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IV

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A voir le foudroyant effet de ce nom seul: Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Handry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.

Pour qu'un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible…

– Vous connaissez cette femme, Daniel? s'écria-t-elle.

Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d'atténuer son imprudence.

– Je vous jure, commença-t-il…

– Oh! ne jurez pas. Vous la connaissez…

– En aucune façon.

– Cependant…

– Il est vrai que j'en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps…

– Par qui?..

– Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.

– Quelle sorte de femme est-ce?

– Mon Dieu! je ne saurais trop vous le dire… Maxime m'en avait parlé fort en l'air, et je ne me doutais pas qu'un jour… Si je me suis exclamé si sottement tout à l'heure, c'est que je me suis souvenu de certaine histoire assez… fâcheuse, dont Maxime la disait l'héroïne, de sorte que…

Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu'il s'empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.

Elle l'interrompit, et d'un ton de reproche:

– Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu'il faille me dissimuler la vérité…

Il ne répondit pas tout d'abord. Etourdi de l'étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n'en découvrait pas.

Enfin, prenant son parti:

– Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c'est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé…

– Quand le serez-vous?

– Ce soir-même, si, comme je l'espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir…

– Et si vos soupçons n'étaient que trop réels? si ce que vous redoutez tant et que j'ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire?..

Sans une seconde d'indécision, il se leva, et d'une voix profonde:

– Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il… Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu'on ne tient pas à la vie dans ma famille… vous le savez, n'est-ce pas?.. Eh bien! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu'elles ne le soient, je n'hésiterais pas à vous dire: Quoi qu'il doive en résulter, Henriette, au risque même d'être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Handry et de Sarah Brandon!..

Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l'âme de la pauvre jeune fille.

Ah! il était digne d'être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d'amour.

Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d'enthousiasme et d'attendrissement:

– Et moi, s'écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu'il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu'à vous.

Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres… jusqu'à ce qu'enfin la voix de la raison l'arrachant à son extase:

– Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.

Et il s'éloigna d'un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou… Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu'il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.

Un fiacre passait, vide; il l'arrêta et s'y jeta, en criant au cocher:

– Surtout, marchons… Je paye la course cent sous… 62, rue Laffitte.

Là demeurait M. Maxime de Brévan.

C'était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l'œil intelligent et à la physionomie sympathique.

Lancé autant qu'on peut l'être dans le monde de la «haute vie,» parmi les gens dont le plaisir est l'unique affaire, M. de Brévan était aimé.

On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu'il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.

Enfin, jamais médisance ni calomnie n'avaient effleuré sa réputation.

Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d'afficher la sienne.

On eût dit parfois qu'il s'occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu'en leurs menus détails.

Chacun savait, d'après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu'il était le dernier, l'unique représentant de cette grande famille.

Ce n'est point qu'il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose… à peine l'aisance.

Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu'il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes? ses plus intimes l'ignoraient.

Ce qui est sûr, c'est qu'il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.

Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n'avait pour le servir qu'un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.

Comment Daniel était-il devenu l'ami de M. de Brévan?.. De la façon la plus simple du monde.

Ils avaient été présentés l'un à l'autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.

Ils s'étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.

Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu'il disait? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s'émerveillant de l'entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.

Ils s'étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre…

M. de Brévan était en train de s'habiller pour rejoindre des amis à l'Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.

Comme toujours, il eut, en l'apercevant, une exclamation de plaisir.

– Quoi! vous, s'écria-t-il, l'austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure… Quel bon vent vous amène?

Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel:

– Mais, qu'est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré!.. Que vous arrive-t-il?..

– Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.

– A vous!.. Est-ce possible!..

– Et je viens vous demander un service.

– Ah! vous savez bien que je suis tout à vous.

Cela, en effet, Daniel le croyait.

– Je vous remercie d'avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger… Ce que j'ai à vous dire sera long et vous alliez sortir…

Mais, d'un geste cordial, M. de Brévan l'interrompit.

– Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d'honneur!.. Ainsi, asseyez-vous, et causons…

Frappé d'une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu'il lui dirait.

Au moment de s'expliquer, il demeura interdit.

Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Handry n'était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s'il était possible, encore qu'il se crût sûr de l'absolue discrétion de Maxime de Brévan.

Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.

A ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou…

Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d'une voix brève:

– Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.

Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant:

– Je vous le jure sur l'honneur.

Ce serment parut rassurer Daniel… Et se croyant suffisamment maître de soi:

– Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l'héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.

– Miss, s'il vous plaît, et non pas madame…

– Soit… cela importe peu. Vous la connaissez?

– Ma foi! oui, comme tout le monde…

Ce qu'il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.

– Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez: Quelle femme est-ce que cette miss Brandon?..

Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.

– Eh! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela!

– C'est que j'ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense…

Illuminé d'une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.

– J'y suis, s'écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah!

Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Handry, Daniel ne l'eût pas trouvé; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d'en profiter.

– Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.

Maxime levait les bras au ciel.

– En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d'un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c'est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive…

– C'est donc une femme bien redoutable?

L'autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d'une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit:

– Parbleu!..

Etait-il besoin que Daniel insistât, après cela!.. Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes?

Il insista, cependant.

– De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d'une voix sourde… Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j'en ignore tout!..

Sérieux comme il ne l'avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s'adossant à la cheminée:

– Que voulez-vous que je vous dise? prononça-t-il. Crier: Casse-cou! à un amoureux est un métier de dupe. Crier: gare! à qui ne veut pas se garer… à quoi bon! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah? Si oui… tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve!.. Savez-vous ce qui arriverait?.. Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri… et en sortant d'ici…

– Eh bien?..

– Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper…

– Ah! permettez, je ne suis pas un de ces hommes…

Mais M. de Brévan peu à peu s'exaltait.

– Allez au diable!.. interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres… La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c'est ce qui la fait grande et terrible… Tant qu'on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n'est pas véritablement amoureux… C'est comme cela… Et la volonté n'y peut rien, ni l'énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n'est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n'être pas ce qu'ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid… turlututu! Ces gens-là me font l'effet d'une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon… Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d'accepter ce cigare et sortons prendre l'air…

Etait-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan?.. Est-il vrai qu'un grand amour anéantit jusqu'à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal? Il n'eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu'il risquait de la perdre pour obéir au devoir?

Oh! non, non, mille fois non… Ce n'est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan… Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l'incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords…

Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Handry engagé dans ce terrible engrenage d'une passion folle pour une créature indigne.

Il n'accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.

– Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m'abandonne, que va-t-il donc m'arriver?..

M. de Brévan le regarda d'un air de commisération et dit:

– Peu de chose, seulement…

Et avec un geste d'un effrayant réalisme:

– C'est votre horoscope que vous demandez, fit-il d'un ton d'amer sarcasme… Soit. Qu'avez-vous de fortune?

– Deux cent cinquante mille francs environ.

– Parfait. En six mois ils seront fondus… Dans un an, vous serez criblé de dettes et réduit aux derniers expédients… Avant dix-huit mois, vous en serez aux faux…

– Maxime!..

– Ah! vous avez exigé la vérité, mon cher… Je passe à votre position. Elle est admirable. Votre avancement a été aussi rapide que mérité, vous êtes, tout le monde le dit, un des amiraux de l'avenir… D'aujourd'hui en six mois vous ne serez plus rien… Vous aurez donné votre démission si on ne vous a pas destitué…

– Permettez…

– Rien. Vous êtes un honnête homme et le plus digne d'estime que je sache… Après six mois de Sarah Brandon, vous serez tombé si bas dans votre estime que vous vous mettrez à l'absinthe… Voilà le tableau. Pas flatté, n'est-ce pas? Mais vous l'avez voulu. Et, cette fois, en route…

Cette fois, sa détermination était irrévocable, et Daniel vit bien que s'il ne changeait pas de tactique, il n'en obtiendrait plus un mot.

Le retenant donc au moment où il ouvrait la porte:

– Pardonnez-moi, Maxime, dit-il, une ruse fort innocente que vous-même m'avez suggérée… Sur mon honneur, ce n'est pas moi qui aime miss Sarah Brandon.

Sa surprise cloua net sur place M. de Brévan.

– Qui donc est-ce? interrogea-t-il.

– Un de mes amis.

– Son nom?

– En me permettant de ne pas vous le dire – aujourd'hui, du moins – vous doublerez le prix du service que je réclame de vous!..

L'accent de Daniel était si bien celui de la vérité, qu'il n'y avait pas à conserver l'ombre d'un doute.

Ce n'était pas lui qui s'était épris de miss Sarah Brandon.

Aussi, M. de Brévan ne douta-t-il pas… Mais il y avait du dépit et une nuance d'inquiétude, dans la façon dont il s'écria:

– Bravo, Daniel!.. Parlez-moi des gens naïfs pour jouer leur monde.

Ce fut d'ailleurs son seul reproche, et tandis que Daniel s'embarrassait dans des excuses, il revint tranquillement s'asseoir près du feu.

– Nous disons donc, reprit-il après un moment de silence, que c'est un de vos amis qui est ensorcelé?

– Oui.

– Et c'est… sérieux?

– Hélas! il ne parle de rien moins que d'épouser cette femme.

L'autre, dédaigneusement, haussa les épaules.

– Quant à cela, fit-il, rassurez-vous; Sarah ne consentira jamais…

– Erreur! L'idée de ce mariage ne peut venir que d'elle.

Cette fois, M. de Brévan dressa la tête, la stupeur sur le visage.

– Votre ami est donc bien riche!.. s'écria-t-il.

– Immensément.

– Il a donc un grand nom ou une grande situation?..

– Son nom est un des plus beaux, des plus anciens et des plus purs de l'Anjou.

– Et il est très-âgé, n'est-ce pas?

– Il a soixante-cinq ans.

D'un formidable coup de poing, M. de Brévan ébranla la tablette de la cheminée, en s'écriant:

– Ah!.. elle avait bien dit qu'elle réussirait!..

Et plus bas, tout bas, comme se parlant à lui-même, avec un indéfinissable accent, où il y avait de la haine et de l'admiration:

– Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!..

Très-ému lui-même, et l'esprit occupé de bien autre chose que d'observer, Daniel ne remarquait pas l'agitation de son ami.

– Maintenant, poursuivit-il, mon obsédante curiosité vous est expliquée. Pour empêcher le scandale et la honte d'un tel mariage, la… famille de mon vieil ami ferait tout au monde… Mais comment lutter contre une femme dont on ne sait ni les antécédents ni la vie…

– Oui, j'entends bien, marmottait M. de Brévan, j'entends…

La contraction de son visage trahissait un puissant effort de réflexion… Il demeura ainsi absorbé un bon moment, puis enfin se décidant:

– Non, je ne vois aucun moyen d'empêcher ce mariage, prononça-t-il, aucun…

– Cependant, d'après ce que vous m'avez dit…

– Quoi?

– De l'avidité de cette femme…

– Eh bien?

– Si on lui offrait, pour refuser, une somme considérable, quatre ou cinq cent mille francs?..

M. de Brévan éclata de rire, d'un rire qui sonnait faux.

– Vous lui offririez un million, qu'elle vous enverrait promener, dit-il… La croyez-vous donc si sotte de se contenter d'une fraction de la fortune, quand elle peut l'avoir tout entière, avec un beau nom par-dessus le marché, et une position!..

Daniel ouvrait la bouche pour présenter une objection, mais M. de Brévan, sortant de cette réserve railleuse qui lui était habituelle, s'animait comme s'il se fût agi d'une question à lui personnelle, et déjà poursuivait:

– C'est que vous m'avez mal compris, mon cher… Vous croyez miss Brandon une de ces vulgaires détrousseuses qui, effrontément et en plein soleil, prennent un pigeon, le plument vif et le jettent après, tout saignant, aux ricanements de la galerie…

– C'est d'après vous, Maxime…

– Eh bien! mon cher, détrompez-vous… miss Brandon…

Il s'arrêta court, et fixant sur Daniel un de ces regards comme les juges d'instruction en jettent aux prévenus:

– En vous apprenant le peu que je sais, Daniel, fit-il d'un ton presque menaçant, je vous donne la plus grande preuve de confiance qu'un homme peut donner à un autre. Je vous aime trop pour vous demander un serment de discrétion… Si jamais vous mêliez mon nom à cette affaire, si jamais vous laissiez soupçonner de qui vous tenez vos renseignements, vous auriez forfait à l'honneur…

Touché jusqu'au fond du cœur, Daniel saisit les mains de son ami, et les pressant d'une étreinte affectueuse:

– Ah! vous savez bien qu'on peut compter sur Daniel Champcey!.. s'écria-t-il.

M. de Brévan y comptait en effet, car il poursuivit:

– Miss Sarah Brandon est bien une de ces aventurières cosmopolites comme les cinq parties du monde nous en envoient depuis les progrès de la vapeur… Ni plus ni moins que les autres, elle est venue tendre à Paris son piége à imbéciles et à pièces de cent sous… Mais elle est d'une pâte plus fine et plus souple que les autres… Ses ambitions sont bien autrement élevées, et chez elle le génie de l'intrigue est à la hauteur de l'ambition… Elle veut la fortune à tout prix. Mais elle veut aussi les apparences de la considération…

On me prouverait que miss Sarah est née à Ménilmontant que je ne m'en étonnerais que médiocrement… Elle se dit Américaine…

Le fait est qu'elle parle l'anglais comme une Anglaise et qu'elle connaît une bonne partie de l'Amérique comme vous connaissez Paris.

Je lui ai entendu conter, au milieu d'un auditoire attendri, l'histoire de sa famille… Je ne dis pas que j'y ai cru.

D'après elle, M. Brandon, son père, véritable type du Yankee, entreprenant et entêté, aurait été dix fois tour à tour riche et misérable, avant de mourir archi-millionnaire.

Ce Brandon, selon sa fille, était banquier à New-York lorsque éclata la guerre entre le Nord et le Sud. Ruiné du coup, il se fit soldat, et en moins de six mois, grâce à son énergie exceptionnelle, parvint au grade de général. La paix l'ayant mis sur le pavé, il commençait à être fort embarrassé de sa personne, quand sa bonne étoile lui fit acheter, moyennant quelques mille dollars, d'immenses terrains où il ne tarda pas à découvrir les puits de pétrole les plus abondants de l'Amérique…

Il était en train de marcher sur les traces de Peabody, quand il périt, victime d'un accident épouvantable. Il fut brûlé dans l'incendie d'un de ses établissements…

Quant à sa mère, miss Sarah prétend l'avoir perdue très-jeune, dans des circonstances effroyablement dramatiques…

– Quoi!.. s'écria Daniel, personne n'a songé à contrôler ces assertions?..

– Je l'ignore… Ce qui est sûr, c'est qu'il est parfois des coïncidences bizarres…

Je sais des Américains, dont on ne peut suspecter la bonne foi, qui ont connu Brandon banquier, Brandon général et Brandon possesseur de puits de pétrole…

– On peut s'approprier un nom…

– Evidemment, surtout quand celui qui l'a porté est mort en Amérique… Le positif, c'est que depuis cinq ans Miss Sarah habite Paris. Elle y est arrivée doublée d'une certaine mistress Brian, sa parente, qui est bien la plus sèche et la plus osseuse personne qu'on puisse rêver, mais qui est en même temps une fine mouche, s'il en fut. Elle amenait aussi un protecteur, un sien cousin, M. Thomas Elgin, sorte de grotesque dangereux, roide, compassé, empesé, qui n'ouvre guère la bouche que pour manger, ce qui ne l'empêche pas d'être une des meilleurs lames de Paris et de faire mouche neuf fois sur dix, au pistolet, à trente pas.

M. Thomas Elgin, qu'on appelle familièrement sir Tom, et mistress Brian, vivent toujours près de miss Sarah.

Lors son arrivée, miss Sarah s'établit rue du Cirque, et tout d'abord monta sa maison sur le plus grand pied. Sir Tom, qui est un maquignon de premier ordre, lui avait déniché une paire de chevaux gris qui firent sensation au Bois et fixèrent l'attention sur elle.

Où, comment et de qui s'était-elle procuré des lettres de recommandation?.. Toujours est-il qu'elle en avait qui lui ouvrirent les salons de deux ou trois membres des plus influents de la colonie américaine. Le reste n'était plus qu'un jeu. Peu à peu, elle a étendu ses relations, elle s'est faufilée, imposée, si bien qu'à cette heure elle est reçue dans le meilleur monde, dans le plus haut, et même dans certaines maisons qui passent pour fort exclusives…

Bref, si elle a ses détracteurs, elle a ses partisans enragés… Si les uns soutiennent qu'elle est une misérable, d'autres, et ce ne sont pourtant pas des niais, vous en parleront comme d'un ange immaculé, à qui il ne manque que des ailes… Comme d'une pauvre orpheline qu'on calomnie atrocement, parce qu'on envie sa jeunesse, sa beauté, son luxe…

– Elle est donc riche?..

– Miss Brandon doit dépenser cent mille francs par an.

– Et on ne se demande pas d'où elle les tire?..

– Des puits de pétrole de feu son père, mon cher… Le pétrole répond à tout…

C'était à croire que M. de Brévan prenait un détestable plaisir au désespoir de Daniel, tant il mettait de complaisance à lui montrer combien solidement et habilement était étayée la situation de miss Sarah Brandon.

Espérait-il donc, en lui prouvant l'inutilité d'une lutte avec elle, l'en détourner?..

Ou plutôt, connaissant bien Daniel, – bien mieux qu'il n'en était connu, hélas! – ne cherchait-il pas à le piquer au jeu en irritant son amour-propre…

Toujours est-il que de ce ton glacé qui donne au sarcasme une plus mordante et plus cruelle amertume, il poursuivit:

– Du reste, mon cher Daniel, si jamais vous êtes reçu chez miss Sarah Brandon, et on n'y est pas reçu sans patronage, je vous prie de le croire, vous serez confondu positivement du ton de son salon… On y respire un parfum d'hypocrisie à réjouir les narines d'un quaker… Le cant y règne dans toute sa gloire, bridant toutes les bouches et éteignant tous les regards…

Visiblement Daniel commençait à être fort désorienté.

– Voyons, voyons, interrompit-il, comment conciliez-vous tout cela avec l'existence mondaine de miss Sarah?

– Oh! parfaitement, cher ami, et là éclate le sublime de la politique de nos trois fourbes… Au dehors, miss Brandon est évaporée, légère, imprudente, coquette, tout ce que vous voudrez… Elle conduit elle-même, se coiffe de côté, retrousse ses jupes et abaisse son corsage… c'est son droit, paraît-il, d'après le code qui régit les jeunes filles américaines… Mais à la maison, elle s'incline devant les goûts et les volontés de sa parente, mistress Brian, laquelle affiche les pudeurs effarouchées des plus austères puritaines… Puis, il y a là le roide et long sir Tom qui ne badine pas… Oh! ils s'entendent, comme larrons en foire, et les rôles sont bien distribués…

Daniel eut un geste de découragement.

– Cette femme n'offre donc aucune prise! murmura-t-il.

– Certaine… non!

– Cependant, cette aventure, que vous m'avez contée, autrefois…

– Laquelle?.. Celle de ce pauvre Kergrist?..

– Eh! le sais-je?.. Elle était affreuse, voilà tout ce dont je me souviens… Que m'importait alors miss Brandon!.. tandis que maintenant…

M. de Brévan hocha la tête:

– Maintenant, fit-il, vous croyez que cette histoire serait une arme? Non, Daniel. Cependant, elle n'est pas longue, et je puis vous la redire avec plus de détails qu'autrefois…

Il y a quinze mois environ, débarquait à Paris un charmant garçon nommé Charles de Kergrist… Il avait toutes ses illusions, vingt-quatre ans et cinq cent mille francs…

Il vit miss Brandon et aussitôt «s'emballa,» c'est-à-dire en devint passionnément amoureux. Quelles furent leurs relations, c'est ce que nul ne sait positivement, – je dis avec preuves à l'appui, – ce malheureux Kergrist ayant été d'une impénétrable discrétion…

Ce qui n'est que trop réel, c'est que huit mois plus tard, un matin, en ouvrant leurs volets, les boutiquiers de la rue du Cirque aperçurent un corps qui se balançait à un mètre du sol, accroché aux ferrures des persiennes de miss Brandon.

On s'approcha… le pendu, c'était ce malheureux Kergrist.

Dans la poche de son pardessus était une lettre où il déclarait qu'une passion malheureuse lui ayant rendu la vie insupportable, il se suicidait…

Or cette lettre, notez bien ce détail, était ouverte, c'est-à-dire qu'elle avait été cachetée, et que le cachet avait été brisé.

– Par qui?..

– Laissez-moi finir. L'aventure, comme bien vous pensez, fit un bruit épouvantable… La famille intervint, il y eut une espèce d'enquête, et on constata que des 500,000 francs que Kergrist avait apportés à Paris, il ne restait pas un rouge liard…

– Et miss Brandon n'a pas été perdue!..

Un sourire ironique plissa les lèvres de M. de Brévan.

– Vous savez bien que non, répondit-il. Même, cette pendaison fut pour ses partisans une occasion de célébrer sa vertu. Si elle eût failli, criaient-ils, Kergrist ne se fût point pendu. D'ailleurs, ajoutaient-ils, est-ce qu'une jeune fille, si pure et si innocente qu'elle soit, peut empêcher ses amoureux de venir s'accrocher à ses fenêtres!.. Quant à la disparition de l'argent, ils l'expliquaient par le jeu… Kergrist jouait, assuraient-ils, on l'avait vu à Bade et à Hombourg…

– Et le monde se contenta de cette explication?

– Mon Dieu, oui… et cependant quelques sceptiques racontaient tout autrement les choses. Ils prétendaient, ceux-là, que miss Sarah avait été la maîtresse de Kergrist, et que, le voyant absolument ruiné, elle l'avait congédié un beau matin… Ils affirmaient que lui, le soir, à l'heure où il était reçu d'ordinaire, il s'était présenté, et que, trouvant tout clos, après avoir prié et pleuré en vain, il avait menacé de se tuer… et qu'il s'était tué en effet, comme un pauvre fou qu'il était… Ils assuraient que, cachée derrière ses persiennes, miss Brandon avait suivi les préparatifs de suicide de ce malheureux… qu'elle l'avait vu se hisser sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, attacher la corde, passer la tête dans le nœud coulant et se lancer dans l'espace… qu'elle avait surveillé son agonie et épié ses dernières convulsions…

– Horrible! murmura Daniel, c'est horrible!..

Mais M. de Brévan lui saisit le bras, et le serrant à lui faire mal:

– Ce n'est encore rien, fit-il d'une voix rauque… Dès que Sarah vit que Kergrist ne bougeait plus, elle descendit l'escalier à pas de loup, elle ouvrit sans bruit la porte de sa maison, et, se glissant furtivement dehors, elle osa fouiller ce cadavre encore chaud pour s'assurer qu'il n'avait rien sur lui qui pût la perdre… Trouvant la lettre préparée par Kergrist, elle l'emporta, brisa le cachet et la lut… Et quand elle se fut assurée que son nom n'y était pas, elle eut cette audace inouïe de revenir placer cette lettre où elle l'avait prise… Et alors elle respira… Elle était débarrassée d'un homme qui la gênait. Elle se coucha et dormit…

Daniel était devenu plus blanc que sa chemise.

– Ah!.. cette femme est un monstre! s'écria-t-il.

M. de Brévan ne répondit pas.

La haine la plus atroce flambait dans ses yeux, ses lèvres tremblaient… Il ne se souvenait plus de ses savantes précautions, de ses réticences… Il s'oubliait, il s'abandonnait, il se livrait…

– Mais je n'ai pas fini encore, Daniel, reprit-il… Il est un autre crime encore, déjà ancien, celui-là… le début de miss Brandon à Paris… qu'il faut que vous sachiez…

Un soir, il y a de cela quatre ans, le directeur de la Société d'Escompte mutuel entra dans le bureau de son caissier et lui annonça que, le lendemain matin, le conseil de surveillance vérifierait ses écritures.

Le caissier, cet infortuné se nommait Malgat, répondit que tout serait prêt.

Mais, dès que son directeur se fut retiré, il prit une feuille de papier et écrivit à peu près ceci:

«Pardonnez-moi. J'ai été quarante ans un honnête homme, une passion fatale m'a rendu fou. J'ai puisé dans la caisse qui m'était confiée, et pour masquer mes détournements, j'ai eu recours à des faux. Dissimuler mon crime plus longtemps n'est pas possible. Mon premier vol remonte à six mois. Le déficit est de trois cent mille francs environ.

«Je ne saurais supporter le déshonneur que j'ai mérité, dans une heure j'aurai cessé de vivre.»

Cette déclaration, Malgat la plaça bien en vue sur son bureau, et sortant aussitôt, sans prendre un centime sur lui, il courut jusqu'au canal pour s'y jeter.

Mais une fois là, devant cette eau noire, il eut peur…

Durant de longues heures, il erra sur la berge, demandant à Dieu une seconde de courage… Le courage ne lui vint pas.

Que faire cependant? Où fuir sans argent, où se cacher?.. Retourner à son bureau n'était pas possible: le crime devait y être connu…

Désespéré, il courut jusqu'à la rue du Cirque et au milieu de la nuit il frappa chez miss Brandon.

On ne savait pas qu'il fût découvert, on lui ouvrit.

Alors, lui, au désespoir, raconta tout, demandant mille francs sur les trois cent mille qu'il avait volés et donnés, mille francs pour fuir en Belgique…

On les lui refusa.

Et comme il insistait, comme il se traînait aux genoux de miss Sarah, sir Tom le prit par les épaules et le jeta dehors.

Brisé par l'excès de sa violence, M. de Brévan s'était jeté sur un fauteuil, et il y demeura longtemps, la tête basse, l'œil fixe, le front contracté, regrettant sans doute l'abandon et la franchise de sa colère, et d'être resté si peu maître de soi.

Mais, lorsqu'il se releva, grâce à une puissante projection de volonté, il avait ressaisi ce flegme un peu railleur qui lui était habituel.

– Je le vois à votre contenance, mon cher Daniel, reprit-il, l'aventure que je vous conte vous paraît monstrueuse, invraisemblable, impossible… Et cependant, il y a quatre ans, elle courut tout Paris, grossie de cyniques détails que j'ai passés sous silence… En fouillant les collections de journaux, vous la retrouveriez… Mais quatre ans… c'est quatre siècles. Sans compter que nous en avons tant vu d'autres, depuis…

Agité d'émotions étranges et comme il n'en avait ressenti de sa vie, Daniel hochait tristement la tête.

– Aussi, n'est-ce pas le fait en lui-même qui m'étonne, prononça-t-il… Ce que je ne puis comprendre, c'est que cette femme ait osé repousser le malheureux dont elle était la complice, lorsqu'il implorait d'elle les moyens de fuir, de se dérober aux recherches de la justice, de passer à l'étranger.

– Ce fut ainsi, pourtant, affirma M. de Brévan.

Et vivement:

– Du moins, à ce que l'on assure, prononça-t-il.

Ce retour à la circonspection fut perdu pour Daniel.

– Etait-il vraisemblable, poursuivit-il, que miss Brandon n'ait pas craint d'exaspérer cet infortuné et de le pousser aux résolutions les plus désespérées… Ivre de colère, de rage, il pouvait, en sortant de chez elle, courir chez le commissaire de police le plus voisin et lui tout déclarer, et donner des preuves…

M. de Brévan, d'un petit rire sec l'interrompit.

– Vous dites là, Daniel, fit-il, juste ce que répliquèrent sur le moment les défenseurs de miss Sarah… A cela, je répondrai qu'il est dans son caractère de procéder par coups d'audace… Elle ne dénoue pas les situations, elle les brise le plus brutalement possible… Sa prudence consiste à pousser l'imprudence au delà de ce qu'on peut admettre…

– Cependant…

– Faites-lui de plus l'honneur de la croire assez fine, assez expérimentée et assez perspicace pour s'entourer de précautions inouïes, ne jamais laisser traîner de preuves et savoir trier ses dupes… Elle avait étudié Malgat de même que plus tard elle devina Kergrist. Elle était sûre que ni l'un ni l'autre, la tête sur le billot ne l'accuseraient… Et néanmoins, dans cette affaire de la Société d'Escompte mutuel, ses calculs furent un peu déconcertés…

– Elle fut compromise?..

– On découvrit qu'elle avait reçu deux ou trois fois Malgat secrètement, car il n'était pas admis officiellement chez elle, et les petits journaux imprimèrent ce mauvais calembour «qu'une blonde étrangère ne l'était pas aux détournements…» L'opinion hésitait, lorsqu'on apprit qu'elle venait d'être mandée au cabinet du juge d'instruction… Ce fut son salut, car elle en sortit plus blanche et plus immaculée que la neige des Alpes…

– Oh!..

– Et si parfaitement innocentée que, l'affaire étant venue aux assises, elle ne fut même pas citée comme témoin.

Daniel eut un soubresaut:

– Quoi! s'écria-t-il, Malgat eut ce dévouement héroïque de subir les angoisses de l'instruction et l'infamie d'une condamnation sans laisser échapper un mot…

– Non… et pour cette raison que c'est par contumace que Malgat a été jugé et condamné à dix ans du réclusion.

– Qu'est-il donc devenu, ce malheureux?

– Qui sait!.. Il s'est suicidé, dit-on… Deux mois plus tard on découvrit dans la forêt de Saint-Germain un cadavre à demi décomposé, qu'on supposa être le sien… Et cependant…

Il était devenu livide, et plus bas, comme s'il eût répondu moins à Daniel qu'aux objections de son esprit, il ajouta:

– Et cependant quelqu'un qui avait vécu presque dans l'intimité de Malgat, m'a juré l'avoir rencontré un jour, rue Drouot, devant l'Hôtel des Ventes… Ce quelqu'un assurait l'avoir positivement reconnu malgré les artifices d'un déguisement des plus habiles… Et même songeant à cela, je me suis dit souvent que si on ne se trompait pas, un jour viendrait peut-être où miss Sarah aurait un terrible compte à régler avec un créancier implacable…

Il passa la main sur son front, comme s'il eût espéré ainsi chasser des idées importunes, et avec une gaieté forcée:

– Voilà, cher, reprit-il, le fond de mon sac… Tous ces détails, je les tiens des amis et des ennemis de miss Sarah, des cancans du monde et des «racontars» des journaux. Ils me viennent surtout d'une longue et patiente observation… Et si vous me demandez quel intérêt j'avais à si bien connaître cette femme, je vous répondrai que vous voyez devant vous une de ses victimes… Car je l'ai aimée, aussi moi, ami Daniel, aimée éperdûment… Mais j'étais un trop petit seigneur et une trop maigre proie pour qu'elle me fit les honneurs du grand jeu… Le jour où elle fut sûre que ses infernales coquetteries avaient incendié mon cerveau, que j'étais devenu fou, stupide, idiot… ce jour-là, elle m'éclata de rire au nez… Ah! tenez, elle m'a joué comme un enfant et chassé comme un laquais… Et je la hais, mortellement, comme je l'aimais, jusqu'au crime, s'il le fallait… Et si secrètement, dans l'ombre, sans me nommer, je puis vous aider, comptez sur moi!..

Quelles raisons Daniel avait-il de douter de la véracité de son ami?

Aucune, puisqu'il venait de lui-même, et avec une ronde franchise, au devant de toutes les questions…

Donc, pas un doute n'effleura la confiance du Daniel. Bien plus, il bénit le ciel de lui envoyer cet allié, cet ami qui, vivant en pleine intrigue parisienne, devait en connaître les ressorts et le guiderait.

Il lui prit les mains, et les serrant entre ses mains loyales:

– Maintenant, ami Maxime, c'est entre nous à la vie et à la mort…

L'autre parut touché sincèrement; il eut même un joli geste comme pour essuyer une larme… Mais il n'était pas homme à s'abandonner à l'attendrissement:

– Revenons à votre ami, Daniel, reprit-il, et aux moyens d'empêcher son mariage avec miss Sarah… Avez-vous un projet, une idée?.. Non… Ah! ne vous y trompez pas, ce sera dur.

Il parut s'abîmer dans ses réflexions, puis lentement et en détachant ses phrases comme pour leur donner plus de relief et les mieux graver dans l'esprit de Daniel:

– C'est par miss Brandon, reprit-il, qu'il faudrait attaquer la situation… Savoir au juste qui elle est, là serait le succès… A Paris, avec de l'argent, on trouve des espions terriblement habiles…

Le timbre de la pendule sonnant la demie de dix heures, l'interrompit.

Il se dressa, comme illuminé d'une inspiration soudaine, et très vite:

– Mais j'y pense, s'écria-t-il, vous ne connaissez pas miss Brandon, Daniel, vous ne l'avez jamais vue!..

– En effet…

– Eh bien! c'est un désavantage… Il faut connaître ses ennemis, quand ce ne serait que pour leur sourire… Je veux que vous voyez miss Sarah…

– Mais qui me la montrera… où… quand?

– Moi, ce soir, à l'Opéra où elle est, je le parierais…

Pour courir chez Mlle Henriette, Daniel s'était habillé, cela tombait bien.

– Certes, oui, je le veux, répondit-il.

Sans perdre un instant, ils s'élancèrent dehors, et ils arrivèrent au théâtre comme la toile se levait sur le quatrième acte de Don Juan… Deux fauteuils d'orchestre se trouvaient libres, ils les prirent.

Faure était en scène… Mais que leur importait la musique divine de Mozart!..

M. de Brévan sortit sa jumelle de son étui, et parcourant la salle d'un regard exercé, il eut bientôt découvert ce qu'il cherchait.

Du coude il avertit Daniel, en lui passant sa jumelle:

– Tenez, là, lui souffla-t-il à l'oreille, dans la troisième loge à partir du pilier… regardez… c'est elle!..

La clique dorée

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