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II.

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Table des matières

M. EUGÈNE DELACROIX.

«M. Delacroix, écrivait un critique en 1827,

» semble destiné à devenir la pierre de scandale

» de toutes les expositions.»

Le mot scandale peut aujourd’hui paraître exagéré, niais le mot étonnement ne serait que juste. En effet, depuis trente ans au moins que M. Delacroix soumet ses œuvres au jugement du public, l’impression qu’elles produisent a toujours été plus vive que touchante, plus étrange qu’agréable, et, devant ses tableaux, l’on s’est toujours trouvé plus étonné que ravi.

Nous ne renouvellerons pas ici les discusions auxquelles ont donné lieu, depuis un quart de siècle, les ouvrages émanés des écoles qui se partagent l’opinion en France. Sans attachement exclusif pour aucun système, nous admettons toutes les manières de comprendre la nature, tous les procédés propres à exprimer la pensée de l’artiste; aussi ne doit-on pas s’attendre à ce que nous fassions entre M. Delacroix et M. Ingres un parallèle tendant à conclure que celui-ci est supérieur ou inférieur à celui-là. Nullement! — Nous constaterons seulement les différences qui existent entre ces deux maîtres éminents.

Tout d’abord devant les tableaux de M. Ingres, on se sent charmé, sinon ému. La pureté des lines, l’harmonie des couleurs flatte la vue et dispose à un examen plus approfondi. On n’admire pas encore, mais après quelques instants d’analyse, cette admiration naît, grandit et l’on comprend toute la valeur de l’œuvre.

En présence de M. Delacroix, au contraire, on est soudainement frappé par la fougue, l’énergie de la composition. Le coloris du peintre, chaud, vigoureux, quoique heurté, bizarre, parfois impossible, étonne, surprend, saisit, et avant de se rendre compte du mérite de la conception, on se dit intérieurement que l’on a affaire à un artiste original et puissant.

Autant le calme, la sérénité, la béatitude convient au talent de M. Ingres, autant l’agitation, le mouvement, la vie sied au talent de M. Declacroix.

Jésus-Christ donnant à St-Pierre les clés du paradis, la Chapelle Sixtine, l’Apothéose d’Homère, voilà les sujets que choisit le premier. Les Massacres de Scio, Médée furieuse, la Mort de Marino Faliéro, tels sont les événements qui plaisent au second.

M. Delacroix, — pour ne plus nous occuper que de lui, — s’est défendu d’être romantique. Il prétend n’appartenir à aucune secte. Volontairement, j’y souscris; mais, malgré lui, c’est différent. M. Delacroix appartient corps et âme à cette génération, — non sans force et sans grandeur, — qui, par par horreur du lieu commun, par haine du banal, est souvent tombée dans l’impossible et dans l’absurde.

«Cet artiste, affirme M. Louis Enault, est un

» des hommes de ce temps sur lequel on a le plus

» parlé.»

Cela n’est pas étonnant si, comme le prétend le même critique, «il est difficile de le connaître, plus difficile encore de le juger.» Nous ne perdrons cependant pas courage, et, si ardue que soit notre tâche, nous la remplirons avec conscience, à défaut de mérite.

Le premier tableau de M. Delacroix remonte, croyons-nous, à 1822: c’est Dante et Virgile aux enfers.

Chacun se rappelle l’admiration avec laquelle M. Thiers, alors rédacteur au Constitutionnel, a parlé de cet ouvrage qui, à son avis, «révélait l’avenir d’un grand peintre.» La prédiction n’a pas été menteuse. Après trente-trois ans écoulés, cette toile est encore une des meilleures de M. Delacroix. Le Dante et Virgile traversent le lac infernal. Les malheureux, condamnés à ne jamais atteindre à la rive opposée, se cramponnent à la barque et cherchent vainement à y pénétrer.

Le dessin est pur, irréprochable; le coloris est riche et vigoureux. Sans trouver peut-être, comme M. Thiers, que «l’auteur jette ses figures, les

» groupe, les plie à volonté avec la hardiesse de

» Michel-Ange et la fécondité de Rubens,

» nous reconnaissons volontiers que l’agencement de cette toile est véritablement remarquable.

Les malheurs de la nation grecque ont fourni à l’artiste le sujet de son second ouvrage, et ses Massacres de Scio furent une véritable déclaration de guerre aux idées reçues et aux théories de l’école.

Des familles que l’incendie a chassées de la ville, sont groupées dans les campagnes où, immobilisées par la terreur, elles attendent l’esclavage ou la mort. Une femme, près de succomber, jette un dernier regard sur son enfant; une autre s’appuie, tout en larmes, sur son mari blessé mortellement. Un cavalier entraine une jeune fille attachée à la queue de son cheval.

Un grand air de vérité respire dans l’exécution de ces scènes désolantes; certains morceaux sont d’une beauté plastique.

Le Christ au Jardin des Olives, qui vient ensuite par ordre de date, a été, dit-on, très-vanté par les adversaires du peintre, précisément parce que la composition en est plus sobre et le rendu plus froid. Nous avouons ne pas trouver que cette toile se rapproche assez du genre dit classique, pour avoir mérité à M. Delacroix l’approbation des peintres de cette école: c’est plutôt une ébauche puissante qu’un tableau fini.

Nous parlerons peu du Justinien composant ses lois. Cet empereur au long cou, assis dans un grand fauteuil garni de coussins et ayant les pieds posés sur un autre coussin, n’a rien de saisissant ni de flatteur. Quelques parties du tableau sont d’une belle couleur, mais le mérite de l’ensemble peut être contesté.

La Mort du doge Marino Faliero commande une attention plus sérieuse. L’artiste a choisi le moment où le doge, condamné à mort par le Conseil des Dix, vient d’être décapité par le bourreau. Le corps du coupable gît sur les premières marches du grand escalier ducal. Les sénateurs et les grands de l’État sont réunis au sommet de l’escalier du Géant pour assister à l’exécution. Le peuple est admis à contempler le cadavre du doge, tandis que l’un des membres du conseil, saisissant le glaive sanglant du bourreau, le lève au-dessus de sa propre tête, en disant à la foule ces mots: «La justice a puni le traître.»

On a beaucoup critiqué, à son apparition, la disposition de cette toile qui, selon les puristes, appartient plus au genre qu’à l’histoire. Cependant le grand événement qui fait le sujet du tableau est reproduit avec une exactitude rigoureuse. M. Delacroix a prouvé là, pour employer les expressions de M. Vitet, «une grande force d’esprit, une grande

» flexibilité d’imagination, une connaissance profonde

» de ce que nous appellerons l’art historique.»

Cette œuvre, toute remarquable qu’elle est, renferme pourtant des défauts dont l’œil et le goût sont choqués. Le maître semble avoir pris plaisir à nous offrir des tètes vénitiennes d’une laideur révoltante. Les sénateurs avaient-ils besoin d’être aussi repoussants? La tournure gauche, l’air stupide, l’œil sans regard du bourreau sont bien rendus; mais ce qu’il faut louer surtout c’est la richesse du coloris. les tons sont, il est vrai, heurtés, insuffisamment fondus, les coups de pinceau pourraient se compter par endroits; mais, en dépit de ces imperfections, la Mort de Marino Faliero possède de véritables qualités.

Dans l’Évêque de Liége, d’une dimension bien moindre, l’ensemble a plus d’unité. Le Sanglier des Ardennes, après s’être emparé du château de l’évêque de Liège, à l’aide des Liégeois révoltés, donne, dans la grande salle, un banquet qui dégénère bien vite en orgie. L’évêque, revêtu, par dérision, de ses vêtements pontificaux, est amené en présence de Guillaume de Lamarck, qui le laisse égorger par le boucher Nikkel-Block.

La dignité, le calme du prélat font un heureux contraste avec les poses avinées des bandits dont les nombreuses libations ont égaré l’esprit. La lueur blafarde des torches éclaire bizarrement cette orgie de vin et de sang.

L’esquisse de Boissy d’Anglas, peinte en 1831, a besoin d’être vue à distance pour laisser apprécier la verve, dont l’auteur a fait preuve dans cette composition. Ce pêle-mêle de gens envahissant la salle des séances et se pressant autour du bureau où le président Boissy d’Anglas se découvre devant la tête sanglante du député Féraud, est indiqué avec beaucoup de largeur.

Mais c’est devant le 28 Juillet 1830 qu’il faut nous arrêter et admirer.

Ce drame de la rue, cette explosion de la colère du peuple, cette lutte armée contre l’arbitraire, a singulièrement bien inspiré M. Delacroix. On sent que l’auteur, impressionné fortement par les événements de cette époque, a peint moitié d’imagination, moitié de souvenir.

La femme debout sur la barricade, les seins nus, tenant un fusil d’une main et de l’autre main agitant le drapeau tricolore, a une énergique beauté. A gauche de cette femme, un homme aux vêtements en délabre, presse un tromblon, arme pillée chez quelque armurier, et dont il se dispose à faire usage. Un enfant précède la femme, — qui représente une allégorie de la Liberté. — Ses mains sont armées de pistolets, son cou porte une lourde giberne qui lui tombe jusqu’aux genoux. Sur les premiers plans sont étendus deux soldats morts et le cadavre à moitié nu d’un combattant.

Outre le mérite d’une reproduction exacte des événements, le 28 Juillet a celui d’une pureté de dessin, quelquefois absente dans les œuvres de M. Delacroix. Le coloris est vigoureux sans être éclatant, et lestons sourds sans être monotones.

Envoyé en mission au Maroc, M. Delacroix a puisé dans ce pays le sujet de plusieurs compositions que nous allons grouper ensemble, quoiqu’elle s aient paru à des époques différentes.

Les Femmes d’Alger, considérées en 1834 comme le meilleur tableau que l’auteur eut exposé jusque là, allient la pureté du dessin à la richesse du coloris. La Noce juive dans le Maroc, postérieure de sept années, n’est peut-être pas un tableau fini, mais tout y plaît, et les qualités de M. Delacroix y apparaissent plutôt que ses défauts. — Nul ressouvenir, dans ces toiles, du genre tragique pour lequel le maître a une prédilection marquée.

Les Convulsionnaires de Tanger se rapprochent davantage de sa manière habituelle, et ces bandes de fanatiques exaltés par la prière, et que leurs cris frénétiques jettent dans une véritable ivresse, sont rendues avec l’accent de la vérité. Leurs yeux hagards, leurs cheveux au vent, les mille contorsions auxquelles ils se livrent indiquent assez l’égarement de leur raison. La couleur est répandue à profusion sur cette toile, mais, de près, ce n’est qu’un empâtement sous lequel s’efface toute forme distincte.

Dans la bataille de Nancy, M. Delacroix a campé très-heureusement les deux personnages formant le premier plan et le milieu du tableau. Celui de gauche, Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, est embourbé dans un étang; il cherche à en sortir et se retient d’une main à la crinière de son cheval, montrant à son adversaire son autre poing désarmé. Le cavalier lorrain qui s’apprête à frapper le duc est à cheval, vu de face, la lance levée. Sa monture se cabre sous l’impression du mouvement violent qu’il fait pour bien porter le coup mortel.

C’est une esquisse, à vrai dire, que le combat du Giaour et du Pacha. La faible dimension de cette toile n’est peut être pas en rapport avec les deux énormes coursiers qui se heurtent tandis que les cavaliers combattent.

Médée furieuse est d’un effet saisissant et dramatique: l’antique magicienne, poursuivie par Jason, s’est réfugiée dans une caverne. Les yeux tournés vers l’ouverture du rocher, elle étreint, avec une violence inouïe, ses deux enfants que son poignard frappera si l’on vient à la découvrir. On a critiqué la dureté de la ligne d’ombre répandue sur le front et sur les yeux de Médée. Le reproche me parait fondé, mais l’ensemble de la figure, l’expression du regard enflammé par la fureur sont d’une magnifique énergie. Le coloris est vigoureux sans avoir rien de heurté. Le corps de l’enfant placé à droite est admirablement modelé.

Schakespeare et ses drames passionnés ont inspiré à l’artiste plusieurs tableaux. L’esprit impressionnable, capricieux du peintre devait subir aisément l’influence du poète et s’identifier avec les idées profondes de ce vaste génie.

Hamlet est le premier fruit de cette communion de pensées, de cette union entre deux belles et nobles intelligences. Le prince de Danemarck, suivi de son ami Horatio, contemple, près d’une fosse creusée, le crâne qu’un paysan lui montre en lui disant: «Ce crâne était le crâne d’Yorick, le bouffon du roi.»

La figure d’Hamlet est triste, rêveuse. On y lit les pensées qui traversent l’esprit du prince à la vue du crâne de ce bouffon dont les saillies l’ont égayé dans sa jeunesse. — Les fossoyeurs, aux lignes rudes, à la physionomie grossière, forment un contraste frappant avec la grâce et l’élégance d’Hamlet.

Nous critiquerons dans les adieux de Roméo et de Juliette la figure repoussante de Roméo. En cet instant où le chant de l’alouette se fait entendre, où l’amant donne à l’amante un baiser qui sera peut-être le dernier, je comprends que la crainte du lendemain, le souci de l’avenir impriment un cachet de tristesse à la physionomie du Montaigu, mais la douleur peut altérer un visage sans le rendre affreux, et les élans de la passion ne sauraient communiquer une telle laideur aux traits d’un amant.

Un succès plus que modeste accueillit en 1840 le Triomphe de Trajan, grande toile où le maître semble s’être préoccupé surtout de représenter de riches vêtements, une architecture grandiose splendidement éclairés. La veuve placée devant le cheval de l’empereur n’a pas une attitude assez caractérisée. Nul mouvement, nulle animation dans la tète de Trajan. Il faut, pour attirer l’attention sur cette œuvre, la pompe du cortège et l’éclat du coloris.

L’année suivante, M. Delacroix envoya au salon la Prise dé Constantinople par les croisés et le Naufragé de Don Juan.

Dans la première de ces toiles, l’ensemble parait d’abord choquant. Le cheval de Baudoin frappe par la longueur démesurée de son cou qui décrit de droite à gauche une courbe très-prononcée. Constantinople apparaît dans le fond avec une limpidité telle, qu’au besoin l’on compterait le nombre de ses maisons, dont la couleur est d’un verdâtre assez étrange. — Le torse de la femme placée adroite, sur le premier plan, est d’une beauté achevée.

Le Naufrage de Don Juan est de tous points réussi. Il y a évidemment dans ce tableau, quoique conçu dans des proportions infiniment plus restreintes que l’œuvre de Géricault, une réminiscence du Naufrage de la Méduse;mais si la scène a une horreur moins majestueuse, elle n’en est pas moins terrible à l’analyse. Cette barque surchargée d’hommes à moitié nus, rendus furieux par les souffrances de la faim, et tirant au sort pour savoir lequel d’entre eux sera dévoré par les autres, a un caractère sinistre et désolé. Plusieurs passagers, que le désespoir rend inertes, dédaignent même de suivre le résultat du tirage. A l’horizon sombre et couvert rien que la mer de tous côtés. Le ton de cette peinture correspond bien au dramatique de la situation. L’impression générale produite par ce tableau est profonde et navrante.

La Madeleine dans le désert, ou, pour parler plus exactement, la tête de la Madeleine dans le désert, diffère beaucoup des portraits de la sainte exposés antérieurement. Madeleine, à demi-couchée dans une grotte, porte sur son visage la trace de ses privations et de ses misères. Ses joues pâlies, ses lèvres décolorées, ses yeux où s’éteint le regard, témoignent des maux qu’elle a soufferts.

Deux Christ figurent parmi les œuvres de M. Delacroix: le Christ en croix et le Christ au tombeau. Si les lignes manquent de précision, le coloris ne manque pas de puissance. On admirerait sans doute davantage ces deux tableaux si, pendant longtemps, les peintres n’avaient pas craint de donner au Christ, même crucifié, même trépassé, l’aspect humain, l’apparence mortelle. Ils oubliaient trop qu’en se faisant homme, le Christ a voulu souffrir, a voulu mourir comme nous, et que les douleurs de l’agonie, la décomposition de la mort doivent se manifester sur e corps de Jésus comme sur celui de tous les autres êtres.

Nous ne nous arrêterons qu’un instant devant la Chasse aux lions, composition singulière qui excite l’étonnement sans faire naître l’admiration. C’est une curieuse mêlée dans laquelle hommes, chevaux, lions, s’attaquent, se déchirent, se tuent sans qu’il soit possible de démêler grand chose à ce chaos. Une prodigilité inouie de couleur distingue cette production, mais les tons ont tous la même vigueur, et cette toile a plus de rapports avec une riche palette qu’avec un bon tableau.

La Tête de vieille femme a peut-être un mérite. Nous ignorons lequel, et plus d’un, il nous semble, le cherchera comme nous.

L’agencement des Deux Foscari est digne des plus grands éloges. L’attitude abattue, désolée du doge forcé d’assister à la sentence prononcée contre son fils est rendue avec une grande perfection de style. Jacques Foscari, nu jusqu’à mi-corps, tournant ses regards vers son père et recevant les adieux de sa femme qui lui baise les mains en pleurant, a un caractère profondément senti.

Au Faust de Goethe, M. Delacroix a emprunté la Mort de Valentin. Le frère de Marguerite tombe mortellement frappé devant la porte de sa sœur, qui lève les yeux au ciel et se tord les bras de douleur. L’obscurité qui règne au premierplan, ressemble à l’obscurité d’un jour douteux plutôt qu’à celle de la nuit. Ce tableau n’en est pas moins d’une belle couleur et d’un ton harmonieux.

Nous terminerons la revue de toutes les œuvres de M. Delacroix par le Marc-Aurèle mourant, page d’un grand style et d’un coloris remarquable. L’empereur, à demi-couché sur un lit de repos, recommande son fils à quelques amis stoïciens comme lui. Les mœurs de l’antiquité apparaissent sous leur aspect véritable dans ce tableau agencé, dessiné, peint avec un talent hors ligne et une puissance de moyens qu’il faut constater.

Somme toute, l’œuvre de M. Delacroix peut ne pas plaire à chacun, mais chacun l’examine avec intérêt, avec émotion. On comprend que de grandes beautés y coudoient de grands défauts, que la conception en est toujours magistrale si le rendu n’en est pas toujours heureux, et l’on se rappelle ces lignes éloquentes de M. Louis Enault: «L’âme de M. De

» la croix a des audaces de Titan, mais il arrive parfois

» que ses forces le trahissent. — Il tombe alors

» comme un Titan foudroyé.»

Les Beaux-arts à l'Exposition universelle de 1855

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