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Émile Gaboriau
LA CORDE AU COU
DEUXIÈME PARTIE L'affaire de Boiscoran
3. Ce n'est jamais impunément qu'on violente ses sentiments les plus chers…

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Ce n'est jamais impunément qu'on violente ses sentiments les plus chers. Lorsqu'enfin la marquise de Boiscoran put se réfugier dans la voiture envoyée à sa rencontre, elleétait bien près de défaillir, brisée par l'effort inouï qu'elle avait fait pour montrer aux impitoyables curieux de Sauveterre une contenance assurée et un visage riant.

– Quelle horrible comédie! murmura-t-elle en se laissant tomber sur les coussins.

– Reconnaissez, du moins, madame, qu'elleétait nécessaire, prononça maître Folgat. Vous venez de conquérir cent personnes peut-être à votre fils.

Elle ne répondit pas. Les larmes l'étouffaient. Que n'eût-elle pas donné pour se trouver seule, chez elle, pour s'abandonner librement à toutes les lâchetés de sa douleur et de ses angoisses maternelles!

Jamais trajet ne lui avait paru aussi insupportablement long que celui qui sépare la gare de la rue de la Rampe. Lancé à toute vitesse, le cheval faisait feu des quatre pieds; il lui semblait qu'il n'avançait pas… Pourtant, la voiture finit par s'arrêter. Le petit domestique avait déjà sauté à terre, et il tournait la poignée de la portière en disant:

– Nous voilà arrivés.

Aidée de maître Folgat, Mme de Boiscoran descendit, et son pied touchait à peine le pavé de la rue que la porte de la maison s'ouvrit et que Mlle Denise se jeta dans ses bras, tropémue pour pouvoir rien dire, sinon:

– Oh! ma mère, ma chère mère, quel horrible malheur!

Dans l'ombre du corridor, s'avançait M. de Chandoré, qui s'était levé en même temps que sa petite-fille.

– Rentrons, dit-ilà ces infortunées, ne restons pas là… Déjà derrière tous les volets brillent des yeux qui nousépient.

Et il les entraîna dans le salon.

Positivement, maître Folgatétait assez embarrassé de son personnage. Nul ne semblait s'apercevoir de son existence. Il avait suivi, cependant, ilétait entré dans le salon et, debout près de la porte, ému de l'émotion de tous, il observait alternativement Mlle Denise, M. de Chandoré et les demoiselles de Lavarande.

Mlle Denise allait avoir vingt ans. On ne pouvait dire qu'elle fût remarquablement jolie, mais ilétait difficile de l'oublier quand on l'avait vue une fois. Petite, elleétait la grâce même, et chacun de ses mouvements trahissait quelque rare et exquise perfection. Avec des cheveux noirs d'une merveilleuse abondance, elle avait les yeux bleus et le teint d'une blonde des pays du Nord, un teint dont l'éblouissante blancheur faisait paraître jaunes toutes les comparaisons imaginées par les poètes: le lis, la neige, le lait… En elle, tout exprimait une angélique douceur et la plus excessive timidité. Et pourtant, certains plis de ses lèvres et le mouvement de ses sourcils devaient faire soupçonner une grandeénergie.

Près d'elle, grand-père Chandoré étonnait par sa haute stature et par sa carrure puissante. Soixante-douze années n'avaient pas fait plier ses reins d'hercule, et il semblait bâti pour défier tous les orages de la vie. Ce qu'il avait surtout de singulier, c'était un teint rouge brique, uniformément cramoisi, un teint de vieux chef mohican, que faisaient paraître plus dur et plus cru sa barbe, ses sourcils et ses cheveux blancs. Son visage, malgré tout, exprimait une bonté presque enfantine. Mais il ne fallait pas le regarder deux fois pour comprendre qu'il eûtété peu prudent de se fier au sourire bénin qui voltigeait sur ses lèvres charnues. Et, à certainesétincelles qui s'allumaient au fond de ses yeux gris, on sentait, par exemple, que celui-là eût passé un fâcheux quart d'heure entre ses mains, qui se fût permis d'offenser Mlle Denise.

Quant aux tantes Lavarande, longues et minces comme une baguette de saule, pâles, discrètes, d'une réserve et d'une froideur ultra-aristocratiques, elles avaient cette physionomie placide et cette expression de sensibilité dévouée des vieilles filles dont le célibat n'a pas aigri les illusions. Elles portaient des toilettes absolument pareilles, comme c'était leur invariable habitude depuis quarante ans, des toilettes de couleur indécise, modestes comme toute leur personne.

Elles pleuraient, en ce moment, et maître Folgat se demandait de quel sacrifice elles ne seraient pas capables pour racheter les larmes de leur nièce.

– Pauvre Denise! murmuraient-elles.

La jeune fille les entendit; et se dressant tout à coup, et rompant le lourd silence qui durait depuis longtemps déjà:

– Mais notre conduite est indigne! s'écria-t-elle. Que dirait Jacques, si du fond de sa prison il luiétait donné de nous voir! Pourquoi nous affliger? Est-il donc coupable?…

Ses yeux brillaient d'unéclat extraordinaire, sa voix avait des vibrations qui troublaient maître Folgat jusqu'au fond de l'âme.

– Je puis, du moins, me rendre cette justice, poursuivit-elle, que je n'ai pas douté de lui une seconde. Et comment le doute m'eût-il effleurée? Le soir même de l'incendie du Valpinson, Jacques m'aécrit une lettre de quatre pages, qu'il m'a envoyée ici par un de ses fermiers, et que j'ai reçue à neuf heures… Je l'ai montrée à grand-père, cette lettre, il l'a lue, et aussitôt il s'estécrié que j'avais mille et mille fois raison et que jamais un homme méditant un crime affreux n'eûtécrit cela.

– Je l'ai dit et je le pense, approuva M. de Chandoré, et tout homme sensé sera de mon avis, seulement…

Mais sa petite-fille ne le laissa pas achever.

– Il est doncévident, interrompit-elle, que Jacques est victime de quelque intrigue abominable, c'est à nous à la déjouer. Assez pleuré, il faut agir… (Et s'adressant à Mme de Boiscoran): Et c'est pour nous aider à cetteœuvre de salut, chère mère, que je vous ai appelée…

– Et me voici, dit la marquise, non moins sûre que vous, chère enfant, de l'innocence de mon fils.

Ce n'était sans doute pas tout ce qu'avait rêvé M. de Chandoré, car intervenant:

– Et le marquis? demanda-t-il.

– Mon mari reste à Paris.

Le vieillard eut une grimace des plus significatives.

– Ah! je le reconnais bien là! s'écria-t-il. Rien ne saurait l'émouvoir. Son fils unique est lâchement accusé d'un crime, arrêté, et en prison. On le prévient, on pense qu'il va accourir… Erreur! Que son fils se tire d'affaire s'il peut. Lui restera à surveiller ses potiches. Ah! si j'avais encore un fils!…

– Mon mari, monsieur, protesta la marquise, pense qu'il sera plus utile à Jacques en restant à Paris. Il peut y avoir des démarches à faire…

– Le chemin de fer n'est-il pas là…

– Enfin, prononça Mme de Boiscoran, il m'a confiée à monsieur… (Elle montrait le jeune avocat.) Monsieur Manuel Folgat, dont l'expérience, le talent et le dévouement nous sont acquis.

Ainsi présenté régulièrement, maître Folgat s'inclinait.

– Et j'ai bon espoir, dit-il, tant il avaitété gagné par la confiance de Mlle Denise. Mais je suis de l'avis de mademoiselle de Chandoré. Il faut agir sans perdre une seconde. Or, avant d'arrêter une ligne de conduite, j'aurais besoin de connaître exactement les faits.

– Malheureusement, nous ne savons rien, répondit M. de Chandoré. Rien, sinon que Jacques est au secret.

– Eh bien! nous nous informerons. Vous connaissez sans doute les magistrats de Sauveterre?

– Fort peu, à l'exception du procureur de la République…

– Et le juge chargé de l'instruction?

L'aînée des demoiselles de Lavarande se dressa.

– Celui-là! s'écria-t-elle, monsieur Galpin-Daveline est un monstre d'hypocrisie et d'ingratitude! Il se disait l'ami de Jacques. Et, en effet, Jacques l'aimait assez pour nous avoir décidées, ma sœur et moi, à accorder à ce petit juge la main d'une de nos cousines, une Lavarande… Pauvre enfant! Quand elle a connu l'affreuse vérité: «Ô mon Dieu! s'est-elleécriée, soyez béni de m'avoirépargné la honte d'être la femme d'un tel homme!»

– Et en effet, ajouta l'autre vieille demoiselle, si tout Sauveterre croit Jacques coupable, c'est que chacun se dit: c'est un ami qui est son juge…

Maître Folgat hochait la tête.

– Il me faudrait des renseignements plus précis, dit-il. Monsieur de Boiscoran m'avait parlé du maire de la ville, monsieur Séneschal.

M. de Chandoré sauta sur son chapeau.

– En effet! s'écria-t-il, celui-là est notre ami, et si quelqu'un est bien informé, c'est lui! Allons le trouver. Venez…

Certainement M. Séneschalétait l'ami des Chandoré, et aussi des Lavarande, et pareillement des Boiscoran. Si avoué que l'on soit, ce ne peut-être sans s'attacher aux gens que, vingt années durant, on est leur confident et leur conseil.

Bien après avoir vendu sa charge, M. Séneschalétait encore le seulà avoir l'absolue confiance de ses anciens clients. Jamais ils n'eussent pris une détermination grave sans avoir son avis. Ils s'adressaient à son successeur, mais ils le consultaient avant. Les services, d'ailleurs, étaient réciproques. La clientèle de grand-père Chandoré et de l'oncle de Jacques n'avait pasété sans attirer plus d'un paysan processif en l'étude de maître Séneschal. Leur appui ne lui avait pasété inutile, lorsque, pris du vertigo [2] de l'ambition, il s'était «sacrifié à son pays»en sollicitant la place de maire et le mandat de conseiller général.

Aussi, ce digne et excellent hommeétait-il consterné, lorsqu'au matin de l'incendie du Valpinson, il rentra à Sauveterre. Ilétait si blême et si défait que sa femme en fut toute saisie.

– Seigneur Dieu! Auguste! s'écria-t-elle, que t'est-il arrivé?

Augusteétait le prénom de M. Séneschal.

– Il arrive quelque chose d'affreux! répondit-il d'un accent si tragique que Mme Séneschal en frémit.

Il est vrai que Mme Séneschal frémissait aisément. C'était une femme de quarante-huit à cinquante ans, très brune, courte, dodue, et dont la poitrine mettait à de rudesépreuves les corsages que lui confectionnaient ses couturières, les demoiselles Méchinet, les sœurs du greffier.

Jeune, elle avait eu la beauté du diable. Elle gardait en vieillissant des joues enluminées comme une image d' Épinal, une forêt de cheveux noirs bien plantés et des dents admirables. Pourtant elle n'était pas heureuse. Sa vie s'était consumée à souhaiter un enfant et elle n'en avait pas eu. «Ce qui doit, disait-elle, paraître inexplicable aux personnes qui nous connaissent, monsieur Séneschal et moi; lui qui aété un des beaux hommes de Sauveterre, et moi qui ai toujours joui d'une santé exceptionnelle.»

Et tout de suite, qu'on fût ou non de son intimité, elle entrait à ce sujet dans les détails les plus délicats, disant ses déceptions et celles de son mari, les pèlerinages qu'elle avait faits, le nom des médecins qu'ils avaient consultés, et combien de mois elle avait passés au bord de la mer, vivant presque exclusivement de poisson qu'elle n'aimait point. Rien n'avait réussi; et ses espérances s'évanouissant avec les années, elle s'était résignée, et l'amertume de ses regrets s'était changée en une sorte de mélancolie sentimentale qu'elle nourrissait de romans et de poésies. Elle avait une larme au service de toutes les infortunes, et quelques paroles de consolation pour toutes les douleurs. Sa charité était proverbiale. Jamais une pauvre femme en couches ne s'était inutilement adressée à son cœur.

Ce qui ne l'empêchait pas d'être une maîtresse femme qu'ilétait malaisé de duper, menant sa maison au doigt et à l'œil, dirigeant une lessive ou réglant un dîner comme pas une dame de Sauveterre.

C'est donc en sanglotant qu'elleécouta le récit que lui fit son mari desévénements de la nuit. Et lorsqu'il eut achevé:

– Cette pauvre Denise, dit-elle, est capable d'en mourir. À ta place, j'irais bien vite chez monsieur de Chandoré, lui apprendre avec tous les ménagements convenables cette funeste nouvelle.

– C'est ce dont je me garderai bien! s'écria M. Séneschal, et même je te défends expressément d'y aller…

C'est qu'il n'était pas un héros de stoïcisme et que, s'il se fûtécouté, il eût pris le chemin de fer et se fût enfui à cent lieues, pour n'être pas témoin de la douleur de grand-père Chandoré et de tantes Lavarande, du désespoir de Denise, surtout, qu'il affectionnait particulièrement, et dont, depuis tant d'années, il soignait et arrondissait la dot avec autant de sollicitude que si elle eûtété sa fille.

C'est qu'aussi il ne savait plus que croire, et qu'influencé par l'assurance de M. Galpin-Daveline, désorienté par le déchaînement de l'opinion, il en arrivait à se demander si Jacques, véritablement, n'avait pas commis les crimes dont on l'accusait.

Ses occupations, par bonheur, devaientêtre, ce jour-là, trop nombreuses pour lui laisser le loisir de la réflexion. Il avait à assurer le transport des restes informes du tambour Bolton et du pauvre Guillebault. Il dut recevoir la mère de l'un et la femme de l'autre, écouter leurs lamentations et essayer de les consoler; promettre à la première une petite pension, affirmer à la seconde qu'il ferait obtenir à l'aîné de ses garçons une bourse entière au collège de Sauveterre ou au petit séminaire de Pons.

Il lui avait fallu, de plus, donner des ordres pour qu'on rapportât, avec toutes les précautions nécessaires, les blessés de l'incendie, le gendarme et le paysan.

Il s'était, aussitôt après, mis en quête d'une maison pour le comte et la comtesse de Claudieuse, et ne l'avait pas trouvée sans peine.

Enfin, une bonne partie de son après-midi avaitété prise par une violente discussion avec le docteur Seignebos. Le docteur, au nom, prétendait-il, de la science outragée, au nom de la justice et de l'humanité, réclamait l'arrestation immédiate de Cocoleu, ce misérable dont le témoignage inconscient avaitété la base de la prévention. Il exigeait, jurait-il, en frappant du poing sur la table, que cet idiotépileptique fût conduit à l'hôpital et séquestré, par mesure administrative, pourêtre ultérieurement soumis à l'examen des hommes de l'art.

Longtemps le maire avait résisté à ces prétentions, qui lui paraissaient exorbitantes, mais M. Seignebos avait parlé si haut et si ferme qu'à la fin il avait expédié deux gendarmes à Bréchy, avec l'ordre de ramener Cocoleu.

Ilsétaient revenus quelques heures plus tard, les mains vides. L'idiot avait disparu. Personne, dans le pays, n'avait pu leur donner de ses nouvelles.

– Et vous trouvez cela naturel! s'étaitécrié le docteur Seignebos, dont les yeuxétincelaient sous ses lunettes d'or. Moi, j'y vois la preuve irrécusable du complot organisé pour perdre monsieur de Boiscoran.

– Mais, sacrebleu! soyez donc tranquille, avait répondu M. Séneschal, agacé, Cocoleu n'est pas perdu, on le retrouvera.

Le médecin s'étaitéloigné sans insister, mais avant de rentrer chez lui, ilétait monté au cercle, et là, en présence de plus de vingt personnes, il avait dit avoir acquis la preuve que Jacques de Boiscoranétait victime de ses opinions avancées, que les partis monarchistes ne lui pardonnaient pas d'avoir déserté leurs rangs, et que certainement les jésuites n'étaient pasétrangers à l'affaire.

Cette intervention devaitêtre plus nuisible qu'utile à Jacques, et le résultat ne se fit pas attendre. Le soir même, lorsque M. Galpin-Daveline traversa la place du Marché-Neuf, il fut outrageusement sifflé.

Tout naturellement, le juge d'instruction, furieux, se transporta chez le maire, s'en prenant à lui de l'insulte faite à la justice en sa personne, et réclamant la plusénergique répression. M. Séneschal promit de prendre les mesures nécessaires et courut chez M. Daubigeon, le procureur de la République, pour se concerter avec lui. là il apprit ce qui s'était passé à Boiscoran, et le résultat terrible de l'interrogatoire.

Ilétait donc rentré chez lui fort triste, désolé de la situation de Jacques et très inquiet de la couleur politique que prenait cette affaire.

Avec de telles préoccupations, il avait passé une mauvaise nuit, et il s'était levé d'une humeur si massacrante que c'est à peine si sa femme avait osé lui adresser la parole.

C'est que tout n'était pas fini. À deux heures précises devait avoir lieu l'enterrement de Bolton et de Guillebault, et il avait promis au capitaine Parenteau qu'il y assisterait, ceint de sonécharpe, à la tête d'une partie du conseil municipal. Il venait même de donner l'ordre de préparer ses habits de cérémonie, quand son domestique lui annonça la visite de M. de Chandoré et d'un autre monsieur.

– Il ne manquait que cela! s'écria-t-il. (Mais réfléchissant): Tôt ou tard, la scène aura toujours lieu… Qu'ils entrent!

M. Séneschalétait bien bon de s'émouvoir ainsi d'avance et de s'affermir contre une déchirante explosion de douleur. Il fut stupéfait de l'air dégagé dont M. de Chandoré lui présenta son compagnon:

– Monsieur Manuel Folgat, mon cher Séneschal, un des avocats en renom de Paris, qui a bien voulu accompagner la marquise de Boiscoran, arrivée ce matin.

– Je suisétranger au pays, monsieur le maire, ajouta maître Folgat, j'en ignore les idées, les coutumes, les mœurs, les intérêts, les préjugés, tout enfin, et je risquerais de commettre quelque grosse sottise si je n'avais un conseiller expérimenté, habile et sûr. Monsieur de Boiscoran et monsieur de Chandoré m'ont fait espérer que vous voudriez bienêtre ce conseiller…

– Assurément, monsieur, et du meilleur cœur, répondit M. Séneschal tout en s'inclinant, visiblement flatté de la déférence de l'avocat de Paris.

Il avait avancé des sièges à ses hôtes. Lui-même s'était assis et, le coude appuyé au bras de son fauteuil de cuir, il caressait de la main son menton rasé de frais.

– L'affaire est grave, messieurs, prononça-t-il enfin.

– Une accusation criminelle l'est toujours, dit maître Folgat.

– Sarpejeu! messieurs! s'écria M. de Chandoré, doutez-vous donc de l'innocence de Jacques?

M. Séneschal ne répondit pas non. Il se taisait, il cherchait de ces atténuations savantes dont sa femme parlait la veille.

– Comment imaginer, commença-t-il enfin, les idées qui peuvent germer dans un cerveau de vingt-cinq ans, exalté par le souvenir de certaines offenses! La colère est une conseillère perfide…

Grand-père Chandoré n'en putécouter plus long.

– Que me parlez-vous de colère, interrompit-il, et où en voyez-vous trace en cette affaire du Valpinson! Je n'aperçois, moi, que le plus lâche des crimes, longuement prémédité et froidement exécuté.

Gravement, le maire hochait la tête.

– Vous ne savez pas tout ce qui s'est passé, fit-il.

– Monsieur, dit maître Folgat, c'est avec l'espoir d'être renseignés que nous sommes venus à vous.

– Soit, fit M. Séneschal.

Et tout de suite, avec la lucidité d'un vieil avoué accoutumé à débrouiller les fils les plus enchevêtrés d'une procédure, il exposa les faits dont il avaitété témoin au Valpinson, et ceux que le procureur de la République lui avait dit s'être passés à Boiscoran. Et en terminant:

– Enfin, conclut-il, savez-vous ce que m'a dit Daubigeon, dont certes vous ne suspecterez pas le témoignage? Il m'a dit en propres termes: «Daveline ne pouvait pas ne pas faire arrêter monsieur de Boiscoran. Est-il coupable? Je ne sais plus que penser. Les charges sontécrasantes. Il jure ses grands dieux qu'il est innocent, mais il refuse de faire connaître l'emploi de sa soirée…».

M. de Chandoré, cet homme si robuste, semblait près de défaillir, encore bien que son visage conservât ses tons cramoisis, dont nulleémotion ne pouvait pâlir l'éclat.

– Que va dire Denise, mon Dieu! murmura-t-il. (Puis, tout haut, et s'adressant à maître Folgat): Et cependant, fit-il, Jacques avait certainement des projets pour ce soir-là.

– Vous croyez, monsieur?

– J'en suis sûr. Est-ce que sans cela il ne fût pas venu à la maison comme tous les soirs depuis un mois? Lui-même le dit d'ailleurs, dans la lettre qu'il a envoyée à Denise par un de ses fermiers, cette lettre dont elle vous a parlé… Il luiécrit: «C'est du fond du cœur que je maudis l'affaire qui m'empêchera de passer la soirée près de vous, mais il m'est impossible de la remettre. À demain…»

– Vous voyez! s'écria M. Séneschal.

– Telle est cette lettre, continua le vieillard, qu'il est impossible, je le répète, qu'un homme méditant un odieux forfait l'ait pensée etécrite. Pourtant, à vous, je puis l'avouer, lorsque j'ai appris la funeste nouvelle, cette circonstance d'une affaire urgente m'a impressionné péniblement.

Mais le jeune avocat semblait bien loin d'être convaincu.

– Il est clair, prononça-t-il, que monsieur de Boiscoran ne veut, à aucun prix, qu'on sache où il est allé.

– Il a menti, monsieur, insista M. Séneschal, il a commencé par nier avoir pris la route où les témoins l'ont rencontré.

– Naturellement, puisqu'il tient à cacher l'endroit où il est allé.

– Quand on lui a signifié qu'ilétait arrêté, il n'a pas parlé.

– Parce qu'il espère se tirer d'affaire sans dire où il est allé.

– Si c'était vrai, ce serait bienétrange!

– On a vu plusétrange encore.

– Se laisser accuser de meurtre et d'incendie quand on est innocent…

– Être innocent et se laisser condamner est bien plus fort encore. Et cependant, on en sait des exemples.

Le jeune avocat s'exprimait de cet accent impérieux et bref qui est comme un des privilèges de sa profession, et avec un tel accent de certitude que M. de Chandoré semblait renaître à la vie.

M. Séneschal enétait presque interloqué.

– Que pensez-vous donc, monsieur? interrogea-t-il.

– Que monsieur de Boiscoran doitêtre innocent, répondit le jeune avocat. (Et sans permettre une objection): C'est, insista-t-il, l'avis d'un homme dont nulle considération ne trouble le jugement. J'arrive, sans idée préconçue, je ne connais pas plus monsieur de Claudieuse que monsieur de Boiscoran. Un crime aété commis, on m'en dit les circonstances, et tout aussitôt je reconnais que les raisons mêmes qui ont fait arrêter le prévenu me feraient le mettre en liberté.

– Oh!…

– Je m'explique: si monsieur de Boiscoran est coupable, il a montré, par la façon dont il a reçu monsieur Galpin-Daveline, une puissance sur soi inouïe et un incomparable talent de comédien. Donc, s'il est coupable, il est très fort.

– Cependant…

– Permettez. S'il est coupable, il a fait preuve dans son interrogatoire d'une absence de sang-froid insigne, et, tranchons le mot, d'une imbécillité sans nom. Donc, s'il est coupable, il est très faible.

– Mais…

– Pardon, j'achève. Le même homme peut-ilêtre à la fois si fort et si faible que cela? Décidez… Il y a plus: si monsieur de Boiscoranétait coupable, c'est à Charton et non au bagne qu'il faudrait l'envoyer, car tout autre qu'un fou eût jeté l'eau où il avait lavé ses mains noires de charbon et enterré n'importe où ce fusil Klebb, que la prévention brandit si victorieusement.

– Jacques est sauvé! s'écria M. de Chandoré.

M. Séneschal n'était pas si prompt à l'enthousiasme.

– C'est spécieux, fit-il. Malheureusement, il faut autre chose qu'une déduction, si logique qu'elle soit, à des juges qui ont les mains pleines de preuves…

– On leur en trouvera de plus fortes.

– Que comptez-vous donc faire?

– Je ne sais pas… Je viens de vous dire ma première impression; maintenant, il faut que j'étudie l'affaire, que j'interroge les gens, à commencer par le vieil Antoine.

M. de Chandoré s'était levé.

– Nous pouvonsêtre à Boiscoran dans une heure, fit-il. Dois-je envoyer chercher ma voiture?…

– Le plus tôt sera le mieux, répondit le jeune avocat.

Chargé de cette commission, le domestique de M. Séneschalétait de retour moins d'un quart d'heure après, annonçant que la voitureétait devant la porte.

M. de Chandoré et maître Folgat y prirent place, et tandis qu'ils s'installaient:

– Surtout, recommanda le maire à l'avocat parisien, soyez prudent et circonspect. Déjà cette affaire ne passionne que trop l'opinion. La politique s'en mêle. Je crains une manifestation à l'enterrement des pompiers, et l'on m'annonce que le docteur Seignebos prononcera un discours au cimetière. Allons, bonne chance!

Le cocher fouetta le cheval, et pendant que la voiture roulait le long du faubourg des Dames:

– Je ne m'explique pas, disait M. de Chandoré, qu'Antoine ne soit pas venu me trouver aussitôt après l'arrestation de son maître. Que peut-il luiêtre arrivé?

2

Caprice, fantaisie.

La corde au cou

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