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Émile Gaboriau
LA CORDE AU COU
PREMIÈRE PARTIE Le feu du Valpinson
3. Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos…

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Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même. Rien plus n'existait qu'un crime dont l'auteurétait à découvrir, et un juge: lui.

Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d'ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d'une satisfaction contenue, tout, jusqu'aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.

– Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j'interroge le blessé?

– Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez…

– J'y tiens…

– Eh bien! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.

M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.

– Daveline! faisait-ilà demi-voix, Daveline!

L'autre n'y prenait garde. Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s'approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton:

– Vous sentez-vous enétat, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions?

– Oh! parfaitement.

– Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestesévénements de cette nuit.

Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.

– Ce que je sais, commença-t-il, n'aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice… Il pouvaitêtre onze heures, car je ne saurais même préciser l'heure, j'étais couché, et depuis un bon moment j'avais soufflé ma bougie, lorsqu'une lueur très vive frappa mes vitres. Je m'enétonnai, mais très confusément, car j'étais dans cetétat d'engourdissement qui, sansêtre le sommeil, n'est déjà plus la veille. Je me dis bien: «Qu'est-ce que cela?», mais je ne me levai pas. C'est un grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant: «C'est le feu!…»Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l'an dernier… À demi vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'étais fort troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j'entendis tout près de moi une détonation…

D'un geste, le juge d'instruction interrompit.

– Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a tiré sur vous?

– Oui, monsieur.

– Donc l'assassinétait tout près, à l'affût. Il savait que, fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait…

– Telle aété, telle est encore mon impression, déclara le comte.

M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.

– Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention; l'incendie n'est qu'une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus sûrement à la perpétration du crime… (Après quoi, revenant au comte): Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.

– Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil. Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l'épaule et au cou. Cette seconde blessureétait plus grave que la première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je tombai…

– Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier?

– Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir… j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et disparaître dans la campagne.

– Le reconnaîtriez-vous?

– Non.

– Mais vous avez vu comment ilétait vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement?

– Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.

Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.

– N'importe, fit-il, nous le retrouverons… Mais continuez, monsieur.

Le comte hocha la tête.

– Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J'étaisévanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai repris connaissance, ici, sur ce lit.

Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Lorsqu'il eut terminé:

– Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui pourrait me l'apprendre?

– Ma femme, monsieur.

– Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps que vous?

– Ma femme n'était pas couchée, monsieur.

Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d'un coup d'œil pour reconnaître que le costume de la comtesse n'était pas celui d'une femmeéveillée en sursaut par l'incendie de sa maison.

– En effet, murmura-t-il.

– Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femmeétait restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu aété mis…

– Comment donc madame la comtesse a-t-elleété avertie du désastre? demanda le juge d'instruction.

Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s'avança.

– Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit-elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation… à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plusétonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah! monsieur, telleétait déjà la violence de l'incendie qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieureétait ouverte, je sortis… À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aperçus le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son cœur avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une voix désespérée…

M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.

– Bien! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien!

– Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne… Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. À la longue, cependant, les clartés de l'incendieéveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant: «Au feu!»M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d'eau-de-vieétaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid!… Ma têteétait à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambreétait déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet incendie nous ruine peut-être; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés!

C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leurémotion. Lui haussait lesépaules et grommelait entre les dents:

– Formalités! Subtilités! Puérilités!

Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans uneécuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.

Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline:

– Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute?

Offensé – on l'eûtété à moins —, le juge d'instruction fronça le sourcil, et froidement:

– Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.

– Oh!…

– Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur…

– Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.

Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux oùéclatait la plus violente animosité. Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse?

La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche:

– Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…

Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même temps à l'un des adversaires.

Des deux, M. Galpin-Davelineétait encore le plus obstiné; car, en dépit de tout, reprenant la parole:

– Je n'ai plus, monsieur, dit-ilà M. de Claudieuse, qu'une question à vous adresser: où et commentétiez-vous placé? Où et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du crime?

– Monsieur, répondit le comte d'une voixévidemment fatiguée, j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L'assassin devaitêtre posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.

Ayantécrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.

– Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif: à quelle distanceétait le meurtrier lorsqu'il a fait feu?

– Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.

– Ah! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vousêtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à la question que je vous pose…

M. Seignebos ricanait.

– Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige! fit-il. Quelle médecine? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d'assises…

– Monsieur!…

Mais le médecin n'était pas d'un naturelà supporter un secondéchec.

– Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les aiétudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d'où un coup de fusil aété tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent, peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.

Il avait siévidemment raison quant au fond, sinon quant à la forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.

– C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.

– Ah!… comme cela…

– Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de Claudieuse.

D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.

– Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu compte des faits. Je crois volontiers que l'assassinétait embusqué à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que les deux coups de fusil ontété tirés de distances différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve, c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les chasseurs, «écarté»légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a presque «fait balle»…

– Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle, interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du docteur.

M. Seignebos salua.

– On sait cela? fit-il. Qui? Vous, monsieur le maire? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse. Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises, anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues partout? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si délibérément? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera tout le débat de la cour d'assises?

Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des clameurséclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.

Et ces clameurs, hélas!, n'étaient que trop justifiées.

La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer, ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui, deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements désespérés.

Toutes les tentatives pour les secourir devaientéchouer. Un gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus tristeétat, le gendarme surtout.

Alors, véritablement, on se rendit compte de l'abominable crime de l'incendiaire… Alors, en même temps que les colonnes de fumée et les tourbillons d'étincelles, montèrent vers le ciel des cris de vengeance:

– À mort, l'incendiaire, à mort!…

C'est à ce moment que la plus légitime des fureurs inspira M. Séneschal. Il savait, lui, ce qu'est la prudence des campagnes et combien il est difficile d'arracher à un paysan ce qu'il sait. Se dressant donc sur un monceau de débris, d'une voix claire et forte:

– Oui, mes amis, s'écria-t-il, oui, vous avez raison; à mort! Oui, les courageuses victimes du plus lâche des crimes doiventêtre vengées… Il faut retrouver l'incendiaire, il le faut absolument!… Vous le voulez, n'est-ce pas? Cela dépend de vous… Il est impossible qu'il ne soit pas parmi vous un homme qui sache quelque chose… Que celui-là se montre et parle. Souvenez-vous que le plus léger indice peut guider la justice… Se taire, mes amis, serait se rendre complice. Réfléchissez, consultez-vous…

De rapides chuchotements coururent à travers la foule, puis tout à coup:

– Il y a quelqu'un, dit une voix, qui peut parler.

– Qui?

– Cocoleu! Ilétait là tout au commencement. C'est lui qui est allé chercher dans leur chambre les filles de la dame de Claudieuse. Qu'est-il devenu? Cocoleu!… Cocoleu!…

Il faut avoir vécu tout au fond des campagnes, en pleins champs, pour imaginer, pour comprendre l'émotion et la colère de tous ces braves gens qui se pressaient autour des ruines embrasées du Valpinson. L'habitant des villes, lui, n'a nul souci du brigand sinistre qui, pour voler, tue. Il a le gaz, des portes solides, et la police veille sur son sommeil. Il redoute peu l'incendie: à la premièreétincelle, toujours quelque voisin se trouve pour crier «au feu!»Les pompes accourent, et l'eau jaillit comme par enchantement. Le paysan, au contraire, a la conscience des périls de son isolement. Un simple loquet de bois ferme son huis, et nul n'est chargé d'assurer la sécurité de ses nuits. Attaqué par un assassin, ses cris, s'il appelle, ne seront pas entendus. Que le feu soit mis à sa maison, elle sera en cendres avant l'arrivée des premiers secours, trop heureux s'il se sauve et s'il réussit à sauver sa famille des flammes.

Aussi, tous ces campagnards, que venait de remuer la parole de M. Séneschal, s'employaient fiévreusement à retrouver celui qui, pensaient-ils, savait quelque chose: Cocoleu.

Tous le connaissaient bien, et de longue date. Il n'enétait pas un seul, parmi eux, qui ne lui eût donné une beurrée ou uneécuellée de soupe, quand il avait faim; pas un seul qui ne lui eût abandonné une botte de paille dans le coin d'uneécurie, quand il pleuvait ou qu'il faisait froid et qu'il voulait dormir. C'est que Cocoleuétait de ces infortunés qui traînent à travers la campagne le poids de quelque terrible difformité physique ou morale.

Quelque vingt ans plus tôt, un des gros propriétaires de Bréchy, ayant fait bâtir, avait fait venir d'Angoulême une demi-douzaine de peintres-décorateurs qui passèrent chez lui presque tout l'été. Un de ces peintres avait mis à mal une pauvre fille de ferme des environs, nommée Colette, qu'avaient affolée sa longue blouse blanche, ses fines moustaches brunes, sa gaieté, ses chansons et ses propos galants.

Mais les travaux achevés, le séducteur s'était envolé avec ses camarades, sans plus se soucier de la malheureuse que du dernier cigare qu'il avait fumé. Elleétait enceinte, pourtant.

Lorsqu'elle ne sut plus dissimuler sonétat, elle fut jetée à la porte de la maison où elleétait employée, et ses parents, qui avaient bien du malà se suffire, la repoussèrent impitoyablement. Dès lors, hébétée de douleur, de honte et de regrets, elle erra de ferme en ferme, demandant l'aumône, insultée, raillée, brutalisée même quelquefois.

C'est au coin d'un bois, un soir d'hiver, que seule, sans secours, elle mit au monde un garçon. Comment la mère et l'enfant n'étaient-ils pas morts de froid, de faim et de misère!… Il est des grâces d'état incompréhensibles.

Pendant plusieurs années, on les vit traîner leurs haillons autour de Sauveterre, vivant de la générosité, chèrement achetée, des paysans. Puis la mère mourut, abandonnée, comme elle avait vécu. On ramassa son corps un matin, sur le revers d'un fossé. L'enfant restait seul.

Il avait huit ans, ilétait assez fort pour sonâge; un fermier en eut pitié et le prit pour garder ses vaches. Le petit misérable n'enétait pas capable.

Tant qu'il avait eu sa mère, on avait attribué à son existence sauvage son mutisme, ses regards effarés, ses allures de bête traquée. Lorsqu'on essaya de s'occuper de lui, on reconnut que nulle intelligence ne s'étaitéveillée en ce pauvre cerveau déprimé. Ilétait idiot, et de plus atteint d'une de ces effroyables maladies nerveuses dont les accès agitent tout le corps, et particulièrement les muscles du visage, de mouvements convulsifs. Il n'était pas muet, mais ce n'est qu'avec des efforts inouïs et en bégayant lamentablement qu'il parvenait à articuler quelques syllabes. Parfois, des paysans en belle humeur lui criaient:

– Dis-nous comment tu t'appelles, et tu auras un sou.

Il en avait pour cinq minutes à bégayer, avec toutes sortes de contorsions, le nom de sa mère:

– Co… co… co… lette.

De là son surnom.

On avait constaté qu'il n'était bon à rien; on cessa de s'intéresser à lui; il se remit à vagabonder comme jadis.

C'est vers cetteépoque que le docteur Seignebos, en allant à ses visites, le rencontra un matin sur la grande route. Cet excellent docteur, entre autres théories surprenantes, soutenait alors que l'imbécillité n'est qu'une façon d'être du cerveau, un oubli de la nature aisément réparable par l'adjonction de certaines substances connues, de phosphore, par exemple. L'occasion d'une expérience mémorableétait trop belle pour qu'il ne s'empressât pas de la saisir.

Il fit monter Cocoleu près de lui, dans son cabriolet, l'installa dans sa maison et le soumit à un traitement dont le secret est resté entre lui et un pharmacien de Sauveterre, bien connu pour ses opinions avancées.

Au bout de dix-huit mois, Cocoleu avait considérablement maigri. Il parlait peut-être un peu moins malaisément, mais son intelligence n'avait fait aucun progrès appréciable.

Découragé, M. Seignebos fit un paquet des quelques nippes qu'il avait données à son pensionnaire, les lui mit dans la main et le poussa dehors en lui défendant de revenir jamais.

Le médecin avait rendu un triste service à Cocoleu. Désaccoutumé des privations, déshabitué d'aller de porte en porte demander son pain, le pauvre idiot eût péri de besoin si sa bonneétoile ne l'eût amené au Valpinson. Touchés de sa détresse, le comte et la comtesse de Claudieuse résolurent de se charger de lui.

Seulement, c'est en vain qu'ils essayèrent de le fixer à l'une de leurs métairies, où ils lui avaient fait donner un lit. L'humeur vagabonde de Cocoleu l'emportait sur tout, même sur la faim. L'hiver, par le froid et la neige, on le tenait encore. Mais dès les premières feuilles, il reprenait ses courses sans but à travers les bois et les champs, restant souvent des semaines entières sans reparaître.

À la longue, pourtant, s'étaitéveillé en lui quelque chose qui ressemblait assez à l'instinct d'un animal domestique patiemment dressé. Son affection pour Mme de Claudieuse se traduisait comme celle d'un chien, par des gambades et des cris de joie dès qu'il l'apercevait. Souvent, quand elle sortait, il l'accompagnait, courant et bondissant autour d'elle, toujours comme un chien. Il aimait aussi les petites filles, et il paraissait souffrir qu'on l'écartât d'elles, car on l'enécartait, redoutant pour des enfants si jeunes la contagion de ses tics nerveux.

Avec le temps aussi, ilétait devenu capable de rendre quelques petits services. Ilétait certaines commissions faciles dont on pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même, ses progrès avaientété assez sensibles pour inspirer des doutes à quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu n'était pas si «innocent»qu'il en avait l'air, que c'était «un malin»au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans travailler.

– Nous le tenons! crièrent enfin quelques voix; le voilà! le voilà!…

La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.

– Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin!

Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une résistance opiniâtre.

C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand, extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de son frontétroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche meublée de dents aiguës, son nez, largementépaté, et ses immenses oreilles donnaient à sa physionomie une expressionétrange d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse bestiale.

– Qu'est-ce que nous allons en faire? demandèrent les paysans à M. Séneschal.

– Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de Claudieuse…

– Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu entends, n'est-ce pas? Allons! arrive…

La corde au cou

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