stritter, Memoriæ populorum, vol. II, p. 53, 54). Cette anecdote nous fait croire que les récits rapportés par les anciens sur la félicité et l'innocence des Hyperboréens, ne sont pas si dénués de fondements qu'on le croit généralement. J'ai déjà cité le passage de Herder où il décrit l'état avancé du commerce et de l'industrie chez les Slaves, et je n'ai pas besoin de répéter les témoignages variés des écrivains contemporains, sur lesquels il a appuyé le tableau qu'il en trace.

Telle était la condition morale d'un peuple que les Allemands ont exterminé ou réduit en esclavage. Il ne faudrait pas croire cependant que les Slavons, pour être aussi industrieux, aussi pacifiques que les Péruviens, fussent aussi peu propres que ce peuple à la guerre. Il est très vrai, comme Herder l'a observé, qu'ils payaient d'eux-mêmes un tribut pour avoir le droit d'habiter en paix leur patrie. Cependant, quand les circonstances les contraignaient à la guerre, ils devenaient terribles pour leurs oppresseurs. Dans les combats, ils déployaient un courage, une adresse, une constance dans les souffrances et les fatigues, qui rappelle les indomptables Indiens de l'Amérique septentrionale, plutôt que les Péruviens si soumis. Les écrivains byzantins qui connaissaient les Slaves par leurs observations personnelles, racontent qu'ils marchaient au combat sans tuniques et sans manteaux, et n'ayant qu'une sorte de caleçon pour couvrir leur nudité. Ils n'avaient point d'armures, ils ne portaient que des épieux, quelques-uns seulement y joignaient des boucliers. Ils se servaient d'arcs et de flèches courtes, trempées dans un poison violent. Ils combattaient toujours à pied, et étaient très habiles à se défendre dans les défilés, dans les bois, et dans tous les lieux d'un difficile accès. Par des manœuvres adroites, ils savaient attirer l'ennemi dans des embuscades en simulant la retraite. Ils étaient des plongeurs expérimentés et pouvaient rester sous l'eau plus long-temps que personne, en recevant l'air au moyen de longs roseaux qui s'élevaient au-dessus de l'eau.

Ils étaient très adroits à surprendre leurs ennemis dans des rencontres particulières, et Procope en cite un exemple curieux: Bélisaire assiégeait la place de Terracine, en Italie, et désirait vivement s'emparer de quelque assiégé. Dans son armée se trouvaient beaucoup de Slaves, qui, chez eux, sur le Danube, s'exerçaient à faire des prisonniers en se cachant sous les pierres et parmi les broussailles: Bélisaire offrit une riche récompense à celui qui lui ramènerait tout vif un Goth assiégé. À un certain endroit, près des remparts, les Goths venaient d'ordinaire couper de l'herbe. Un jour, dès le matin, un Slave s'y traîna en rampant parmi les hautes herbes et s'y blottit. Un Goth sort de la ville, et s'avance sans soupçonner le danger dont il s'approche, et tout occupé à surveiller les mouvements du camp ennemi. Tout-à-coup le Slave s'élance de sa cachette, saisit le Goth par derrière et comprime ses mouvements avec tant de vigueur, que celui-ci ne put faire de résistance et se laissa emporter jusqu'au camp[34].

Les Slaves se rapprochaient encore des Indiens de l'Amérique septentrionale, par leur constance à supporter les tortures que leur faisaient subir leurs ennemis, pour apprendre le nombre et la position de leur armée. Ils se laissaient mourir dans les tourments les plus cruels, sans répondre à une seule question et sans faire entendre une seule plainte[35].

Les exploits militaires des Slaves ne se bornent pas à ces faits individuels qui demandent plus d'adresse que de valeur. On en trouve la preuve dans les invasions que les Slaves firent à travers l'Empire grec. Ils étendirent leurs dévastations de la mer Noire à la mer Ionienne, défirent souvent les Grecs, surtout à Andrinople en 551, et pénétrèrent jusqu'aux portes de Thessalonique et de Constantinople. Cependant ils furent quelques temps soumis à la nation des Avares d'Asie; ils combattirent avec valeur à l'avant-garde de leurs conquérants, et firent voir leur courage à l'attaque de Constantinople en 626, qu'ils faillirent emporter d'assaut[36].

Le territoire que les Slaves conquirent sur l'Empire grec, et qu'ils occupent encore, s'étend jusqu'aux environs d'Andrinople. Pendant deux siècles et même plus, ils furent maîtres presque de toute la Morée[37]. Au Nord, ils défendirent trois cents ans leur indépendance et l'idolâtrie de leurs pères contre le Danemarck, l'Allemagne, et à l'occasion, contre leurs frères convertis de Pologne.

Malgré les changements qu'ont fait subir au génie de la nation slave l'influence du temps, la forme du gouvernement, la religion, le climat et les autres circonstances, il n'a subi aucune altération dans ses caractères essentiels; j'ai donné tous ces détails, parce qu'ils nous apprennent à apprécier les causes qui ont eu de l'influence sur l'histoire politique et religieuse des Slaves. Ils nous montrent encore ce que nous pouvons craindre et espérer du mouvement qui agite aujourd'hui cette race d'une manière si puissante.

Le caractère doux et pacifique de la race slave, la rendait particulièrement propre à recevoir la doctrine de l'Évangile. Aussi le Christianisme fit parmi elle de rapides progrès, quand il fut prêché dans la langue nationale et par des missionnaires qui ne souillaient pas leurs travaux évangéliques par des vues d'intérêt tout personnel. Mais on résista au Christianisme jusqu'à la mort, toutes les fois qu'il devint un instrument politique et qu'il changea les sublimes préceptes de l'Évangile, la douceur, la patience et l'humilité, en doctrines viles de soumission absolue au joug abhorré des envahisseurs. Ce fut malheureusement ce qui arriva aux Slavons de la Baltique. Leur conversion par les Allemands équivalut à leur destruction. Les quelques mots de Herder que j'ai déjà cités, le rappellent d'une manière bien plus véridique. «Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage dans toutes les provinces, et les nobles et les évêques se partagèrent leurs dépouilles[38].»

Il en fut autrement chez les Slaves du Sud, là l'Évangile fut prêché dans la langue nationale et ne devint pas un moyen d'acquérir la richesse et le pouvoir.

Les progrès du Christianisme chez les Slaves doivent dater de leurs rapports avec les Grecs. Car, malgré les hostilités qui séparèrent de bonne heure les deux nations, il y eut entre elles des relations actives de commerce. Beaucoup de Slaves entrèrent au service des empereurs grecs, et quelques-uns, au VIe et au VIIe siècle, occupèrent des positions très élevées[39].

Les Croates et les Serviens, appelés par l'empereur Héraclius, descendirent du nord des monts Carpathes et s'établirent dans le pays qu'ils occupent aujourd'hui. Ils furent les premiers Slaves chez qui le Christianisme devint la religion dominante. Le roi de Bulgarie[40] se convertit en 861, et c'est dans ce pays que s'établit d'abord l'Église chrétienne slave, par la traduction des Écritures. L'établissement de cette Église s'accomplit dans la Grande-Moravie.

Il ne faut pas confondre le royaume de la Grande-Moravie, avec la province d'Autriche qui porte aujourd'hui ce nom. C'était un État puissant, qui s'étendait des frontières de la Bavière à la rivière Drina en Hongrie, et des bords du Danube et des Alpes, au Nord, au-delà des monts Carpathes, jusqu'à la rivière Stryi dans le Sud de la Pologne, et à l'Ouest jusqu'à Magdebourg. Sa période de grandeur politique fut de peu de durée, mais son influence intellectuelle fut prédominante durant cette courte période et a laissé des traces qu'on retrouve encore de nos jours. La traduction des Écritures et de la liturgie grecque en langue slave, qui s'accomplit dans la Grande-Moravie, est encore usitée par tous les Slaves qui suivent cette Église, et même par une partie de ceux qui ont reconnu la suprématie du pape. Je donnerai donc quelques détails sur ce sujet.

La Moravie tomba, comme les autres nations slaves, sous l'influence de Charlemagne, et le reconnut, ainsi que Louis le Débonnaire son fils, pour son suzerain. La Moravie recouvra son indépendance en 873 sous Sviatopluk ou Sviatopolk, courageux soldat et gouverneur habile. Ce fut sous le règne de Charlemagne que des missionnaires occidentaux y introduisirent le Christianisme. On y érigea des évêchés sous la juridiction de l'archevêque de Passau et sous celle de l'évêque de Salzbourg. Mais la conversion du peuple accomplie par des prêtres étrangers, peu versés dans la langue du pays, ne fut que nominale. Aussi le prince morave Rostislav, prédécesseur de Sviatopluk, demanda-t-il en 863 à l'empereur grec Michel, de lui envoyer des hommes instruits qui connussent la langue slave. Ils devaient traduire les Écritures en slavon, et organiser le culte public selon les mœurs du pays. Laissons parler le plus ancien chroniqueur slave, Nestor, moine de Kioff.

«Les princes moraves, Rostislav, Sviatopolk et Kotzel, envoyèrent dire à l'empereur Michel: «Notre contrée a reçu le baptême, mais nous n'avons pas de prédicateurs éclairés pour nous instruire et nous traduire les livres sacrés; nous n'entendons ni le grec ni le latin. Les uns nous enseignent une chose, les autres une autre, nous ne pouvons donc comprendre ni le sens ni la portée des Écritures. Envoyez-nous des doctes pour nous expliquer les Écritures et nous en montrer le sens.»

»L'empereur Michel, après avoir entendu cette lettre, fit venir ses philosophes et leur montra le message des princes slaves; ceux-ci lui répondirent: «Il y a à Thessalonique un homme du nom de Léon. Ses deux fils connaissent tous deux la langue slave et sont tous deux des philosophes instruits.» L'empereur fit dire à Léon d'envoyer à la cour ses deux fils, Méthodius et Constantin. Ils vinrent, et Michel leur dit: «Les peuples slaves me demandent des savants pour leur traduire les Saintes-Écritures.» Sur l'ordre de l'empereur, ils allèrent trouver dans les pays des Slaves les princes Rostislav, Sviatopolk et Kotzel. À leur arrivée, ils composèrent un alphabet slavon et traduisirent les Évangiles et les actes des apôtres. Les Slaves furent dans la joie en entendant chanter la magnificence du Seigneur dans leur propre langue, lorsque les Grecs eurent traduit le psalmiste et les autres livres.» (Annales de Nestor, texte original, édition de Saint-Pétersbourg, 1767, pages 20, 23.)

Quelques savants slaves de distinction pensent que Méthodius et son frère Constantin, mieux connu sous le nom du moine Cyrille, ont commencé la traduction des Écritures en Bulgare et inventé alors l'alphabet slavon. Mais que l'invention de l'alphabet et la traduction des écritures aient été effectuées d'abord en Moravie ou y aient été apportées par Méthodius et Cyrille, c'est dans ce pays que les pieux travaux de ces saints hommes ont reçu leur plus entier développement, par la complète organisation du service divin dans la langue du pays.

Toutefois, il faut remarquer cette circonstance-ci. Quoique Cyrille et Méthodius aient établi le service divin en slavon, selon les rites de l'Église grecque, ils restèrent toujours sous l'obéissance du pape romain, et ne passèrent pas sous celle des patriarches de Constantinople. C'était précisément alors le commencement de ce grand débat qui se termina par la séparation complète des deux Églises. L'établissement du culte slave en Moravie, où le service latin avait été introduit, excita la colère du clergé allemand qui en dénonça les auteurs au pape Nicolas Ier. Le pape somma les deux frères de comparaître devait lui. Ceux-ci obéirent et surent si bien se justifier, que le pape Adrien Ier, successeur de Nicolas, confirma le mode de culte qu'ils avaient établi et créa Méthodius archevêque de Moravie. Cyrille refusa la dignité épiscopale qu'on lui offrait en même temps, entra au couvent, et y mourut peu après. De semblables accusations obligèrent Méthodius à reparaître à Rome en 879. Il obtint du pape Jean VIII, la confirmation de la liturgie slave, mais à condition qu'en emploierait en même temps le latin, et que celui-ci aurait la préséance sur la langue slave. Les hostilités contre la liturgie slave allèrent toujours en croissant, et après la mort de Méthodius, elles dégénérèrent en persécution violente. Des prêtres qui défendaient le culte de Dieu dans la langue nationale, furent chassés de leur patrie par l'influence allemande. L'État de Moravie fut détruit en 907 par les Magyars ou Hongrois idolâtres. Quand les conquérants furent convertis au Christianisme en 973, le service latin fut établi parmi eux, et la liturgie slavonne disparut. Elle subsista quelque temps en Bohême et en Pologne. J'aurai plus tard occasion de donner quelques détails sur ce sujet dans les chapitres relatifs à ces contrées.

Les caractères slavons inventés par Cyrille ne sont qu'une modification de l'alphabet grec, avec l'addition de quelques lettres empruntées aux alphabets orientaux, et qui ont pour but d'exprimer certains sons particuliers au slavon, mais étrangers à la langue grecque. Le synode provincial de Salone (en Dalmatie), en 1060, déclara cet alphabet slavon une invention diabolique et Méthodius un hérétique. Cependant, de nos jours encore, il continue à être en usage dans les livres de piété, chez tous les Slaves qui suivent la religion grecque, et même parmi quelques-uns de ceux qui reconnaissent la suprématie du pape.

Un autre alphabet slavon est en usage pour les cérémonies sacrées dans quelques églises de Dalmatie qui, fidèles au dogme et aux rites de l'Église catholique romaine, ont le privilége d'accomplir le service divin dans leur langue. Il est connu sous le nom d'alphabet glagolite, et son origine est attribuée à saint Jérôme, né en Dalmatie. Cette opinion ne soutient pas l'épreuve de la critique historique. Saint Jérome est mort en 420, bien avant l'établissement des Slaves dans sa patrie. C'est pourquoi Dobrowski, un des savants slaves les plus éminents, a-t-il supposé qu'après la prohibition de l'alphabet de Cyrille par le synode de Salone, en 1060, les caractères glagolites ont été inventés par quelques prêtres slaves de Dalmatie, qui, pour sauver la liturgie nationale, ont attribué ces caractères à saint Jérôme. Cette supposition, généralement admise depuis quelque temps, a été réfutée par Kopitar, conservateur de la bibliothèque impériale à Vienne, qui fait autant autorité que Dobrowski sur les questions slaves. Kopitar a établi, par la découverte d'un vieux manuscrit glagolite, que cet alphabet est au moins aussi ancien que celui de Cyrille, bien qu'on ne puisse déterminer l'époque de son origine[41].

Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves (traduit de l'anglais)

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