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V

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Daniel regarda.

Sur l'appui de velours de la loge que lui désignait Maxime, se penchait, pour mieux entendre, une jeune fille d'une beauté si rare et si resplendissante qu'il eut peine à retenir un cri d'admiration.

Ses cheveux, d'une surprenante abondance, étaient relevés assez négligemment pour qu'on vît qu'ils étaient bien à elle; cheveux admirables, fauves, si lumineux qu'à chacun de ses mouvements il paraissait en jaillir des gerbes d'étincelles…

Ses grands yeux de velours étaient ombragés de longs cils, et selon qu'elle les ouvrait ou les fermait à demi, ils passaient du bleu le plus sombre au bleu clair de la pervenche.

Un rire jeune et frais, le rire naïf de l'innocence s'épanouissait sur ses lèvres, découvrant des dents invraisemblables de régularité, de blancheur et d'éclat.

– Est-il possible, pensait Daniel, que ce soit là l'indigne créature dont Maxime me traçait le portrait!..

Un peu en arrière d'elle, émergeait de l'ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d'un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s'entr'ouvrir pour crier: Shoking!..

Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d'énormes favoris en nageoires… C'était l'honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.

Et à mesure qu'il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.

Maxime ne se trompait-il pas?.. Ne se faisait-il pas l'écho de calomnies atroces?..

Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s'il n'eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu'ils le virent se pencher à l'oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu'il prononça un mot, le contraignirent à se taire.

Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.

Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s'ouvrit, et un homme entra, qu'à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d'éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.

Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.

– Le comte de la Ville-Handry!.. murmura Daniel.

Mais on lui frappait doucement sur l'épaule; il se retourna.

C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit:

– Votre vieil ami, n'est-ce pas? L'heureux prétendant de miss Brandon.

– Oui, c'est vrai, je l'avoue…

Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit:

– Voyez donc, Daniel, voyez donc!..

M. de la Ville-Handry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchant vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.

Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.

La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever…

– Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.

Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes: pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.

– Ah! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière… murmura Maxime.

Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand pardessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifiques.

C'était le comte de la Ville-Handry.

Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb:

– Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous?

– Du théâtre.

– Et vous fuyez avant le cinquième acte! C'est un crime de lèse-Mozart, cela… Allons, revenez et je vous promets une surprise…

Vivement, M. de Brévan se rapprocha.

– Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous…

Et saluant, il se retira.

Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.

A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:

– Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.

L'homme hésita… C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:

– Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.

Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.

Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.

En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.

Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:

– Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.

Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.

– Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.

Puis se retournant vers Daniel:

– Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.

– Moi, mademoiselle.

– Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry…

Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:

– Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J'ai ouï parler d'une jeune fille…

– Sarah!.. interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!..

Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:

– Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!..

De rouge qu'il était, Daniel devint blême.

Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.

Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.

Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.

Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:

– Qu'est-ce!.. qu'est-ce qu'il y a là…

Le comte s'avança, la bouche en cœur:

– Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller…

Et en prenant une poignée, il la montra.

Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:

– Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire…

Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta:

– Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou…

Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour du M. de la Ville-Handry. Enfin le valet de pied ferma la portière…

Alors miss Sarah se penchant vers Daniel:

– J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir… Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours… Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux…

Le reste se perdit dans le bruit des roues.

La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Handry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé…

Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar…

Hélas, non!.. Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Handry.

– Ah!.. nous sommes perdus! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.

Leur attente fut déçue.

S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.

Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Handry: minuit sonnait.

– J'irai demain, pensa-t-il.

Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplés de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.

Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses, en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs piéges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font «chanter» les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.

Alors, il avait quelque espoir.

Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la «haute vie,» qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.

Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes!.. Comment l'atteindre et où la frapper?

N'était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens! qu'elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait?

– Mon Dieu!.. murmurait Daniel, envoyez-moi une idée…

Mais l'idée ne venait pas, et c'est en vain qu'il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.

Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d'ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.

A neuf heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil et brisé de cette fatigue atroce de l'insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.

Il se jeta vivement à bas de son lit, s'habilla en deux temps et courut ouvrir.

C'était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut:

– Eh bien?

– Hélas! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner…

– Diable! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée…

– Que feriez-vous donc, vous, à ma place? Cette femme est belle à troubler la raison… le comte est fasciné.

Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Handry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s'évanouissait le bonheur de sa vie…

– Car il n'est plus d'illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l'accent du plus sombre découragement. Ce qui m'attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu'au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir? Oui. Réussirons-nous? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Handry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.

Si peu accessible à l'émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu'il appelait son ami le troubla visiblement.

– Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu'on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d'un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.

– Elle m'a invité…

– Bon, cela. N'hésitez pas, allez-y.

– Qu'y faire?

– Peu de chose… Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l'honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux…

– J'avoue que je ne comprends pas bien.

– Quoi!.. Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu'elle paraisse, ne tient peut-être qu'à un fil?.. Que faut-il pour le trancher, ce fil?.. Une occasion… Et quand on a tout à attendre et à espérer de l'occasion, on la guette…

Daniel ne semblait pas convaincu.

– Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.

– Assurément.

– Que répondrai-je?

– Rien… ni oui, ni non… vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps…

Il fut interrompu par le portier de Daniel – c'était son domestique aussi – qui entrait, tenant une carte à la main.

– Monsieur, dit-il, c'est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m'envoie savoir s'il ne vous dérange pas…

– Le nom de ce monsieur?..

– Le comte de la Ville-Handry, voici sa carte.

– Vite, s'écria Daniel, vite, courez le prier de monter…

M. de Brévan s'était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti:

– Je file, dit-il à Daniel.

– Pourquoi?

– Parce qu'il ne faut pas que le comte me trouve ici… Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s'il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fini…

Il sortait en effet, lorsqu'on entendit remuer la clef de la porte d'entrée.

– Le comte, fit-il, je suis pris.

Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l'y poussa et referma la porte.

Il était temps, le comte entrait.

La clique dorée

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