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V

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Table des matières

Le majordome regardait M. d’Urfen avec une attention bienveillante et un sourire des plus engageants; il répondit à son salut par un salut d’une déférence presque obséquieuse, et lui dit:

— Soyez-le bienvenu, mon gentilhomme... Voilà près d’une heure que je vous attends!

— Ce cher homme me prend certainement pour un autre, pensa Georges qui commençait à s’habituer aux méprises de ce genre. Entrons toujours, ne fût-ce que pour me reposer un instant.

Le majordome lui tenait courtoisement l’étrier, et il mit aussitôt pied à terre.

— Me serais-je, sans m’en douter, arrêté chez messire Bernard Duplanty? demanda-t-il en riant.

Le majordome répondit gracieusement:

— Oui, monsieur Georges.

— Comment, s’écria le jeune Suisse en reculant de surprise, vous connaissez mon nom, et ma lettre de crédit dort dans la poche de mon pourpoint?... Expliquez-moi...

— C’est bien simple, monsieur, mon maître m’a dit en partant: Langeac, tu verras peut-être passer en faisant le guet un gentilhomme suisse que tu reconnaîtras à son justaucorps de drap blanc et à sa monture noire; c’est M. Georges d’Urfen, un hôte qui me vient de Paris. Veille à ce qu’en mon absence il ne manque de rien.

— Le seigneur Duplanty est vraiment trop bon, repartit Georges, qui s’était engagé sur les pas du majordome; mais j’attendrai son retour pour déjeuner.

En traversant une vaste salle au centre de laquelle se trouvait une table où deux couverts étaient symétriquement dressés l’un en face de l’autre, il ne put étouffer un soupir; la faim commençait à parler plus haut que la courtoisie.

— Vous voyez que l’on vous attendait, monsieur, fit observer le vieux Langeac.

Le voyageur était fort intrigué.

— Par les ours de Berne! s’écria-t-il, qui donc a pu prévenir votre maître de ma prochaine arrivée? Je suis venu du Louvre jusqu’ici sans perdre une minute; et à moins que vous n’ayez à votre service des pigeons voyageurs...

— Chut! dit le majordome en posant mystérieusement un doigt sur sa bouche, les affaires de messire Bernard ne regardent que lui. —Il montra à Georges une petite grille qui s’ouvrait sur un parc aux allées tortueuses et sombres en ajoutant: Puisque vous voulez attendre mon maître pour déjeuner, promenez-vous dans le bois; l’air et la marche vous ouvriront l’appétit, et le son de la cloche vous annoncera le retour de notre seigneur.

M. d’Urfen tourna le dos au majordome avec la brusquerie d’un homme affamé, et se perdit dans les détours des grands jardins attenant au château.

L’aspect de cette oasis le plongea bientôt dans une rêverie profonde. Un étang capricieusement dentelé miroitait sous les flèches d’or du soleil, au milieu d’une prairie verdoyante; des cascades d’eau vive se précipitaient en grondant du haut de deux grandes roches moussues formant arcade; le terrain se renflait en collines boisées ou s’abaissait en tapis de verdure émaillés d’arbres divers aux branches desquels serpentaient les festons de la vigne ou de lourdes guirlandes de lierre; la solitude sévère du parc rappela tout à coup la Suisse au jeune homme, et il se sentit ému.

L’illusion qui le berçait s’accrut encore lorsque, sur la pointe d’un rocher où la main de l’homme avait savamment imité celle de Dieu, il aperçut une jolie chèvre qui bondissait en frappant impatiemment le grès de son petit pied fourchu; elle se détachait, légère et gracieuse, sur le fond bleu du ciel; elle écoutait d’une oreille inquiète, ses yeux se fixèrent un instant sur le nouveau venu qui troublait ses ébats, et elle disparut rapide comme un éclair.

— O Zurich! murmura Georges en soupirant, charmant pays où s’est écoulée ma jeunesse, tu m’apparais dans une éblouissante vision! Ne dirait-on pas que tu viens retrouver l’ingrat enfant qui t’a quitté ? Et toi, petite chèvre que j’ai dû voir souvent là-bas et que je crois reconnaître, pourquoi t’effaroucher? est-ce que tu ne reconnais pas à ton tour un compatriote? mon pourpoint ne ressemble-t-il pas comme couleur à ta robe blanche tachetée de noir? Ne t’enfuis pas à mon approche; laisse-moi te regarder encore et rêver à nos montagnes!

Mais le joli animal ne paraissait pas devoir se laisser séduire par ce langage élégiaque; il avait bien sérieusement battu en retraite, et Georges se mit à la poursuite de la fugitive, qui ne laissait pas même sur l’herbe épaisse la trace de son petit pied.

Elle le conduisit, en traçant de nombreux zigzags, dans une clairière étincelante de lumière, au milieu de laquelle riait aux éclats, semblable à la nymphe de cette solitude, une jeune fille entourée de chèvres et de chevreaux qui se disputaient la mamelle rebondie de leur mère.

Dans la disposition d’esprit où se trouvait le gentilhomme, il ressentit une sorte de commotion électrique, quoiqu’il ne vit encore que de dos cette rieuse enfant; mais, à ses longs cheveux soyeux qui flottaient sur ses épaules nues, à ses bras ronds et potelés qui ne craignaient par les baisers ardents du soleil, à sa taille svelte et cambrée, il devina qu’elle devait être d’une merveilleuse beauté.

— Quelle ravissante apparition! murmura-t-il en pesant ses deux mains sur son cœur pour en mieux comprimer les battements; c’est singulier! il y a quelques jours, en voyant mademoiselle Suzanne d’Auricourt dans le clos du Louvre, j’ai oublié pour elle Berthe, ma sœur de lait, et j’ai presque rougi de la pauvre enfant. Je sens aujourd’hui que je suis capable d’oublier mademoiselle Suzanne à son tour, si je contemple plus longtemps cette délicieuse créature. Est-ce la fille, la sœur ou la femme de mon hôte? Je ne le sais ni ne veux le savoir. Tant pis pour lui!

Tout à coup il fit le geste de s’arracher une poignée de cheveux:

— Mais je suis un abominable parjure! reprit-il. J’ai donc fait de mon cœur une auberge où l’image de toutes les jeunes filles que je rencontre viendra s’installer tour à tour! Non, par la trompe d’Uri! il n’en sera pas ainsi.

Et il ajouta à haute voix:

— C’est toi seule que j’aime et que je veux aimer toujours, ô ma chère Suzanne!

En entendant prononcer fort distinctement son nom dans cette retraite où elle ne croyait n’avoir que ses chèvres pour témoins, la jeune fille jeta un cri d’alarme. Elle se retourna vivement et elle se trouva face à face avec le gentilhomme suisse qu’elle savait parti pour un long voyage.

— Monsieur Georges d’Urfen!

— Mademoiselle Suzanne d’Auricourt! s’écrièrent-ils en même temps, et ils se regardèrent en rougissant, la demoiselle de la reine surprise au dernier point, le jeune Suisse presque fou de bonheur.

— Est-il possible! balbutia Georges. N’est-ce pas un rêve?

— Quelle étrange rencontre! dit Suzanne.

— J’étais si attristé de m’éloigner de vous, mademoiselle, et je vous retrouve dans ce château, vous que j’ai laissée au Louvre, au milieu de vos compagnes. Par quel miracle?...

— Et vous-même, monsieur, dit mademoiselle d’Auricourt en souriant, par quel prodige?

— Oh! moi, c’est différent!

Il baissa la voix:

— Mon voyage à Nérac est un secret d’État.

— Un secret d’État! reprit-elle. Eh bien, monsieur, mon voyage tient à des circonstances qu’il m’est interdit de révéler.

Georges soupira.

— Vous êtes cruelle, mademoiselle Suzanne. Dois-je forfaire pour vous à un serment?

— Mais je n’exige aucune explication, monsieur. De quel droit me mêlerai-je des affaires d’un gentilhomme qui m’est tout à fait étranger?

Georges laissa tomber ses bras inertes le long de son corps:

— Tout à fait étranger, grand Dieu! Ah! vous me percez le cœur, mademoiselle. Eh bien! je n’aurai pas de secret pour vous; je suis sûr que vous ne me trahirez pas. Je suis venu apporter un message de madame la reine mère à messire Bernard.

Mademoiselle d’Auricourt sourit.

— C’est aussi par ordre de la reine que je suis venu passer quelques semaines chez mon oncle Bernard.

Georges faillit exécuter de joie un entrechat.

— 0 la bonne, l’excellente femme que madame Catherine! elle a certainement deviné l’amour qui me brûle le cœur. L’intérêt de l’État exigeait que je partisse sur-le-champ pour Nérac; elle a poussé l’obligence jusqu’à se priver de vos services pendant mon séjour chez votre oncle pour ne pas séparer si cruellement deux cœurs qui se consumeraient dans l’exil. Donc la reine approuve notre amour, c’est clair comme le ciel!

Il entr’ouvrit ses bras et s’élança vers mademoiselle d’Auricourt comme pour la serrer sur sa poitrine.

— N’avancez pas, monsieur, s’écria-t-elle en reculant de quelques pas: je ne savais pas que les gentilshommes suisses menassent l’amour si grand train. Vous allez effrayer mes chèvres et leurs petits.

En effet, les pauvres bêtes effarouchées faisaient de brusques écarts et menaçaient de s’enfuir.

— Ici, Blanchette! cria Suzanne, et elle chercha à rassembler son petit troupeau, qui s’éparpillait dans la clairière. Georges, inquiet de l’embarras véritable ou simulé de la demoiselle d’honneur, refoula l’élan de son cœur et se tint immobile, regardant sa bien-aimée avec un indicible ravissement.

Mais quand il vit que cette turbulente famille était à peu près au complet, il se rapprocha doucement de la demoiselle d’honneur, saisit sa main, la serra avec tendresse entre les siennes, et poussa un profond soupir.

— Je crois, monsieur Georges, reprit Suzanne, qu’en ce moment je vous rappelle un peu trop mademoiselle Berthe avec ses chèvres; vous oubliez que nous ne sommes pas à Zurich.

— Je vous jure, mademoiselle, que tout à l’heure je me croyais en Suisse, en admirant vos viviers, vos cascades, vos rochers, vos pelouses vertes et votre gentil troupeau.

— C’était un songe, monsieur! mais vous êtes réveillé, et je puis vous pardonner vos transports un peu vifs, puisque mes chevreaux se rassurent et se rapprochent de vous. Votre loyal visage leur inspire une confiance qui me gagne moi-même. Cependant causons de loin, s’il vous plait, afin de n’effaroucher personne.

— Si vous voulez me prouver que vous ne me gardez pas rancune, murmura Georges avec un larme au coin de l’œil, permettez-moi, belle Suzanne, d’effleurer d’un respectueux baiser le bout de vos petits doigts rosés.

Mademoiselle d’Auricourt ne parut pas avoir entendu cette requête.

— Voulez-vous, mon gentilhomme, vous créer ici des amis? Offrez des gâteaux à mes élèves, vous pourrez compter sur leur reconnaissance, car ils ne fuiront plus à votre vue.

Elle tendit au jeune Suisse une corbeille pleine de pâtisseries qui fumaient encore.

— Que ces gâteaux sont appétissants à l’œil! dit Georges que la faim tourmentait de plus en plus et troublait dans ses pensées amoureuses. Comment! on fait de si bonnes friandises à Nérac?

— Si Mademoiselle Berthe sait inventer de ces petits fromages dont vous nous avez fait un si pompeux éloge au Louvre, moi je sais pétrir de ces gâteaux-là pour mes chèvres et leur jeune famille.

— Heureuses chèvres! soupira M. d’Urfen.

Suzanne se mit à rire. Georges restait en extase devant la corbeille, et ses yeux pétillaient d’un désir mystérieux.

— Qu’ils sont rondelets et bien dorés! Quoi! c’est à vos petites mains mignonnes et blanches qu’ils doivent cette couleur et cette forme appétissantes! Oui, riez, mademoiselle, mais j’envie très-sérieusement le sort des chèvres à qui vous destinez un semblable régal. Ah! vous seriez une fière ménagère à Zurich.

Mademoiselle d’Auricourt, flattée de ce singulier et très-naïf compliment, offrit au voyageur le plus doré de ses gâteaux,

— Si vous ne voulez pas passer pour un vil flatteur, il faut que vous y goûtiez sur-le-champ, monsieur.

Un sourire ineffable passa sur les lèvres humides du neveu de messire de Brandberg, et il mordit aussitôt à belles dents, sans la moindre hésitation, dans la croûte dorée.

— Rien que pour baiser la place où se sont moulés vos jolis doigts! soupira-t-il entre deux bouchées.

Cependant chèvres et biquets grignotaient à même dans la corbeille deposée un instant sur l’herbe, et la jolie Suzanne assistait en riant à ces fraternelles agapes, admirant tour à tour l’appétit de ses élèves et celui de son chevalier suisse. Mais ce dernier achevait à peine sa brioche, quand il vit les chèvres dresser les oreilles, se serrer les unes contre les autres, puis s’enfuir bientôt avec effarement.

Avouons que cette fois leur alarme était des plus légitimes.

Trois grands léviers venaient de faire irruption dans la clairière en poussant des abois assourdissants. En vain mademoiselle d’Auricourt, éperdue, essayait-elle de faire à ses protégés un rempart de sa robe, les maudits chiens, échauffés par l’ardeur de la chasse, sautaient autour d’elle et menaçaient de la renverser; leurs crocs s’allongeaient et cherchaient une proie; la pauvre fille, pâle et tremblante, s’écria:

— A l’aide! à l’aide! monsieur Georges.

Mais déjà le jeune homme avait saisi par la peau du cou les deux levriers qui s’acharnaient contre sa bien-aimée; il les envoya rouler à l’autre bout de la clairière, et comme ils revenaient à la charge, éclopés et furieux, il dégaina bravement. D’un seul coup de sa redoutable épée, il mit le plus enragé hors de combat.

La bête, toute sanglante, quoique légèrement blessée, s’enfuit en hurlant. Presque aussitôt une voix qui fit tressaillir mademoiselle d’Auricourt s’écria avec rudesse;

— Quel est donc le butor qui a osé toucher à mon lévrier?

— Trompe d’Uri! répliqua vivement Georges, qui n’apercevait pas encore son interlocuteur, ce butor-là, c’est moi. Approchez donc un peu, beau chasseur, c’est en face que j’aime à voir les gens

Les branches d’arbres s’écartèrent alors. Un homme apparut à l’entrée de la clairière, brandissant un large couteau de chasse. La colère empourprait ses joues et ses yeux jetaient des éclairs.

— Ventre saint-gris, monsieur, dit-il, quand on se permet de corriger le chien d’un autre, on frappe du plat de l’épée, mais on n’y va pas de la pointe.

— C’est ce que je n’eusse pas manqué de faire si votre chien avait voulu me mordre par la queue, répondit froidement Georges, mais il y allait très-bien de la gueule. Ainsi ne m’échauffez pas les oreilles, où je vous traite comme j’ai traité le lévrier.

Mademoiselle d’Auricourt se jeta au-devant du jeune homme et lui posa sur les lèvres sa petite main.

— Taisez-vous, imprudent!... Si vous saviez...

— Me taire quand cet homme a l’insolence de m’appeler butor! Oh! ça ne se passera pas en vaines paroles!

Suzanne s’étonnait déjà de ne pas voir le terrible couteau de chasse du nouveau-venu briller sur leurs têtes; elle se retourna vers ce personnage et dit d’une voix altérée:

— Vous êtes généreux, monseigneur, et vous excuserez l’emportement d’un étranger qui ignore...

Le Béarnais l’interrompit en lui baisant galamment la main. Georges devint pourpre à son tour; il était exaspéré de voir accorder à un autre une faveur qui lui avait été refusée. Il marcha, l’épée haute, à la rencontre du trouble-fête. Mais celui-ci l’avait reconnu depuis quelques instants, et il partit tout à coup d’un bruyant éclat de rire. Le jeune Suisse crut recevoir une douche d’eau glacée sur la tête.

— Quoi! c’est vous! s’écria-t-il d’assez mauvaise grâce, en reconnaissant de son côté le braconnier de la hutte.

— Moi-même, mon brave gentilhomme, répliqua M. de Rocheverte, en lui tendant franchement la main.

Georges d’Urfen n’avait pas l’habitude de loger de profondes rancunes dans son cœur ingénu et fier; cependant il n’accepta la main du Béarnais que par pure politesse.

L’empressement respectueux que témoignait mademoiselle d’Auricourt à ce singulier personnage lui paraissait inquiétant. Avec cette clairvoyance dont sont doués les amoureux, même les moins lucides, il ne tarda pas à soupçonner un rival. Ce doute, qui avait brusquement assombri son front, n’échappa point à Suzanne, et lorsqu’il lui demanda avec un sourire amer, à voix basse:

— Que vient donc faire ici ce seigneur accoutré en paysan?

Elle lui lança un coup d’œil foudroyant, et dit tout haut, en adressant au Béarnais un gentil sourire:

— M. le marquis de Rocheverte est un des bons amis de mon oncle, monsieur Georges; il lui a rendu d’importants services, et messire Bernard est fort heureux quand il reçoit ses visites; il se plaint même qu’elles soient trop rares, ajouta malicieusement la fille d’honneur.

— Pourquoi restez-vous si longtemps à Paris, mademoiselle, répondit M. de Rocheverte, loin de ce pauvre oncle qui soupire après vous, et certes il n’est pas le seul.

Georges était furieux; il tourmentait assez maladroitement la coquille de sa grande épée, il rougissait et pâlissait tour à tour. Enfin il n’y put tenir devantage.

— Mademoiselle, dit-il ironiquement, je sais que M. de Rocheverte mérite vos éloges. J’ai déjà entendu dire beaucoup de bien de ce brave gentilhomme, ce matin même...

— Par qui donc? demanda machinalement le Béarnais.

— Par mademoiselle Fleurette, répliqua Georges en souriant d’une étrange façon.

— Taisez-vous donc, bavard! lui murmura Henri à l’oreille, tout en le secouant par la manche.

Mademoiselle d’Auricourt était devenue pourpre à son tour.

— Hein! plait-il? fit Georges en se retournant alternativement de l’un à l’autre de ses interlocuteurs.

— Plus tard vous en saurez davantage si vous êtes discret! dit Suzanne d’une voix presque inintelligible.

— Vous m’aviez promis le secret! grommela M. de Rocheverte d’un ton plus voilé et plus indistinct encore.

— Avec leurs airs mystérieux et leurs signes auxquels je ne comprends rien, soupira Georges, ils finiront par me faire perdre la tête.

Au même instant on entendit sonner la cloche du château. M. d’Urfen prit brusquement congé de la fille d’honneur et du marquis, et se rendit auprès de messire Bernard.

Ce digne seigneur était un grand vieillard d’une soixantaine d’années, dont les cheveux avaient à peine grisonné parce qu’il était chauve et roux. Son visage imberbe et parcheminé n’accusait d’une façon précise ni son âge, ni son sexe, sa bouche de travers souriait à droite et grimaçait à gauche; ses petits yeux gris et louches s’observaient constamment entre eux pour s’épargner l’embarras de regarder les gens en face.

Ame damnée de la reine mère, agent secret des catholiques, il était à Nérac le partisan le plus exalté de la religion réformée; quoiqu’il eût un pied dans l’un et l’autre camp, il inspirait aux deux partis une égale défiance.

Aussi le roi de Navarre, pour échapper aux justes remontrances de Rosny, ne se hasardait-il que secrètement chez messire Bernard. Il faut reconnaître qu’il n’y était guère attiré que par la présence de mademoiselle Suzanne.

Georges s’inclina respectueusement devant messire Duplanty; mais quand il releva la tête, il chercha vainement à rencontrer le regard incolore et fugitif de son hôte, dont la face impassible lui produisit l’effet d’une maison sans fenêtre.

— Vous venez de Paris, monsieur? demanda-t-il froidement en prenant la lettre que lui présentait Georges.

Et il parcourut rapidement la missive des yeux sans qu’il fût possiblé de s’expliquer par quel phénomène. Il parut réfléchir et examina le jeune Suisse des pieds à la tête.

— Madame la reine-mère, dit-il enfin, semble avoir une grande confiance en vous, monsieur d’Urfen. J’aurais cependant bien désiré qu’elle choisît un autre théâtre.

Il soupira:

— Mais qu’il soit fait suivant sa volonté. Le devoir d’un fidèle sujet est d’obéir. Avant d’aller plus loin, continua-t-il en tournant le dos à la fenêtre, il est bon de vous prévenir que deux personnes vont nous rejoindre dans cette salle: ne vous retournez pas.

Georges leva involontairement les yeux.

— Ne vous retournez donc pas, monsieur. L’une d’elles est ma nièce.

— Mademoiselle Suzanne d’Auricourt?

— Vous la connaissez? dit le vieillard étonné.

— J’ai eu le bonheur de la voir au Louvre le jour même de mon départ et de la rencontrer tout à l’heure dans vos jardins.

— Quant au gentilhomme qui l’accompagne, c’est le marquis...

— De Rocheverte.

— Quoi! vous le connaissez aussi! s’écria Duplanty en reculant de surprise.

— Nous nous sommes vus ce matin près de Pont-Marie, dans une hutte de charbonnier, d’où j’ai-bien cru qu’il ne sortirait pas vivant, répondit Georges avec calme.

Le vieillard posa une main décharnée sur l’épaule du brave Suisse et cligna de l’œil droit.

— Je vois que vous êtes un homme expéditif, mais il ne faut pas aller trop vite en besogne. La prudence exige...

— Le fait est que je les ai expédiés assez lestement tous les six.

— Tous les six! répéta Duplanty de plus en plus étonné. De qui parlez-vous donc?

— De six hommes masqués qui voulaient enlever M. de Rocheverte. Heureusement pour votre ami, j’étais là, et je l’ai tiré de leurs griffes, dit Georges en se frottant les mains avec une vive satisfaction.

— Malheureux! s’écria le vieillard désespéré. M. d’Urfen le regarda d’un air surpris. Messire Bernard parvint à reprendre son sang-froid.

— Entre nous, monsieur Georges, je vous dirai que le marquis de Rocheverte n’est pas précisément mon ami. Il m’a rendu de grands services, voilà tout. Je vous engage à ne parler devant lui qu’avec le plus grande discrétion. Ne lui laissez pas soupçonner que vous êtes chargé d’une mission secrète par madame Catherine

— Soit; mais il sait déjà que je suis le neveu de Brandberg, capitaine des hallebardiers du roi.

— C’est déjà trop. Enfin, observez-vous en présence du marquis. Le silence est le langage des bons politiques. Pendant la conversation, ne me quittez pas des yeux, et si je vous vois sur le point de commettre quelque indiscrétion, je porterai la main à ma fraise... Voyez, comme cela.

— Ce n’était pas la peine de quitter le Louvre, pensa le jeune Suisse. Nous allons encore deviser par signes et par gestes plus mystérieux les uns que les autres.

Le marquis et mademoiselle d’Auricourt entrèrent dans la salle.

Les amours du Vert-Galant & La mignonne du roi

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