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Émile Gaboriau
LA CORDE AU COU
PREMIÈRE PARTIE Le feu du Valpinson
6. Rien, désormais, ne retenait plus le juge d'instruction, le procureur de la République ni M. Séneschal…

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Rien, désormais, ne retenait plus le juge d'instruction, le procureur de la République ni M. Séneschal. À coup sûr, M. Seignebos eût pu s'exprimer plus convenablement, mais onétait fait aux façons brutales de ce cher docteur, car elle est inouïe, la facilité avec laquelle, en notre pays de courtoisie, lesêtres les plus grossiers se font accepter, sous prétexte qu'ils sont comme cela et qu'il faut bien les prendre tels qu'ils sont.

Donc, après avoir salué la comtesse de Claudieuse, après avoir serré la main du comte en lui promettant de promptes et sûres informations, ils sortirent.

Faute d'aliments, l'incendie s'éteignait. Quelques heures avaient suffi pour anéantir le fruit de longues années de soins et de travaux incessants. De ce domaine charmant et tant envié du Valpinson, rien ne restait plus que des pans de murs calcinés et croulants, des amas de cendres noires et des monceaux de décombres d'où montaient encore des spirales de fumée.

Grâce au capitaine Parenteau, tout ce qu'on avait pu arracher aux flammes avaitété transporté à une certaine distance et mis à l'abri vers les ruines du vieux château. là s'entassaient les meubles et les effets sauvés. là se voyaient les charrettes et les instruments d'agriculture, des harnais, des barriques vides, des sacs d'avoine ou de blé. làétaient attachés les bestiaux qu'onétait parvenu, au prix de mille dangers, à tirer de leursécuries: des chevaux, des bœufs, quelques moutons et une douzaine de vaches qui meuglaient lamentablement.

Peu de gens s'étaientéloignés. Avec plus d'acharnement que jamais, les pompiers, aidés des paysans, continuaient à inonder les restes du bâtiment principal. Ils n'avaient rien à redouter du feu, mais ils conservaient le vague espoir de préserver d'une carbonisation complète les corps de Bolton et de Guillebault, ces deux infortunés qui avaient péri victimes de leur courage.

– Quel fléau que le feu!… murmura M. Séneschal.

Ni M. Daubigeon ni M. Galpin-Daveline ne répondirent. Eux aussi, même après tant d'émotions violentes, ils se sentaient le cœur serré par le sinistre spectacle qui s'offrait à leurs regards.

C'est qu'un incendie n'est rien, sur le moment même, tant que dure la fièvre du péril et l'espoir du salut, tant que les flammeséclairent l'horizon de leurs rouges reflets! Le lendemain seulement, quand tout est fini, éteint, on mesure l'horreur du désastre.

Mais les pompiers venaient d'apercevoir le maire de Sauveterre et ils le saluaient de leurs acclamations. Rapidement il se dirigea vers eux, et pour la première fois depuis que l'alarme avaitété donnée, le juge d'instruction et le procureur de la République se trouvèrent seuls.

Ilsétaient debout, très rapprochés, et pendant un bon moment ils gardèrent le silence, chacun cherchant à surprendre dans les yeux de l'autre le secret de ses pensées.

Enfin:

– Eh bien?… demanda M. Daubigeon.

M. Galpin-Daveline tressaillit.

– C'est uneépouvantable affaire! murmura-t-il.

– Quelle est votre opinion?

– Eh! le sais-je moi-même!… J'ai la tête perdue, il me semble que je suis le jouet d'un infernal cauchemar!

– Croiriez-vous donc à la culpabilité de monsieur de Boiscoran?

– Je ne crois rien. Ma raison me crie qu'il est innocent, qu'il ne peut pas ne pas l'être, et cependant je vois s'élever contre lui des charges accablantes.

Le procureur de la Républiqueétait consterné.

– Hélas! murmura-t-il, pourquoi vousêtes-vous obstiné, envers et contre tous, à interroger Cocoleu, un malheureux idiot!…

Mais le juge d'instruction se révolta.

– Me reprocheriez-vous donc, monsieur, interrompit-il violemment, d'avoir obéi aux inspirations de ma conscience?

– Je ne vous reproche rien.

– Un crime abominable aété commis; tout ce quiétait humainement possible, mon devoir me commandait de le tenter pour en découvrir l'auteur.

– Oui!… Et l'homme qu'on accuse est votre ami, et hier encore vous mettiez son amitié au nombre de vos meilleures chances d'avenir…

– Monsieur!

– Cela vousétonne que je sois si exactement informé? Allez, rien n'échappe à la curiosité désœuvrée des petites villes… Je sais que votre espoir le plus cherétait d'entrer dans la famille de monsieur de Boiscoran, et que vous comptiez sur son appui pour obtenir la main d'une de ses cousines…

– Je ne le nie pas.

– Malheureusement, vous avezété séduit par la perspective d'une affaire retentissante; vous avez oublié toute prudence, et voilà vos projets à vau-l'eau. Que monsieur de Boiscoran soit innocent ou coupable, jamais sa famille ne vous pardonnera votre intervention. Coupable, elle vous reprochera de l'avoir livré à la cour d'assises; innocent, elle vous reprochera plus cruellement encore de l'avoir soupçonné.

Peut-être pour cacher son trouble, M. Galpin-Daveline baissait la tête.

– Que feriez-vous donc à ma place, monsieur? interrogea-t-il.

– Je me récuserais, répondit M. Daubigeon, quoiqu'il soit déjà bien tard.

– Ce serait compromettre ma carrière.

– Cela vaudrait mieux que de vous charger d'une affaire où vous n'apporterez ni le calme, ni la froide impartialité qui sont les premières et les plus indispensables vertus d'un magistrat instructeur.

Le juge peu à peu s'irritait.

– Monsieur! s'écria-t-il, me croyez-vous donc homme à me laisser détourner de mon devoir par des considérations d'amitié ou d'intérêt personnel?

– Je ne dis pas cela.

– Ne venez-vous pas de me voir à l'œuvre! Ai-je bronché, quand le nom de monsieur de Boiscoran est tombé des lèvres de Cocoleu? S'il se fût agi d'un autre, peut-être en serais-je resté là. Mais monsieur de Boiscoran est mon ami, mais j'ai beaucoup à attendre de lui, et, pour cela précisément, j'ai insisté et persisté, et j'insiste et je persiste encore.

Le procureur de la République haussait lesépaules.

– C'est bien cela, fit-il. Parce que monsieur de Boiscoran est votre ami, de peur d'être taxé de faiblesse, vous allezêtre dur avec lui, impitoyable, injuste même… Parce que vous aviez beaucoup à attendre de lui, vous voudrez absolument le trouver coupable! Et vous vous dites impartial!

M. Galpin-Daveline se redressait de toute sa roideur accoutumée.

– Je suis sûr de moi! prononça-t-il.

– Prenez garde!

– Mon parti est arrêté, monsieur.

Ilétait temps. M. Séneschal revenait, accompagné du capitaine Parenteau.

– Eh bien! messieurs, demanda-t-il, qu'avez-vous résolu?

– Nous allons partir pour Boiscoran, répondit le juge d'instruction.

– Quoi! tout de suite?

– Oui. Je tiens à trouver monsieur de Boiscoran encore couché. J'y tiens si fort que je me passerai de mon greffier.

Le capitaine Parenteau s'inclina.

– Votre greffier est ici, monsieur, dit-il, et même il vous demandait, il n'y a qu'un instant…

Sur quoi, de sa plus belle voix, il se mit à appeler:

– Méchinet! Méchinet!

Un petit homme grisonnant, jovial et joufflu, accourut presque aussitôt et, bien vite, se mit à raconter comment un voisinétait venu le prévenir desévénements et du départ du juge d'instruction, et comment, n'écoutant que son zèle, il s'était mis en route, seul, à pied.

– Comment allez-vous, monsieur, vous rendre à Boiscoran? demanda le maire à M. Galpin-Daveline.

– Je l'ignore, Méchinet va se mettre en quête d'un moyen de locomotion.

Prompt comme l'éclair, le greffier s'élançait déjà, M. Séneschal le retint.

– Ne cherchez pas, dit-il, je vais mettre à votre disposition mon cheval et ma voiture. Le premier paysan venu vous conduira. Le capitaine Parenteau et moi profiterons, pour rentrer à Sauveterre, du cabriolet d'un fermier de Bréchy. Car il nous faut y rentrer au plus tôt. Je viens de recevoir des nouvelles inquiétantes. Je crains du désordre. Les paysannes, qui se rendaient au marché, y ont raconté, avec toutes sortes d'exagérations, les malheurs déjà si grands de cette nuit. Elles ont assuré que dix ou douze hommes avaientété tués et blessés, et que l'incendiaire, monsieur de Boiscoran, était arrêté. La foule s'est portée chez la veuve du malheureux Guillebault, et il y a une manifestation devant la maison des demoiselles de Lavarande, où demeure la fiancée de monsieur de Boiscoran, mademoiselle Denise de Chandoré.

Pour rien au monde, en des temps ordinaires, M. Séneschal n'eût consenti à confier à des mainsétrangères son bon cheval – Caraby —, le meilleur peut-être de l'arrondissement. Mais ilétait affreusement bouleversé, on le voyait bien, malgré ses efforts pour conserver cette impassible dignité qui sied si bien à l'autorité.

Il fit un signe, et en un moment sa voiture fut prête. Seulement, lorsqu'il demanda quelqu'un pour conduire, personne ne se présenta. Tous ces braves campagnards qui venaient de passer la nuit dehors avaient hâte de regagner leur logis, où les réclamaient les soins à donner à leur bétail. Voyant l'hésitation des autres:

– Eh bien! c'est moi qui mènerai la justice, déclara le fils Ribot, ce gars avantageux qui avait rencontré M. de Boiscoran au déversoir de la Seille.

Et s'emparant du fouet et des guides, il s'installa sur la banquette de devant, pendant que prenaient place le procureur de la République, le juge d'instruction et le greffier Méchinet.

– Surtout, ménage Caraby, recommanda M. Séneschal, qui sentit à cet instant suprême se réveiller toute sa sollicitude.

– N'ayez pas peur, monsieur le maire, répondit le gars en enlevant vigoureusement le cheval, si je tapais trop fort, monsieur Méchinet me retiendrait…

C'était presque une puissance à Sauveterre que ce Méchinet, greffier du juge d'instruction, et les plus huppés comptaient avec lui. Ses fonctions officiellesétaient humbles et peu rétribuées, mais il avait eu l'art d'y adjoindre, sans que le tribunal y trouvât rien à redire, quantité d'occupations parasites qui grandissaient singulièrement son importance et sextuplaient ses revenus.

Lithographe distingué, c'était lui qui faisait toutes les cartes de visite que l'on commandait à M. Serpin, le premier imprimeur de la ville et le propriétaire et gérant responsable de L'Indépendant de Sauveterre. Comptable expérimenté, il tenait les livres et débrouillait les comptes chez plusieurs négociants. Il donnait aussi des consultations de droit aux paysans processifs et rédigeait habilement des actes sous seing privé. Depuis longtemps ilétait chef de la musique des pompiers et directeur de l'orphéon.

Correspondant de la société des auteurs dramatiques, dont il percevait les droits, il devait à ce titre ses entrées au théâtre, non seulement dans la salle, par la porte du public, mais dans les coulisses, par le couloirétroit et malpropre réservé aux artistes. Enfin, il donnait, selon la volonté des personnes, des leçons d'écriture et de français aux petites filles et des leçons de flûte ou de cornet à pistons aux jeunes amateurs.

Tant de talents divers lui avaient longtemps attiré la sourde inimitié des autres employés de la localité, du secrétaire de la mairie, du factotum de la sous-préfecture, du premier commis des hypothèques et même du fondé de pouvoir de la recette particulière. Mais tous ces ennemis avaient fini par désarmer devant une supériorité universellement reconnue. Et de même que tout le monde, lorsqu'unévénement imprévu les prenait sans vert: «Allons consulter Méchinet», disaient-ils.

Lui dissimulait, sous les apparences rassurantes d'uneéternelle bonne humeur, l'ambition qui le dévorait de devenir riche et l'un des premiers personnages de Sauveterre. C'est que c'était un diplomate retors que ce Méchinet, fin comme l'ambre et plus délié que la soie. Il l'avait bien prouvé, en réalisant ce problème de remplir la ville du mouvement de sa personnalité remuante, de se mêler de tout et de tous sans se faire un seul ennemi déclaré.

Le fait est qu'on le craignait et qu'on avait une peur terrible de sa langue. Non qu'il eût jamais fait de malà personne – il n'était pas si sot-, mais à cause du mal qu'il eût pu faire, pensait-on, étant l'homme le mieux au courant de tous les petits secrets de Sauveterre, et le plus exactement informé de toutes les intrigues, de toutes les vilenies et de tous les tripotages.

Cela tenait à sa situation particulière. Célibataire, il vivait chez ses sœurs, les demoiselles Méchinet, quiétaient les premières couturières de la ville, et de plus des dévotes célèbres affiliées à toutes les congrégations religieuses. Par elles, il avait l'œil et l'oreille dans la belle société, et il savait le fin et le dernier mot des cancans dont il recueillait l'écho, soit à son imprimerie, soit au Palais.

Il disait plaisamment: «Comment m'échapperait-il quelque chose, à moi, qui ai pour me renseigner l'église et le journal, le tribunal et le théâtre?…»

Un tel homme eût failli à son rôle s'il n'eût pas connu sur le bout du doigt tout ce qu'on pouvait connaître dans le pays des antécédents de M. de Boiscoran. Aussi, tandis que roulait la voiture, sur la route bien unie, par la plus belle matinée de juin, débitait-il ce qu'il appelait le casier judiciaire du prévenu.

M. de Boiscoran – Jacques de son prénom – n'était pas fixé à sa propriété et rarement y séjournait plus d'un mois de suite. Il vivait à Paris, où sa famille possédait, rue de l'Université, un confortable hôtel. Car il avait encore ses parents.

Son père, le marquis de Boiscoran, maître d'une belle fortune territoriale, député sous Louis-Philippe, représentant en 1848, s'était retiré des affaires à l'avènement du Second Empire et dépensait, depuis, tout ce qu'il avait d'activité et de capitaux à collectionner toutes sortes de bibelots artistiques, des porcelaines spécialement et des faïences, dont il avaitécrit une monographie.

Sa mère, une Chalusse, avait eu la réputation d'une des plus charmantes et des plus spirituelles femmes de la cour du roi-citoyen. Même, à une certaineépoque, la médisance ne l'avait pasépargnée, et vers 1845 ou 1846, elle avaitété, prétendait-on, l'héroïne d'une aventure un peu vive, dont le hérosétait un galant substitut devenu depuis le plus austère des magistrats.

En vieillissant, la marquise de Boiscoran avait incliné vers la politique comme d'autres se jettent dans la dévotion. Et tandis que son mari se vantait de n'avoir pas ouvert un journal depuis dix ans, elle avait fait de son salon un petit centre parlementaire qui n'était pas sans influence.

Ayant encore son père et sa mère, Jacques de Boiscoran possédait néanmoins une fortune personnelle assez importante: vingt-cinq ou trente mille livres de rentes. Cette fortune, qui comprenait le château de Boiscoran, ses terres, ses prairies et ses bois, lui avaitété léguée par un de ses oncles, le frère aîné de son père, mort veuf et sans enfants en 1868…

Jacques de Boiscoranétait alors un homme de vingt-six à vingt-sept ans, brun, grand, vigoureux, bien découplé, non pas joli garçon précisément, mais ayant, ce qui vaut mieux, une de ces physionomies ouvertes et intelligentes qui préviennent en leur faveur. Son caractèreétait, à Sauveterre, moins connu que sa personne. Les gens qui avaient eu avec lui des relations le disaient loyal et généreux, grand ami du plaisir, spirituel et gai, de cette bonne et franche gaieté devenue si rare.

Lors de l'invasion prussienne, il avaitété nommé capitaine d'une des compagnies de mobiles de l'arrondissement, et même – chose honteuse à dire, et qu'il faut dire pourtant – il s'était trouvé des gens dans le pays pour lui reprocher de n'avoir pas su, comme d'autres chefs, éviter le danger. Il avait vaillamment conduit ses hommes au feu et s'yétait si bien comporté que le général Chanzy avait cru devoir appliquer, sur une blessure qu'il avait reçue, un bout de ruban rouge.

– Et un tel homme aurait commis le crime si lâche du Valpinson! dit M. Daubigeon au juge d'instruction. Non! ce n'est pas possible, il va, dès les premiers mots, dissiper les doutes affreux qui nous tourmentent…

– Et ce sera bientôt, fit le gars Ribot, car nous arrivons…

En Saintonge, pays aisé, mais où les grandes fortunes sont assez rares, on donne carrément le nom de château à la moindre bicoque ayant girouette sur un toit pointu. Mais Boiscoran est bel et bien un château. C'est une construction de la fin du XVIIe siècle, d'un goût déplorable, mais massive comme une forteresse. L'emplacement en est heureux. Tout autour verdoient des bois et des prairies, et, au bas des jardins en pente, coule sur un lit de cailloux une petite rivière qui doit sans doute à son perpétuel gazouillement son nom: la Pibole, la pie, en patois saintongeois.

La corde au cou

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