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VIII

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Ce que M. de la Ville-Handry entendait par «pousser les chevaux,» ses gens le savaient. Le cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s'il n'eût été d'une merveilleuse adresse.

Ce qui n'empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Handry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier:

– Nous ne marchons pas!..

C'est qu'il avait, encore qu'il s'efforçât de garder sa gravité d'homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d'un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d'amour.

Maussade tant qu'avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s'inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.

Il est vrai que Daniel ne l'entendait même pas.

Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d'aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.

Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d'un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu'il avait d'énergie.

De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.

– Nous voici arrivés! s'écria le comte.

Et sans attendre l'arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l'hôtel de miss Sarah Brandon.

Ce n'était pas, il s'en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l'œil des passants.

De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n'apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.

Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Handry et Daniel, et qui les guida le long de l'escalier.

Arrivé au palier du premier étage, le comte s'arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.

– C'est là, balbutia-t-il, là!

Là!.. Quoi?.. Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c'était là, à cette même place, qu'il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie…

Mais Daniel n'eut pas le temps d'interroger. Un second domestique sortit de l'appartement et s'inclinant devant M. de la Ville-Handry:

– Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.

– Ah!..

– Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s'asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.

– Bien, bien!.. fit le comte, de ce ton de l'homme qui dans une maison amie se sent aussi à l'aise que dans sa propre maison.

Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.

C'était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l'austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu'à l'idée de repos; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.

Et pas un objet d'art, pas une statuette, pas un tableau.

Si, cependant… En face de la cheminée, à la place d'honneur, s'étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d'une cinquantaine d'années, portant un uniforme de fantaisie, d'énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d'où sortaient les crosses de deux revolvers.

– Le général Brandon… le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Handry, d'un ton de vénération qui fit bondir Daniel… Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant…

Ce qui est sûr, c'est qu'entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante…

Il y a mieux: en examinant de près et avec plus d'attention cette peinture, Daniel s'imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée… Il lui semblait voir quelque chose comme l'œuvre d'un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants… A côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un faire supérieur…

Mais avant qu'il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.

Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s'avançait en boitant un peu, s'appuyant sur une grosse canne.

– Eh quoi!.. cher sir Tom, s'écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir?..

– Oh! beaucoup, répondit l'honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin… le docteur craint quelque chose du côté de l'os…

Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu'on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu'il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile…

M. de la Ville-Handry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu'il avait présenté Daniel la veille à l'Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom:

– En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d'arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.

– Quelques personnes oh! oui…

– Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous…

Une grimace contracta les lèvres minces de l'honorable gentleman: c'était sa façon de sourire; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires:

– On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l'ai entendue crier à mistress Brian qu'elle allait être prête… C'est incroyable, véritablement, le temps qu'elle dépense à sa toilette.

Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Handry debout adossé à la tablette.

Machinalement, Daniel s'était reculé jusqu'à l'embrasure d'une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l'hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.

Ce qui bouleversait toutes ses idées, c'était cette blessure de sir Thomas Elgin…

– Sa chute n'aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe?.. En ce cas, l'évanouissement de miss Sarah n'aurait pas été concerté d'avance…

Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d'étranges incertitudes, quand le roulement d'une voiture sur le sable de la cour l'arracha à ses méditations…

Il regarda… Devant le perron de la façade intérieure de l'hôtel s'arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah… Mais était-ce possible!..

Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage…

Plus de doutes possibles… C'était bien miss Sarah…

D'un bond elle franchit le perron et entra dans l'hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant…

A l'Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l'esprit de Daniel.

Mais ici, c'était bien autre chose, vraiment… C'était un fait brutal, matériel, irrécusable, qui venait à l'appui de soupçons, fort probables sans doute, mais non prouvés.

Pour amuser l'amoureuse impatience de M. de la Ville-Handry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s'habiller, qu'elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.

D'où venait-elle?.. Quelles intrigues nouvelles l'avaient forcée de sortir?.. Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu'à cette heure, lorsqu'elle se savait attendue par le comte.

Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l'utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.

Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Handry s'y était laissé prendre, Daniel le comprit… Il y eût été pris lui-même.

Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails!

Pouvait-on imaginer un cadre d'intrigues plus merveilleux que ce salon!.. Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance!.. Et cet horrible portrait d'un soi-disant général Brandon, quel trait de génie!..

Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n'y croyait plus.

– Il ne s'est pas plus cassé la jambe que moi! pensait-il.

Mais, en même temps, il s'étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.

– Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m'attendait.

Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.

Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.

La conversation de M. de la Ville-Handry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.

Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel; le premier serait divisé en deux appartements: l'un pour mistress Brian, l'autre pour sir Thomas Elgin; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère…

Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte…

Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah…

Plus encore qu'au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange; littéralement elle éblouissait.

Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d'un grand volant de mousseline plissée.

Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s'épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d'un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.

Elle s'avança souriante jusqu'au comte de la Ville-Handry, et, lui tendant le front:

– Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte? demanda-t-elle.

Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu'il put faire, ce fut d'avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l'extase:

– Oh! oui, belle, trop belle.

– Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue…

Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d'accomplir un miracle de promptitude: il n'y avait pas un quart d'heure qu'elle était rentrée…

– Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l'enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Handry m'arrache à vos éternelles remontrances…

– Sarah!.. prononça sévèrement mistress Brian.

Mais déjà elle s'était retournée, la main tendue, vers Daniel.

– Merci d'être venu, monsieur, reprit-elle, je suis certaine qu'à nous deux nous allons nous entendre très bien.

Elle lui disait cela de l'accent le plus doux, mais s'il l'eût mieux connue, il eût compris au regard dont elle l'enveloppait, que ses dispositions étaient bien changées, et que, bienveillante d'abord, elle le haïssait à présent d'une haine furieuse.

– Nous entendre, miss… répéta-t-il en s'inclinant; sur quoi?

Elle ne répondit pas.

Le domestique annonçait des hôtes accoutumés de ses soirées, et elle s'élançait à leur rencontre.

Dix heures sonnaient, et de ce moment, les invités se succédèrent sans interruption. A onze heures, il y avait une centaine de personnes dans le salon, et dans les deux pièces contiguës, on avait installé des tables de whist.

Certainement tous les gens qui se trouvaient là, vieux messieurs chargés de décorations étrangères et jeunes hommes à gilets en cœur, n'étaient pas sans reproches… mais tous appartenaient à la «haute vie» parisienne, à ce monde à part dont les dehors brillants dissimulent les hontes, et qui cache ses misères sous la pesante livrée du plaisir.

Quelques-uns, par leur nom, par leur situation ou par leur fortune, dominaient de bien haut cette cohue dorée, et on les reconnaissait à leur assurance supérieure et à la faveur qui accueillait leurs moindres paroles.

Et dans la foule, M. de la Ville-Handry se pavanait, triomphant des attentions de miss Sarah. Il affectait les empressements d'un maître de maison, comme s'il eût été chez lui, il surveillait le service des gens, puis d'un air de fatuité modeste, il allait de groupe en groupe, quêtant des compliments.

Près de la cheminée, gracieusement posée sur un fauteuil, miss Sarah semblait une jeune reine au milieu de sa cour… Mais si entourée qu'elle fût, si enivrée d'adulations qu'elle dût être, elle ne perdait pas de vue Daniel, l'épiant à la dérobée, pour surprendre sur son visage le reflet de ses impressions.

Une fois même, au grand scandale de ses adorateurs, elle quitta sa place pour aller lui demander pourquoi il restait ainsi seul en son coin, et s'il était souffrant. Puis, voyant qu'il ne connaissait personne, elle daigna lui désigner et lui nommer les plus notables de ses invités.

Et elle mettait tant d'affectation à montrer ses brillantes relations, que Daniel se persuadait presque qu'elle avait pénétré ses intentions, et que c'était là une espèce de défi, comme si elle lui eût dit:

– Voilà quels amis me défendraient si vous osiez m'attaquer.

Cependant il ne se sentait aucunement découragé, se rendant bien compte des difficultés de sa tâche et n'en étant plus à compter les obstacles. Au bruit des conversations, il arrangeait dans sa tête un plan qui devait le mettre sur les traces du passé de cette dangereuse aventurière…

Et ses méditations l'absorbaient si bien, qu'il ne s'apercevait pas que peu à peu le salon se vidait… C'était, ainsi, cependant, et il ne restait plus à la fin que quelques intimes et quatre joueurs autour de la table de whist.

Alors, miss Sarah se leva, et s'approchant de Daniel:

– Voulez-vous m'accorder dix minutes d'entretien, monsieur? demanda-t-elle.

Il se dressait pour la suivre, lorsque mistress Brian intervint, adressant d'un ton de reproche quelques mots en anglais à sa nièce. Daniel savait assez d'anglais pour comprendre que mistress Brian disait:

– Ce que vous faites là est tout à fait inconvenant, Sarah!..

– Choquant! approuva sir Tom.

Mais elle haussa légèrement les épaules, et toujours en anglais:

– Mon cher comte aurait seul le droit de trouver ma conduite inconvenante, répondit-elle, et j'ai son autorisation.

Puis, s'adressant à Daniel, en français cette fois, elle ajouta:

– Venez avec moi, monsieur!..

La clique dorée

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