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CHAPITRE DEUX

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À bord de l’USS Constitution, Golfe Persique

16 avril, 18h30

La guerre était bien la dernière chose que le Lieutenant Thomas Cohen avait à l’esprit.

Assis devant un ensemble de radars à bord de l’USS Constitution, en train de regarder les petites formes lumineuses qui serpentaient paresseusement à l’écran, il pensait à sa petite-amie Melanie, chez eux, à Pensacola. Il restait moins de trois semaines avant qu’il soit en permission et puisse rentrer chez lui. Il avait déjà la bague. Il l’avait achetée une semaine plus tôt lors d’une escale d’une journée au Qatar. Thomas doutait qu’il reste encore quelqu’un sur le bateau à qui il ne l’ait pas montrée avec fierté.

Le ciel au-dessus du Golfe Persique était clair et ensoleillé, sans le moindre nuage. Mais Thomas n’allait pas pouvoir en profiter, retiré qu’il était dans un coin du pont avec les épaisses fenêtres blindées obscurcies par la console radar. Il ne pouvait s’empêcher d’envier légèrement celui qui se trouvait sur le pont et avec qui il communiquait par radio, le jeune homme ayant visuellement en ligne de mire les bateaux qui, pour Thomas, n’étaient que des tâches à l’écran.

Soixante milliards de dollars, songea-t-il avec un sourire amusé. Voilà le montant annuel que les États-Unis dépensaient pour maintenir une présence dans le Golfe Persique, la Mer d’Arabie et le Golfe d’Oman. La Cinquième Flotte de l’US Navy considérait Bahreïn comme son QG et était constituée de plusieurs forces opérationnelles avec des routes spécifiques de patrouilles le long des côtes d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Le Constitution, un bateau de type destroyer, faisait partie de la Force Opérationnelle Combinée 152, qui patrouillait dans le Golfe Persique depuis son extrémité nord jusqu’au Détroit d’Hormuz, entre Oman et l’Iran.

Chez lui, les amis de Thomas trouvaient ça tellement cool qu’il travaille sur un destroyer de l’US Navy. Il ne les contredisait pas. Mais, en réalité, il vivait seulement une étrange existence répétitive et relativement ennuyeuse. Il était assis dans une merveille d’ingénierie équipée de la meilleure technologie et d’assez d’armes pour dévaster la moitié d’une ville. Pourtant, leur seul but se résumait essentiellement à ce que Thomas était en train de faire en ce moment-même : surveiller des tâches sur un écran radar. Toute cette puissance de frappe, tout cet argent et tous ces hommes pour sortir vainqueurs au cas où une situation de menace se produirait.

Ça ne voulait pas dire pour autant qu’il ne se passait jamais rien d’excitant. Thomas et les autres types qui étaient là depuis un an ou plus s’amusaient à observer la nervosité chez les nouveaux arrivants la première fois qu’ils entendaient dire que les iraniens allaient leur tirer dessus. Ça n’arrivait pas tous les jours, mais c’était assez fréquent. L’Iran et l’Irak étaient des territoires dangereux et ils se devaient au moins de sauver les apparences, supposait Thomas. De temps à autres, le Constitution recevait des menaces de la Marine du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, la force maritime iranienne dans le Golfe Persique. Leurs bateaux s’approchaient d’un peu trop près et, parfois même, lors des jours particulièrement excitants, ils tiraient quelques roquettes. En général, ils tiraient dans la direction totalement opposée aux bateaux américains. Esbroufe, se disait Thomas. Mais les jeunes recrues se pissaient dessus et ils faisaient encore l’objet de plaisanteries quelques semaines après.

Le trio de traînées à l’écran approchait toujours plus près de leur emplacement, arrivant depuis le nord-est. “Gilbert,” dit Thomas dans la radio, “qu’est-ce que tu vois de beau là-haut ?”

“Oh, c’est un très bel après-midi. Pas loin de dix degrés et ensoleillé,” dit l’Officier Gilbert dans la radio, faisant de son mieux pour dissimuler le rire dans sa voix. “Humidité faible. Vent d’environ huit kilomètres heure. Si je ferme les yeux, on dirait la Floride au début du printemps. Comment ça va, vous, là-dedans ?”

“Crétin,” murmura le Lieutenant Davis, l’officier des communications assis à côté de Thomas devant les écrans radar. Il sourit et dit dans la radio, “Désolé, Officier Gilbert ? Peux-tu répéter ça pour ton lieutenant ?”

Thomas rigola, tandis que Gilbert laissait échapper un léger soupir. “D’accord, d’accord,” dit le jeune homme posté sur le pont supérieur. “J’ai en visuel trois bateaux CGRI venant du nord-est et avançant à environ quatorze nœuds, apparemment à un peu plus de huit-cents mètres de nous.” Puis il se hâta d’ajouter, “Monsieur.”

Thomas hocha la tête, impressionné. “Tu es efficace. Ils sont à neuf-cents mètres. Quelqu’un veut parier là-dessus ?”

“Je mets un billet de cinq sur le fait qu’ils vont changer de cap à six-cents mètres,” dit Davis.

“J’en suis et je surenchéris,” dit le Maître de Pont Miller derrière lui en pivotant sur sa chaise. “Dix dollars qu’ils continuent jusqu’à cinq-cents mètres. Tu suis, Cohen ?”

Thomas secoua la tête. “Certainement pas. La dernière fois, vous m’avez fait perdre vingt-cinq dollars.”

“Et il doit économiser pour son mariage,” plaisanta Davis en lui donnant un coup de coude.

“Vous êtes tous de petits joueurs,” dit Gilbert dans la radio. “Ces types sont des cowboys, je le sens. Un dénommé Monsieur Jackson dit qu’ils vont non seulement approcher jusqu’à quatre-cents mètres, mais qu’on verra aussi une bite iranienne à l’image.”

“Ne sois pas grossier,” dit Davis à l’attention de Gilbert pour sa métaphore obscène des CGRI tirant une roquette.

“Ce serait un sacré événement,” murmura Miller. “La chose la plus excitante qui se soit produite ici en deux semaines, c’est quand il y a eu des enchilada à la cantine.”

Le Lieutenant Cohen était pleinement conscient qu’un observateur extérieur les prendrait pour des fous à faire de petits paris sur le fait qu’un navire tire ou non un missile. Mais après tant de soi-disant confrontations qui ne débouchaient sur rien du tout, les occasions de s’amuser un peu étaient rares. De plus, les règles d’engagement des USA étaient claires : ils n’ouvriraient pas le feu tant qu’on ne leur aurait pas directement tiré dessus en premier et les iraniens le savaient. Le Constitution était exactement ce qu’impliquait sa classe : un destroyer. Si une roquette passait assez près pour qu’ils en sentent la chaleur, ils pouvaient anéantir le navire CGRI en quelques secondes.

“Ils viennent de passer les six-cents mètres et continuent de se rapprocher,” annonça Thomas. “Désolé, Davis. Tu as perdu.”

Il haussa les épaules. “On ne peut pas gagner à tous les coups.”

Thomas fronça les yeux en regardant les écrans. On aurait dit que les deux navires de chaque côté du troisième viraient de bord, mais que le bateau central continuait tout droit. “Gilbert, qu’est-ce que tu vois.”

“Aïe, aïe.” Il y eut un moment de silence avant que l’officier ne dise. “On dirait que deux des bateaux virent vers le sud-est et le sud-ouest. Mais je pense que le troisième bateau veut copiner avec nous. Qu’est-ce que je t’avais dit, Cohen ? Des cowboys.”

Miller soupira. “Où est le Capitaine Warren ? Nous devrions l’alerter…”

“Le Capitaine est sur le pont !” cria soudain une voix puissante. Thomas se leva de son siège et fit un salut crispé, tout comme les quatre autres officiers présents dans la salle de contrôle.

Le second entra en premier, un homme grand à la mâchoire carrée qui avait l’air beaucoup plus grave que d’habitude. Il fut suivi de près par le Capitaine Warren, son léger embonpoint forçant un peu sur les boutons du bas de sa chemise à manches courtes. Sur la tête, il portait une casquette de baseball de la Navy, dont le bleu marine semblait presque noir sous l’éclairage du pont.

“Repos,” dit Warren sur un ton bourru. Thomas se rassit lentement sur son siège en échangeant un regard avec Davis. Le capitaine était certainement au courant pour les trois bateaux CGRI en approche et le fait qu’il soit ici alors que ces trois navires s’approchaient de plus en plus signifiait qu’il se passait quelque chose d’anormal. “Ouvrez grand vos oreilles et écoutez-moi bien, car je vais vous dire rapidement les choses.” Le capitaine fronça profondément les sourcils. Il avait coutume de froncer les sourcils et, d’ailleurs, Thomas ne se souvenait pas avoir déjà vu Warren sourire. Mais ce froncement-là semblait particulièrement inhabituel. “Les ordres viennent tout juste de tomber. Il y a eu un changement dans les règles d’engagement. Tout bateau qui ouvre le feu à moins de huit-cents mètres de distance doit être considéré comme étant hostile et traité avec une volonté de préjudice extrême.”

Thomas cligna des yeux à ce flot soudain de paroles et eut même du mal à saisir au départ.

Le Maître de Pont Miller, interloqué, s’aventura à prendre la parole, “Traité ? Vous voulez dire détruit ?”

“C’est exact, Miller,” dit le Capitaine Warren en regardant le jeune homme dans les yeux. “Je veux dire détruit, démoli, effacé, dévasté, écrasé et/ou anéanti.”

“Euh, Monsieur ?” intervint Davis. “S’il ouvre le feu ? Ou qu’il tire sur nous ?”

“On riposte avec une arme pouvant causer des pertes humaines, Lieutenant,” lui répondit le Capitaine Warren. “Qu’il nous vise ou pas.”

Thomas n’arrivait pas à croire ce qu’il venait d’entendre. Le CGRI avait tiré des roquettes à de nombreuses reprises depuis qu’il était à bord du Constitution, dont plusieurs fois à moins de huit-cents mètres d’eux. Il trouvait extrêmement bizarre et fortuit que les règles d’engagement aient changé si vite… et pile au moment où le navire iranien fondait sur eux.

“Écoutez,” dit Warren, “je n’aime pas ça plus que vous, mais vous savez tous ce qui s’est passé. Franchement, je suis surpris que le gouvernement ait mis si longtemps à réagir. Mais voilà, nous y sommes maintenant.”

Thomas savait exactement ce à quoi faisait référence le capitaine. Quelques jours auparavant, une organisation terroriste avait tenté de faire sauter l’USS New York, un destroyer Arleigh-Burke stationné dans le Port d’Haïfa en Israël. Et à peine deux jours plus tôt, la même cellule rebelle avait fait exploser un tunnel sous-marin à New York. Le Capitaine Warren avait réuni tout l’équipage dans le mess pour leur apprendre la triste nouvelle. La CIA avait eu vent de l’attaque seulement quelques heures avant qu’elle n’ait lieu et avait réussi à sauver de nombreuses vies. Toutefois, des centaines de personnes avaient tout de même péri et il y en avait encore beaucoup qui étaient toujours portées disparues. L’ampleur de l’attaque restait loin de celle du 11 Septembre, mais c’était tout de même l’une des attaques les plus importantes de ces cent dernières années sur le sol américain.

“C’est le monde dans lequel nous vivons maintenant, mes garçons,” dit Warren en secouant la tête de dépit. Il pensait clairement la même chose que Thomas. Ils pensaient tous pareil.

“Il change de cap,” dit Gilbert à travers la radio, tirant Thomas de ses pensées pour revenir sa console. L’officier avait raison : le troisième bateau était soudain devenu timide à cinq-cents mètres et bifurquait vers l’ouest. “On dirait bien que j’ai perdu vingt dollars.”

Thomas laissa échapper un soupir de soulagement. Dans une minute, le bateau serait à plus de huit-cents mètres de distance et le Constitution poursuivrait sa patrouille à l’est vers le détroit. S’il vous plaît, ne faites rien de stupide, pensa-t-il en disant, “Le navire CGRI est à quatre-cent-cinquante mètres et se dirige vers l’est. On dirait bien qu’on ne l’intéresse pas, Monsieur.”

Warren acquiesça d’un signe de tête. S’il était aussi soulagé que Thomas, il n’en laissait rien paraître. Le lieutenant comprenait aisément pourquoi : les règles d’engagement avaient changé soudainement. Combien de temps faudrait-il avant qu’ils ne se retrouvent dans une autre situation telle que celle-là ?

Le Lieutenant Davis leva soudain les yeux vivement. “Ils nous saluent, Monsieur.”

Le Capitaine Warren ferma les yeux et soupira. “Très bien. Relayez ceci, et fissa.” Plus qu’un simple officier des communications, Davis parlait couramment l’arabe et le farsi. Il traduisit le message du capitaine pendant que Warren le prononçait, écoutant et parlant en même temps. “Ici le Capitaine James Warren de l’USS Constitution. Les règles d’engagement de la Marine des USA ont changé. Vos supérieurs doivent certainement être déjà au courant mais, si ce n’est pas le cas, sachez que nous sommes pleinement autorisés par le gouvernement américain à utiliser la force léthale si le moindre bateau…”

“Tir de roquette !” cria Gilbert dans l’oreille de Thomas.

“Tir de roquette !” répéta Thomas. Avant même qu’il ne sache ce qu’il faisait, il retira le casque de sa tête et se précipita vers les fenêtres. À distance, il vit le navire CGRI, ainsi que la bande rouge vif qui traversa le ciel dans un arc de cercle avec un voile de fumée derrière elle.

Alors qu’il regardait la scène, une deuxième roquette partit du pont du bateau iranien. Elles étaient tirées sur une trajectoire parallèle au Constitution, assez loin pour générer à peine quelques vagues ressenties par le destroyer.

Thomas se tourna vers le capitaine. Le visage de Warren était devenu un peu plus pâle. “Monsieur…”

“Retournez à votre poste, Lieutenant Cohen,” dit Warren d’une voix tendue.

Un nœud d’effroi se forma dans l’estomac de Thomas. “Mais Monsieur, nous ne pouvons pas sérieusement…”

“Retournez à votre poste, Lieutenant,” répéta le capitaine en serrant les dents. Thomas s’exécuta, s’asseyant lentement sur son siège sans toutefois quitter Warren des yeux.

“Ça ne vient pas de l’amiral,” dit-il, comme s’il essayait de leur expliquait ce qu’il savait qu’il allait devoir faire. “Ni même du Chef des Opérations Navales. Ça émane du Secrétaire de la Défense. Est-ce que vous comprenez ? C’est un ordre direct dans l’intérêt de la sécurité nationale.”

Sans dire un mot de plus, Warren s’empara d’un téléphone rouge fixé au mur. “Ici le Capitaine Warren. Tirez les torpilles.” Il y eut un moment de silence, puis le capitaine répéta avec insistance, “Affirmatif. Tirez les torpilles.” Il raccrocha le téléphone, mais sa main resta posée dessus. “Que dieu nous vienne en aide,” murmura-t-il.

Thomas Cohen retint son souffle. Il comptait les secondes. Il venait d’atteindre le chiffre douze quand il entendit la voix de Gilbert, basse, haletante et presque solennelle dans la radio.

“Dieu tout puissant.”

Thomas se leva sans quitter son poste, mais juste pour avoir une vue partielle depuis la fenêtre. Ils n’entendirent aucune explosion à travers la vitre blindée de la cabine du pont, conçue pour supporter de puissants tirs balistiques. Ils ne sentirent aucune onde de choc, absorbée qu’elle fut par le vaste Golfe Persique. Mais il la vit. Il vit la boule de feu orange s’élever dans le ciel tandis que le navire CGRI était, comme il l’avait prédit, détruit en quelques secondes par une rafale de torpilles venant du destroyer américain.

La traînée verte disparut de son écran. “Cible détruite,” confirma-t-il d’une voix basse. Il n’avait aucune idée du nombre de personnes qui venaient d’être tuées. Vingt. Peut-être cinquante. Ou même une centaine.

Davis se leva aussi et regarda par la fenêtre. Alors que le feu orange se dissipait, le navire déchiré sombra rapidement dans les profondeurs du Golfe Persique. C’était peut-être dû à l’angle ou au reflet du soleil, mais il aurait juré voir ses yeux briller sous la menace des larmes.

“Cohen ?” dit-il à voix basse, presque dans un murmure. “Est-ce qu’on vient juste de déclencher la Troisième Guerre Mondiale ?”

Cinq minutes auparavant, la guerre était bien la dernière chose que le Lieutenant Thomas Cohen avait à l’esprit. Mais, à présent, il avait toutes les raisons de croire qu’il ne serait pas chez lui, à Pensacola, dans trois semaines.

Le Fichier Zéro

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