Читать книгу La clique dorée - Emile Gaboriau, Emile Gaboriau - Страница 3
III
ОглавлениеRéveillée par les clameurs de l'hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu'un grand malheur venait d'arriver, Mlle Henriette s'était précipitée dans la chambre de sa mère.
Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins:
– Tout est fini!
Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l'un d'eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait:
– Du courage, monsieur le comte, du courage!..
Lui, affaissé, l'œil morne, le front blême et moite d'une sueur froide, n'entendait pas, car il ne cessait de balbutier:
– Mais ce ne sera rien, n'est-ce pas, ce ne sera rien!..
C'est qu'il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l'esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l'écrasante réalité.
Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l'instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l'âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n'était plus.
On l'avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres…
Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme: l'effroi.
Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l'avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.
– Non, ma mère n'est pas morte!.. elle ne peut être morte!.. s'écriait Mlle Henriette.
Et elle allait d'un médecin à l'autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose…
Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d'agir!.. Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l'état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d'autres!..
Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d'égarement, le retour de la vie.
Il lui semblait qu'elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s'entr'ouvrir pour la rassurer.
On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s'obstinait à rester… On essaya de l'éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu'on lui arracherait les bras plutôt que de l'entraîner…
Jusqu'à ce qu'enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s'abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots:
– Mère!.. mère bien-aimée!..
Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne – on était à la fin de janvier – des religieuses arrivèrent qu'on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Handry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu'exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.
Le surlendemain, eurent lieu les obsèques de la comtesse.
M. de la Ville-Handry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l'appelant pauvre chère enfant…
Puis on entendit des piétinements dans la cour; une dispute de cochers, le commandement de l'ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char… Et ce fut tout…
Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait…
Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Handry et sa fille se mirent à table… mais ils ne purent avaler une bouchée… Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l'âme de la maison!
Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur… Dans la journée, on les rencontrait errant dans l'hôtel, sans raison, comme s'ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose…
Mais il était encore, loin de l'hôtel, un cœur loyal et bon, qu'avait cruellement atteint la mort de la comtesse: Daniel. Il l'aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu'en la perdant c'était presque Henriette qu'il perdait.
Plusieurs fois il s'était présenté rue de Varennes; ce ne fut qu'au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu'il fut reçu.
Elle le regretta en l'apercevant. Il avait souffert presque autant qu'elle-même; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.
Longtemps ils demeurèrent l'un près de l'autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c'était confondre leur avenir.
Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.
C'était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l'effarement dans son fait, quelque chose de l'effroi d'un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.
Se rendait-il compte de l'immensité de la perte qu'il avait faite? Vaniteux comme il l'était, c'est moins que probable.
– Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.
Pour son malheur, il s'y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.
Deux ou trois fautes absurdes, ridicules, impardonnables, le perdirent à tout jamais. Sa situation politique s'écroula, c'en fut fait de son influence.
Cependant son passé demeura intact. La vérité, nul ne la soupçonna. L'affaiblissement si rapide de ses facultés, ou l'attribua uniquement au chagrin qu'il ressentait de la mort de la comtesse.
– Qui eût cru qu'il l'aimait tant que cela, dit-on.
Mlle Henriette fut trompée comme les autres, plus que les autres.
Mais loin de diminuer, son respect et son admiration pour son père augmentèrent. Elle le chérit davantage en voyant ce qu'elle prenait pour l'effet d'une incurable douleur.
Il était fort affecté en effet, mais uniquement de sa chute. D'où venait-elle? Il avait beau se mettre l'esprit à la torture, il n'en apercevait aucune cause raisonnable.
– C'est à n'y rien comprendre, répétait-il sans cesse.
Et il parlait de complot organisé, de coalition de ses ennemis, déplorant la noire ingratitude des hommes et leur versatilité.
Dans les commencements, il avait songé à se retirer en Anjou. Mais, peu à peu, les jours succédant aux jours, et aux semaines les mois, les blessures de sa vanité se cicatrisèrent, il oublia et prit d'autres habitudes.
On le vit plus assidu à son cercle, il monta souvent à cheval, il fréquenta les théâtres et dîna de temps à autre dehors.
Mlle Henriette s'en réjouissait, la santé de son père lui ayant, à un moment, donné de sérieuses inquiétudes.
Mais son étonnement fut immense, quand elle le vit quitter ses vêtements habituels, un peu sévères comme il convenait à son âge, pour adopter les modes excentriques, des pantalons très-clairs et des vestons à longs poils.
Quelques jours plus tard, ce fut bien pis.
Un matin, quand M. de la Ville-Handry entra dans la salle à manger pour déjeuner, il avait, lui tout blanc la veille, la barbe et les cheveux du plus beau noir.
Mlle Henriette ne put retenir un cri de surprise.
Alors, lui, souriant, mais avec un visible embarras:
– C'est un essai, dit-il, que mon valet de chambre m'a persuadé de faire, il prétend que cela va mieux à mon teint et me rajeunit.
Evidemment quelque chose d'étrange était survenu dans l'existence de M. de la Ville-Handry. Mais quoi?
Si elle ne savait rien de la vie, si elle était l'innocence même, Mlle Henriette était femme, c'est-à-dire servie par un instinct supérieur à toutes les expériences. Réfléchissant, elle croyait bien deviner.
Le comte se préoccupait de ce qui lui seyait le mieux, il s'efforçait de se rajeunir, il cherchait à plaire, donc une femme devait se trouver au fond de ce mystère.
Attristée plutôt qu'inquiète, la jeune fille, après trois jours d'hésitations, finit par se confier à Daniel.
Mais aux premiers mots qu'elle prononça, il l'interrompit, et devenu plus rouge qu'elle:
– Ne prenez nul souci de cela, mademoiselle, dit-il, et quoi que fasse monsieur votre père, n'y prenez point garde.
Le conseil était plus facile à donner qu'à suivre, les habitudes du comte devenant de plus en plus excentriques.
Insensiblement il avait éloigné ses anciens amis et ceux de la comtesse, et il remplaçait cette société d'élite par un monde singulier et fort mélangé.
C'étaient maintenant des jeunes gens, qui arrivaient le matin à cheval, en tenue plus que négligée, qui montaient les escaliers le cigare aux dents et à qui on servait des liqueurs et de l'absinthe.
Dans l'après-midi, des messieurs venaient, à mine vulgaire et arrogante, à gros favoris, portant à leur gilet des chaînes énormes, qui gesticulaient haut et fort et tutoyaient les valets de pied. Ils s'enfermaient avec le comte et le tapage de leurs disputes emplissait toute la maison.
Quelles graves questions s'agitaient si bruyamment? Ce fut M. de la Ville-Handry lui-même qui l'apprit à sa fille.
Trahi par la politique, il allait se lancer, lui annonça-t-il, dans les grandes affaires, et tout en rendant à l'industrie des services immenses, il était sûr de réaliser d'énormes bénéfices.
Des bénéfices… à quoi bon! Tant de son chef que de celui de sa femme, le comte réunissait cent mille écus de rentes. N'était-ce donc pas assez de cette fortune si considérable pour un homme de soixante-cinq ans et une jeune fille qui ne dépensait pas pour sa toilette trois cents louis par an?
Timidement, car elle craignait de blesser son père, Mlle Henriette osa risquer une objection.
Mais lui, après avoir ri du meilleur cœur, et tapant doucement sur la joue de sa fille:
– Nous voulons donc régenter notre père, dit-il.
Puis sérieusement:
– Suis-je donc si vieux, mademoiselle, que je doive prendre mes invalides… Seriez-vous de l'avis de mes ennemis?..
– Oh! cher père…
– Eh bien! mon enfant, sache qu'un homme tel que moi ne saurait, sans en mourir, se condamner à l'inaction… Je me moque des bénéfices; ce que je cherche, c'est l'emploi de mon énergie et de mes facultés.
Cette réponse si raisonnable rassura Mlle Henriette et aussi Daniel. L'un comme l'autre ils tenaient de la comtesse une foi entière au génie de M. de la Ville-Handry. Selon eux, il suffisait qu'il entreprît une chose pour qu'elle réussît.
Et de plus, à part lui, Daniel songeait que la préoccupation des affaires détournerait le comte de ses velléités de jeune homme.
Non, rien ne pouvait l'en distraire, et de plus en plus il tournait à l'adolescent, au jeune fat. Il se coiffait sur le côté d'un petit chapeau plat, se cambrait dans des jaquettes étroites à larges revers et ne sortait jamais sans une rose ou un camélia à la boutonnière. Se teindre ne lui suffisant plus, il se fardait, et on eût pu le suivre à la trace dans la rue tant il s'imbibait d'odeurs.
Souvent on le voyait des heures entières immobile dans son fauteuil, les yeux au plafond, les sourcils froncés, absorbé par l'effort de sa réflexion. L'appelait-on, il sursautait comme un malfaiteur pris en flagrant délit. Lui qui jadis tirait vanité de son magnifique appétit, – une ressemblance avec Louis XIV, – il ne mangeait presque plus. Et sans cesse il se plaignait d'étouffements, de palpitations de cœur.
A plusieurs reprises, sa fille le surprit les yeux pleins de larmes – de grosses larmes, qui traversant sa barbe teinte se teignaient et tombaient comme des gouttes d'encre sur le devant de sa chemise.
Puis, tout à coup, à ces séances de tristesse, des accès de joie folle succédaient, il se frottait les mains à s'enlever l'épiderme, il chantonnait, il dansait presque…
D'autres fois, un commissionnaire, presque toujours le même, arrivait avec une lettre… Le comte la lui arrachait des mains, lui jetait un louis, et courait s'enfermer dans son cabinet…
– Mon pauvre père!.. disait à Daniel Mlle Henriette, il y a des instants où je crains pour sa raison.
Enfin, un soir, après le dîner, où il avait bu plus que de coutume, peut-être pour se donner du courage, le comte attira sa fille sur ses genoux, et de sa voix la plus douce:
– Avoue, chère enfant, commença-t-il, qu'en toi-même, au fond de ton petit cœur, tu m'as plus d'une fois accusé d'être un mauvais père… J'ai l'air de t'abandonner, je te laisse seule dans cet immense hôtel où tu dois t'ennuyer à périr…
Le reproche eût été fondé. Mlle Henriette était plus livrée à elle-même que la fille de l'ouvrier que le travail enchaîne tout le jour à son atelier.
L'ouvrier, du moins, promène quelquefois sa fille le dimanche.
– Je ne m'ennuie jamais, cher père, répondit Mlle Henriette.
– Bien vrai?.. Tu as donc de graves occupations?
– Certainement. D'abord, je surveille ta maison; je fais de mon mieux pour te la rendre douce et agréable… Je brode, je couds, j'étudie… Dans l'après-midi, j'ai ma maîtresse d'anglais et mon professeur de piano… Le soir, je lis…
Le comte souriait, mais d'un sourire forcé.
– N'importe, interrompit-il, cette existence solitaire ne saurait durer… Il faut à une jeune fille de ton âge les conseils, l'affection, les soins d'une femme tendre et dévouée… Aussi, ai-je songé à te donner une seconde mère…
Brusquement, Mlle Henriette retira son bras passé autour du cou de son père, et se dressant sur ses pieds:
– Vous songez à vous remarier! s'écria-t-elle.
Il détourna la tête, hésita et finit par répondre:
– Oui.
La stupeur, l'indignation, une douleur atroce, coupèrent d'abord la parole à la jeune fille; mais bientôt, faisant un effort:
– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, mon père!.. prononça-t-elle d'une voix profonde. Quoi! vous voudriez amener une femme dans cette maison où palpite encore celle qui n'est plus!.. Vous la feriez asseoir à cette place qui était la sienne, dans ce fauteuil qui fut le sien, les pieds sur ce coussin brodé par elle!.. Peut-être même me demanderiez-vous de l'appeler ma mère… Oh! non, n'est-ce pas, vous ne commettrez jamais une telle profanation…
Pitoyable était le trouble de M. de la Ville-Handry. Et cependant, si elle eût été moins émue, Mlle Henriette eût lu dans ses yeux une inflexible résolution.
– Ce que je ferais serait dans ton intérêt, chère fille, balbutia-t-il… Je suis vieux, je puis mourir, nous n'avons pas de parents, que deviendrais-tu sans un ami…
Elle devint cramoisie de honte, et tout hésitante:
– Mais, mon père, M. Daniel Champcey…
– Eh bien!
La joie de la ruse près de réussir brillait dans l'œil du comte.
– Il me semblait, poursuivit la pauvre jeune fille… je croyais… ma bonne mère m'avait dit… enfin, du moment où vous recevez M. Daniel ici…
– Tu t'imaginais que je l'avais choisi pour gendre?..
Elle ne répondit pas.
– C'était, en effet, une idée de ta mère… elle en avait comme cela de singulières, contre lesquelles ce n'était pas trop de toute ma fermeté… C'est un triste mari, mon enfant, qu'un marin, qu'une signature du ministre sépare de sa femme pour des années.
Mlle Henriette continua de garder le silence. Elle comprenait quel marché lui proposait son père et l'indignation l'étouffait.
Lui, qui estimait en avoir assez fait pour une fois, se leva et sortit en disant:
– Consulte-toi, mon enfant, de mon côté, je réfléchirai.
Que faire, que résoudre?.. Entre cent partis contradictoires, lequel choisir?..
Restée seule, la jeune fille prit une plume, et pour la première fois écrivit à Daniel:
«Il faut que je vous parle à l'instant… Je vous en prie, venez…
«HENRIETTE.»
Et ayant remis ce billet à un domestique, avec l'ordre de le porter immédiatement, fiévreuse, palpitante, l'oreille au guet, comptant les secondes, elle attendit…
Daniel Champcey occupait, rue de l'Université, un petit appartement de trois pièces, dont les fenêtres ouvraient sur les jardins de l'hôtel Delahante, jardins ombreux, encombrés de fleurs et peuplés d'oiseaux.
Là il passait presque tout le temps que lui laissaient ses travaux du ministère de la marine.
Une promenade avec un ami, le plus souvent avec M. Maxime de Brévan, le théâtre, quand une pièce obtenait un grand succès, deux ou trois visites par semaine à l'hôtel de la Ville-Handry, étaient ses seules et bien innocentes distractions.
– Une vraie demoiselle pour la sagesse, ce marin-là, disait son portier.
C'est que s'il n'eût pas été éloigné par sa délicatesse native de ce qu'à Paris on nomme «le plaisir,» Daniel eût été retenu sur la pente par son grand et profond amour pour Mlle de la Ville-Handry.
Un amour noble et pur tel que le sien, reposant sur une confiance absolue, suffit à remplir la vie, car il enchante le présent et dore d'espérances radieuses les lointains horizons de l'avenir.
Mais plus il aimait Mlle Henriette, plus Daniel se croyait tenu de la mériter, de se montrer digne d'elle.
Ambitieux, il ne l'était pas. Il avait embrassé une profession qui lui plaisait, il possédait dix ou douze mille livres de rentes qui, ajoutées à son traitement, lui assuraient une modeste aisance; que souhaiter de plus? Pour lui, rien.
Mais Mlle Henriette portait un grand nom, elle était la fille d'un homme qui avait occupé une grande situation, enfin elle était très riche, et la mariât-on avec ses seuls biens propres, elle aurait encore sept ou huit cent mille francs de dot.
Eh bien! Daniel ne voulait pas que le jour béni où elle lui accorderait sa main, Mlle de la Ville-Handry eût rien à regretter ou à désirer.
De là un labeur obstiné, incessant, une volonté chaque matin plus forte que la veille de conquérir un de ces noms célèbres qui écrasent les plus vieux parchemins, une de ces positions qui, à l'amour d'une femme pour son mari, ajoutent la fierté.
Or le moment était propice à son ambition, au lendemain de la transformation de notre flotte, pendant que la marine militaire en est encore aux tâtonnements et aux expériences, attendant, ce semble, la main d'un homme de génie.
Pourquoi ne serait-il pas cet homme? Soutenu par la pensée d'Henriette, il n'apercevait rien d'impossible, il n'imaginait pas d'obstacle qu'il ne pût surmonter.
– Vous voyez ce b… là, avec son petit air calme, disait le vieil amiral Penhoël à ses jeunes officiers, eh bien! il vous damera le pion à tous…
Donc, ainsi que d'ordinaire, Daniel était enfermé dans son cabinet, achevant un travail que lui avait demandé le ministre, lorsque le valet de pied de l'hôtel de la Ville-Handry lui remit la lettre de Mlle Henriette.
D'un geste fiévreux, il rompit le cachet, et ayant lu d'un coup d'œil les deux lignes de la lettre, il devint fort pâle.
Pour que Mlle Henriette, toujours si réservée, hasardât cette démarche de lui écrire, pour qu'elle lui écrivît ces deux phrases si pressantes en leur brièveté, il fallait quelque événement extraordinaire.
– Est-il donc arrivé un malheur à l'hôtel? demanda-t-il au domestique.
– Non, monsieur, pas que je sache.
– M. le comte n'est pas malade?
– Non, monsieur.
– Et Mademoiselle?
– Mademoiselle est en parfaite santé.
Daniel respira.
– Courez prévenir mademoiselle que je vous suis, dit-il au domestique, et courez vite, si vous ne voulez pas que je sois arrivé avant vous.
Le valet sorti, Daniel, en un tour de main, fut habillé et s'élança dehors.
Et tout en remontant d'un pas rapide la rue de Varennes:
– Je me serai alarmé trop tôt, pensait-il, essayant de résister à l'obsession des plus noirs pressentiments, elle a peut-être simplement quelque commission à me donner…
Non, ce n'était pas cela, il le comprit bien quand, introduit au salon, il aperçut Mlle Henriette assise près de la cheminée, plus blanche que sa collerette, les yeux rougis et gonflés par les larmes.
– Qu'avez-vous, s'écria-t-il, sans attendre seulement que la porte fût refermée, que vous est-il arrivé?..
– Une chose terrible, M. Daniel.
– Parlez… vous me faites peur.
– Mon père veut se remarier.
D'abord Daniel fut abasourdi. Puis, se rappelant soudain toutes les circonstances de la métamorphose du comte:
– Oh! fit-il sur trois tons différents, oh! oh! cela explique tout…
Mais Mlle Henriette lui coupa la parole, et, dominant son émotion, d'une voix brève, elle lui rapporta textuellement la conversation du comte de la Ville-Handry.
Dès qu'elle eut terminé:
– Vous avez deviné juste, mademoiselle, prononça Daniel; c'est bien un marché que M. votre père vous propose.
– Ah! c'est affreux!..
– Il a voulu bien vous faire entendre que de votre consentement à son mariage dépend son consentement…
Stupéfait de ce qu'il allait dire, il s'arrêta court, et ce fut la jeune fille qui ajouta:
– Au nôtre, n'est-ce pas? dit-elle hardiment, M. Daniel, au nôtre. Oui, voilà ce que j'avais compris, voilà pourquoi je vous demande un conseil.
Malheureux!.. c'était lui demander de dicter sa destinée.
– Je crois que vous devez consentir, balbutia-t-il.
Vibrante d'indignation, elle se dressa:
– Jamais! s'écria-t-elle, jamais!
Sous ce coup terrible, Daniel chancela… Jamais!.. Il vit toutes les espérances de sa vie anéanties, son bonheur détruit, Henriette perdue pour lui…
Mais l'imminence même du péril lui eut bientôt rendu son énergie: il se roidit contre la douleur, et d'une voix presque calme:
– Je vous en conjure, reprit-il, laissez-moi vous expliquer le conseil que je vous donne… Croyez-moi: ce n'est pas un consentement que désire votre père; vous ne sauriez vous passer du sien, pour vous marier, lui n'a pas besoin du vôtre. Il n'y a pas d'article de loi qui autorise les enfants à s'opposer aux… folies de leurs parents. Ce que veut M. de la Ville-Handry, c'est votre approbation tacite, la certitude d'un accueil honorable pour sa seconde femme… Si vous refusez, il passera outre, sans souci de vos répugnances…
– Oh!..
– Ce n'est que trop sûr, hélas! S'il vous a parlé de ses projets, c'est qu'ils sont irrévocables. Le seul résultat de vos résistances sera notre séparation. Lui vous pardonnerait peut-être encore, mais elle!.. Espérez-vous qu'elle n'abusera pas contre vous de son ascendant sur votre père?.. Qui peut prévoir à quelles extrémités se porteront ses rancunes!.. Et ce doit être une femme dangereuse, Henriette, capable de tout…
– Pourquoi?
Il eut une seconde d'indécision, n'osant dire toute sa pensée, puis enfin, lentement, et comme s'il eût été obligé de chercher ses mots:
– Parce que, répondit-il, ce mariage ne peut être qu'une spéculation effrontée… Votre père est immensément riche, c'est à sa fortune qu'on en veut…
Si plausibles étaient toutes les raisons de Daniel, il plaidait sa cause avec tant d'ardeur, que les résolutions de Mlle Henriette chancelaient évidemment.
– Ainsi, murmura-t-elle, vous voulez que je cède?
– Je vous en conjure.
Elle hocha tristement la tête, et d'une voix défaillante:
– Qu'il soit donc fait selon votre volonté, M. Daniel, dit-elle… Je ne m'opposerai pas à cette profanation… Mais rappelez-vous que ma faiblesse ne nous portera pas bonheur…
Dix heures sonnaient; elle se leva, et tendant la main au jeune homme:
– A demain soir, dit-elle; je saurai et je vous dirai le nom de la femme que mon père épouse, car je le lui demanderai.
Elle n'en eut pas besoin.
Le premier mot du comte, quand il aperçut sa fille le lendemain, fut:
– Eh bien!.. as-tu réfléchi?
Elle arrêta sur lui un regard qui le força de détourner la tête, et d'un air résigné:
– Vous êtes le maître, mon père, répondit-elle… Vous dire que je ne souffrirai pas cruellement de voir entrer dans cette maison une étrangère serait mentir… Mais je serai pour elle respectueuse comme il convient…
Ah! le comte ne s'attendait pas à un si heureux dénouement.
– Ne dis pas respectueuse, s'écria-t-il, dis tendre, prévenante et dévouée… Ah! si tu la connaissais, un ange, mon Henriette, un ange!
– Et quel âge a-t-elle?
– Vingt-cinq ans.
Au mouvement de sa fille, le comte vit bien qu'elle trouvait la future épouse trop jeune, aussi s'empressa-t-il d'ajouter:
– Ta mère avait deux ans de moins quand je l'épousai.
C'était vrai, seulement il oubliait qu'il y avait vingt ans de cela.
– Du reste, poursuivit-il, tu la verras, je lui demanderai la permission de te la présenter… Elle est étrangère, d'une excellente famille, riche, adorablement spirituelle et jolie, et s'appelle Sarah Brandon…
Le soir, quand Mlle Henriette répéta ce nom à Daniel, il se frappa le front d'un geste désespéré, en s'écriant:
– Grand Dieu! si M. de Brévan n'a pas été trompé, c'est pis que tout ce que nous pouvions craindre ou imaginer!..