Читать книгу Art de reconnaître les styles. Les Meubles rustiques régionaux de la France. Ouvrage orné de 230 gravures - Emile Bayard - Страница 6
GÉNÉRALITÉS SUR LE MEUBLE ET L’USTENSILE RÉGIONAUX ET RURAUX
ОглавлениеSi les matériaux du sol appuient souvent le renseignement d’origine d’un meuble, il ne faudrait pourtant point confondre la nature plus impérieuse des matériaux constitutifs de la maison, avec ceux du meuble. La cathédrale, la maison sont des expressions fixes, et le meuble une expression mobile, d’où, pour les premières, une construction logiquement plus sédentaire et plus sérieusement démonstrative. En d’autres termes, les matériaux de la maison, moins transportables que ceux du meuble, répondent davantage aux nécessités économiques de sa construction. Il est vrai qu’en matière décorative, si toutefois le climat en impose au plan, les artistes qui s’employèrent à embellir la maison sont souvent des nomades et, pareillement, ceux qui ornementèrent le meuble.
«L’abbaye de Cluny, écrit fort judicieusement M. Ch. Lalo (L’Art et la Vie sociale), posséda, pendant l’époque romane et une partie de l’époque gothique, presque toutes les grandes églises de l’Espagne du Nord, seule chrétienne alors, et de la France du Midi et du Centre. Ses moines passaient fréquemment d’un monastère à l’autre: ils propagèrent fort loin de la Bourgogne le style bourguignon...» Les exemples ne manquent point de cet échange de génie, tant de nos artistes produisirent dans d’autres provinces françaises, sinon à l’étranger. Mais ici, l’identification d’une manière peut encore nous éclairer et, pour parler spécialement du meuble, l’éloquence, d’un Hugues Sambin, d’un Du Cerceau, d’un Jean Goujon, ne laisse pas que d’être formelle, en dépit du lieu où cette décoration originale se rencontre. Aussi bien les Arabes ont laissé leur signature sur des monuments espagnols et flamands ainsi que les Allemands sur nombre de palais vénitiens; sans compter que les architectes français, chassés par la Révolution de 1789, ont été porter leur talent dans le monde, imitant en cela tant de leurs compatriotes devanciers mêlés à des maîtres accourus de partout.
D’où deux éléments à approfondir pour le discernement d’un style architectural: la nature des matériaux généralement fidèles au sol sur lequel il s’élève, et l’esprit décoratif qui préside à sa beauté. Quant au mode distinctif du meuble, il ne saurait être qu’analogue, car son diminutif architectural ne le soude au sol que dans une certaine mesure ou certaine logique.
Pour la maison, la construction en harmonie avec le climat n’est pas moins impérieuse que l’emploi des matériaux à proximité : bois, pierre, brique, etc. Pour le meuble régional, la question des artistes locaux ou natifs des alentours se pose aussi troublante que celle des matériaux utilisés, malgré qu’avec la maison, le meuble régional communie souvent, dans les mœurs et coutumes, avec la forme assujettie aux besoins.
On a indiqué des raisons d’ordre matériel à l’indigence sculpturale dans la patrie de Rembrandt. Ne possédant ni carrières de marbre, ni mines de cuivre, ni pierre même, et tirant de l’étranger ses bois de charpente, la Hollande semble avoir, dès l’origine, renoncé à un art dont la nature lui avait refusé les matériaux. Pareillement l’architecture hollandaise adopta la brique, contrainte et forcée par son sol, de même que ses digues sont composées de basalte et de granit, par raison majeure. La richesse du sol nous ramène à l’architecture, pour compléter le chapitre du déterminisme qui la concerne, différemment éloquent que celui du meuble.
Le terrain schisteux conseille l’ardoise à la toiture, ou bien le sol argileux commande la brique ou la tuile, à moins que le plâtre ou le torchis, disposé sur une armature de bois, ne supplée la pierre inexistante, ou bien qu’au contraire, la pierre, la meulière avec le grès, constituent caractéristiquement telle construction, en raison de l’abondance de ces matériaux. Dans cet ordre d’idées, l’église de Belfort, tout en grès des Vosges ainsi que le lion fameux; le clocher, en brique, des Cordeliers, des Jacobins et de Saint-Servin, à Toulouse; ceux de Rouen, en pierre, correspondent éloquemment à la suggestion du sol, suivant les diverses régions.
Pierre de Bonneville, grès de Beauchamp, grès armoricain, très répandu ainsi que le granit, en Bretagne, «...briques de Flandre avec enduits de couleur vive, torchis et colombage de Picardie, meulières de Brie, calcaires du Soissonnais, moellons de Lorraine...», ajoutent encore à la couleur locale de l’architecture, et, puisque nous venons d’emprunter à M. Paul Léon ces dernières suggestions, nous puiserons encore à la même source pour la construction rurale différenciée. «La ferme flamande est bâtie sur l’argile molle qui ne permet ni de descendre les fondations ni de monter les étages. Elle demeure basse. Les pluies abondantes, la violence des vents de mer obligent à la protéger par une toiture débordante. Close du côté du nord, elle s’ouvre largement à la lumière du midi. Les murs sont garantis contre le ruissellement par un enduit... Tout autre apparaît la. ferme picarde... le sol crayeux, absorbant l’eau à une très grande profondeur, détermine la réunion des habitants autour de puits espacés qui nécessitent de coûteux forages. Les villages se ramassent... En Champagne, dans la zone du vignoble où le terrain d’un prix élevé se mesure parcimonieusement, l’habitation se resserre et regagne en hauteur ce qu’elle perd en étendue... Quant à la maison lorraine, toutes ses dépendances se resserrent sous un même toit qui s’allonge autant qu’il faut à mesure que s’accroît l’exploitation. Le logement est contigu à l’étable et à l’écurie. Ses pièces, sans jour direct, sont disposées les unes derrière les autres. Chaleur animale et chaleur humaine s’unissent pour combattre les excès du climat...»
Du côté de la forme encore, le toit plat convient aux pays chauds comme les fenêtres étroites s’il s’agit de se défendre contre le soleil, alors que les larges baies sont réclamées par la lumière mesurée des pays du Nord. Les toitures fortement en pente sont particulières aux pays pluvieux, pour l’écoulement des eaux auxquelles le toit plat ne songe pas, non plus que nos maisons septentrionales n’eurent l’idée de la loggia et autres avant-corps de bâtiment préservatifs de la clarté méridionale, trop éblouissante et trop ardente.
Le patio et les loggias sont, ainsi, propres à l’Italie, la maison basque, à Biarritz, et le chalet en Suisse, pour des raisons positives qui indiquèrent à l’architecture ses lois esthétiques, différentes et appropriées. Et ces lois d’architecture varient toujours au gré des matériaux. Que ce soit le granit, en Bretagne, dont la dureté autorise d’audacieuses saillies, de massives sculptures (dont témoignent notamment les crochets des gables bretons comparés aux délicates ornementations permises par la pierre tendre de l’Ile-de-France) ou d’importantes surfaces nues; que ce soit, toujours en Bretagne, les grosses ardoises de Saint-Cadou dont le bleu jaune-vert n’est point le gris-violet foncé de l’ardoise d’Anjou; que ce soit, encore en Bretagne, l’emploi des dalles de Locquirec.
De telle sorte que, insisterons-nous, l’architecture se réclame d’un style seulement, si on la juge sur place (au temps où les moyens de transport étaient si précaires!), alors que le meuble, volant et nomade, exclusivement en bois, demande à être interrogé sur son utilité, sur la couleur, l’essence ou la façon de son bois, sur 1 a qualité de ses sculptures ou de ses ornements, qui déterminent son origine, indépendamment de son style.
Ce à quoi aboutit, en quelque sorte, la «géographie» du meuble, alors que l’urbanisme s’inquiète de la maison adaptée à chaque ville, hygiéniquement et utilitairement.
Grâce aux lois de l’urbanisme, à l’ordre du jour , l’idée, par exemple, de nos gares de chemin de fer architecturalement harmonisées aux sites ou régions qu’elles desservent, au lieu d’être comme maintenant désagréablement uniformes, rejoint la conception régionaliste. Dommage que le meuble ne puisse être convié à cet accord esthétique!
Pour toucher à l’ustensile, nous retournerons maintenant au meuble qui, à partir du XVIIIe siècle, non seulement s’amenuisera, mais encore augmentera en nombre. La légèreté du mobilier concorde avec les époques de grâce. Après le siècle de l’Homme, marqué par de vastes et lourds bahuts, par des fauteuils spacieux et sans moelleux, le siècle de la Femme qui instaure les coiffeuses mignonnes, les petites tables, les secrétaires menus. La frivolité du geste engendre la futilité du bibelot dans le développement de l’ustensile utile.
Car l’utilité, à laquelle présida l’art ou le goût, représente seule le bibelot judicieux, c’est-à-dire celui qui, ayant servi, parvient jusqu’à nous sans déchoir esthétiquement.
«Aux grandes époques, a dit excellemment M. Paul Léon, il n’y avait pas d’objets d’art, il n’y avait que des objets.» Un bibelot ancien doit ainsi sa qualité d’art à l’utilité disparue qu’il rappelle et représente dignement. On ne crée pas un bibelot, il le devient. «Un lit est un lit et non un poème», estime M. Maurice Dufrène, et M. Georges Auriol appuie spirituellement cette opinion autorisée: «... C’est par sélection qu’une salière peut devenir l’hôtesse d’un musée; mais, premièrement, elle doit contenir du sel. Et, quel que soit le raffinement qui aura présidé à sa fabrication, elle ne sera digne du musée, même un siècle après sa naissance, que si elle a fidèlement (et gauloisement) rempli son rôle de salière...»
En foi de quoi, les plats de Bernard Palissy ne sont que pièces de curiosité, autant dire une erreur, car les plats dans lesquels on ne peut rien mettre sont logiquement condamnés, tout comme les violons... en faïence, de Nevers.
Au cours d’une conférence pédagogique, M. L. Bonnier a parfaitement prévenu aussi contre le bibelot qui ne sert à rien: «... J’ai lu, je ne sais où, qu’un voyageur avait découvert, en Chine, un admirable mousquet du XVIIe siècle, complet, avec sa grosse crosse, son rouet, ses capucines, sa sous-garde, sa baguette; le tout précieusement orné et gravé comme on savait le faire jadis pour les armes de luxe. Très lourd, par exemple. A l’examiner de près, il s’aperçut que c’était une copie, faite à la suite de quelque naufrage. L’artiste chinois, trouvant l’original curieux d’aspect mais en ignorant l’usage, l’avait copié minutieusement et coulé en bronze d’une seule pièce!
«Cela vous semble idiot, messieurs, prenez garde, c’est tout le XIXe siècle, et malheureusement aussi une partie du xxe siècle C’est l’objet de vitrine...»
Après quoi, le distingué architecte concluait: «Aussi, dans nos musées, montrerons-nous à nos élèves des objets anciens où la destination dominera le reste. Des rapières bien équilibrées dont la fusée, les quillons, la garde, la lame seront surtout compris pour les maintenir bien en main, favorables à l’attaque et à la défense. Des armures aussi heureusement articulées qu’une carapace de homard, en opposition avec les casques des vilains bonshommes dont Louis-Philippe a semé la grande cour de Versailles et dont la visière ne saurait s’abaisser. Des canons décorés, brodés, ciselés, chinois ou Louis XIV, mais ayant servi. Des carrosses où s’affirment contre les cahots des pavés du roi les courbes majestueuses des ressorts et les attelages des valets de pied. Des sièges où l’on peut s’asseoir, des gobelets où l’on a bu. Et nous indiquerons que ces objets n’ont pas été faits pour nos musées, mais pour l’usage journalier: et qu’ils ne sont que plus beaux parce que plus utilisables...»
M. A. Dervaux accable encore ce défaut d’appropriation: «... En ce début de siècle, l’esprit des hommes, même d’esprit, est atrophié par une catalepsie centenaire. Rappelons-nous en exemple ce fait que les journaux ont relaté avec admiration: l’achat, par un écrivain réputé, d’une devanture de boutique du XVIIIe siècle, encore en bon état dans l’Ile-Saint-Louis, pour en faire... devinez?... la boiserie d’une intime bibliothèque!
«Après tout, ce n’est pas plus extraordinaire que de déguiser un ascenseur électrique en chaise à porteurs et une vraie chaise à porteurs en vitrine pour exposer des «objets d’étagère» derrière des glaces remplacées el biseautées, s’il vous plaît d’admettre cette hérésie anachronique...»
(Il nous a bien été donné de voir, récemment, une lampe de mosquée violée par une ampoule électrique!)
Cet exposé nous prépare à étudier l’ustensile en toute certitude d’admiration, en même temps qu’il nous dispensera de flétrir tant de vases... sans fond, tant de récipients qualifiés de «décoratifs » parce qu’ils ne peuvent contenir du liquide, tant de cassettes non moins rebelles à renfermer quoi que ce soit, au nom d’une représentation purement subjective.
L’inutilité du bibelot sitôt condamnée, voici donc que l’ustensile régional du passé va nous apparaître en sa beauté exacte puisqu’il n’y a que lui dont s’honorent artistiquement nos musées et nos demeures, à côté du meuble, souvent, dont il complète le but à moins qu’il ne s’associe aux destinées d’une pièce.
Car, si le vaisselier attire les ustensiles prédisposés au service de la table, l’âtre réclame la parure des instruments voués aux soins du feu et à la cuisine, où l’on voit aussi des mouchettes, des bassinoires, des bougeoirs et des lanternes, des casseroles, toute une dinanderie appropriée aux divers besoins et dont la beauté de la forme ne se justifie que par le maximum de commodité représentée. Notez, au surplus, que tous ces ustensiles, de même que tous ces meubles, d’un usage cependant commun, varient volontiers d’aspect suivant la région dont ils se réclament!
Sans compter que ces ustensiles et meubles ruraux, à l’unanimité se reconnaissent, malgré leurs différences locale ou régionale, aux divers styles qu’ils représentent mais seulement avec des nuances d’originalité et de saveur par quoi ils s’égalent aux plus grands meubles de pure race. Et puis, nous savons que suivant les lieux et les régions, — c’est ainsi que notre Flandre, pays du fumeur, a créé le «couvet» (malgré qu’on rencontre aussi cette sorte de brasier en Picardie et dans les Vosges), — des meubles et des ustensiles, inconnus par ailleurs, répondirent à des mœurs, à des habitudes, à des métiers particuliers.
Au résumé, les glorieux artisans du moyen âge, de la Renaissance, ces purs ouvriers, nos ancêtres, ont fait la grandeur de la France parce qu’ils surent rêver sur l’enclume, sur l’établi, à une utilité somptueusement servie. Et, cette utilité somptueusement servie mais modifiée par l’art capricieux des époques, nous vaut la magnificence des styles; autant de cristallisations égales mais différentes.
Voilà pourquoi, dans nos musées, la moindre clé, le moindre pot, chante le prestige de l’ouvrier qui, au moment où il œuvra, était pourtant bien éloigné de croire que cette clé vouée exclusivement à une serrure (et quelle serrure!), de même que ce pot à quelque boisson, serait un jour objet de vitrine. Et, cependant, malgré qu’elle soit au musée, cette clé d’autrefois tournait parfaitement dans sa superbe serrure, et ce pot contenait à souhait son liquide; c’est-à-dire que, techniquement, ces objets ressortissaient à une réalisation judicieuse et qu’au surplus leur valeur esthétique honorait leur exécution.
Et, cependant, malgré qu’une clé soit toujours une clé, et un pot toujours un pot, aucune de ces clés, aucun de ces pots ne se ressemble, non seulement à travers les âges, mais à travers la technique des artisans et des ouvriers de tous les temps.
Pour ces raisons auxquelles s’ajoute l’émoi du souvenir, un modeste pichet de grès berrichon fera assaut de-grâce avec une vulgaire terrine à pâté périgourdine, qui voisinera elle-même, sans se mésallier, avec quelque pot à tabac provençal, sur notre buffet moderne.
Une harmonie immédiate se crée entre les choses qui communient dans l’archéologie de la raison et de la beauté.