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CHAPITRE PREMIER

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Table des matières

Origine de l’ordre de Citeaux; ses fondateurs. — Saint Bernard. — Esprit et développement du nouvel ordre. — La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond, premiers monastères de la filiation de Citeaux. — La Carte de charité.

Vers la fin du onzième siècle, on ne comptait qu’un bien petit nombre d’abbayes bénédictines qui n’eussent secoué en partie le joug de la règle imposée aux moines d’Occident par leur saint patriarche. A Cluny et dans tous les couvents qui dépendaient de cette maison-mère, on avait adopté l’usage des tuniques de drap fin et des fourrures (); les religieux ne s’adonnaient plus au travail des mains, ils évitaient soigneusement les jeûnes et remplissaient des fonctions absolument contraires à l’esprit de saint Benoît. La congrégation de Cluny, née au déclin de la race carlovingienne et en face de la féodalité, avait eu pour mission principale d’offrir un abri sûr à la civilisation latine et aux innombrables victimes de la barbarie. Les besoins sociaux et religieux qui suscitèrent cette réforme ayant cessé d’exister, Cluny tombait dans le relâchement; un ordre nouveau allait paraître qui devait s’inspirer des traditions abandonnées, remettre l’agriculture en honneur et rappeler, par des austérités à peine imaginables, les exemples des premiers solitaires orientaux.

Molesme, abbaye située au diocèse de Langres en Bourgogne, subissait le sort de tous les grands monastères; les richesses en avaient fait disparaître la ferveur primitive. Quelques-uns de ses religieux protestaient contre le relâchement par la parole et surtout par l’exemple; les plus fidèles aux saines traditions étaient Robert, supérieur de l’abbaye, et un moine anglais, Etienne Harding, qui s’était formé à la vie cénobitique dans la solitude de Sherborne. Pour eux, il n’y avait que deux voies de salut: ramener leurs confrères à l’observation de la règle ou quitter Molesme et fonder ailleurs une communauté nouvelle qui fît fleurir au désert des vertus depuis longtemps oubliées. Le dernier parti l’emporta.

En l’année 1098, Robert et ses compagnons, au nombre de 21, quittèrent Molesme et pénétrèrent plus avant dans la Bourgogne (). Le lieu qu’ils choisirent pour leur retraite était un marais inhabitable, un repaire de bêtes sauvages. Les broussailles épineuses et les joncs qui couvraient le sol le rendaient inaccessible aux hommes.

L’aspect effrayant de cette solitude ne rebuta point les pieux cénobites; après quelques jours de travail, ils avaient assaini une partie du marécage en arrachant les joncs et en donnant de l’écoulement aux eaux. Ils réunirent des branches d’arbres et établirent quelques huttes autour d’un oratoire qui fut consacré à la Sainte Vierge le 21 mars 1098, jour de la fête des Rameaux (). Le désert où la colonie avait planté ses tentes était connu dans la contrée sous le nom de Cîteaux. On appela Monastère nouveau cette retraite qu’avaient choisie Robert et ses confrères; le titre aussi bien que l’esprit devaient la distinguer de l’ancienne abbaye. Une bulle du pape ayant rappelé Robert à Molesme, Albéric et Etienne Harding lui succédèrent l’un après l’autre au siége de Cîteaux. Sous la direction d’Etienne, la congrégation prit sa forme définitive. Le but des fervents religieux qui la composaient était de reproduire dans toute sa perfection le type monastique conçu par saint Benoît. Leur genre de vie excita les murmures des abbayes où règnait le relâchement; on accusait la communauté naissante d’introduire des usages impraticables et de pousser les austérités à l’excès. L’épreuve la plus terrible lui était réservée. Une épidémie mortelle se déclara parmi les frères; au bout de quelques semaines Etienne ne se vit entouré que d’un petit nombre de moines infirmes et découragés () auxquels il ne restait assez de forces que pour la prière. L’humble monastère était près de périr, lorsqu’un jour trente gentilshommes bourguignons vinrent frapper à sa porte; Bernard, leur chef, supplia l’abbé, au nom de ses frères et de ses amis qu’il avait amenés à Cîteaux, de recevoir leur compagnie parmi les religieux de cette maison. Saint Robert, saint Albéric et saint Etienne en avaient jeté les bases; mais le jeune homme qui venait de s’y introduire à la tête de ses compagnons en est le fondateur véritable. L’entrée de saint Bernard à Cîteaux en l’an de grâce 1113 ouvre une ère nouvelle pour cette abbaye et met un terme aux afflictions de tout genre qui l’ont si longtemps éprouvée. Les personnages du plus haut rang, les hommes de science y accourent de tous côtés. Bientôt l’étroite enceinte du monastère ne peut plus contenir ses nouveaux hôtes; des colonies s’en échappent et fondent loin de la maison-mère quatre grandes communautés: La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond. En moins de trente années, Cîteaux comprend dans sa filiation près de cinq cents abbayes. Ce succès inouï n’a rien qui étonne, quand on a étudié de près la tendance des esprits et les besoins de la société au commencement du douzième siècle.

A cette époque, deux classes d’hommes se partagent l’Europe: les seigneurs et les serfs. L’élément guerrier et chevaleresque absorbe toute l’activité des uns; aux autres est dévolu le soin de nourrir, par les plus pénibles travaux, des maîtres altiers et dissolus. Les excès du féodalisme vont rendre plus épaisses les ténèbres de la barbarie; la cause de la civilisation semble à. jamais perdue, puisque les monastères, ces centres d’où partaient autrefois la lumière et la vie intellectuelle, sont partout en proie au relâchement. Il faut réagir contre ces funestes errements, adoucir les mœurs publiques, rallumer dans les cloîtres le feu sacré qu’a éteint l’amour des richesses et rendre à l’agriculture la considération qui lui est due. Tel sera le rôle et l’esprit de Cîteaux. En courbant la tête sous le même joug que les serfs, leurs orgueilleux seigneurs feront renaître la paix dans le monde; la foule des déshérités retrouvera au désert la dignité perdue. Le découragement cessera d’un côté parce que le mépris aura disparu de l’autre; la charité chrétienne produira cet étonnant miracle d’unir, par les liens de l’amour fraternel, tant d’hommes que divisaient des préjugés séculaires. L’ordre de Cîteaux, à son début, présente un caractère évident de réparation. Aux luttes intestines qui déchirent la société, il oppose la paix industrieuse et active du cloître; à la foule innombrable des affamés et des misérables, il assure le pain de chaque jour et offre en exemple les pauvres volontaires qui ont échangé leurs vêtements précieux contre le froc des cénobites. Les moines cisterciens furent, au douzième siècle, des médiateurs qui rendirent un service signalé à la civilisation en opérant la seule fusion possible du féodalisme et du servage. Voilà le secret du prodigieux développement de cette institution.

Pendant les vingt premières années de leur existence, l’abbaye de Cîteaux et les maisons qui en dépendaient ne formaient point un ordre séparé, parce que la règle de saint Benoît laissait à chaque monastère son indépendance particulière. Il importait cependant d’affermir la nouvelle réforme par l’union étroite, sous un même chef, des religieux qui en faisaient profession. Pénétré de cette pensée, Etienne Harding, troisième abbé et l’un des fondateurs de Citeaux, réunit dans la maison-mère tous les supérieurs des abbayes de sa filiation et rédigea avec eux le statut fondamental de l’ordre, la Carte de Charité. Cette constitution se compose de cinq parties (dont un préambule) qui règlent: 1° l’uniformité de tous les religieux cisterciens dans l’observance de. la règle établie par saint Benoît; 2° la visite des monastères; 3° le chapitre général; 4° l’élection des abbés; 5° leur déposition. Cîteaux est la maison-mère; chaque année, les supérieurs de toutes les abbayes de sa dépendance s’y réuniront en chapitre général. La visite de Cîteaux sera faite par les quatre premiers abbés de l’ordre, c’est-à-dire par ceux de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond.

Les auteurs de ce statut avaient basé leur œuvre sur les principes de la vraie charité. La suite de notre récit fera voir que l’oubli de ces traditions salutaires fut la principale cause des abaissements où tomba leur institut, jusqu’au jour où le réformateur de la Trappe vint enter un rameau vigoureux sur le vieux tronc cistercien et lui communiquer une séve féconde.

Histoire de l'abbaye de Tamié en Savoie

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