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CHAPITRE IV
ОглавлениеPierre III de Saint-Genix. — Berlion du Pont-de-Beauvoisin. — Incendies de Tamié. — Plaintes des religieux pour les vexations dont ils sont l’objet; lettres de sauvegarde accordées par les princes de Savoie. — Relâchement dans les abbayes de Cîteaux. — Bulle du pape Benoît XII pour la reforme de cet ordre. — Pierre V Castin, vingt-cinquième abbé de Tamié, est déposé par le chapitre général. — Ses plaintes à Rome. — Conduite prudente du comte de Savoie. — Institution de l’ordre des chevaliers de Saint-Maurice sous la règle de Cîteaux.
L’histoire de Tamié pendant le premier siècle de son existence se résume à peu de choses près dans le tableau dont nous avons esquissé les principaux traits au chapitre précédent. Le XIIe siècle fut l’âge d’or pour l’ordre de Cîteaux ; on y observait avec ferveur la règle de saint Benoît, et les moines n’avaient rien tant à cœur que de passer leur vie dans l’obscurité, appliqués seulement à la prière et au travail des mains. Les simples religieux restaient absolument étrangers aux affaires du siècle; les supérieurs étaient contraints par leur position et leurs mérites personnels de s’y mêler quelquefois. Nous n’avons rien à dire de Guillaume Ier, abbé de Tamié en 1162, sinon qu’il détermina le chevalier de Saint-Didier, gentilhomme français, à céder tous ses biens au monastère et à revêtir lui-même le froc de cénobite. Pierre II d’Avallon, surnommé l’Orfèvre, lui succéda l’année suivante et devint ensuite abbé de Bonnevaux. Guy de Cevins occupa le siége après le seigneur d’Avallon, et à sa mort les moines choisirent pour supérieur Pierre III de Saint-Genix.
Ce religieux avait été l’un des conseillers intimes d’Humbert III avant d’embrasser la vie monastique à Hautecombe. Il resta l’ami du comte en devenant l’humble disciple de saint Amédée d’Hauterive. Lorsque les villes libres de la Lombardie, le pape et le roi des Deux-Siciles formèrent contre Frédéric Barberousse la puissante coalition connue sous le nom de Ligue lombarde, Humbert III, l’un des grands feudataires de l’empire, voulait rester étranger à la querelle. Il alla s’enfermer dans Hautecombe pour prendre une décision qui devait avoir sur le sort de ses Etats la plus grande influence. Pierre de Saint-Genix et saint Amédée levèrent tous ses scrupules. Ils lui firent comprendre que la défense de l’Italie et du chef de la religion passait avant les intérêts particuliers d’un prince; Humbert n’hésita plus et l’on sait quelle fut la suite de sa noble résistance à Barberousse. Le farouche empereur qui, pour réaliser les rêves de son ambition, ne craignait pas de livrer les villes aux flammes et d’en égorger les habitants, Frédéric Barberousse n’ignora pas qu’Humbert III avait été entraîné dans la Ligue par des moines de Cîteaux et il leur fit sentir les effets de sa colère . Le voisinage de la France et la barrière des Alpes préserva les Cisterciens de Savoie. Il était réservé à l’un d’entre eux, Pierre de Tarentaise, de s’élever seul contre le conquérant qui faisait trembler l’Italie et de lui faire entendre le plus courageux langage en faveur de la religion .
A peine élevé sur le siége abbatial de Tamié, Pierre III obtient du pape Alexandre III le privilége de protection.
La sauvegarde des Souverains-Pontifes était très recherchée dans l’ordre de Cîteaux; les bulles qui l’accordaient contenaient ordinairement une longue liste de faveurs spirituelles, car le siége de Rome avait vu avec joie s’élever un institut qui lui était particulièrement dévoué. Un assez grand nombre de papes tinrent à honneur, dans l’espace de trois siècles, de prendre Tamié sous leur protection. Nous n’avons plus les bulles qu’ils lui accordèrent, mais elles étaient semblables à celles qu’avaient obtenues les autres maisons de l’ordre. En voici le résumé. Les biens et les personnes des moines sont déclarés libres de toute redevance et servitude; ceux qui useront de violence à leur égard encourront l’excommunication majeure. Les religieux de chœur choisissent librement leur abbé ; aucun seigneur ecclésiastique ou laïque n’a le droit d’intervenir dans cette élection. Quoique les Cisterciens fassent profession d’être soumis aux Ordinaires, ils ne relèvent immédiatement que du pape et désignent l’évêque qui leur plaît pour les ordinations; enfin, aucun prélat ne peut visiter leurs monastères ou y tenir des assemblées sans la permission de l’abbé.
Pierre de Saint-Genix n’enrichit pas seulement son monastère de bulles pontificales, mais il lui attire de nombreuses donations. Guy de Verrens, le chevalier Pierre de Cevins, frère de l’ancien abbé de Tamié, et sa mère, le comblent de libéralités. En 1177, Guillaume de Chevron lui donne un pré à Mercury. Guifred de Sabine lui cède vers le même temps une ferme au Pommeray. Pierre des Clefs, avant de partir pour la croisade sous les ordres de Philippe-Auguste (1189), constitue à l’abbaye une rente annuelle de cinq sous d’or. L’année suivante dix jeunes gens des premières familles de la Savoie embrassent la vie religieuse à Tamié. Vers 1198, cette maison reçoit du comte Berlion de Chambéry la propriété d’une vaste forêt. Pierre de Saint-Genix, dont les chroniques, trop avares de détails, laissent à peine entrevoir l’imposante figure, achève sa carrière en 1207, après avoir porté la crosse environ trente-neuf ans.
Ses successeurs, Girold de la Tour-du-Pin et Humbert d’Avallon, qui est qualifié d’excellent médecin par les chroniques, ne laissent guères de traces de leur passage. Girold reçoit en don de nouvelles terres; ses bienfaiteurs sont Berlion de Chambéry, Pierre de Conflans et un gentilhomme désigné sous le nom d’Etienne.
Berlion du Pont-de-Beauvoisin monte très jeune sur le siége abbatial. Son nom apparaît sur les chartes vers 1223. Deux ans après son installation, de grandes difficultés s’élèvent entre Herluin, archevêque de Tarentaise, et Guillaume, seigneur de Beaufort, au sujet de certains droits féodaux . Aymar, évêque de Maurienne, et Berlion, abbé de Tamié, sont choisis pour arbitres. Par acte passé à Saint-Vital le 7 des ides de février 1225, il est dit que la vallée de Saint-Maxime relève de l’archevêque et qu’il a le droit d’aberger de nouveau les fiefs qui viendront à vaquer. Berlion n’occupe son siége que onze ans. Il passe pour un des bienfaiteurs les plus signalés de l’abbaye. Outre sa fortune particulière qu’il lui a léguée à son entrée en religion et qui est considérable, il obtient pour la maison de Tamié les libéralités des chevaliers Pierre de l’Orme, Guillaume de Chastelin et Pierre de Setheney.
Sous la prélature des abbés Guillaume II de Bovicis, Pierre IV de Setheney, Berlion de Bellecombe, Guy II, Jean Ier, Jacques Ier Dameisin et Anthelme de Faverges (1234-1276), les bienfaits continuent à se répandre sur le monastère. De Faverges ne nous est connu que par un appel qu’il adresse à la charité des gentilshommes savoisiens à l’occasion d’un incendie qui a dévoré le logis abbatial et une partie de l’église de Tamié. Il expose que la pauvreté des religieux ses frères ne leur a pas permis d’élever des constructions plus somptueuses que celles qu’habitent les paysans de la contrée. Quelques blocs de pierre, un grossier ciment et des poutres non équarries sont les seuls matériaux qu’on y ait employés; les toits sont couverts de chaume. Cette humble demeure est maintenant réduite en cendres. Les moines n’ont pour abri, comme leurs premiers Pères, que des huttes faites avec des branches d’arbres. Cette détresse touche le cœur de Philippe, comte de Savoie. Sa charte, qui est datée de Chillon, le lundi, jour de l’Epiphanie (1273), nous fait connaître qu’il a appris l’incendie de Tamié par le bruit public et que ce malheur n’est pas le premier du même genre qui ait frappé l’abbaye . Il en est profondément affligé (quod nobis displicet in immensum et de quo vehementissime condolemus) et la vivacité de ses regrets nous fait juger de l’étendue de ce désastre. Pour y porter remède, il ordonne à ses baillis de Savoie et du Viennois, à ses châtelains et à tous ses officiers publics de défendre les possessions et les biens des religieux de Tamié comme les siens propres. Si l’on fait quelque injure à ces moines ou qu’on leur cause quelque dommage, lesdits officiers auront soin d’en exiger une prompte réparation.
Anthelme Alamand, ancien cellerier de Tamié, devient abbé en 1277; il siége vingt-huit ans. Son successeur, Hugues de la Palud, d’une des plus illustres familles de la Bresse, obtient des lettres de sauvegarde d’Amédée V le Grand, comte de Savoie (1305). Cette pièce n’a pas été conservée, mais nous avons les patentes que Jacques Paschal d’Yenne, qui porte la crosse abbatiale vers 1324, obtient d’Edouard le Libéral. En 1324, les religieux de Tamié rappellent à ce prince les immunités grâce auxquelles le monastère et ses dépendances sont exempts de loger des piqueurs et des chiens et de leur fournir des vivres. Cependant, on ne cesse d’exiger d’eux des contributions de cette nature, ce qui constitue pour la communauté des charges considérables. Edouard, voulant augmenter les priviléges de Tamié plutôt que les diminuer, confirme les exemptions dont le monastère a le droit de jouir, et ordonne à ses officiers de les respecter scrupuleusement . Jacques de Rovorée, juge-mage de Savoie, sur la demande de frère Guillaume des Molettes, procureur de l’abbaye de Tamié, atteste, par un vidimus joint aux patentes d’Edouard, l’authenticité de cette pièce. Frère Jacques de Ribot, religieux de la même communauté, fait enregistrer par Humbert d’Espinier, notaire impérial à Yenne, une pièce datée de 1230 qui consacre tous les priviléges dont l’abbaye demande le maintien .
Nous avons sous les yeux trois nouvelles plaintes des moines de Tamié au comte de Savoie . Tantôt on leur refuse de laisser pâturer leurs troupeaux, et le châtelain d’Aiguebelle a osé faire saisir des bestiaux appartenant à l’abbaye (1344); tantôt on exige d’eux des droits auxquels ils ne sont point soumis (1415). L’abbaye a ses possessions principales au Pont-de-Beauvoisin, à Chapareillan, dans un bourg nommé Avallon et dans certaines localités du Graisivaudan. Ils possèdent près de Montmélian une grange appelée Montmeillerat où ils envoient tous les jours des domestiques et des animaux chargés d’apporter au monastère les vivres que doivent consommer les religieux. Dans le passage qu’ils sont forcés de faire par la ville de Montmélian, ces serviteurs et leurs bêtes chargées sont arrêtés chaque jour par le châtelain et les syndics, qui saisissent les denrées et veulent absolument que l’abbaye de Tamié contribue aux dépenses de la guerre et à l’entretien de la forteresse. Par une lettre datée d’Evian, le 8 avril 1415, Amédée enjoint à ses officiers de respecter scrupuleusement les franchises des religieux. Le 13 mai, cette lettre est communiquée à noble Tiart de Verdon, chancelier de Montmélian, et à Antoine Blondet, syndic de la ville et receveur du péage; ces fonctionnaires reçoivent la missive du prince «avec le respect qui lui est dû » et se déclarent prêts à obéir.
La troisième plainte porte la date de l’année 1400; elle se rapporte à un fait dont nous aurons à parler bientôt. Relevons cependant un détail qui a son importance.
Dans les documents cotés sous les nos 15 et 16, on voit les religieux de Tamié chercher à s’attirer la bienveillance du comte de Savoie en constatant un fait historiquement faux, c’est-à-dire en accordant aux ancêtres d’Amédée VIII le titre de fondateurs de l’abbaye . Un roi de Sardaigne se prévaudra plus tard de cette concession arrachée à la crainte pour appuyer un droit qui ne lui appartient pas. Les anciens moines, disciples de saint Pierre de Tarentaise, se seraient certainement montrés plus soucieux de conserver intact un principe qui devait avoir tant d’influence sur l’avenir de Tamié. Mais la ferveur primitive commence à s’affaiblir dans tout l’ordre de Cîteaux et les communautés savoisiennes se ressentent du relâchement général. Dès le XIVe siècle, l’accroissement des possessions de Tamié ne permet plus aux religieux d’en cultiver les terres; ils les louent à des fermiers et se déchargent sur les frères convers du soin de surveiller tous ces biens. Benoît XII, ancien moine cistercien, comprend que c’en est fait de l’ordre d’où il est sorti pour s’asseoir sur la chaire de saint Pierre, s’il permet à l’oisiveté de s’y introduire. Le 12 juillet 1335, il publie une bulle en 57 articles qui ordonne le maintien de la vie commune dans les monastères, règle les dépenses nécessaires et dispose tout pour que l’on n’oublie point que la mortification est la base de la vie religieuse. Les richesses acquises par les nombreuses maisons de l’ordre rendent le travail des mains fort difficile désormais pour les religieux profès; le pape réformateur cherche à les diriger vers la science. Il prescrit qu’on crée des maisons d’études pour les Cisterciens dans les principales villes de France; il veut qu’on envoie à Paris, au collége des Bernardins , des jeunes gens de tous les monastères de l’ordre, mais il défend à ses religieux l’étude du droit canon, de crainte que cette occupation ne leur fasse négliger la théologie, qui est beaucoup plus importante. Depuis cette époque, l’abbaye de Tamié entretient toujours un ou deux religieux à Paris. Un collége établi à Notre-Dame d’Aulps, pour les classes de philosophie, dure jusqu’à la suppression générale de l’ordre.
Revenons à la chronique des supérieurs de Tamié. Après Jacques Paschal d’Yenne apparaissent Jacques II de Ribot, Rodolphe de Setheney et Gérard de Beaufort (1344-1381). Ces trois prélats font tous leurs efforts pour réaliser les vues de Benoît XII; ils parviennent à arrêter le monastère dans la voie de relâchement où il s’était engagé. En 1381, Guillaume III Guinaud de Narbonne, moine de Fontfroide, est élu abbé de Tamié ; mais les voix se sont divisées et il a pour compétiteur frère Nicod de Mieussy, qui prétend qu’une cabale lui a ravi un titre auquel il avait droit. Les abbés de Saint-Sulpice et de Bonnevaux tranchent le différend en faveur de Guinaud de Narbonne.
Guillaume IV Eyraud de Limoges ne fait qu’une apparition à Tamié ; il occupe deux ans le siége abbatial (1390-92) et les religieux lui donnent pour successeur Pierre Castin, dont la prélature est une triste époque pour l’histoire de notre abbaye.
Castin, d’origine italienne, avait été moine à Hautecombe, puis procureur à Tamié avant d’obtenir la première dignité dans cette abbaye. Les détails manquent sur les commencements de son administration; nous savons seulement que vers 1392 il reçut un domaine de Guigon de Montbel, seigneur d’Entremont. Il est le premier abbé de Tamié qui n’ait pas fait sa résidence habituelle au monastère. Pierre Castin, esprit souple et habile courtisan, avait obtenu les bonnes grâces d’Amédée VIII et il passait une partie de l’année à la suite de la cour. Il dissipait les revenus du monastère en dépenses de luxe; le désordre s’introduisait à Tamié, parce que son chef avait méconnu tous ses devoirs. En 1398, Castin afferma pour trois ans au frère Rodolphe de Setheney, l’un de ses moines, une grange située à Evresol et il le chargea de percevoir tous les revenus des possessions que l’abbaye avait en Viennois; cette rente s’élevait à plus de cinq cents florins et formait la base de l’entretien des religieux. Un an après, l’abbé de Saint-Sulpice fut chargé par ses supérieurs de visiter Tamié et de le réformer dans son chef et dans ses membres, suivant l’usage de l’ordre. Il confirma la mission confiée au frère Rodolphe; mais pour mettre un terme aux dilapidations dont Pierre Castin s’était rendu coupable, il le priva de l’administration temporelle du monastère. Le chapitre général réuni à Cîteaux alla plus loin encore, car il déposa solennellement l’abbé de Tamié en flétrissant sa conduite. Castin fut transporté de fureur d’une pareille décision. Il rassembla quelques malfaiteurs, expulsa violemment frère Rodolphe avant que la récolte ne fût recueillie, puis, après l’avoir vendue, il en partagea le prix avec sa bande. Cependant ses amis ne restaient pas inactifs. Les uns écrivaient à Rome pour noircir aux yeux du pape la conduite de l’abbé de Saint - Sulpice; d’autres cherchaient à surprendre la religion d’Amédée VIII en lui faisant entrevoir que le dévouement absolu de Pierre Castin aux intérêts de son prince avait été la cause de sa déposition. Les moines de Tamié s’adressèrent de leur côté au comte de Savoie et le supplièrent de mettre un terme à un état de choses d’où résulterait nécessairement la ruine de l’abbaye . Amédée VIII répondit le 29 mai 1400 aux religieux en leur promettant sa protection spéciale et en les assurant que cet, incident fâcheux serait bientôt terminé. En effet, Pierre Castin partit pour le monastère d’Aulps avec le titre honorifique d’abbé et sans obligation de suivre les exercices réguliers de la communauté. Il mourut vers 1402. Son successeur, Pierre VI de Barrignié, avait été prieur de Chassaigne avant que les religieux de Tamié ne le choisissent pour leur abbé (22 octobre 1400). Il obtint du souverain pontife le droit de porter la mitre et l’anneau . Quand il mourut, en 1420, il avait abdiqué depuis un an la dignité abbatiale.
Malgré la décadence qui envahissait de toutes parts les monastères de Cîteaux, cet institut jouissait encore d’un grand crédit, car Amédée VIII ayant établi, en 1432, à Ripaille, l’ordre religieux et militaire de Saint-Maurice, il lui imposa la règle cistercienne. Plus tard, sous Emmanuel-Philibert, l’ordre de Saint-Lazare, qui suivait aussi la même règle (), fut réuni à celui de Saint-Maurice.