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Émile Gaboriau
LA CORDE AU COU
PREMIÈRE PARTIE Le feu du Valpinson
5. Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu…

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Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient d'entendre.

C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de Boiscoran.

Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi bien que dans les villes, s'écria: «Pourquoi donc pas?»Et ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les plus hasardées.

Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran avaientété publiques. Ilétait bien connu que presque toujours les premiers tortsétaient venus du comte et que toujours son jeune voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié, n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il devait haïr, pensait-on, et surtout craindre?

«Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche?»ricanait le garnement.

De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison, ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M. Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.

Telleétait l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait, que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se précipita vers la porte.

– Qu'est-ce encore? s'écria-t-il.

– Des témoins! voilà d'autres témoins! répondirent les paysans.

M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et après un regardéchangé avec M. Daubigeon:

– On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.

Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il connaissait assez les paysans pour savoir qu'ilétait important de profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le dessus.

– Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le comte, dit-ilà M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal): Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…

Le premier qui se présentaétait le fils unique d'un fermier aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible et n'enétait pas médiocrement fier.

Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et sonâge:

– Que savez-vous? poursuivit M. Galpin-Daveline.

Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si bien compris que les paysanséclatèrent de rire:

– J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante, de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on trouve toujours des jambes…

– Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le juge.

Le beau gars parut plus surpris que choqué de l'interruption.

– Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, ilétait un peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand j'arrivai auxétangs de la Seille. Ilsétaient si gonflés que l'eau passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir. Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de Boiscoran.

– Vousêtes bien sûr que c'était lui?

– Pardi! puisque je lui ai parlé!… Mais attendez. Il n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parutétonné. Je ne l'étais pas moins que lui. «Comment! c'est vous, notre monsieur!»lui dis-je. Il me répondit: «Oui, j'ai quelqu'un à voir à Bréchy.»C'était bien possible; cependant je lui dis encore: «Tout de même, vous prenez un drôle de chemin!»Il se mit à rire. «Je ne savais pas que lesétangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des oiseaux d'eau…»Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…

Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avaitécrite mot pour mot. Ensuite:

– Commentétait vêtu monsieur de Boiscoran? interrogea-t-il.

– Attendez… il avait un pantalon grisâtre, un veston de velours marron et un panama à larges bords.

La stupeur et l'inquiétude se peignaient sur les traits du comte et de la comtesse de Claudieuse, de M. Daubigeon et même du docteur Seignebos. Une circonstance de la déposition de Ribot les frappait surtout: il avait vu M. de Boiscoran rentrer son pantalon dans ses bottes pour passer le déversoir…

– Vous pouvez vous retirer, dit M. Galpin-Daveline au gars Ribot: qu'un autre témoin se présente.

Cet autreétait un vieil homme d'assez fâcheux renom, qui habitait seul une masure à une demi-lieue du Valpinson. On l'appelait le père Gaudry.

Autant le fils Ribot avait montré d'assurance, autant ce bonhomme vêtu de haillons malpropres et puants semblait humble et craintif.

Après avoir donné son nom:

– Il pouvaitêtre onze heures du soir, déposa-t-il, et je traversais les bois de Rochepommier par un des petits sentiers…

– Vous alliez voler des fagots! fit sévèrement le juge.

– Jour du bon Dieu! geignit le vieux en joignant les mains, est-il bien possible de dire une chose pareille! Voler des fagots, moi!… Non, mon bon monsieur, j'allais tout simplement coucher au fin fond du bois pour yêtre tout rendu au lever du soleil et chercher des champignons, des cèpes, que j'auraisété vendre à Sauveterre… Donc, je suivais le routin, quand voilà que tout à coup, derrière moi, j'entends les pas d'un homme. Naturellement, la peur me prend…

– Parce que vous voliez!

– Oh, non! mon bon monsieur; seulement, la nuit, vous comprenez… Enfin, je me cache derrière un arbre, et presque aussitôt je vois passer monsieur de Boiscoran, que je reconnais très bien, malgré l'obscurité, et qui devaitêtre très en colère, car il parlait tout haut, il jurait, il gesticulait, et par moments il arrachait aux branches des poignées de feuilles.

– Avait-il un fusil?

– Oui, mon bon monsieur, puisque même c'est à cause de ce fusil qu'il m'avait fait peur, je l'avais pris pour un garde…

Le troisième et le dernier témoinétait une bonne et brave métayère, maîtresse Courtois, dont la métairieétait située de l'autre côté du bois de Rochepommier.

Interrogée, après un moment d'indécision:

– Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle; mais je vais toujours le dire: comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais allée avec monâne au moulin de la montagne de Sauveterre pour chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que les garçons attachèrent sur monâne, et je me mis en route. J'avais déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devaitêtre onze heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, monâne fait un faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose son fusilà terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.

Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se résignait aux humbles fonctions d'appariteur.

Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire:

– Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose? cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la porte en ajoutant): Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la justice se recueillir en paix.

La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en proie aux plus cruelles perplexités.

Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M. Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il s'était assis pourécrire, le front entre les mains, semblant chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.

Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée, laissant tomber son masque de glaciale impassibilité:

– Eh bien! fit-il comme si dans la détresse de son esprit il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien!…

On ne lui répondit pas.

Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient: le comte et la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux enétait encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable, inconcevable, inouï!

Enfin, après un moment de silence:

– Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertumeétrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh! n'essayez pas de le nier: vous partagez maintenant mes doutes et mes soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'uneémotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques minutes la plénitude de sa raison! Lorsqu'il vous a dit avoir vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé lesépaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles… (Il s'animait. L'habitude professionnelle, plus forte que tout, reprenait le dessus): Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or, comment y est-il venu? En se cachant. Du château de Boiscoran au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et celui qui tourne lesétangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou l'autre? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à l'eau jusqu'auxépaules. Pour retourner, il se jette dans les bois de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le dangerévident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il donc? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait, qui rencontre-t-il? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance toute fortuite. Toutes ses précautionsétaient bien prises, mais la Providence veillait…

– Oh! la Providence!… gronda le docteur Seignebos, la Providence!…

Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et toujours plus vite:

– Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps?… Non. À quel moment est-il aperçu venant de ce côté? À la tombée de la nuit. Ilétait huit heures et demie, déclare Ribot, quand monsieur de Boiscoran traversait le déversoir desétangs de la Seille. Donc, il pouvaitêtre au Valpinson vers neuf heures et demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le rencontre-t-on, regagnant son logis? Gaudry et la femme Courtois l'ont dit: après onze heures. Monsieur de Claudieuseétait blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran? Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy, et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce admissible? Est-ce même vraisemblable? Cependant, examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose Gaudry; il semblait furieux et arrachait aux branches des poignées de feuilles. Que dit-ilà maîtresse Courtois? Rien. Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et après? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que celui de cette femme. Marche-t-il avec elle? Non. Il la quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre sonner le tocsin et crier au feu!…

Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête, il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes. Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…

Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avaitété emporté par la rapidité desévénements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayantété publique, ilétait fatalement amené à l'expliquer.

– Décidément, c'est un réquisitoire en règle! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujoursété, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran? Il s'est promené toute la soirée! N'est-ce pas son droit? Il a traversé les marais! Qui l'en empêchait? Il a passé les bois! Est-ce défendu? On l'a rencontré! N'est ce pas naturel? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran! Car voilà le grand mot lâché: monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…

– Docteur, interrompit le procureur de la République, docteur, vous ne pensez pas ce que vous dites…

– Je le pense, morbleu! et même…

Mais il fut de nouveau interrompu, et par M. de Claudieuse, cette fois:

– Pour moi, déclara le comte, je reconnais la force des probabilités qu'invoque monsieur le juge d'instruction. Mais, au-dessus des probabilités, je place un fait positif: le caractère de l'homme accusé. Monsieur de Boiscoran est un galant homme et un homme de cœur, incapable d'un crime lâche et odieux…

Les autres approuvaient.

– Et moi, prononça M. Séneschal, je dirai: pourquoi ce crime? Ah! si monsieur de Boiscoran n'avait rien à perdre!… Mais est-il ici-bas un homme plus heureux que lui, qui est jeune, bien de sa personne, doué d'une santé admirable, immensément riche, estimé et recherché de tous! Enfin, il est un fait, qui est encore un secret de famille, mais que je puis vous dire et qui seulécarterait tout soupçon: monsieur de Boiscoran aimeéperdument mademoiselle Denise de Chandoré, il est aimé d'elle à la folie, et depuis avant-hier leur mariage est fixé au 20 du mois prochain.

Le temps passait, cependant. La demie de quatre heures tintait au clocher de Bréchy. Le jourétait venu, faisant pâlir la lumière des lampes. Dégagé des brumes matinales, le soleil frappait les vitres de ses gais rayons. Mais nul ne le remarquait, de ces hommes que de si puissantes considérations réunissaient autour du lit de M. de Claudieuse.

Sans un mot, sans un geste, M. Galpin-Daveline avaitécouté les objections qui luiétaient présentées, et ilétait redevenu assez maître de soi pour qu'il fût difficile de discerner l'impression qu'il en ressentait. À la fin, hochant gravement la tête:

– Plus que vous, messieurs, prononça-t-il, j'ai besoin de croire à l'innocence de monsieur de Boiscoran. Monsieur Daubigeon, qui sait ce que je veux dire, peut vous l'affirmer… Mon cœur, avant le vôtre, plaidait sa cause. Mais je suis le représentant de la loi; mais, au-dessus de mes affections, il y a mon devoir… Dépend-il de moi d'anéantir, si stupide, si absurde qu'elle paraisse, l'accusation de Cocoleu! Puis-je faire que trois dépositions inattendues ne soient pas venues donner à cette dénonciation un caractère de vraisemblance inquiétant!

Le comte de Claudieuse se désolait:

– Ce qu'il y a d'affreux, disait-il, c'est que monsieur de Boiscoran me croit son ennemi. Pourvu qu'il n'aille pas imaginer que ces soupçons indignes ontété suggérés par ma femme ou par moi. Que ne puis-je me lever!… Du moins, messieurs, que monsieur de Boiscoran sache bien que j'ai déclaré répondre de lui comme de moi-même!… Cocoleu, détestable idiot!… Ah! Geneviève, chère femme aimée, pourquoi l'avoir engagé à parler! Il se fût tu obstinément sans ton insistance!

Mme de Claudieuse succombait alors aux angoisses de cette affreuse nuit. Pendant les premières heures, elle avaitété soutenue par cette exaltation qui suit les grandes crises; mais, depuis un moment, elle s'était affaissée sur un escabeau, près du lit où reposaient ses deux filles; et, la tête enfoncée dans l'oreiller, elle paraissait dormir. Elle ne dormait pas, pourtant.

Au reproche de son mari, elle se redressa, pâle, les traits gonflés, les yeux rouges, et, d'une voix pénétrante:

– Quoi!… s'écria-t-elle, on a tenté d'assassiner Trivulce, nos enfants ont failli mourir au milieu des flammes, et j'aurais laissé échapper un moyen de découvrir le misérable assassin, le lâche incendiaire!… Non! ce que j'ai fait, je devais le faire. Quoi qu'il advienne, je ne regrette rien…

– Mais monsieur de Boiscoran n'est pas coupable, Geneviève, il est impossible qu'il le soit. Comment un homme qui a ce bonheur immense d'être aimé de Denise de Chandoré, qui compte les jours qui le séparent de son mariage, eût-il pu combiner un crime si abominable?

– Qu'il démontre donc son innocence! fit durement la comtesse.

Le plus impertinemment du monde, le docteur faisait claquer ses lèvres.

– Voilà pourtant la logique des femmes, grommelait-il.

– Certes, reprit M. Séneschal, on ne tardera pas à reconnaître l'innocence de monsieur de Boiscoran. Il n'en aura pas moinsété soupçonné. Et, tel est l'esprit de notre pays, que ce soupçon fera ombre à sa vie entière. Dans vingt ans d'ici, en parlant de monsieur de Boiscoran, on dira encore: «Ah! oui, celui qui a mis le feu au Valpinson…»

Ce fut non M. Galpin-Daveline, mais le procureur de la République qui répondit.

– Je ne saurais, fit-il tristement, partager la manière de voir de monsieur le maire, mais peu importe. Après ce qui s'est passé, monsieur le juge d'instruction ne peut plus reculer, son devoir le lui interdit, et plus encore l'intérêt de l'homme accusé. Que diraient tous ces paysans, qui ont entendu la déclaration de Cocoleu et la déposition des témoins, si l'enquêteétait abandonnée? Ils diraient que monsieur de Boiscoran est coupable et que, si l'on ne le poursuit pas, c'est qu'il est noble et très riche. Sur mon honneur, je crois à son innocence absolue. Mais précisément parce qu'elle est ma conviction, je soutiens qu'il faut le mettre à même de la démontrer victorieusement. Il doit en avoir les moyens. Quand il a rencontré Ribot, il lui a dit qu'il se rendait à Bréchy pour voir quelqu'un…

– Et s'il n'yétait pas allé? objecta M. Séneschal. Et s'il n'eût vu personne? Si ce n'eûtété là qu'un prétexte pour satisfaire l'indiscrète curiosité de Ribot?

– Eh bien! il en serait quitte pour dire la vérité à la justice. Je ne suis pas inquiet. Et, tenez, il est une preuve matérielle qui, mieux que tout, disculpe monsieur de Boiscoran. Est-ce que si, par impossible, il eût eu dessein de tuer monsieur de Claudieuse, il n'eût pas chargé son fusilà balle au lieu d'y laisser du plomb de chasse…

– Et il ne m'eût point manqué à dix pas…, fit le comte.

Des coups précipités, frappés à la porte, les interrompirent.

– Entrez! cria M. Séneschal.

La porte s'ouvrit, et trois paysans parurent, effarés, mais visiblement satisfaits.

– Nous venons, dit l'un d'eux, de trouver quelque chose de singulier.

– Quoi? interrogea M. Galpin-Daveline.

– On dirait, ma foi, unétui, mais Pitard prétend que c'est l'enveloppe d'une cartouche.

M. de Claudieuse s'était haussé sur ses oreillers.

– Montrez! fit-il vivement. J'ai tiré, ces jours passés, plusieurs coups de fusil autour de la maison, pourécarter les oiseaux qui mangeaient nos fruits; je verrai si cette enveloppe vient de moi.

Le paysan la lui tendit.

C'était une enveloppe de plomb, très mince, comme en ont les cartouches de deux ou trois systèmes de fusils de chasse américains. Fait singulier, elle avaitété noircie par l'inflammation de la poudre, mais elle n'avaitété ni déchirée, ni même faussée par l'explosion. Elleétait si parfaitement intacte qu'on y pouvait lire encore, en lettres repoussées, le nom du fabricant: Klebb.

– Cette enveloppe ne m'a jamais appartenu, fit le comte.

Mais ilétait devenu fort pâle en disant cela, si pâle que sa femme se rapprocha de lui, l'interrogeant d'un regard où se lisait la plus horrible angoisse.

– Eh bien?…

Il ne répondit pas. Et telleétait en ce moment l'éloquence décisive de ce silence, que la comtesse parut sur le point de se trouver mal et murmura:

– Cocoleu avait donc toute sa raison!

Pas un détail de cette scène rapide n'avaitéchappé à M. Galpin-Daveline. Sur tous les visages, autour de lui, il avait pu surprendre l'expression d'une sorte d'épouvante. Pourtant, il ne fit aucune remarque. Il prit des mains de M. de Claudieuse cette enveloppe métallique, qui pouvait devenir une pièce à conviction de la plus terrible importance, et durant plus d'une minute il la retourna en tous sens, l'examinant au jour avec une scrupuleuse attention. Ensuite de quoi, s'adressant aux paysans, debout et respectueusement découverts à l'entrée:

– Où avez-vous trouvé ce débris de cartouche, mes amis? interrogea-t-il.

– Tout près de cette vieille tour, qui reste du vieux château, où l'on serre des outils et qui est toute couverte de lierre.

Déjà M. Séneschal avait maîtrisé la stupeur dont il avaitété saisi en voyant blêmir et se taire le comte de Claudieuse.

– Assurément, fit-il, ce n'est pas de là que l'assassin a tiré. De cette place, on ne voit même pas l'entrée de la maison.

– C'est possible, répondit le juge, mais l'enveloppe d'une cartouche ne tombe pas nécessairement à l'endroit d'où l'on fait feu. Elle tombe quand on ouvre le tonnerre de l'arme pour recharger…

C'était si exact que le docteur Seignebos lui-même n'osa pas protester.

– Maintenant, mes amis, reprit M. Galpin-Daveline, lequel de vous a trouvé ce débris de cartouche?

– Nousétions ensemble quand nous l'avons aperçu et ramassé.

– Eh bien! dites-moi tous trois votre nom et votre domicile, pour que je puisse, au besoin, vous faire citer régulièrement.

Ils obéirent, et cette formalité remplie, ils se retiraient, après force salutations, quand le galop d'un cheval retentit sur l'aire qui précédait la maison.

L'instant d'après, l'homme qui avaitété expédié à Sauveterre pour chercher des médicaments entrait. Ilétait furieux.

– Gredin de pharmacien! s'écria-t-il, j'ai cru que jamais il ne m'ouvrirait!

Le docteur Seignebos s'était emparé des objets qu'on lui rapportait.

S'inclinant alors devant le juge d'instruction, d'un air d'ironique respect:

– Je n'ignore pas, monsieur, dit-il, combien il est urgent de faire couper le cou de l'assassin, mais je crois aussi pressant de sauver la vie de l'assassiné. J'ai interrompu le pansement de monsieur de Claudieuse plus peut-être que ne le permettait la prudence. Et je vous prie de vouloir bien me laisser seul faire en paix mon métier…

La corde au cou

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