Читать книгу Les amours du Vert-Galant & La mignonne du roi - Emmanuel Gonzalès - Страница 4
II
ОглавлениеIl n’eut pas plus tôt franchi le seuil de la grille, qu’il entendit distinctement, au milieu du silence qui régnait dans cette partie souterraine reculée du Louvre, le bruit d’une porte que le vent faisait battre d’une façon lugubre.
Il se dirigea vers cette voie de salut, qu’un escabeau placé en travers de l’huis empêchait de se fermer, puis il passa la tête par l’ouverture afin d’explorer les êtres.
Une épaisse tapisserie de couleur sombre cachait aux regards l’intérieur de cette salle, qui paraissait voûtée comme une chapelle; il repoussa du pied l’escabeau qui lui interceptait le passage, et s’avança vers la portière pour en soulever un coin; mais à peine eut-il fait trois pas, que la porte massive se referma lourdement derrière lui, et il ne lui fut pas possible de la rouvrir.
— Me voilà pris comme un loup dans un piége, pensa-t-il. Le Louvre est dit-on, le pays des traque, nards et des oubliettes. Si j’allais disparaître par quelque trappe invisible! Avançons prudemment.
Il s’approcha de la tapisserie, qu’il souleva sans bruit. Il se trouvait dans un souterrain dallé dont la voûte pesait sur une double rangée de piliers de construction massive. Une lampe à quatre becs et de forme antique descendait de la voûte jusqu’à cinq pieds du sol. Un bahut se dressait à droite; il était encombré de fioles et de bocaux aux formes bizarres, qui contenaient des plantes ou des animaux inconnus.
Plus loin, entre deux piliers, s’élevait une cheminée ou plutôt un fourneau d’alchimiste, où gisaient pêle-mêle des alambics, des mortiers et des cornues. Cà et là des lézards empaillés frôlaient de gros livres tout ouverts. Ici une cage où dormaient deux poules noires; sur la cage, un chat plus noir encore que les poules; il avait les yeux jaunes comme des topazes, et passait obstinément sa patte sur ses oreilles en signe de pluie.
Enfin, sur une large table s’alignaient une dizaine de petites figurines de cire hautes de quinze à dix-huit pouces; les unes étaient nues, les autres portaient une sorte de couronne d’or sur la tête, et un manteau de velours écarlate et parsemé d’étoiles sur les épaules.
— Où diable suis-je? murmura Georges fort étonné. On se croirait dans la pharmacie de Berne. Mais pourquoi toutes ces petites figures qui ressemblent à des poupées de Nuremberg? ne seraient-ce pas des images de saints? En voilà un grand, là-bas, qui est tout percé de flèches. Je le reconnais, c’est saint Sébastien, j’ai vu son portait à Zurich.
Une petite porte qu’il n’avait pas remarquée s’ouvrit tout à coup, et un flot de lumière en jaillit. Un valet, qu’il était facile de reconnaître pour un Italien, entra rapidement. Il tenait à la main un flambeau tout chargé de bougies. Georges quitta aussitôt son poste d’observation et se réfugia derrière l’un des piliers.
— Vraiment, René ! s’écria une voix de femme dans le corridor, il est fort dangereux de laisser ainsi les portes ouvertes. Tiberio n’était pas à son poste, et quelqu’un aurait pu pénétrer ici. Tête-Dieu! à la première négligence pareille, je le fais brancher comme un ribaud.
— Miséricorde! quelle femme! pensa Georges. J’aimerais mieux chasser sur un glacier que de me tenir caché derrière ce pilier.
Cependant le valet Tiberio avait allumé d’une main tremblante la lampe de fer qui pendait à la voûte; il jeta ensuite dans un grand réchaud de cuivre placé au centre de la salle, quelques poignées de noyaux d’olives et d’herbes odorantes, qu’il incendia à l’aide d’une bougie.
Une épaisse fumée blanche s’élevait du brasier et montait en spirales vers la voûte au moment où la petite porte secrète s’ouvrit de nouveau, et deux personnes entrèrent dans la salle, un homme et une femme. L’homme, enveloppé dans une de ces longues robes de soie noire que portaient les Vénitiens pendant le carnaval, avait le front chauve, les yeux noirs et le profil d’un oiseau de proie. La femme n’était plus jeune, elle avait le nez assez gros, les lèvres pincées, mais son visage conservait encore les traces d’une grande beauté, et sa voix nonchalante contrastait avec l’orgueil et la dureté de ses paroles. Son maintien était imposant, et quand ses yeux s’animaient du feu de la colére, il était difficile d’en soutenir l’éclat.
Le valet s’inclina humblement et sortit. La dame posa sa main d’une blancheur d’ivoire sur l’épaule de son confident.
— Eh bien! René, lui demanda-t-elle, as-tu interrogé les astres? devons-nous réussir dans notre projet? Ai-je eu tort de te faire venir de Florence et ne me serviras-tu pas plus fidèlement que ces ignares astrologues de France?
Maître René secoua tristement la tête.
— Faut-il vous tromper pour vous plaire, madame? cette fois encore les étoiles lui sont favorables?
— Toujours! s’écria la dame en frappant du pied. Ah! je finirai par renoncer à cette science maudite où tout n’est qu’incertitude et doute. Est-ce que tu n’aurais plus de confiance dans la magie, René ?
— Madame, répondit le Florentin, je crois fermement aux maléfices et aux ensorcellements, aux incubes et aux succubes, à la vertu du grimoire et au pouvoir du diable; mais n’oubliez pas que nous avons à lutter contre un huguenot. Or, le docteur de Louvain, del Rio, et les autres démonographes affirment que Luther, étant né d’un bouc et d’une femme, tout hérétique est de droit magicien.
La dame soupira. Georges, blotti derrière le pilier qui lui servait de refuge, était tout oreilles:
— Quel galimatias que ce langage de cour, pensait-il; je veux être brûlé vif si j’y comprends un seul mot!
— Il est temps de prendre un parti décisif, maître René, murmura la dame d’un voix traînante, car nous avons interrogé les entrailles et le foie de tes poules noires; nous avons soumis ce traître, en effigie, à l’épreuve des épingles rougies au feu, et pourtant ce matin le message qu’on m’envoie de Nérac m’annonce qu’il est radieux de santé et de force.
— Madame, il faut renouveler l’expérience des piqûres, et, si nous échouons cette fois...
La dame lança au Florentin un regard qui semblait provoquer une confidence. Elle répéta:
— Si nous échouons?
— Vous vous déciderez peut-être, murmura l’astrologue avec un sourire hypocrite, à recourir à des moyens moins surnaturels.
Il se fit un instant de silence, mais Georges remarqua que l’inconnue essayait d’étouffer un bâillement comme si elle eût pris fort peu d’intérêt à la conversation.
— Miséricorde! quelle femme! répéta mentalement le jeune Suisse.
— Le difficile, reprit l’astrologue, c’est de trouver un homme aussi discret que déterminé pour remplir l’office dont vous parlez.
— Moi! je n’ai rien dit, maître René ; je t’écoute, voilà tout. Mais tu trouveras cet homme, j’en suis sûre, et dût-il te venir de la part du diable, accepte ses services. Ravive maintenant le feu de ton réchaud qui s’éteint. Il faut tenter sans retard cette dernière épreuve.
Pendant que le Florentin soufflait dans un long tube de fer, la dame tira de sa robe de velours un petit flacon de cristal dont elle versa le contenu sur le feu.
Une flamme rouge monta jusqu’à la voûte, au milieu d’un nuage épais de fumée qui répandit une odeur âcre et pénétrante. Georges, subitement enveloppé dans cette vapeur, ressentit un violent chatouillement le long des muscles expirateurs, et, malgré tous ses efforts, il laissa échapper un éternument semblable à la détonation d’une arquebuse qui fait long feu. Maître René, surpris, faillit renverser par un soubresaut convulsif le réchaud placé devant lui. La dame poussa un cri d’effroi et porta rapidement à ses lèvres un petit sifflet d’argent pendu à sa ceinture.
Le neveu du capitaine, tout honteux, les yeux gonflés et noyés de larmes comme un homme trop enrhumé, quitta sa retraite, et, la barette à la main, s’avança courtoisement vers cette imposante dame.
A l’aspect de ce gentilhomme qui semblait sortir d’un nuage magique, l’inconnue oublia sans doute ses habitudes de réserve et de prudence pour s’abandonner aux superstitieuses croyances qui dominaient souvent son esprit supérieur. Elle se plut à attribuer cette étrange apparition à l’évocation qu’elle venait de tenter. Elle laissa retomber son sifflet sans s’en être servi, et regarda attentivement Georges d’Urfen.
Le Florentin, qui ne croyait à la magie que par calcul, se remit de sa surprise beaucoup moins facilement que sa maîtresse, et cédant à une salutaire défiance:
— Comment as-tu pénétré dans cette salle, misérable? demanda-t-il à notre gentilhomme en se posant entre lui et la dame.
Les yeux du jeune homme lancèrent des éclairs.
— Vous êtes bien hardi, bonhomme, de me parler d’un ton si brutal; si je ne respectais ta maitresse, tes longues oreilles pourraient faire connaissance avec...
Un éternument plus sonore que le premier lui coupa la parole. Il cacha son nez dans sa barrette. et maître René, furieux d’être ainsi bravé par un jouvenceau, allait rappeler les valets pour le faire arrêter; mais la dame ne lui en laissa pas le temps.
— Comment es-tu entré ici? demanda-t-elle brusquement à Georges. Qui es-tu et que veux-tu?
— Je sais le respect que l’on doit à votre sexe, madame, répondit le Suisse sans trop s’émouvoir, et vous allez savoir la vérité qui est bien simple. Je suis du canton de Zurich, je me nomme Georges d’Urfen, et je suis venu à Paris pour offrir mes services au roi. Si j’ai pénétré dans votre pharmacie, c’est bien sans le savoir. Je croyais aller chez messire de Brandberg, mon oncle, capitaine des hallebardiers; mais comme il y a plus de portes dans le palais que dans toute la capitale de notre canton, je me suis malheureusement égaré.
— Et tu as entendu ma conversation avec René ? reprit la dame en fixant un regard soupçonneux sur l’ingénu gentilhomme.
Le pauvre garçon haussa les épaules.
— Quant à tout ce que vous avez dit avec ce maudit droguiste, j’y ai moins compris qu’une bique aux délibérations de notre grand et petit conseil.
L’inconnue sourit.
— Et tu es le neveu de ce brave Brandberg?
Georges s’inclina et tira de son pourpoint sa missive, qu’il présenta toute ouverte.
La dame parcourut rapidement la lettre des yeux, et, après avoir réfléchi un instant, elle prit le Florentin par le bras et l’entraîna dans l’ombre que projetait un des piliers.
— René, dit-elle à voix basse, j’ai trouvé l’homme dont tu avais besoin. Est-ce ma bonne étoile ou est-ce Satan qui me l’envoie? Je l’ignore; mais son regard ferme, ses traits mâles, qui révèlent la force et l’intrépidité, me plaisent. Le montagnard de Zurich ne reculera pas devant le montagnard du Béarn. Tout à l’heure, je me croyais maudite dans ma postérité : maintenant, je puis te le prédire, René, le roi de Nérac ne sera jamais roi de Paris.
Le Florentin garda un sombre silence; il était vindicatif à l’excès et ne pouvait oublier les menaces de Georges. La dame se tourna vers ce dernier et lui dit d’une voix douce:
— Suivez-moi, monsieur, j’ai à vous parler.
— Vous savez, madame, balbutia-t-il, combien je suis pressé de voir mon oncle... depuis ce matin je cours à sa recherche...
La dame fronça légèrement les sourcils:
— Je me charge de vous excuser auprès de Brandberg, mais je suis pressée, moi, de vous recommander au roi.
— Au roi! répéta Georges avec stupeur.
Mais comme elle ne l’écoutait pas et s’éloignait déjà, Georges s’empressa de lui offrir galamment le poing, sans que dans sa préoccupation elle daignât le remarquer.
Maître René, qui les suivait de près, avait beau tirer le jeune Suisse par la manche, celui-ci s’obstinait à ne tenir aucun compte de cet avis amical. Ils arrivèrent ainsi devant une porte gardée par des hallebardiers et obstruée par des pages. Georges reconnut parmi eux celui qui, le matin, l’avait appelé pie, et s’aperçut que cet étourdi devenait fort pâle à sa vue, et détournait les yeux d’un air fort embarrassé.
Les pages s’étaient agenouillés; les hallebardiers avaient respectueusement abaissé le fer de leurs armes. Georges commença à penser que sa conductrice était une dame de haut rang, et comme il avait. été courageux dans l’adversité, il voulut se montrer clément dans la bonne fortune. Le visage épanoui, il fit en passant un petit signe de protection au jeune page, et se dit en redressant fièrement la tête:
— Par la grande trompe d’Uri, vive la cour! si les premiers pas sont hérissés d’épines, il n’y a du moins qu’à se faire connaître pour être apprécié à sa juste valeur, et le reste n’est plus que roses.
Il suivit sa protectrice et le hargneux Florentin dans une chambre où brillaient des glaces de Venise daus de magnifiques cadres d’écaille; il resta muet d’admiration devant des meubles d’ébène incrustés d’or; il regarda avec la curiosité barbare d’un ignorant d’inappréciables peintures dues au pinceaux des plus grands maîtres de l’école italienne. Ces richesses, entassées dans un étroit espace, l’éblouissaient. Il ne savait où poser le pied, et la salle de réception du château paternel, qui lui avait paru jusqu’alors digne d’un roi ne lui fit plus l’effet d’un affreux chenil, bon à loger sa meute.
— Mon ami, lui dit la dame en l’arrachant brusquement à son extase, vous voulez servir le roi; eh bien! par ma protection, vous allez entrer dans ses gardes.
— Dans les gardes du roi! s’écria Georges ébahi.
Ne sachant comment remercier sa protectrice inconnue, il se jeta avec effusion dans les bras de maître René, qu’il faillit renverser. Le Florentin ne parvint pas sans peine à s’arracher à cette étreinte par trop cordiale, et il se disposait à manifester sa mauvaise humeur, mais la dame lui fit signe de se taire, et reprit:
— Vous allez entreprendre un voyage pour le service de Sa Majesté, monsieur Georges d’Urfen. A votre retour, si, comme je l’espère, nous sommes satisfaits de votre zèle, et surtout de votre discrétion.
Elle appuya sur ce mot. Le gentilhomme mit l’index de sa main droite sur sa bouche et frappa de la main gauche sur la coquille de sa longue épée. La dame ajouta:
—... Vous obtiendrez un commandement qui vous vaudra dix mille livrés tournois.
Georges resta stupéfait; jamais ses espérances ne s’étaient envolées si haut.
— Quels sont vos ennemis, madame? s’écria-t-il avec exaltation, je veux les pourfendre tous. Dix mille livres! Tout mon sang est à vous, et vous m’ordonneriez de jeter par la fenêtre ce maître René ici présent et que je viens d’embrasser, je vous jure que je n’hésiterais pas un instant.
Le Florentin essaya de sourire, mais son triste visage ne put former qu’une affreuse grimace.
La dame était devenue de plus en plus affable, et elle répondit à Georges avec l’expression du plus vif intérêt:
— Avant tout, mon ami, souvenez-vous de deux choses: si vous suivez ponctuellement les instructions qui vous seront données par écrit, votre fortune est faite; si vous vous en écartez d’une seule ligne, vous êtes un homme mort!
La figure de Georges s’allongea singulièrement.
— Diable! il s’agit alors de bien s’entendre sur les conditions.
— La première condition, interrompit la dame, c’est de ne révéler à âme qui vive un seul mot de notre entretien. La seconde, c’est d’exécuter à la lettre les ordres du roi, sans vous permettre la moindre question, la moindre observation.
— J’en fais le serment, madame, dit Georges avec effort, car son enthousiasme avait notablement diminué.
— Vous allez probablement voir Sa Majesté tout à l’heure.
L’œil du gentilhomme brilla de plaisir.
— Je verrai le roi!
— Dès que vous aurez pris congé de votre maître vous partirez pour Nérac.
— Nérac! est-ce bien loin d’ici?
Et Georges soupira en pensant involontairement à mademoiselle Suzanne d’Auricourt.
— Près d’Agen, à cent cinquante-trois lieues de Paris. Un cheval tout sellé vous attendra dans la cour du Louvre.
— C’est heureux; j’ai laissé le mien près de la porte Saint-Antoine, à l’hôtellerie du... du... allons! voilà que je ne me souviens plus du nom de mon hôtellerie.
— Vous ferez quinze lieues d’une seule traite, dussiez vous crever votre monture.
— Je la crèverai. Le cheval est à vous, madame. Mais ne pourrais-je embrasser mon oncle, messire de Brandberg?
— C’est impossible.
— Quel malheur! J’espérais déjeuner avec lui, dit Georges en rougissant. Je dois vous avouer, madame, que je suis à peu près à jeun depuis hier au soir.
— Ah! le pauvre garçon, murmura la dame. René, faites servir une collation à ce gentilhomme, et restez ici tous les deux en attendant mes ordres. Je vais chez le roi.
Le Florentin s’inclina. Sa maîtresse fit jouer le ressort d’un panneau mobile qui conduisait directement à la chambre du monarque, et disparut par cette issue secrète.
La curiosité du jeune Suisse était excitée au plus haut point, et, quand il eut achevé sa collation, il ne put s’empêcher de dire:
— Ah! quelle excellente dame vous servez-là, maître René ! savez-vous qu’elle est fort bien conservée pour son âge.
L’astrologue le regarda avec des yeux effarés:
— Êtes-vous fou, jeune homme, répliqua-t-il, ou n’avez-vous pas encore deviné le nom de votre protectrice? Il est vrai que vous avez rapidement conquis ses bonnes grâces.
— Puisqu’elle loge au Louvre, dit naïvement Georges, je suppose que cette dame est la femme de quelque grand seigneur.
— Mieux que cela, mon jeune ami.
— D’un favori peut-être?
— Mieux que cela.
— D’un prince du sang! serait-il possible? et moi qui lui parlais si familièrement.
— Mieux que cela.
— Ne vous jouez pas de moi, dit Georges en se levant et jetant un regard de menace à l’astrologue. A vous en croire, cette bonne dame serait donc...
— Madame la reine mère, ne vous déplaise, reprit René jouissant de sa stupéfaction. Et tout autre qu’un chasseur de chamois échappé des rochers de Zurich l’eût deviné depuis longtemps, rien qu’à voir la dignité incomparable, la beauté majestueuse et l’accent italien de cette grande princesse.
Georges était retombé abasourdi sur son siége. On eût dit que la foudre l’avait frappé. En ce moment la porte s’ouvrit de nouveau, et Catherine de Médicisparut accompagnée d’un vieux serviteur qui resta debout sur le seuil.
— Monsieur, dit-elle au gentilhomme, suivez ce valet, il vous conduira chez le roi et vous donnera vos dernières instructions. Souvenez-vous qu’il y va de votre fortune... et de votre vie, ajouta-t-elle en le congédiant du geste.
D’Urfen troublé, hors de lui, sentit sa voix s’éteindre; il mit un genou en terre, et saisissant la belle main de la reine-mère, il y déposa un respectueux baiser. Il ne vit pas le singulier sourire qui glissait sur les lèvres pincées de Catherine, et se laissa entraîner hors de la chambre par son nouveau conducteur, comme un homme qui n’a plus conscience de ses actions.
A peine furent-ils sortis que la reine-mère frappa sur un timbre d’argent. Madame de Bouteville, intendante des filles d’honneur, entra:
— Faites prévenir mademoiselle d’Auricourt que je l’attends, dit Catherine.
L’intendante s’empressa d’obéir, et Suzanne ne tarda pas à se rendre à l’ordre de la reine, qui lui désigna un siège de la main. La jeune fille s’assit sur un coffre près de sa maîtresse, qui attachait sur elle un de ces regards profonds et scrutateurs qui semblent pénétrer les plus secrètes pensées.
— Ma mie, dit tout à coup Catherine de Médicis, est-ce que vous ne vous plaisez pas à la cour?
— Je serais bien ingrate si je méconnaissais les bontés de Votre Majesté, répondit Suzanne qui cherchait vainement à deviner où la reine voulait en venir.
— N’essayez pas de me donner le change, ma belle, et surtout ne craignez pas de m’irriter; je ne suis pas dans un de mes jours de gronderie.
Mademoiselle d’Auricourt baissa les yeux.
Catherine reprit:
— Je remarque depuis trois mois que vous êtes fort triste et fort rêveuse. Si quelque chagrin secret s’est logé dans votre cœur, confiez-le moi, mon enfant. Nous tâcherons, à nous deux, de lui donner congé.
— Peut-être avez-vous raison, madame, repartit la fille d’honneur encouragée par ce ton de bienveillance, mais en rougissant un peu. Je n’ose contredire Votre Majesté.
— Vos lèvres sont décolorées; l’opiat de maître René vous serait d’un grand secours aujourd’hui. Dites-moi d’où vient cette fâcheuse mélancolie qui a fané les roses de vos joues. Mais soyez bien franche; vous savez combien j’ai le mensonge en horreur, continua-t-elle de sa voix la plus câline. Est-ce peine d’amour ou mal du pays? Avez-vous laissé dans votre province quelque ami d’enfance que vous regrettiez?
Mademoiselle d’Auricourt releva fièrement la tète.
— Non, madame, mais puisqu’il faut vous l’avouer, je crois que je m’accoutumerai difficilement à la galante insolence des princes et des gentilshommes dont votre bonté semble encourager les prétentions.
— Qu’est-ce à dire, ma mie! interrompit la reine en souriant avec effort.
— Plusieurs fois déjà j’ai osé m’en plaindre à Votre Majesté, reprit la demoiselle d’honneur visiblement émue; mais vous n’avez jamais daigné m’écouter. Mes plaintes vous ont semblé ridicules, et vous m’avez dit que je parlais comme une rebelle ou une fille de huguenot.
Catherine passa sa main sur le front de Suzanne avec un geste caressant.
— Folle! ne vous ai-je pas répété dix fois qu’à la cour il était de bon goût de se défaire de ces airs de pruderie sauvage qui sont tout au plus de mise au fond de la province. Oui, cette austérité sent son huguenot d’une lieue, ma belle. Mon devoir de bonne mère est de seconder le roi par tous les moyens possibles. Je veux attirer au Louvre tous les seigneurs qui passent pour hostiles à mon fils, les rallier à sa couronne, les garder dans une prison de bals et de fêtes. N’est-ce pas un beau rôle que celui de concilier les partis ennemis, d’éteindre les haines et d’étouffer la guerre civile? Pour arriver à ce but, ma mignonne, un regard ou un sourire de femme valent souvent mieux qu’une armée.
Suzanne hocha la tète avec une moue mutine.
— Mais jouer avec le cœur de ces braves gentilshommes pour leur arracher leurs secrets et vous les livrer ensuite, n’est-ce pas une trahison, madame?
— Qu’importe si c’est pour le bien de l’État, mademoiselle, dit sévèrement la reine, qui ne put dissimuler tout à fait son irritation. Sachez que tout rôle est honorable quand il est joué pour le service du roi.
— S’il le faut absolument, j’obéirai à Votre Majesté, répliqua mademoiselle d’Auricourt avec un douloureux effort; mais je ne puis vous dissimuler, madame, que je serai toujours fort maladroite à ce manège de coquetterie et d’intrigue.
Catherine de Médicis la regarda avec un sourire plein de bonhomie, et eut l’air d’être touchée de cette abnégation.
— Je crois, en effet, que l’air de la cour vous est malsain, ma mie. Vous avez besoin d’aller passer quelques semaines au logis de votre oncle, mon ami Bernard Duplanty, et vous accomplirez là une mission plus facile.
Une subite rougeur empourpra les joues pâles de Suzanne.
— Mais vous savez, madame, dit-elle vivement, pourquoi j’ai désiré me placer sous votre protection.
— N’était-ce pas, autant qu’il m’en souvient, répliqua la reine d’un air distrait, pour vous soustraire aux galanteries du Béarnais? Mais, à propos, j’y songe; j’allais oublier de vous prévenir que nous attendons d’un jour à l’autre le roi de Navarre.
— Le roi de Navarre! répéta Suzanne au-comble de la surprise.
— Oui, ce gros garçon fait tout exprès le voyage pour se réconcilier sincèrement avec Henri. Le Louvre ne vous offrirait plus, ma belle, un abri bien sur. Je crois donc agir dans votre intérêt en vous renvoyant chez votre oncle. La mission dont je vais vous charger expliquera à mon fidèle Bernard le motif de ce retour imprévu. Je ne cesserai pas, du reste, de veiller sur vous, ma mignonne.
Suzanne, au milieu de son trouble, pensa involontairement au gentilhomme montagnard que sans doute elle ne reverrait plus, et elle ressentit un vague regret de quitter la cour; sa surprise et son émotion n’avaient pas échappé à la reine-mère, qui comprima un cruel sourire et s’efforça de rendre à sa voix sèche le doux timbre florentin:
— Plus tard, vous me remercierez, ma fille, car je vous rends là un grand service, au risque de me faire du Béarnais un ennemi mortel. Si vous arrivez à Nérac avant son départ, ne soyez avare, avec lui, ni de ces tendres regards, ni de ces sourires pleins de promesses qui font notre force à nous autres femmes, et dites-lui surtout qu’il est impatiemment attendu au Louvre.
—J’obéirai, madame, répondit Suzanne, dont les yeux se remplissaient de larmes.
Elle étouffa un soupir, baisa respectueusement la main de la reine et sortit.
Dès que Georges d’Urfen et le valet furent seuls dans la galerie, le premier se demanda si maître René n’avait pas voulu se jouer de lui, et résolut d’interroger son guide.
— Vous êtes au service de madame la reine-mère? lui dit-il.
— Silence! fit le serviteur en posant un doigt sur sa bouche avec un air de mystère.
— Plaît-il? murmura le gentilhomme en promenant autour de lui les regards inquiets d’un sourd qui cherche à comprendre.
— Parlez plus bas. Ici les murs ont des oreilles. Préparez-vous donc à l’entrevue que vous allez avoir avec notre auguste maître.
— Je suis tout préparé, mon brave homme.
— J’en doute, monsieur le Suisse. Gardez-vous bien de témoigner à Sa Majesté le moindre étonnement par un mot, par un signe, par un regard.
— Je ne m’étonne pas aisément, monsieur le Parisien, dit Georges avec hauteur.
— Tâchez de parler le moins possible, et surtout n’interrogez pas.
— Ah bah!
— Comprenez-vous?
— Fort peu!
— Ce serait manquer au respect qui est dû à la personne du roi.
— Le silence est donc un signe de dévouement?
— Contentez-vous de répondre à ce que l’on vous dira, comme si vous étiez instruit de ce que l’on attend de vous.
— Mais je n’en sais rien du tout.
— Je vais vous l’expliquer en partie.
— Tant mieux. Vous me rendrez un fier service, car depuis ce matin il me semble que je marche dans une cave sans soupirail.
— Voici d’abord une lettre que vous porterez à Nérac. Vous la remettrez à messire Bernard Duplanty, gouverneur de cette ville; il vous tracera lui-même votre mission; mais n’oubliez pas, mon gentilhomme, que les grands aiment mieux se laisser deviner que parler.
— C’est ce que j’ai pu remarquer ce matin. On dirait que tous ces gens de cour causent en hébreu ou en latin.
— Prenez cette bourse, dit le valet en souriant.
— Ah! ceci, c’est du bon français, et pour la première fois je comprends. Madame Catherine a pensé à mes frais de voyage.
— Entrez dans cette chambre et attendez-y le roi.