Читать книгу Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves (traduit de l'anglais) - Count Valerian Krasinski - Страница 5

CHAPITRE II.
BOHÊME.

Оглавление

Table des matières

Origine de ce nom, et premiers temps historiques. — Conversion au Christianisme. — Vaudois réfugiés dans ce pays. — Règne de l'empereur Charles VI. — Jean Huss. — Son caractère. — Il se met à la tête du parti national à l'Université de Prague. — Son triomphe sur le parti allemand. — Conséquences. — Influence des doctrines de Wicleff sur Jean Huss. — L'archevêque de Prague fait brûler les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. — Le pape cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. — Jean Huss commence à prêcher contre les indulgences du pape et est excommunié par le légat du Saint-Père. — Concile de Constance. — Arrivée de Jean Huss à Constance. — Son emprisonnement. — L'empereur s'oppose d'abord à la violation du sauf-conduit qu'il a donné, mais les pères du concile lui persuadent d'abandonner Jean Huss. — Procès et défense de ce dernier. — Sa condamnation. — Son supplice. — Procès et supplice de Jérôme de Prague.

La Bohême, quoique relativement d'une médiocre étendue, occupe une des premières places dans l'histoire religieuse de l'Europe. Par sa position géographique, qui entame en forme de coin le corps germanique, par le vif esprit de nationalité qui anime sa population slave et que des siècles d'oppression n'ont pu détruire, cette nation mérite un intérêt particulier de tous ceux que le progrès de l'humanité ne trouve pas indifférents. Nulle part, peut-être, l'influence des opinions religieuses sur le développement national, et vice versà, n'apparaît avec autant d'éclat que dans l'histoire de ce pays, petit par son étendue, mais grand par ce qu'il a fait. Nulle part on ne voit d'une manière aussi évidente qu'en Bohême, les avantages de la liberté religieuse et les tristes conséquences de sa suppression.

Le nom de Bohême tire son origine de la nation celtique des Boïens, qui occupaient ce pays au commencement de notre ère, d'où le nom de Boïohemum (maison ou pays des Boïens) est venu; il s'est changé en Bohême, et est encore usité par l'Europe occidentale, mais non par les habitants slaves du pays. La population teutonique des Marcomans occupa ensuite la Bohême. Cette nation disparut au Ve siècle, après s'être réunie aux Goths, aux Alains et aux autres nations, dans leur passage du nord-est de l'Europe au sud-ouest. Derrière eux, les populations slaves des Tchekhs occupèrent les terres abandonnées par eux durant cette émigration que j'ai rappelée dans le premier chapitre en citant les paroles de Herder. Cette nation s'est maintenue dans le pays, et reçoit de l'Europe occidentale le nom de Bohémiens, bien que dans sa langue elle conserve son ancien nom de Tchekhs, que lui donnent tous les autres peuples slaves. La royauté de Bohême se constitua d'une manière définitive sous Boleslav Ier (936-967) et s'adjoignit la province de Moravie sous Brzetislav (1037-1055). Les rois de Bohême tombèrent de bonne heure sous l'influence des empereurs allemands, reconnurent leur suzeraineté, et en reçurent la couronne royale à la fin du XIe siècle. Pendant le XIIIe siècle, elle acquit une grandeur extraordinaire, mais de courte durée, sous le roi Przemysl Ottokar, qui étendit sa domination jusqu'aux rives de l'Adriatique[42]. Ce royaume devint très florissant sous la dynastie de Luxembourg, et c'est dans cette période que prend place le mouvement politique et religieux si connu qu'a suscité Jean Huss.

Le Christianisme doit avoir pénétré en Bohême vers l'époque de Charlemagne, qui fit la guerre à ce pays et le contraignit à payer tribut. Il s'affranchit cependant de la suzeraineté des successeurs de Charlemagne, et se plaça sous la protection de Swiatopluk, roi de la Grande-Moravie, où, comme nous l'avons dit, les travaux apostoliques de Méthodius et de Cyrille avaient établi définitivement le Christianisme. Méthodius baptisa le roi de Bohême, Borivoy, et donna à la Bohême l'organisation religieuse qu'il avait fondée en Moravie. Après la destruction du royaume de Moravie, l'influence croissante de l'Allemagne sur la Bohême fit abandonner cette organisation religieuse, c'est-à-dire le culte accompli dans la langue nationale avec les rites et la discipline de l'Église grecque. On y substitua la liturgie latine et les pratique de l'Église romaine. En 1094, l'autorité ecclésiastique fit détruire le dernier asile de la vieille religion, le couvent bénédictin de Sazava, et anéantir les derniers livres slaves qui subsistaient encore[43].

Cependant, quoique interdites officiellement en Bohême, les Églises nationales doivent avoir continué en secret pendant de longues années, chez un peuple aussi attaché à tout ce qui est national. Quoi de plus naturel qu'il ait préféré le culte accompli dans sa langue à celui qui empruntait une langue inconnue[44]. Ces Églises ou congrégations n'étaient pas opposées aux dogmes fondamentaux de Rome ou à sa suprématie, la persécution changea leurs dispositions et leur appui fut assuré à tous ceux qui plus tard attaquèrent les dogmes. De l'aveu unanime des écrivains protestants et catholiques, les Vaudois persécutés en France trouvèrent un refuge en Bohême et en Pologne. D'après de Thou, le grand réformateur de Lyon, Pierre de Vaux lui-même, parcourut les contrées slaves et s'établit en Bohême. Le savant Perrin dit la même chose; Stranski[45], écrivain protestant de Bohême, s'exprime ainsi: «Les derniers restes de l'idolâtrie ou l'influence des Latins avaient profondément altéré le rituel grec. En 1176, de pieux personnages, disciples de Pierre de Vaux, chassés de France et d'Allemagne, vinrent se réfugier en Bohême et s'établirent dans les villes de Zatec et de Lani. Ils se joignirent à ceux qui suivaient l'Église grecque, et par leurs prédications réformèrent le culte qui s'était altéré.»

Un autre écrivain protestant, Francovitch, plus connu sous son nom d'emprunt Illyricus Flaccius, prétend avoir lu un récit des procédures suivies par l'Inquisition en Pologne et en Bohême, vers 1330. Elles établissent que des souscriptions furent recueillies dans ces deux pays, et envoyées aux Vaudois d'Italie, regardés comme des frères et des maîtres, et que plusieurs Bohémiens visitèrent cette secte pour y étudier la théologie. (Catalogus testium veritatis, cap. XV, p. 1505).

L'écrivain catholique romain Hagec, s'exprime ainsi:

«En 1341, des hérétiques appelés Grubenhaimer c'est-à-dire habitants des cavernes, rentrèrent en Bohême. Nous en avons parlé plus haut, à l'année 1176. Ils s'établirent dans les villes, surtout à Prague, où ils pouvaient mieux se cacher. Ils prêchaient dans quelques maisons, mais avec beaucoup de mystère. Quoique connus de plusieurs, on les toléra, à cause de la grande apparence de piété sous laquelle ils savaient cacher leur perversité.» (Histoire de Bohême, page 550.)

Æneas Sylvius, depuis le pape Pie II, prétend que les Hussites sont une ramification des Vaudois. Il est, en effet, très probable que cette doctrine s'était étendue au loin en Bohême, quand Jean Huss commença à prêcher contre Rome, et qu'elle contribua pour beaucoup aux progrès de ses réformes.

La dynastie nationale de Bohême, qui occupait le trône même avant l'introduction du Christianisme dans cette contrée, s'éteignit dans la ligne masculine, en 1306, avec Wenceslav II. La couronne de Bohême passa alors dans la maison de Luxembourg, par le mariage d'Élizabeth, fille du dernier roi de l'ancienne dynastie, avec Jean de Luxembourg, fils de l'empereur Henri VII.

Jean est célèbre par ses exploits militaires, et surtout par sa mort chevaleresque à la bataille de Crécy. On sait qu'il y combattit sans motifs politiques, et seulement par amour des aventures. Charles, son fils et son successeur, fut d'un caractère tout opposé. Élevé à l'Université de Prague, sous la direction des premiers savants de l'époque, il fut un des plus érudits de son temps, et, sauf Jacques Ier d'Angleterre, il n'a peut-être pas eu son pareil sur le trône. Son intelligence, cependant, était d'un ordre plus élevé que l'esprit de ce pédant couronné assis sur le trône d'Angleterre: il le fit voir dans ses écrits, et surtout dans ses actes. Il y a, certes, une grande différence entre la vie de Charles, écrite par lui-même, où il donne à son fils les préceptes d'une humilité chrétienne, et le Basilicon doron de Jacques, rempli d'absurdes idées sur le pouvoir royal. La différence des deux règnes est bien plus grande encore; celui de Jacques fut, au moins, insignifiant, celui de Charles est le règne le plus habile et le plus prospère qui ait rendu la Bohême heureuse.

Charles Ier de Bohême est plus connu de l'Europe occidentale sous le nom de Charles IV, empereur d'Allemagne. Il est, en outre, célèbre par sa bulle d'or, qui régla l'élection des empereurs. Il prit part encore aux affaires de Rome, durant la période si courte de liberté dont elle jouit sous le fameux tribun Cola de Rienzi.

À cette occasion, il eut une correspondance personnelle avec Pétrarque. Son règne, comme empereur, est compté parmi les règnes inactifs et insignifiants. Cependant, s'il se montra empereur inactif en Allemagne, il fut, sans contredit, un grand roi pour la Bohême. Il trouva ce pays épuisé par les guerres continuelles de son père. Celui-ci n'avait eu d'autre pensée que d'en tirer de l'or et des hommes pour ses expéditions fréquentes, sans grands scrupules sur les moyens qui lui procuraient ces ressources; aussi son règne avait-il engendré de grands abus de toute espèce.

Aussitôt après son avènement, Charles s'appliqua à réformer tous ces abus, et ses efforts honnêtes et persévérants pour améliorer l'état matériel, moral et intellectuel de son peuple, furent couronnés d'un brillant succès. Toutefois il n'apporta pas, dans ses réformes, la main violente d'un despote. Souvent, en effet, des mesures bonnes dans l'intention et même dans leurs résultats, abaissent le caractère de la nation en l'asservissant à son gouvernement, et affaiblissent ou même détruisent tous les germes de vertus viriles, car les sociétés sont soumises aux mêmes lois que les individus. Mais Charles respecta les libertés constitutionnelles du royaume, quoiqu'elles missent obstacle à quelques lois bienfaisantes qui devançaient leur époque. Par l'influence de son caractère, il réussit à réformer une grande partie des abus les plus criants qui s'étaient introduits dans l'ordre ecclésiastique et civil du royaume. Il réprima l'avidité de beaucoup de nobles; rétablit la sécurité publique par des édits sévères contre les perturbateurs de haut et bas étage; protégea le faible contre le fort; étendit, dans les villes, les franchises municipales qui avaient augmenté leur population, leur commerce et leur industrie, et fit fleurir l'agriculture. Il avait autant de soins pour le progrès intellectuel que pour la condition matérielle de ses sujets. En 1347, il fonda l'Université de Prague sur le modèle de celles de Bologne et de Paris, en remplit les chaires des savants les plus illustres, et la soutint de riches dotations. Les nobles efforts de ce roi pour éclairer ses sujets, montrent combien il devançait son siècle. Le premier, il sut trouver les véritables moyens d'améliorer l'état intellectuel d'un peuple, en favorisant le développement et la culture de sa langue et de sa littérature nationale. Charles s'y appliqua avec zèle par la protection qu'il donna aux auteurs qui écrivaient en bohémien. Cette circonstance eut la plus grande influence sur les progrès de la doctrine des Hussites. Dans d'autres contrées, la réforme religieuse servit au développement de la langue nationale par la traduction des Écritures, que les réformateurs répandaient parmi le peuple avec d'autres ouvrages écrits dans la langue usuelle. En Bohême, ce fut le développement de la langue et de la littérature nationales, qui fraya les voies à cette puissante révolution religieuse.

Charles, au dehors, avait maintenu soigneusement la paix avec ses voisins; au dedans, il avait assuré et affermi la tranquillité, en châtiant avec sévérité l'esprit turbulent de la noblesse. Ce repos ne put pas étouffer ce caractère martial des Bohémiens, dont ils avaient fait preuve si souvent, surtout sous le règne aventureux du roi précédent[46]. Charles rendit même la valeur de ses sujets plus utile, par l'organisation qu'il introduisit. Leur ardeur et leurs habitudes belliqueuses s'entretinrent encore par le service que beaucoup de Bohémiens prirent à l'étranger, lorsque la paix régnait chez eux.

Tel était l'état de la Bohême avant la terrible commotion qu'elle subit dans la première moitié du XVe siècle, et qui est connue sous le nom de guerre des Hussites. La Bohême était, en quelque sorte, prête à cette lutte effroyable contre les forces de l'Allemagne, augmentées des anathèmes de Rome et des croisades de l'Europe occidentale. Le pays était riche, éclairé, belliqueux: par dessus tout, le sentiment national s'était développé d'une manière extraordinaire. Ce fut là, selon moi, la source principale de l'énergie que les Bohémiens déployèrent dans la défense de leur indépendance politique et religieuse; énergie qui, je ne crains pas de le dire, n'a jamais été égalée dans l'histoire moderne.

L'étude de l'histoire nationale faite sur les monuments anciens, qui formaient naturellement une partie importante de la littérature, ne pouvait que retremper l'attachement des Slaves pour le culte de leur pays. Il faut y joindre l'influence des Vaudois, dont l'existence en Bohême durant cette période, c'est-à-dire au XIVe siècle, ne peut être mise en doute. Quelques années avant la prédication de Jean Huss, des prêtres pieux et instruits, tels que Stiekna, Milicz, Janova, etc., défendirent la communion sous les deux espèces, ce qui était l'essence de leur culte. Leurs efforts tendaient à la réforme des mœurs corrompues de leur temps, plutôt encore qu'ils ne marquaient une opposition décidée contre l'ordre ecclésiastique établi. Toutefois, en attirant l'attention des esprits sur les sujets religieux, ils préparaient les voies aux réformes de Jean Huss.

La vie, les opinions et le martyr du grand réformateur slave ont été racontés maintes et maintes fois, et surtout dans un ouvrage récent très répandu en Angleterre (Les Réformateurs avant la Réformation, par Émile Bonnechose, traduit du français par C. Mackenzie). Les limites étroites de cet ouvrage m'interdisent de longs détails sur ce sujet intéressant; en outre, je n'ai pas pour but de discuter au point de vue théologique les différentes croyances qui ont prévalu et prévalent encore parmi les races slaves. Je veux seulement déterminer l'influence que ces diverses croyances ont exercée sur la condition politique et intellectuelle de ces populations. J'insisterai donc sur les conséquences qu'entraînèrent les doctrines de Jean Huss, et je tracerai en quelques mots la vie et les travaux du grand réformateur slave.

Jean Huss naquit en 1369 dans un village appelé Hussinetz. Il tira son nom (qui signifie oie en bohémien) du lieu de sa naissance, circonstance à laquelle il fait souvent allusion dans ses lettres. Son origine était humble, mais il s'éleva par son savoir et ses vertus, que ne lui contestent pas ses ennemis en théologie, même les plus violents. Ainsi le jésuite Balbin dit de lui: «Il était plutôt subtil qu'éloquent; mais sa modestie, ses mœurs sévères, sa vie dure, sa conduite irréprochable, sa figure pâle et amaigrie, la douceur de ses habitudes, son affabilité pour les plus humbles, persuadaient plus qu'une éloquence accomplie.» Jean Huss se fit également remarquer à l'Université et dans l'Église. En 1393, il fut reçu bachelier et maître ès-arts, et, en 1401, doyen de la Faculté. En 1400, il devint confesseur de la reine, sur laquelle il exerça une grande influence. En 1403, il commença à prêcher dans la langue nationale, mais ne commença qu'en 1409 ses attaques contre l'Église établie. Une des grandes causes de sa popularité parmi ses concitoyens, fut son vif attachement pour son pays. Ses écrits latins sont connus de l'Europe occidentale, mais on sait moins qu'il fit faire de grands progrès à sa langue nationale, en fixant les règles de l'orthographe. Les règles qu'il établit étaient encore en usage il n'y a pas long-temps. Il dut aussi une bonne part de sa popularité aux modifications qu'il apporta dans la constitution de l'Université de Prague. Charles IV, comme nous l'avons dit, avait fondé en 1347 ce corps savant sur le modèle des Universités de Paris et de Bologne, en conservant leurs statuts et leurs usages. Selon ces statuts, les étrangers avaient dans toutes les affaires de l'Université un suffrage, et les nationaux trois. Mais, au début de cette Université, la première ouverte dans toute l'étendue de l'Empire germanique, il s'y rendit de toutes parts plus de maîtres ès-arts et de docteurs étrangers que de professeurs bohémiens; on donna donc trois voix aux étrangers, et on n'en réserva qu'une pour les autres. Cette disposition fit que la plupart des honneurs et des émoluments attachés à l'Université étaient aux mains des Allemands et non de ceux à qui l'Université appartenait.

Cette circonstance excitait chez les Bohémiens de la jalousie et du mauvais vouloir contre les Allemands. Jean Huss, avec son futur compagnon de martyre, Jérôme Zwickowicz, entreprit de changer cette injuste disposition. Voici ce qu'il dit à cette occasion: «Quand Charles IV, de glorieuse et chère mémoire, a fondé cette Université, il régla que, pendant un certain temps, les maîtres ès-arts allemands auraient dans l'élection du recteur et dans la nomination des autres officiers académiques, trois suffrages contre un dont jouiront les Bohémiens. Le motif de cette disposition était le petit nombre de nos compatriotes qui, à cette époque, avaient reçu les grades de docteur et de maître ès-arts. Aujourd'hui que, par la grâce de Dieu, beaucoup parmi nous ont reçu ces degrés, il est de toute justice que nous ayons trois suffrages, et que les Allemands n'en aient qu'un.» Des deux côtés, les débats furent très vifs; à la fin, l'influence de Jean Huss obtint du roi de Bohême Wenceslav le décret suivant: «Quoiqu'on doive aimer tout le monde également, la charité, cependant, pour être bien ordonnée, souffre des degrés. Aussi, considérant que la nation allemande ne fait pas partie de ce pays, et qu'elle s'est en outre, comme nous nous en sommes assurés, attribué trois suffrages dans tous les actes de l'Université de Prague, contre un que possède la nation bohémienne, la maîtresse légitime de cette contrée; considérant qu'il est contraire à la justice que des étrangers jouissent des priviléges de nos nationaux aux dépens de ces derniers, nous ordonnons par le présent acte, sous peine de notre déplaisir, que la nation bohémienne, sans aucun retard ni opposition, jouira du privilége des trois suffrages dans tous les conseils, jugements, élections et autres actes et dispositions académiques, de la même manière que les choses se passent à l'Université de Paris et dans celles de la Lombardie et de l'Italie.»

Les Allemands firent les efforts les plus grands pour conserver leurs priviléges, et, dans une réunion qui se tint avant la publication du décret qui précède, on décida, dit-on, que s'ils étaient privés de leurs droits, ils se retireraient en corps de Prague. Ceux qui résisteraient à cette décision seraient condamnés à perdre deux doigts. Ce trait caractéristique d'animosité nationale montre que les études intellectuelles ne font pas toujours cesser ces sentiments regrettables. Les évènements qui se sont passés depuis 1848 nous montrent une chose fort déplorable encore à penser. L'Allemagne moderne se vante de son grand développement intellectuel, et cependant il n'a en rien changé les sentiments qui animaient contre les Slaves les Allemands du XVe siècle. Peut-être les progrès de la civilisation ont-ils adouci l'expression de ces sentiments, mais au fond ils sont restés inaltérables. Il y a maintenant quatre ans, et, dans l'époque si féconde où nous vivons, quatre ans semblent être le quart d'un siècle, il y a quatre ans je dénonçais ce malheureux état de choses, et j'en indiquais les funestes conséquences; elles ne se sont que trop développées avec une rapidité effrayante[47]. Puisse le ciel, dans sa clémence, nous épargner pourtant les malheurs qui ensanglantèrent le XVe siècle.

L'édit publié, les Allemands exécutèrent leur résolution; sauf un petit nombre, ils quittèrent Prague et se retirèrent en Allemagne. Cette émigration paraît avoir été considérable[48]. C'est d'elle que datent l'Université de Leipsig et, bientôt après, d'autres établissements semblables. Aussi Jean Huss, comme le principal auteur de cette résolution, devint-il en Allemagne l'objet d'une haine universelle. La même cause le rendit populaire parmi ses compatriotes et l'objet de leur admiration; sa popularité surpassa même celle dont O'Connell jouit en Irlande dans ses plus beaux jours. Cette circonstance contribua plus que tout le reste à favoriser les progrès de ses doctrines en Bohême et dans tous les pays de langue slave. Elle explique aussi en grande partie pourquoi elles n'eurent aucun écho en Allemagne, où un siècle plus tard la réformation s'établissait si rapidement avec Luther.

Le fait que je viens de rappeler se passait en 1409. Aussitôt après, Jean Huss fut élu recteur de l'Université de Prague, et se mit à prêcher ouvertement des doctrines opposées à celles de Rome. La Bohême, comme je l'ai dit, était disposée à recevoir ses enseignements. La tradition de l'Église nationale, entretenue par les Vaudois réfugiés, le progrès des idées dû à l'Université de Prague, l'y avait préparée. À ces causes il faut en ajouter une autre très puissante, qui donna le branle au mouvement religieux. Je veux dire les doctrines de Wiclef ou Wicklyffe, le réformateur de l'Angleterre.

Malgré la distance qui sépare la Bohême de la Grande-Bretagne, et qui, surtout, avec les communications imparfaites du XVe siècle, formait une barrière infranchissable entre les deux pays, des circonstances particulières facilitèrent leurs rapports et apportèrent à Prague les doctrines du prêtre de Lutterworth. Richard II épousa la princesse Anne, fille de l'empereur Charles IV, dont j'ai rappelé plus haut le règne bienfaisant. Cette princesse emmena avec elle en Angleterre quelques serviteurs qui, après sa mort, rapportèrent en Bohême les écrits de Wiclef. Plusieurs Bohémiens fréquentèrent l'Université d'Oxford, si célèbre alors; Jérôme de Prague y resta, dit-on, quelque temps, se pénétra des opinions de Wiclef et en remporta les ouvrages à son retour. Deux lollards anglais, Jacques et Conrad de Canterbury, vinrent à Prague apporter à Jean Huss les ouvrages de Wiclef. Jean Huss les goûta peu d'abord, mais changea d'avis quand il connut mieux leur contenu.

D'après le même récit, ces Anglais demandèrent à Jean Huss la permission d'orner de peintures le vestibule de sa maison. Sur un des murs, ils représentèrent l'entrée du Christ à Jérusalem; sur l'autre, la procession pontificale avec toutes ses splendeurs et ses pompes. Jean Huss admira ces peintures; il en parla avec éloge, et beaucoup d'habitants de Prague vinrent les voir et firent des commentaires sur leur signification. Les opinions étaient divisées; les uns défendaient l'intention de ces peintures, les autres l'attaquaient. On conçoit facilement qu'à une époque où l'art de la peinture était encore inconnu, une attaque aussi audacieuse contre l'autorité révérée de Rome devait produire une vive sensation. Elle excita même une telle fermentation parmi les habitants de Prague, que les étrangers anglais furent obligés de quitter la ville. Ce fait attira l'attention du public sur les œuvres de Wiclef; elles circulèrent dès lors en Bohême, et même Sbinko, archevêque de Prague, en fit brûler un grand nombre publiquement en 1410. L'auteur qui rappelle le fait, ajoute que les livres qui périrent dans cet auto-da-fé étaient très bien écrits et magnifiquement reliés. On peut en conclure qu'ils étaient entre les mains de personnes considérables, et qu'ainsi ces opinions avaient pénétré dans les hautes classes de la société.

Huss traduisit quelques ouvrages de Wiclef, et les envoya aux nobles les plus distingués de Bohême et de Moravie. Ces ouvrages se répandirent encore en Pologne, où ils trouvèrent d'ardents admirateurs. Je remets à plus tard quelques détails particuliers sur ce sujet.

Tout ce qui précède montre que, lorsque Jean Huss se mit à prêcher ses doctrines, la Bohême était mûre pour une insurrection spirituelle contre l'autorité de Rome. Cependant, avec un autre chef que lui, cette insurrection aurait été partielle, et elle n'aurait pas eu ce caractère national auquel elle dut la rapidité de ses progrès et l'énergie que ses adhérents montrèrent dans la longue et déplorable lutte qui en fut la conséquence. Si Jean Huss s'était renfermé dans les discussions théologiques sans s'identifier à la cause nationale, ses succès se seraient bornés à quelques disciples, au lieu de s'étendre sur toute une nation. Cette remarque n'a pas échappé à Balbin, si sagace d'ordinaire dans ses observations; son cœur honnête bat d'amour pour sa nation, sous l'habit de jésuite qui le recouvre, et son jugement éclairé reste impartial malgré l'influence désolante de l'ordre auquel il appartenait. Cet écrivain éminent a fait de généreux efforts pour rassembler les monuments historiques et littéraires de la Bohême, que son ordre recherchait avec tant d'ardeur pour les détruire. Il a rendu un service immense à son pays par la profonde étude qu'il a faite de tout ce qui se rapporte à la doctrine des Hussites. Dévoué à l'Église catholique romaine, il condamne sévèrement les dogmes de ces réformateurs redoutables; il n'hésite jamais cependant à leur rendre justice dans l'occasion. Son impartialité est au-dessus de tout éloge, elle vient d'un pur amour de la vérité, et non de ce qu'on appelle une indifférence philosophique, où l'historien, n'ayant ni cœur, ni âme, ni foi à rien, n'est plus qu'une machine propre à peser les faits et les preuves.

Je demande excuse au lecteur pour m'être arrêté trop long-temps sur l'historien patriotique de la Bohême; mais, dans le cours de cet ouvrage, je n'aurai que trop souvent le droit de flétrir énergiquement la conduite du corps célèbre auquel Balbin appartenait, on peut donc me pardonner de m'arrêter un moment avec plaisir sur une de ces rares exceptions qui brillent de loin en loin dans la longue et obscure suite d'iniquités commises par cette société, et que nous rencontrons dans l'histoire de Bohême et dans l'histoire de ma patrie.

Revenons aux causes extraordinaires que Jean Huss exerça sur ses compatriotes. Balbin, qui ne pouvait en parler sans condamner les hostilités de son ordre contre le sentiment national des Bohémiens, s'en est tiré par un coup de maître. Il décrit d'abord l'effet produit par les prédications de Jean Huss dans une chapelle appelée Bethléem, puis il ajoute le vers suivant de Virgile:

«Hic illius arma, hic currus fuit.»

Oui, dans toutes les révolutions religieuses qui, sans doute, succéderont dans l'avenir aux commotions politiques et sociales qui ébranlent le monde, la victoire parmi les Slaves appartiendra au parti qui emploiera les mêmes armes et saura monter sur le même char, c'est-à-dire qui sera le parti national.

Comme exemple de l'éloquence populaire qu'employait Jean Huss, je citerai un fragment rapporté par l'écrivain protestant Théobald, dont Balbin lui-même reconnaît la science et l'exactitude.

«Chers Bohémiens, n'est-il pas indigne qu'on vous empêche de proclamer la vérité, et surtout la vérité qui s'est révélée de nos jours en Angleterre et ailleurs? N'est-il pas indigne que l'usage des sépultures distinctes et des longues sonneries des cloches n'ont d'autre but que de remplir la bourse des prêtres? Sous prétexte de discipline, ils maintiennent bien d'autres abus qui ne sont propres qu'à jeter le trouble dans la chrétienté. Ils cherchent à vous entraver dans leurs règles confuses; mais prouvez que vous êtes des hommes, vous aurez bientôt brisé ces chaînes, et vous vous trouverez si libres, que vous croirez sortir de prison. Au surplus, n'est-ce pas une infamie, un crime, que de brûler des livres qui n'ont d'autre tort que de contenir la vérité et d'être écrits pour votre bonheur.»

C'est lorsque l'archevêque de Prague eut fait brûler les livres de Wiclef que ce sermon eut lieu. On conçoit que de telles paroles adressées à l'intelligence et aux sentiments patriotiques de tous, devaient produire de puissants effets.

Les circonstances politiques où se trouvait la Bohême à cette époque, étaient également favorables au progrès des doctrines hostiles à la hiérarchie catholique romaine. Venceslav, fils de Charles IV, avait en 1378 succédé à son père et reçu avec la couronne royale de Bohême, la couronne impériale d'Allemagne. Il hérita des dignités et du pouvoir de son père, mais non de ses talents et de ses vertus. Esprit faible, caractère violent et porté à la débauche, il eut un règne tyrannique et oppressif. Déposé dans une conspiration de la noblesse, il fut replacé sur le trône par l'appui de ses parents, et le reperdit aussitôt après. Son propre frère, Sigismond, roi de Hongrie, se saisit de lui par trahison, l'enferma dans la prison publique de sa capitale, et le retint ensuite sous sa surveillance à Vienne. Venceslav, au bout de huit mois de captivité, réussit à s'échapper, et retourna à Prague, où ses sujets, dégoûtés de la tyrannie de Sigismond, l'accueillirent avec joie. Cet évènement se passait en 1403. Du jour où, pour la troisième fois, Venceslav eut repris possession de sa couronne, il changea complètement de caractère. Son esprit était abattu, à la violence avait succédé une sorte d'apathie, il ne pensait plus qu'à satisfaire ses goûts sensuels, et avait fait succéder aux rigueurs tyranniques le relâchement d'une autorité paresseuse. En un mot, à la grue de la fable avait succédé le soliveau; on ne peut autrement exprimer les changements que le malheur produisit sur lui. La couronne impériale lui fut retirée et passa à son frère Sigismond. Il garda la Bohême, et la douceur de son règne y favorisa le libre développement des doctrines opposées à l'Église dominante. Sous un autre monarque, elles auraient trouvé une répression sévère dans l'autorité ecclésiastique et même dans l'autorité civile. Venceslav, qui détestait les prêtres et les appelait les plus dangereux de tous les comédiens, vit avec plaisir leur pouvoir battu en brèche par les prédications de Jean Huss. Il riait des plaintes qu'ils lui adressaient à ce sujet; aussi tous les efforts de l'autorité cléricale pour arrêter les progrès de Jean Huss, n'étant pas soutenus par le pouvoir royal, n'avaient-ils aucun effet.

Sbinko, archevêque de Prague, après avoir essayé en vain de mettre obstacle aux succès de Jean Huss, obtint du pape Alexandre V, en 1410, une bulle qui l'autorisait à réprimer par la force toute hérésie dans sa juridiction, à détruire les écrits de Wiclef, et enfin, interdisait toute prédication, sauf dans les paroisses, les couvents et les églises épiscopales. Cette défense était dirigée contre Jean Huss, qui prêchait dans une chapelle; aussi ses amis les plus puissants firent-ils une vive opposition à la publication de cette bulle. Elle fut cependant publiée le 9 mars 1410, et aussitôt Jean Huss fut cité devant la cour de l'archevêque, sous l'accusation d'hérésie. Jean Huss et un grand nombre des partisans de Wiclef apportèrent leurs livres à l'archevêque, le priant de leur indiquer et de leur faire voir leurs hérésies, pour qu'ils pussent les abjurer. La commission chargée d'examiner les livres déclara hérétiques tous les ouvrages de Wiclef. L'archevêque fit décider dans un synode provincial que ces livres seraient brûlés, et interdit sous peine d'excommunication de prêcher dans les chapelles.

L'Université de Prague protesta contre cet arrêt. Elle déclara que l'archevêque n'avait pas le droit de disposer des livres qui appartenaient à ses membres. L'Université a le droit d'examiner toutes les doctrines: on ne peut rien apprendre sans livres; que, si l'on admet le principe que l'archevêque met en avant, il faut détruire aussi les ouvrages des philosophes païens. Le roi accueillit avec faveur ces réclamations et invita l'archevêque à remettre l'exécution de son auto-da-fé littéraire. L'affaire fut soumise à la décision du nouveau pape, Jean XXIII. L'archevêque, sans attendre son jugement, fit brûler les ouvrages de Wiclef et, aussitôt après, prononça contre Jean Huss une excommunication solennelle.

À cette nouvelle, grande fut la sensation dans toute l'étendue de la Bohême. Elle se trouvait partagée entre deux partis, violemment opposés, et dont les dissentiments éclataient par de fréquentes collisions. Le roi défendit sévèrement toute démonstration publique d'aucune sorte, condamna l'archevêque à indemniser les propriétaires des livres qu'il avait brûlés, et, sur son refus, mit ses biens sous le séquestre.

Jean Huss continua ses prédications; il ne voulait, dit-il, enseigner que ce qu'avaient enseigné les Écritures, le Christ et les apôtres. Il ne cherchait pas à se séparer de l'Église universelle, au contraire, il se tenait fermement attaché à tous les dogmes; le pape n'a pas connu la vérité dans cette affaire, autrement il n'aurait pas commandé les actes de vandalisme que le prélat s'est permis. Il dévoilait les projets de l'archevêque, du clergé et de leurs partisans conjurés contre lui, et déclarait qu'il ne pouvait pas obéir aux commandements des hommes de préférence aux commandements de Dieu et de Jésus-Christ. Il invitait le peuple à rester fidèle à la vérité. Outre ses sermons, lui et ses amis défendaient publiquement les écrits de Wiclef.

Au milieu de ces agitations, une ambassade pontificale annonça l'élection du pape Jean XXIII. Le roi, la reine, et les chefs de la noblesse s'adressèrent au légat, lui exposèrent l'état réel de la question, et le prièrent d'obtenir du pape le retrait de la bulle rendue par son prédécesseur, et surtout de la clause qui attaquait les priviléges de la chapelle de Bethléem. Malgré les efforts du roi, le légat fut suivi à Rome des délégués de l'archevêque. Persuadé par eux, le pape approuva la conduite du prélat, et cita Jean Huss à comparaître devant son tribunal pour y répondre à l'accusation d'hérésie portée contre lui. Le roi fit un nouvel appel au souverain-pontife, pour faire valoir les libertés de l'Église bohémienne. Jean Huss, y disait-on, ne pouvait entreprendre un voyage à Rome, au milieu des dangers qui menaceraient ses jours, il fallait l'autoriser à prêcher dans la chapelle de Bethléem, et terminer les différends religieux en les soumettant à l'université de Prague, ou bien envoyer aux frais du roi un cardinal chargé de tout apaiser.

Le pape répondit que la présence de Jean Huss à Rome était indispensable, et que trois juges étaient déjà désignés pour examiner son affaire. Ces nouvelles décisions excitèrent l'archevêque à prononcer derechef l'excommunication contre Jean Huss, et à demander la restitution de ses biens. Irrité de n'avoir obtenu qu'un refus et de voir beaucoup de prêtres se refuser à lancer dans les églises l'anathème contre Jean Huss, l'archevêque mit Prague sous l'interdit. Le roi, indigné de sa conduite, bannit ceux des membres du clergé qui s'étaient le plus signalés en exécutant les ordres de l'archevêque, saisit le trésor du chapitre de Prague, et, par une sage loi, défendit aux tribunaux ecclésiastiques de poursuivre pour une affaire séculière. Ces vigoureuses mesures décidèrent l'archevêque à se radoucir, et, comme le roi et Jean Huss désiraient vivement apaiser ces querelles, les deux partis, d'un commun accord, soumirent leurs différends à un tribunal d'arbitrage. Ce tribunal se réunit le 3 juillet 1411, et après quelques jours de délibération, rendit la décision suivante:

L'archevêque devait faire sa soumission au roi, lever l'interdit et les peines ecclésiastiques qu'il avait prononcées, arrêter toutes les poursuites pour hérésie, et envoyer à Rome une déclaration écrite portant qu'il n'y avait pas d'hérétiques en Bohême. De son côté, le roi devait rendre les biens de l'archevêque, punir toute hérésie, veiller sur les deux partis et les contenir, et défendre les priviléges de l'Université et ceux du clergé. Les deux partis souscrivirent à cette décision. Quelque temps après, dans une assemblée générale de l'Université, Jean Huss fit une confession de sa foi, et pria publiquement l'archevêque de le dispenser d'aller à Rome, vu sa résolution de vivre désormais en enfant fidèle de l'Église. Toutefois, l'archevêque retardait toujours l'exécution de sa promesse; il n'envoyait pas à Rome la déclaration solennelle à laquelle il s'était engagé; il sentait bien que la cour pontificale refuserait de la recevoir. La mort le tira bientôt d'embarras.

Cette pacification ne pouvait être qu'une trève de courte durée. Une circonstance, survenue à la fin de l'année 1411, ranima la fureur des querelles religieuses. Le pape Jean XXIII proclama une croisade contre Ladislas, roi de Naples, et promit indulgence plénière à tous ceux qui y prendraient part personnellement ou par des contributions pécuniaires. Un légat vint, à cet effet, en Bohême, et arracha à la crédulité du peuple des sommes considérables d'argent. Cette spoliation choquait vivement les esprits éclairés; et Jean Huss prêcha contre cet abus monstrueux de l'autorité pontificale. Il démontra publiquement l'absurdité et l'impiété de ce trafic scandaleux, qui servait à remplir le trésor du pape. Le clergé, surtout le haut clergé, et les bourgeois allemands de Prague, qui formaient une puissante corporation et occupaient les principaux offices municipaux de la vieille ville, se rangèrent du côté du pape. Jean Huss avait pour lui le plus grand nombre de laïques, qui embrassèrent avec chaleur ses opinions.

Ce dernier parti avait à sa tête Jérôme de Prague, qui partagea avec Jean Huss la palme du martyre. Il était né à Prague, d'une famille noble, mais pauvre, et avait fait ses études avec Jean Huss, dont il était devenu l'ami. Il visita plusieurs Universités étrangères, et entre autres celle d'Oxford, dont il rapporta plusieurs ouvrages de Wiclef. Il fit un pèlerinage à la Terre-Sainte, concourut à organiser l'Université de Cracovie, et travailla comme un missionnaire en Lithuanie.

C'était un homme d'un grand savoir et d'une profonde expérience. Son caractère énergique, son éloquence brillante, produisirent souvent, sur ses compatriotes, une impression plus puissante que les prédications de Jean Huss.

Le légat excommunia Jean Huss; aussitôt tout le royaume, et surtout la capitale, devinrent le théâtre de luttes continuelles entre les deux partis, luttes sanglantes et déplorables.

Le roi intima sévèrement à toutes les autorités du royaume de faire cesser ces troubles. À cet effet, le clergé convoqua un synode qui se réunit à Boehmisch-Brod, le 6 février 1413. Les opinions théologiques qui furent soutenues dans cette réunion, étaient d'un caractère si opposé et si tranché, qu'il fut impossible de s'accorder sur un seul point. Maître Jacobel de Miess, un des disciples les plus absolus et les plus décidés de Wiclef en Bohême, alla droit au vif de la question, et demanda, en terminant, à qui il fallait obéir: aux ordres des hommes, d'êtres faillibles, ou bien aux commandements de Dieu et aux préceptes de Jésus-Christ. Le parti romain soutenait que le clergé bohémien devait une soumission absolue au pape et aux cardinaux, comme aux véritables et légitimes successeurs de saint Pierre et des apôtres. Le parti de Jean Huss, représenté, en l'absence de son chef, par son ami, Jean Iesienicki, adoptait un moyen terme et demandait que la pacification de 1411 (Voir page 55) fût renouvelée; il fallait rétablir les anciennes libertés de l'Église de Bohême dans ses rapports avec Rome; Jean Huss pourrait comparaître devant le synode pour se justifier de l'accusation d'hérésie; sa justification serait suivie du châtiment de ses accusateurs, et de pareilles accusations seraient formellement interdites pour l'avenir; enfin, on révoquerait l'excommunication lancée contre Jean Huss, et une ambassade irait à la cour pontificale pour purger la Bohême du soupçon d'hérésie.

Ces propositions avaient évidemment pour but d'introduire quelques réformes dans l'Église, sans en venir à une rupture. L'expérience a prouvé plus tard qu'il n'en pouvait être ainsi. Cependant, l'espoir que Jean Huss et ses amis semblaient avoir entretenu à plaisir, n'était pas si déraisonnable qu'il peut nous le paraître aujourd'hui, surtout si nous nous rappelons que de fervents catholiques demandaient eux-mêmes, avec instance, une réforme ecclésiastique.

Le parti romain se refusa à ces propositions, et le synode se sépara sans avoir abouti à quoi que ce soit. Le roi nomma alors une commission composée de quelques prélats et du recteur de l'Université, qui devait décider des points en litige. Quand cette commission commença ses travaux, le parti ultra-montain soutint que le pape et les cardinaux étaient seuls la tête et le corps de l'Église. Iesienicki, qui représentait le parti hussite, consentait à reconnaître ce principe, en ajoutant que lui et son parti étaient prêts à accepter les décisions de l'Église, mais comme un chrétien véritable et pieux doit les accueillir. La commission adopta cette addition dirigée contre l'infaillibilité du pape et de son collége, que le parti romain soutenait avec opiniâtreté. Les chefs de ce parti protestèrent contre cette opinion du conseil, et leur obstination irrita tellement Venceslav qu'il les chassa de son royaume.

Le roi pria aussi Jean Huss de quitter Prague, où sa présence augmentait l'effervescence des partis; celui-ci se retira donc à la campagne, même avant la convocation du synode, et, sans ralentir ses efforts, il continua à prêcher en bohémien et à publier des écrits dans cette langue. Sur ces entrefaites, l'empereur Sigismond obtint du pape Jean XXIII, la convocation d'un concile général à Constance, pour le 1er novembre 1414. Il invita Jean Huss à se présenter devant le concile, sous la protection d'un sauf-conduit impérial, et à y défendre lui-même sa cause. Jean Huss accepta aussitôt le sauf-conduit, et revint à Prague. Il y déclara qu'il voulait se justifier de toute imputation d'hérésie, devant l'archevêque et un synode. Sur le refus de l'archevêque, il s'adressa à l'inquisiteur pontifical. Celui-ci réunit quelques membres de la noblesse et du clergé, déclara Jean Huss pur de tout soupçon d'hérésie, et lui en donna une attestation écrite; cette déclaration invitait l'archevêque à lui rendre le même témoignage.

Huss écrivit alors à Sigismond pour lui réitérer sa promesse de se rendre à Constance, et pour le prier d'obtenir un examen public de ses opinions devant le concile. L'empereur le lui promit, et, conjointement avec son frère Venceslav, désigna trois nobles Bohémiens pour l'accompagner au concile.

Aussitôt qu'on connut la résolution de Jean Huss, de toutes parts on lui envoya des présents de toute sorte et de l'argent; tous le considéraient comme leur plus digne représentant dans une assemblée qui réunissait l'élite des esprits de ce siècle.

Avant de partir, Jean Huss adressa une lettre d'adieu à ses concitoyens. Voici à peu près ce qu'elle contenait: Il allait s'exposer, il en était sûr, à la malice de ses nombreux ennemis, mais il avait une ferme confiance dans la providence divine. Son Sauveur le protégerait et garderait de tout danger, il lui inspirerait sa sagesse pour défendre la vérité, et s'il fallait la sceller de son sang, il lui donnerait le courage d'accomplir ce sacrifice. En même temps il exhortait ses concitoyens à rester fidèles à la parole divine, à prier Dieu avec ferveur pour qu'il lui accordât de se montrer son obéissant serviteur dans cette occasion solennelle.

Le 11 octobre 1414, Jean Huss commença son voyage, qui ressembla à une marche triomphale à travers la Bohême. Partout, une foule considérable l'accueillait et l'accompagnait pendant une partie de la route, en invoquant en sa faveur la protection céleste et en lui témoignant de toutes manières son respect. Au moment où il franchit la frontière de Bohême, il tourna bride, et des hauteurs de Boehmerwald il jeta un long et dernier regard sur le sol si cher de sa patrie, et, après avoir adressé au ciel une fervente prière pour le bonheur de son pays, il mit le pied sur le sol germanique.

J'ai raconté plus haut la part importante que Jean Huss avait prise dans la querelle des maîtres allemands et de l'Université de Prague. Cette affaire lui avait attiré la haine des Allemands. Toutefois, l'accueil qu'on lui fit fut rien moins qu'hostile. Aux environs de Nuremberg, une des cités les plus grandes d'Allemagne à cette époque, un grand nombre d'habitants vinrent au devant de lui et l'introduisirent solennellement dans leur ville. Tout le temps qu'il y séjourna, les personnages les plus distingués et les plus savants de la ville, prêtres et laïques, s'empressèrent autour de lui et l'entretinrent publiquement des questions les plus importantes. Il reçut encore un favorable accueil de plusieurs autres villes d'Allemagne, quoique ses ennemis l'eussent fait devancer de trois journées par un évêque qui défendait aux peuples de prêter l'oreille aux paroles de l'hérétique.

Jean Huss arriva à Constance le 2 novembre 1414, et fut accueilli à son entrée dans cette ville par un immense concours de population. Il n'avait pas sur lui le sauf-conduit impérial; mais, le lendemain, il lui fut apporté par Venceslav de Duba, un des trois nobles désignés pour l'accompagner et qui le fit savoir immédiatement au concile. À la requête de Chlumski, autre de ces trois nobles, le pape s'engagea à ne pas inquiéter Jean Huss, quand même il aurait tué son propre frère, et le 9 novembre, sur la prière des nobles bohémiens, on leva même l'interdit qui pesait toujours sur lui.

En Bohême, les nombreux ennemis que Jean Huss s'était attirés parmi le clergé, firent tous les efforts imaginables pour le perdre. On invita tous ceux qui auraient assisté à un sermon ou à une controverse publique, à déclarer par une disposition tout ce qu'ils y auraient trouvé de répréhensible. On dressa de cette façon une longue liste d'accusations contre le réformateur. La plupart n'avaient d'autres fondements que des bruits inexacts, ou des malentendus; d'autres reposaient sur des attaques réelles contre les mauvaises mœurs et les empiétements du clergé, ou bien contre la vente des indulgences. C'étaient là des accusations bien autrement dangereuses pour lui, que quelques erreurs sur de simples points de doctrine. On envoya le réquisitoire à Jean Huss: il répondit en protestant contre les faussetés qu'il contenait, mais il ne put empêcher le clergé de Bohême de le faire porter au concile par une députation spéciale.

Le lendemain de son arrivée, un membre de cette députation afficha sur les portes de toutes les églises de Constance, les plus violentes dénonciations contre cet hérétique obstiné, qui ne faisait aucun cas ni de l'Église ni de l'interdit. Les autres s'efforçaient de persuader aux cardinaux que Jean Huss travaillait à changer toute l'organisation de l'Église, et qu'il ne reculait devant aucun moyen pour y parvenir. En même temps on semait adroitement le bruit qu'il voulait prêcher publiquement pour gagner le peuple à ses projets, qu'il se préparait en secret à prendre la fuite; on n'épargnait rien, en un mot, pour lui faire ravir sa liberté. Ces machinations eurent l'effet qu'on en attendait: le 28 novembre, le bourgmestre de Constance se transporta au logis de Jean Huss avec deux évêques, et le somma de venir se défendre devant le pape et les cardinaux. Chlumski, se doutant de leur intention, déclara que c'était contraire au sauf-conduit de l'empereur; mais la députation insista et fit entourer la maison par les hommes d'armes qui l'avaient accompagnée. Huss obéit à ces injonctions, et comparut devant le collége assemblé, qui lui demanda si la Bohême était pleine d'hérésies de toute espèce. Il répondit qu'il avait en horreur toutes doctrines non orthodoxes, qu'il aimerait mieux mourir que de les suivre: il s'était rendu devant le concile pour en recevoir des enseignements, et il était prêt à abjurer toute erreur et à en faire pénitence. Cette déclaration satisfit l'assemblée, et on l'invita à se retirer. Il resta cependant sous la surveillance d'une troupe armée.

La haine théologique des ennemis de Jean Huss ne fut pas déconcertée pour si peu dans la seconde moitié du même jour; à la réunion des cardinaux, ils firent de tels efforts pour exciter la colère du sacré-collége, qu'ils lui arrachèrent la promesse de ne mettre jamais Jean Huss en liberté. Aussitôt après cette réunion, le concile somma Chlumski de lui abandonner Jean Huss. Celui-ci, irrité de la violation du sauf-conduit impérial, s'adressa au pape et le requit avec menaces de rendre aussitôt la liberté à son prisonnier. Le pape s'engagea de nouveau à ne faire aucun mal à Jean Huss, mais déclara qu'il avait la main forcée par ses cardinaux, qu'excitait sans cesse la haine violente du clergé bohémien. Cette déclaration peut avoir quelque fondement de vérité, si l'on se rappelle que le même pape fut, bientôt après, déposé et jeté en prison par le concile[49]. Chlumski protesta contre la conduite du concile, et fit afficher sa protestation aux portes de toutes les églises. Il montra le sauf-conduit impérial aux princes et évêques allemands qui se trouvaient à Constance, au bourgmestre et aux citoyens principaux de la ville, dans la pensée que, vassaux de l'Empereur, ils respecteraient son sauf-conduit. Ce fut en vain, Jean Huss fut gardé pendant une semaine dans la maison d'un chanoine de Constance, puis jeté, le 6 décembre, dans le cachot bas et humide d'un couvent dominicain. L'Empereur, averti par Chlumski, donna immédiatement l'ordre de remettre Jean Huss en liberté; mais les pères du concile refusèrent d'obéir. Au jour de Noël, l'Empereur arriva lui-même à Constance, et demanda la liberté de Jean Huss. Il prévoyait l'effet que cette affaire produirait en Bohême, dont la couronne devait lui revenir après la mort de son frère Venceslav, et pensait bien qu'on lui imputerait tout le mal qui aurait été fait. Après avoir plusieurs fois menacé le concile de se retirer, il quitta Constance. Une députation de cardinaux vint lui représenter que le concile avait le droit de traiter Jean Huss suivant son bon plaisir, que personne n'était engagé par une promesse faite à un hérétique, et qu'au cas où l'Empereur ne reviendrait pas à Constance et n'abandonnerait pas Jean Huss, les pères étaient décidés à dissoudre le concile et à abandonner l'Église aux entreprises des réformateurs. Ces considérations amenèrent Sigismond à rentrer dans la ville, et à déclarer, le 1er janvier 1415, qu'il ne se mêlerait pas davantage de cette affaire.

La commission chargée d'examiner Jean Huss, recueillit en sa présence les témoignages portés contre lui, et lui présenta une liste de quarante-quatre articles qui l'accusaient d'opinions contraires à l'enseignement de l'Église. Huss y répondit: il prouva que les uns étaient sans fondements; que les autres étaient des doctrines mal interprétées; quant aux charges qui restaient contre lui, elles n'entraînaient pas le crime d'hérésie, puisqu'aucun concile n'avait condamné les opinions auxquelles elles avaient rapport; elles étaient, au contraire, conformes aux Écritures et au sens commun. Sur un seul point Jean Huss fut complètement opposé au concile; il refusait d'admettre que le pape et les cardinaux composassent l'Église. Une circonstance inattendue vint compliquer les difficultés de sa position. J'ai cité, plus haut, maître Jacobel de Miess comme un des plus hardis partisans de Wiclef. Pendant que Jean Huss était à Constance, il se mit à administrer aux laïques la communion sous les deux espèces. Déjà, avant Jean Huss, un prêtre bohémien d'une grande piété et d'un grand savoir, Mathias de Ianova, avait soutenu cette forme de communion, dont les églises slaves faisaient primitivement usage. Ceci provoqua une controverse publique dans l'Université de Prague, et malgré les défenses énergiques du chapitre de la ville, ce mode de communion fut pratiqué dans trois églises. Les partisans de Jean Huss ne s'accordèrent pas entre eux sur ce point, et s'en remirent à sa décision. Huss, pour ne pas diviser ses partisans, répondit que l'usage du vin, dans la communion, était permis aux laïques, sans être nécessaire. Cette réponse, au lieu de fixer le point en litige, accrut la violence des discussions, et Jean Huss fut invité de nouveau à se prononcer, d'une manière décisive, sur ce sujet. Il vit bien que sa réponse lui serait fatale devant le concile, mais sa conscience ne lui permit pas d'hésiter, et il se prononça pour l'usage du pain et du vin, s'autorisant de l'exemple du Christ et des apôtres, et de la tradition de l'Église primitive. Depuis ce temps, l'usage du pain et du vin est le symbole de ses partisans.

Les souffrances de la prison firent tomber Huss sérieusement malade, et les médecins du pape ordonnèrent de le transporter dans une prison plus salubre. Il sortait de maladie, quand la fuite du pape lui valut de nouvelles souffrances. Cet évènement causa la plus grande confusion, et il fallut la fermeté de l'empereur pour empêcher le concile de se séparer. Les moines dominicains, geôliers de Jean Huss, remirent à l'empereur les clefs de sa prison. Les amis de Jean Huss conçurent alors l'espoir que l'empereur le délivrerait, ou au moins le prendrait sous sa garde. Il n'en fut rien: à l'instigation des pères du concile, l'empereur le livra à l'évêque de Constance, qui l'enferma dans la prison solitaire du château de Gottlieben, et lui mit les fers aux pieds et aux mains.

Ces durs traitements soulevèrent en Bohême une indignation universelle. On discuta, dans des réunions publiques, les moyens de prévenir les dangers qui menaçaient le favori de la nation. La noblesse de Bohême adressa à l'empereur comme à l'héritier de la couronne, une protestation contre les rigueurs qu'on faisait subir à Jean Huss: elle lui demandait de traiter Jean Huss d'une manière digne de lui, et de sauver ainsi l'honneur du peuple bohémien, qu'on insultait par une telle conduite à la face de l'univers entier[50].

Les nobles bohémiens et polonais qui se trouvaient à Constance, firent de vives remontrances au concile dans le même but. Un Polonais du plus haut rang, Venceslav Leszczynski de Lezna, se fit remarquer par l'énergie de ses réclamations en faveur de Jean Huss, qu'il appelait un défenseur intrépide et zélé de la vérité[51]. Il faut remarquer que les opinions de Jean Huss n'étaient nullement aussi radicales que celles de Wiclef. Il voulait surtout réformer des abus que reconnaissaient également les plus zélés catholiques; mais il n'admettait nullement les opinions qu'un siècle plus tard Luther, Zwingle, Calvin, proclamaient sur la papauté. Quelques-uns de ses partisans, il est vrai, avaient adopté les opinions des Vaudois. Mais, quant à Jean Huss, il n'était jamais allé aussi loin. La haine violente que le clergé lui portait venait en partie de ses opinions particulières sur certains points de théologie, mais surtout de la façon dont il voulait trancher les difficultés. Il en appelait toujours aux Écritures, et soumettait les livres saints au jugement du peuple, au lieu de les réserver au jugement du clergé. C'était là un véritable principe révolutionnaire. Admis pour des sujets de médiocre importance, il pouvait s'appliquer aux questions les plus vitales, et établir le droit du jugement privé, ce grand principe que proclama la Réformation au XVIe siècle. Les pères du concile le sentaient bien, aussi des hommes tels que le cardinal Pierre d'Ailly, ce grand défenseur des réformes dans le clergé, combattaient-ils violemment les opinions de Jean Huss, et le considéraient-ils comme rebelle à l'autorité de l'Église.

Le 5 juin 1415, Jean Huss comparut devant le concile qui lui montra le manuscrit de son traité sur l'Église, d'où l'on avait extrait les chefs de l'accusation portés contre lui, et lui demanda si c'étaient bien là ses sentiments. Jean Huss répondit que oui, et déclara qu'il était prêt à les justifier et à rétracter toutes les erreurs dont on le convaincrait, les Écritures à la main. Cette réponse souleva des clameurs universelles. On lui répliqua qu'il ne s'agissait pas de discuter les Écritures, mais de rétracter les opinions que l'Église, c'est-à-dire le pape et les cardinaux, sous l'inspiration immédiate de Dieu, déclarait erronées. Jean Huss protesta de sa haine pour toute erreur, et se mit à exposer ses croyances religieuses. Des voix nombreuses couvrirent la sienne, et lui répondirent qu'on ne lui demandait pas ses opinions. Il devait se taire et se contenter de répondre aux questions qu'on lui adresserait. Le tumulte dépassa bientôt toutes les bornes. Jean Huss déclara qu'il attendait plus de dignité, de bienveillance et de modération d'une assemblée aussi vénérable. Il se défendit avec tant d'éloquence et de talent, qu'il réussit à réfuter la première accusation portée contre lui. Cependant tant d'efforts l'avaient épuisé, et il devint nécessaire de le reconduire en prison.

On lui laissa un jour de répit, et on reprit son procès le 7 juin. On l'accusa d'avoir, sur la transsubstantiation, des doctrines contraires à celles de l'Église, et, comme preuve, on produisit les dépositions des témoins. Huss nia la vérité de l'accusation, et força les juges à l'abandonner. D'autres accusations furent portées, et ses juges exigèrent de lui une soumission absolue au concile. Huss demandait qu'on prouvât ce dont on l'accusait, quand l'empereur, qui était présent, le trahit lâchement. Il déclara que, malgré le sauf-conduit qu'il avait accordé, instruit aujourd'hui qu'une promesse faite à un hérétique n'est pas valide, il lui retirait sa protection et l'invitait à s'en remettre à la décision du concile. Cette déclaration si inattendue décida du sort de Jean Huss; il le vit bien; il remercia l'empereur de la protection qu'il lui avait accordée jusque là; mais, vaincu par tant d'émotions, il perdit connaissance et ne revint à lui qu'en prison.

Le lendemain, on reprit le jugement pour la troisième et la dernière fois. On incrimina les opinions qu'il avait exprimées si souvent à Prague, et avec tant de force, sur l'Église, le pape et les cardinaux. On lui reprocha surtout la soumission qu'en certaines circonstances il réclamait du clergé à l'égard du pouvoir séculier. Jean Huss ne pouvait nier ces opinions si connues, il ne pouvait que les défendre. On ne le lui permit pas. Le cardinal Pierre d'Ailly résuma les débats, et laissa à Jean Huss l'alternative, ou de se soumettre sans conditions à la décision du concile, ou d'entendre prononcer sa sentence. Huss demanda à exposer ses doctrines d'une manière détaillée, s'engageant, si le concile les rejetait, à se soumettre à sa décision. On repoussa cette demande si juste, et on lui imposa la déclaration suivante:

«Il reconnaissait publiquement que les doctrines contenues dans les quarante-quatre propositions extraites de ses ouvrages étaient fausses; il les abjurait et les rétractait pour croire et enseigner le contraire.»

Huss répondit qu'il ne pouvait pas abjurer ce qu'il n'avait pas enseigné, et qu'il était contre sa conscience de nier la vérité de doctrines dont on ne lui avait pas prouvé la fausseté. On l'invita à se soumettre dans le moment; on lui promit d'adoucir les termes du désaveu qu'il devait signer. Toutes les représentations, toutes les prières, le trouvèrent insensible; il déclara que Dieu jugerait entre le concile et lui, et fut ramené dans sa prison.

L'empereur Sigismond semble avoir redouté l'influence d'un particulier qui jouissait d'une popularité si grande en Bohême et même en Pologne. Quel que soit le motif de son changement, il conseilla aux cardinaux de ne pas croire Jean Huss, s'il rétractait ses opinions, et de le condamner comme hérétique. Si on le laissait retourner en Bohême, il détacherait de l'Église cette contrée tout entière et la Pologne, où son hérésie avait pénétré; il ne fallait pas différer son supplice, il voulait y assister et il promettait le même traitement à Jérôme de Prague, le plus ardent et le plus capable de ses disciples. Ces paroles, si agréables aux cardinaux, furent entendues des nobles de la Bohême qui avaient accompagné Jean Huss, et de Pierre Mladenowicz, disciple de Huss. Ce dernier avait suivi son maître à Constance, il assista à son procès et à son supplice, et a laissé une histoire de ce procès, à laquelle nous avons emprunté notre récit. Les nobles et Pierre Mladenowicz allèrent immédiatement prévenir Jean Huss du sort qui l'attendait, et l'exhorter, puisqu'il devait sceller de sa mort ses opinions, à ne pas céder sur un seul point à ses adversaires. Avec le caractère de Jean Huss, la recommandation était superflue. Ils firent connaître aussi à leurs partisans de Bohême la conduite de l'empereur. Cette nouvelle souleva de grandes agitations, on tint des assemblées dans plusieurs villes et on envoya au concile des représentations qui devaient être aussi inutiles que les précédentes.

Les lettres que de sa prison Jean Huss adressait à ses partisans, devenaient plus ardentes à mesura que sa fin approchait. Il les exhortait sans cesse à ne croire que la parole du Christ, à résister fermement au concile, qui traitait les Bohémiens en ennemis en refusant de les convaincre par le raisonnement, et à rester fidèlement attachés à la communion sous les deux espèces que le Christ et ses apôtres avaient introduite. Jean Huss insista davantage sur cette doctrine, lorsque le concile eut rendu un décret pour interdire aux laïques l'usage du calice, et déclaré hérétiques tous ceux qui résisteraient à sa décision.

Le concile présenta à Jean Huss différentes formules d'abjuration où il rétractait ses opinions et se soumettait à l'Église.

Les plus illustres cardinaux le visitèrent souvent dans sa prison, et par la persuasion, les promesses et les offres de toute sorte, essayèrent d'obtenir de lui une rétractation. Plusieurs députations du concile discutèrent avec lui sur les points condamnés, mais ne purent ébranler les convictions qu'il avait de leur vérité. Il leur demandait des preuves tirées de l'Écriture ou du sens commun, tandis qu'ils ne lui apportaient que des décisions de conciles et lui demandaient une soumission absolue à leur autorité.

Le 1er juillet, Jean Huss envoya au concile sa dernière déclaration: il ne pouvait pas, il ne voulait pas abjurer aucune de ses opinions, avant qu'on lui eût prouvé leur erreur l'Écriture à la main.

Le concile ayant perdu l'espoir d'amener Huss à une rétractation, fixa son supplice au 6 juillet 1415. En ce jour, une immense réunion de princes et de seigneurs ecclésiastiques et laïques, eut lieu sous la présidence de l'empereur, dans la cathédrale de Constance. On avait dressé dans la nef un échafaud élevé, avec une petite cellule en bois où étaient suspendus les vêtements d'un prêtre catholique romain. À la vue de cet appareil, Huss comprit ce qu'il signifiait. Il se jeta alors à genoux, et se mit à prier, prosterné à terre. Pendant ce temps, l'évêque de Londres adressait à l'empereur, assis sur un trône, un long discours qui se terminait ainsi:

«C'est pour cette sainte œuvre que vous avez été choisi par Dieu, élu dans le ciel plutôt que sur la terre, placé sur le trône par le Roi du ciel plutôt que par les princes de l'Empire, c'est pour détruire par le glaive impérial les hérésies et les erreurs que nous avons condamnées. Dieu vous a accordé pour l'accomplissement de cette sainte mission, la sagesse de la divine vérité, le pouvoir de la majesté royale, en vous disant: «Je place ma parole dans ta bouche, et je t'inspire ma sagesse, je t'ai élevé au-dessus des nations et des royaumes, je t'ai soumis les peuples pour que tu exécutes mes jugements et détruises l'iniquité.» Frappez donc les hérésies et les erreurs, frappez surtout cet hérétique obstiné, dont la méchanceté et la pestilence ont infecté plusieurs royaumes. Voilà l'œuvre qui vous est assignée, glorieux prince, voilà l'œuvre que vous devez accomplir, puisque l'autorité de la justice vous appartient. La bouche des enfants et des nouveau-nés chantera elle-même vos louanges, et votre mémoire vivra éternellement pour avoir détruit de si grands ennemis de la vraie foi: puisse Jésus-Christ vous accorder la grâce d'accomplir votre pieuse mission.»

Après ces odieuses paroles, on lut du haut de la chaire, le résumé du procès de Jean Huss. Jean Huss essaya en vain de présenter quelques observations relatives à divers passages de ce résumé, puis, reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il se mit à genoux et se recommanda à Dieu et à son Sauveur. Mais un évêque l'ayant accusé de s'être donné pour la quatrième personne de la Divinité, il défia l'évêque de lui citer personne qui l'ait entendu s'exprimer ainsi, et comme l'évêque ne pouvait répondre, il s'écria: «Quel est mon malheur d'entendre de tels blasphèmes! j'en appelle à vous, ô Christ, dont ce concile condamne publiquement la parole.» On lut ensuite la sentence du concile qui condamnait au feu les écrits de Jean Huss, le dégradait lui-même de la dignité ecclésiastique, et le livrait au pouvoir temporel. Après la lecture de la sentence, sept évêques s'approchèrent de Jean Huss et l'invitèrent à se revêtir des vêtements sacerdotaux. Ils l'engagèrent ensuite à rétracter ses erreurs, au nom de son honneur et de son salut éternel. Jean Huss monta sur l'échafaud sans répondre et s'adressa ainsi à la foule qui se pressait dans l'Église: «Les évêques m'ordonnent de confesser devant vous mes erreurs; si cette rétractation n'eût entraîné que la perte de mon honneur mortel, peut-être m'auraient-ils persuadé de satisfaire leur désir. Mais je suis ici sous les yeux du Dieu Tout-Puissant, et je ne puis les contenter sans déshonorer son nom et sans m'exposer moi-même aux reproches de ma conscience. Je n'ai jamais enseigné ce qu'on me reproche: j'ai toujours cru, écrit, enseigné et prêché le contraire. Pourrais-je lever les yeux au ciel, pourrais-je regarder en face ceux que ma voix a instruits et dont le nombre est si grand, si j'avais ébranlé dans leur cœur des croyances aussi saintes? Mon exemple a-t-il jeté dans le doute et l'incertitude tant d'âmes, tant de consciences, éclairées par les propres paroles de la Sainte-Écriture, par la pure doctrine de l'Écriture, et ainsi mises en garde contre les atteintes du mal? Non, non, j'ai toujours regardé le salut de tant d'âmes comme plus précieux que la conservation de leur corps périssable.» Les évêques interrompirent ses paroles, le firent descendre et le dégradèrent de sa dignité sacerdotale. Un évêque lui prit des mains le calice en disant: «Ô Judas, maudit pour avoir abandonné les voies de paix et conspiré avec les Juifs, nous te retirons la coupe du salut.» Huss, répondit: «J'ai confiance dans Dieu le Père et dans Jésus-Christ, je souffre en leur nom, et ils ne me retireront pas la coupe du salut. J'ai même la ferme assurance de m'y abreuver aujourd'hui dans son royaume.» Chaque évêque s'approchait de lui à son tour et lui retirait un vêtement sacerdotal en maudissant ses hérésies. À chacun, Huss répondait qu'il souffrait patiemment ces blasphèmes en considération de Jésus-Christ, son divin maître. À la fin de la cérémonie, quand il s'agit d'enlever la tonsure cléricale, quelques évêques voulaient se servir de rasoirs, les autres employer des ciseaux. Huss se retourna du côté de l'empereur qui, de son trône, voyait cette contestation, et lui dit avec calme: «Je m'étonne, qu'étant aussi cruels les uns que les autres, ils ne soient pas même d'accord sur leurs cruautés.» Enfin, ils se décidèrent à couper avec des ciseaux la peau du sommet de la tête. Après cette cruelle opération, ils annoncèrent que l'Église, l'ayant privé de tous ses ornements et priviléges, ils n'avaient plus qu'à le livrer à l'autorité temporelle. Ils se rappelèrent, cependant, qu'ils avaient oublié quelque cérémonie, et ils apportèrent un capuchon en papier où l'on avait représenté trois horribles figures de démons avec cette inscription: «Hérésiarque.» Huss s'écria en voyant le capuchon: «Notre Seigneur Jésus-Christ a porté pour moi une couronne d'épines, pourquoi ne porterais-je pas pour la glorification de son nom cet ignominieux capuchon.» Les évêques lui posèrent le bonnet sur la tête en disant: «Nous livrons ton corps aux flammes et ton âme aux démons.» Huss se contenta de lever les yeux et de dire: «Ô Jésus-Christ, je remets entre tes mains mon âme que tu as rachetée.»

Les évêques retournèrent alors trouver l'empereur, et livrèrent Jean Huss au pouvoir séculier. Sigismond ordonna au duc de Bavière, qui était placé à ses pieds, le globe impérial dans la main, de recevoir Jean Huss des mains des évêques, et de le livrer aux exécuteurs.

Le duc, suivi de tous les bourgeois armés de la ville, conduisit immédiatement Jean Huss au lieu du supplice. En quittant l'Église, celui-ci vit brûler en un tas ses écrits et ceux de ses disciples. Il sourit doucement à ce spectacle: il sentait bien que ce feu ne brûlait pas la semence qu'il avait laissée derrière lui. Pendant tout le temps que cette triste procession mit à se rendre au lieu du supplice, Jean Huss s'adressa au peuple dont les longues bandes se pressaient sur la route; il soutenait que sa mort n'avait pas pour cause une hérésie quelconque, mais la haine de ses ennemis qui avaient réuni contre lui les accusations les plus fausses.

Le lieu de l'exécution était situé au-delà de la porte de Gottlieben: c'était une voirie où on écorchait les animaux; on avait même laissé à dessein quelques cadavres pour accumuler les outrages. En y arrivant, Jean Huss montra une constance noble et sereine. Il se mit à genoux, et d'une voix haute et claire il chanta les versets 31 et 81 des Psaumes et pria avec ferveur. Les assistants, en voyant sa piété, se disaient unanimement: «Nous ne savons ce qu'il a fait auparavant; pour le moment nous le voyons prier, et nous entendons ses prières ardentes et ses pieuses paroles.» Un, entre autres, invita un prêtre qui suivait à cheval le cortége, à confesser le martyr; le prêtre répondit qu'on devait refuser à un hérétique ce moyen de salut. Huss s'était cependant confessé à un moine dans sa prison. Mladenowicz ajoute même en rapportant cette circonstance: «Le Christ, ignoré du monde, habite même parmi ses ennemis[52].»

Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves (traduit de l'anglais)

Подняться наверх