Читать книгу Cités et ruines américaines: Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc - Страница 13
CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеDépart de Paris.—La Vera-Cruz.—Saint-Jean d'Ulloa.—Aspect général de la ville—Le port.—Le môle.—Excursion aux environs.—Le nord à Vera-Cruz.—Le départ.—Médellin.—La route de Mexico.
Chargé d'une mission par le ministre d'État, à l'effet d'explorer les ruines américaines, je quittai Paris le 7 avril 1857, me dirigeant sur Liverpool par New-Haven et Londres: deux amis m'accompagnaient. Le lendemain, nous étions à bord de l'America, paquebot transatlantique de la compagnie Cunard, en partance pour Boston.
Je l'avoue humblement, quoiqu'ayant beaucoup voyagé, je ne m'embarque jamais sans une certaine appréhension; je n'aime point l'Océan, il me fait peur. Je suis peut-être moins poëte qu'homme de mer, et, dès l'instant du départ, je ne rêve qu'au jour de l'arrivée. Voyez à quoi peut tenir une question d'art? En mer, j'ai le cœur sensible, un autre ne l'a point; il admire tout, rien n'est beau pour moi; je suis malade, il est bien portant.
Je ne dirai rien d'un séjour de huit mois aux États-Unis: c'est pourtant un beau voyage que celui qui vous montre New-York et Boston, le Saint-Laurent, ses chutes et ses rapides, les grands lacs, le Niagara, les plaines de l'Ouest et le parcours prodigieux du Mississipi. Je réserve à ces belles choses une étude à part, et j'arrive à Vera-Cruz, où nous abordâmes à la fin de novembre.
On donne généralement à Vera-Cruz une physionomie orientale; quelques coupoles assez basses pourraient seules rappeler le style des mosquées, mais il faudrait une bonne volonté singulière pour prêter à ses lourds clochers l'élégance des minarets. Quant à ces bouquets de verdure qui distinguent et réjouissent les villes d'Orient, on ne trouve à la porte de Mexico que cinq à six palmiers rabougris, seuls échantillons de l'espèce; encore n'existent-ils plus aujourd'hui.
Vu de la mer, l'aspect de Vera-Cruz est des moins flatteurs; c'est une ligne monotone de maisons basses, noircies par les pluies et par les vents du nord. Les bâtiments de la douane, d'un style moderne, et la porte monumentale qui les décore sont, en fait d'architecture, ce que la ville offre de plus remarquable.
Les églises sont pauvres, comparativement à la richesse qu'elles déploient dans toute la république; elles y sont mal suivies, et la population de Vera-Cruz ne brille point par sa piété. Essentiellement commerçante, entrepôt de toutes les marchandises qui montent à l'intérieur, Vera-Cruz est peuplée d'un grand nombre d'étrangers; les affaires lui font oublier l'Église; comme partout au monde, l'amour du lucre éloigne de Dieu.
Assise sur les sables de la mer, entourée de dunes arides et de lagunes croupissantes, Vera-Cruz est pour l'étranger le séjour le plus malsain de la république. La fièvre jaune y règne en permanence, et, quand un centre d'émigration lui fournit de nouveaux aliments, elle devient alors épidémique et d'une violence extrême.
En fait de port, Vera-Cruz n'a qu'un mauvais mouillage où les bâtiments de commerce ne sont point en sûreté; l'abri du fort est leur seule défense contre les vents du nord, et souvent, dans les tempêtes, ils dérapent et sont jetés à la côte. Les gros bâtiments et les navires de guerre vont mouiller à Sacrificios, à quatre kilomètres au sud, ou bien à l'île Verte, à plus de deux lieues de distance. Quand vient le vent du nord, rien ne peut donner une idée de sa violence; il souffle par terribles rafales, soulevant des tourbillons de sable qui pénètre les habitations les mieux closes; aussi, tout se ferme aux premiers symptômes: les barques rentrent, on les enchaîne, les navires doublent leurs ancres, le port se vide, tout mouvement est suspendu, la ville paraît déserte et inhabitée. Un froid subit envahit l'atmosphère, le Cargador s'enveloppe grelottant dans sa couverture, le paletot de laine remplace la jaquette de toile, on gèle; le môle disparaît sous les vagues monstrueuses que soulève la tempête; les vaisseaux se heurtent dans le port, heureux quand la tourmente ne les jette pas à la côte. Néanmoins, le vent du nord est un bienfait pour la ville; sa première venue est le signe d'une époque plus saine qui ramène l'étranger dans ses murs; le vomito diminue de violence, quelquefois disparaît et n'offre que rarement des cas mortels.
Vera-Cruz est, pour l'homme d'affaires, la ville la plus désirable comme résidence; la vie y est plus facile et sinon plus confortable, à cause des grandes chaleurs, du moins plus grande, plus large, plus abondante. Les vins y sont aussi communs qu'en France, le golfe abonde en poissons délicieux: toutes choses considérées comme luxe et que les gens riches hésitent à s'offrir dans l'intérieur de la république. Le marché abonde en fruits des tropiques et l'Indien y apporte toute la famille des oiseaux du soleil, depuis le moqueur et le perroquet jusqu'au grand ara rouge de Tabasco. Le caractère des habitants est plus liant, moins gourmé, et l'on se sent au milieu d'eux plus vite chez soi.
Puis, cette allée et venue des navires européens, cet échange de nouvelles qui vous tient sans cesse au courant de la politique du vieux monde et des fluctuations de la littérature dans la mère patrie, rapprochent Vera-Cruz de la France; il semble qu'on puisse partir à toute heure. Ajoutez à cela le golfe et ses eaux bleues, les bains de mer, ce môle, si modeste qu'il soit, où l'on va rêver le soir sous un magnifique dais d'étoiles, où, le jour, on épie la marche incertaine d'une voile à l'horizon: imaginez ce ciel merveilleux, dont parfois l'azur vous lasse; animez-le de ces bandes criardes d'oiseaux de mer et de ces petits vautours noirs qui le virgulent à des hauteurs prodigieuses; voyez à vos pieds ces deux pélicans vénérables, antiques habitués du port, qui plongent silencieusement, s'élèvent et replongent pour venir se reposer pleins d'une burlesque majesté sur la hampe du drapeau de la douane, et vous aurez la plage de Vera-Cruz.
Ce qui donne à la ville une physionomie toute particulière, c'est la foule innombrable de ces petits vautours noirs qui encombrent les rues, couvrent les maisons et les édifices. Ils se dérangent à peine quand vous passez, et lorsque les ménagères viennent déposer sur le devant des portes les immondices de la maison, ils se précipitent avec acharnement; c'est une mêlée générale, une dispute, des tiraillements, un véritable combat, où les chiens se mêlent et dont ils ne sortent point toujours vainqueurs. Les zopilotes sont chargés de l'édilité de la ville; aussi chacun les respecte; une amende assez forte est même infligée à qui les tue.
À la porte de Mexico se trouve une petite promenade, déserte la semaine, et qui n'offre une certaine animation que le dimanche. Dans le faubourg, qui le suit, les matelots et les gens du port viennent danser le soir, en même temps qu'offrir à quelque danseuse émérite des hommages vivement disputés. Le couteau joue souvent un rôle actif dans ces réunions de famille; la danse, menée par la guitare et le chant monotone de l'instrumentiste, n'est qu'un piétinement cadencé, accompagné de mouvements lascifs propres à exciter les passions de la galerie; aussi le triomphe de la danseuse n'est complet que consacré par quelque sanglante dispute.
Si vous sortez de Vera-Cruz, la côte nord ne vous offre qu'une vaste plaine de sable. Au sud, vous avez le cimetière, puis les abattoirs; un peu plus loin, vous entrez dans les dunes et vous tombez au milieu de marais couverts de garzas, de hérons et de canards sauvages. Les îles sont peuplées d'iguanes et de serpents; la perspective se continue couverte d'affreuses broussailles, et rien n'anime ces solitudes mortelles, que les cris de quelques fauves, le passage d'un aigle pêcheur ou le tournoiement du vautour en quête d'une proie facile.
Certains romanciers en vogue ont cependant choisi ces déserts sablonneux comme siége d'aventures impossibles. Ils peuplent, à l'envi, ces marais fangeux d'habitations délicieuses, de palais magiques où s'agitent, au milieu des luxes réunis de la nature et de l'art, d'enivrantes créatures et des héros dignes de l'Arioste. Ô capitaine Maine-Read, que d'affreuses bourdes vous racontez à vos indulgents lecteurs!
Pour trouver la végétation tropicale, il faut franchir quatre ou cinq lieues au moins de ces broussailles marécageuses; ou bien, remontant la rivière de Boca del Rio, vous arriverez, par une suite de charmants paysages, jusqu'à Médellin, village délicieux au milieu des bois, et dont la fête patronale attire à ses jeux toute la population de la Vera-Cruz et des environs.
Deux diligences vont de Vera-Cruz à Mexico: l'une passant par Jalapa, l'autre par Orizaba; c'est la route la plus courte, mais la plus ennuyeuse. Il reste au touriste les chariots. Les chariots partent ordinairement par convois de douze, vingt-quatre ou trente-six, et ce n'est pas une des choses les moins pittoresques de la route que le spectacle de cette immense file de voitures et les soins qu'un tel matériel comporte. Ces convois ont une organisation parfaite: une douzaine possède d'habitude un majordome, un sergent, puis un caporal; chaque voiture a dans la marche une place spéciale, un numéro qu'elle doit conserver jusqu'au jour de l'arrivée. Le conducteur, toujours à cheval sur la timonière de gauche, a quatorze mules qui sont les siennes et rien n'égale l'instinct extraordinaire qui lui permet de distinguer dans l'obscurité et de reconnaître, au milieu d'un troupeau de deux cents mules qui paraissent à peu près de la même couleur, les mules de son chariot. Je me rappelle, à ce sujet, une anecdote qui prouve à quel point un arriero possède cette faculté presque divinatoire.
Un Français de mes amis, se rendant avec sa famille de Tehuantepec à San Cristobal, dans l'État de Chiapas, voyageait avec des mules qui lui appartenaient, une douzaine au moins, sous la conduite d'un arriero, son domestique. La course est longue et c'est un grand voyage que quinze journées de marche avec femme et enfants.
Là, point de routes royales, mais d'étroits sentiers coupant la plaine ou longeant les précipices de la Cordillère. Le voyageur n'a souvent pour auberge qu'un abri de chaume et pour ses mules d'autres ressources que les broussailles de la forêt. Chaque soir, il faut donc donner aux bêtes la liberté d'errer où bon leur semble, et chaque matin les reprendre au lasso, ce qui n'est pas toujours facile besogne. On comprend que cette manière de voyager ne soit pas des plus expéditives et que, pour une famille, un déplacement lointain est chose considérable.
Il arriva donc que l'une des mules s'égara, disparut dans quelque abîme ou fut volée; en tout cas, les recherches pour la retrouver furent vaines et l'on dut repartir sans elle.
M. L... vivait depuis deux ans à Tuxtla, quand, se trouvant sur la place de Chiapas avec son domestique, ils entendirent au loin les hennissements d'une mule.
—Aquí está la mula, señor, s'écria celui-ci. Voilà votre mule monsieur.
—Quelle mule? répondit le maître, car dès longtemps il avait oublié l'aventure de la bête perdue.
—Eh parbleu! reprit le domestique, la mule que nous perdîmes, il y a deux ans, lorsque vous vîntes en ce pays.
—Tu plaisantes?
—Oh! non pas, mon maître, fit l'Indien; je reconnais sa voix. C'est bien elle, et du reste vous allez voir.
Il disparut aussitôt dans la direction des hennissements et revint, une demi-heure après, traînant une mule après lui.
—Caramba! fit M. L..., c'est bien elle.
En effet, outre la physionomie et la couleur de la mule en question, celle-ci avait bien encore les deux lettres J. L., marque et initiales de mon ami.
Comme notre voyage n'avait d'autre but que de bien voir, et qu'en diligence on ne voit rien; que de plus, nous étions légers d'argent et qu'il eût fallu près de trois mois pour faire venir d'Europe les fonds qui nous manquaient, nous suivîmes, le fusil sur l'épaule, les chariots qui transportaient nos dix-huit cents kilos de bagage. La première étape est celle de la Tejeria. Le chemin de fer s'en charge; au delà, vous trouvez la plaine coupée de taillis et d'arbustes épineux.
Nous étions à la fin de novembre, et les prairies avaient une toison verte encore; les bois étaient feuillus; aussi, la campagne avait cet aspect délicieux et jeune qu'elle ne saurait garder longtemps dans ce pays de pluies périodiques, où pendant neuf mois la terre est privée d'eau. La chaleur était forte, la marche pénible, et parfois nous nous couchions dans les hautes herbes pour attendre que les mules nous rejoignissent. Nous étions donc mollement étendus, la paupière à demie fermée, dans le doux farniente d'un homme qui repose, quand le galop d'un cheval se fit entendre: ne sachant comment expliquer une course semblable, nous crûmes à la poursuite de quelque malheureux par des coureurs de route, et nous nous levâmes aussitôt pour le secourir. Le cavalier était à dix pas de nous; il était seul, nul ne le poursuivait; à l'aspect de trois hommes armés, surgissant des hautes herbes à son approche, d'un effort désespéré il s'arrêta court, la figure pleine d'épouvante, fit volte-face et disparut, nous laissant ébahis; persuadé qu'il était tombé sur trois audacieux brigands, auxquels il n'avait échappé que par miracle; voilà comment les meilleures intentions sont dénaturées. Ainsi donc, à notre premier pas sur la terre mexicaine, nous passâmes pour des voleurs! Quelle éclatante revanche ces messieurs prirent par la suite, et que de fois il nous fallut retourner nos poches sur la poussière des grands chemins!
Le convoi n'atteignit Zopilote qu'à cinq heures du soir: c'était un simple rancho, avec parc pour les mules et une tienda. Nous passâmes la nuit sous une veranda de chaume, exposés à la voracité des moustiques qui sont, en Terre Chaude, les plus terribles tourmenteurs. À minuit, les chariots se mirent en marche. L'étape est longue de Zopilote à Paso de Ovegas; l'obscurité rendait la marche difficile dans des chemins démantelés, coupés de profondes ornières; mais le matin dédommage et les levers de soleil sont splendides: comme d'habitude, nous prîmes les devants; les bois devenaient plus touffus, les arbres plus élevés et des nuées de perruches, aux cris perçants, s'élevaient de toutes parts; nous courions comme des enfants après elles, sans pouvoir les atteindre; souvent nous quittions la route, nous enfonçant dans les bois à la poursuite d'une poule de Montézuma, au risque d'en sortir dévorés par les pinolillos ou couverts de garrapatas; mais la chasse était maigre et nous n'avions que des perroquets verts à tête jaune, des toucans au grand bec et de ces jolies tourterelles, grosses comme des moineaux et qui fourmillent sur les routes.
À midi, nous étions à San Juan, où la Terre Chaude déploie toutes ses splendeurs et, vers les quatre heures, nous arrivâmes à Paso de Ovegas, moulus de fatigue, couverts de poussière et le corps enflé de piqûres d'insectes. Aussi, nous hâtâmes-nous d'aller prendre un bain dans la rivière qui traverse le village. Un compatriote nous offrit l'hospitalité, c'est-à-dire une planche et un établi pour nous étendre. C'était un menuisier, à qui la fortune ne semblait pas sourire, et qui depuis plusieurs années traînait dans cette pauvre bourgade une vie de misère. On rencontre, sur tous les chemins du globe, de ces pauvres écloppés de la civilisation, que des espérances trompeuses amènent dans les pays lointains et qui ne forment qu'un vœu, souvent stérile, celui de revoir la France.
Celui-ci s'informait avec une fiévreuse curiosité des nouvelles de son pays, des grandes victoires que nous avions remportées en Orient; il semblait pour lui que tout était nouveau, et des événements oubliés en Europe avaient à ses yeux la fraîcheur d'une chose récente. Cependant il fallait nous reposer, mais d'affreuses démangeaisons rendaient la chose impossible; l'un de nous éprouvait aux pieds quelques picotements inquiétants.—Auriez-vous des niguas, nous dit notre hôte.
Des niguas! Nous ne savions ce que cela voulait dire, mais nous l'apprîmes aussitôt; nous en avions, hélas! La nigua est un des plus terribles insectes parmi les parasites de Terre Chaude: c'est un petit être imperceptible, qui se loge sous les ongles des doigts de pied, dans le pouce surtout; il s'y creuse un nid, dépose ses œufs sous la forme d'une boule blanche; puis une fois éclos, ceux-ci fondent à l'entour des colonies semblables; de telle sorte, qu'un beau jour, quand vous y pensez le moins, il vous tombe une phalange.
Cet insecte est d'autant plus dangereux qu'il ne trahit sa présence que par un picotement insignifiant, auquel l'étranger ne prend pas garde; le travail ténébreux s'accomplit sans douleur, et les Indiens eux-mêmes en sont souvent victimes. Pour éviter le danger, il faut, au premier symptôme, ouvrir le pouce à l'endroit du picotement; l'on découvre alors une petite boule de la grosseur d'un pois, qu'il faut enlever de la plaie, puis remplir l'espace de cendres de tabac: c'est du moins la méthode suivie sur place. Je fis mieux, je remplis les cavités, car j'en avais plusieurs au pied droit, d'ammoniaque, afin d'anéantir toute la génération. La térébenthine les chasse également; il est bon, dans ce cas, d'en imbiber la chaussure à l'intérieur.
De Paso de Ovegas on passe à la Rinconada pour tomber à Puente Nacional. Puente Nacional se trouve au bas d'une gorge pittoresque, et de l'autre côté d'un torrent, que traverse un pont magnifique reconstruit par Santa-Anna. Point fortifié de la route de Vera-Cruz à Mexico, c'est un passage des plus faciles à défendre. Mille hommes déterminés arrêteraient une armée; mais le Mexicain, qui se bat bien à l'abri des murailles, ne sait pas résister en rase campagne; l'ardeur lui manque et les chefs ne payent pas d'exemple. Comment les Américains forcèrent-ils Puente Nacional défendu par une armée aussi nombreuse que la leur? On ne peut le comprendre. Outre la difficulté des lieux, le défilé se trouve balayé par des batteries d'un petit fort placé à gauche sur un rocher à pic, qui, de tous côtés, domine la route. Une autre batterie, sur la droite, appuyait les feux de la première; le site est d'un sauvage grandiose. Santa-Anna s'y était fait bâtir une magnifique habitation, aujourd'hui abandonnée; sous son administration, le village était riche, et quoi qu'on ait à lui reprocher sous le rapport de la tyrannie de son gouvernement et de l'impudeur de ses concussions, du moins les routes étaient sûres, le commerce florissant; chaque village répondait des vols ou des attentats commis sur son territoire; de telle sorte que les coureurs de routes avaient disparu, et que de Vera-Cruz à Mexico on pouvait voyager sans crainte. Il n'en est plus ainsi.
Le village porte l'empreinte de la misère; la guerre civile qui désole la république a fait de ce lieu naturellement fortifié un camp de guerillas: aussi, les Indiens s'enfuient-ils chaque jour, et vous ne rencontrez aujourd'hui que maisons vides et cabanes désertes. Voilà Plan del rio, situé comme Puente Nacional, moins gai, moins riant, plus sauvage encore: la route alors tourne brusquement, traverse des bois épais et monte sans cesse avant d'aboutir à Cerro Gordo, premier village de la Terre Tempérée, autre témoin de la victoire des Américains en 47, et de la défaite de Santa-Anna; tout auprès se trouve la barranca de Cerro Gordo.
Les barrancas sont des ravins dus à l'action des eaux, et qui, dans certaines parties du Mexique, prennent des proportions gigantesques; celle de Cerro Gordo, sans être une des plus considérables, est néanmoins fort importante.
En obliquant à droite de la route, et pénétrant dans le monte, le voyageur étonné voit tout à coup le plateau se dérouler sous ses pas pour faire place à un énorme ravin presque à pic, dont il distingue à peine le fond, et dont le bord opposé se trouve à plus d'un kilomètre. Le bruit d'un torrent monte jusqu'à lui, mais il l'aperçoit à peine dans la profondeur. S'il veut descendre, il lui faut s'ouvrir un passage au milieu des arbustes et des broussailles épineuses; le sol s'éboule et des quartiers de roc, une fois ébranlés, bondissent, entraînant avec eux toute une avalanche de pierres. Il y a des barrancas de plusieurs mille pieds de profondeur. Vous êtes dans la zone tempérée, le fond du précipice est terre chaude; du haut d'un plateau où croissent tous les produits de terre froide, vous voyez à vos pieds la verdure des bananiers, des orangers chargés de fruits, et toute la végétation tropicale. À partir de Corral falso, la route, de plateau en plateau, et par des pentes toujours plus rapides s'élève jusqu'à Jalapa, la reine des terres tempérées.
Mollement étendue sur l'un des contre-forts de la Cordillère, Jalapa s'épanouit au soleil dans un climat délicieux. Peu de villes au monde réunissent comme elle les productions des trois zones. Le voisinage des montagnes lui amène, quelle que soit la saison, des ondées bienfaisantes qui tempèrent les ardeurs de l'atmosphère et lui donnent cette robe d'éternelle verdure. Le café, cependant, n'y arrive pas à maturité complète, et l'humidité permanente entraîne avec elle des fièvres dangereuses. L'étranger doit s'y préserver de la fraîcheur des nuits.
Après avoir gravi la dernière pente qui dérobe la ville à ses yeux, le voyageur l'aperçoit tout à coup à ses pieds à demi cachée sous des flots de verdure. Le coup d'œil est charmant et grandiose, c'est un nid de colombes dans les branches d'un laurier-rose; au loin, l'horizon est fermé par les lignes sévères de la sierra que dominent sur la gauche le pic neigeux de l'Orizaba et les cimes plus rapprochées du coffre de Perote. Les pentes lointaines, bleuies par la distance, passent, en se rapprochant, au vert sombre sous les sapins qui les couvrent, pour arriver au vert tendre des chênes d'Europe. Dans le fond des vallées, quelques fermes aux murs blanchis animent le paysage un peu désert; quant au chemin qui vous conduit à la ville, c'est un fouillis de roses grimpantes, de caféiers aux baies rouges et de dahlias arborescents; d'énormes daturas agitent à la brise leurs grandes fleurs blanches au parfum pénétrant et des bosquets de bananiers abritent à l'ombre de leurs feuilles gigantesques les régimes de leurs fruits succulents. Les maisons placées en amphithéâtre sont blanches et propres, ornées de ces balcons espagnols en fer ou en bois, qui leur donnent un air de défiance jalouse. Les cours intérieures sont entourées de portiques, garnies d'habitude d'une fontaine et plantées d'orangers et de grenadiers fleuris. Partout vous entendez le bourdonnement de l'oiseau-mouche; des cages pleines de moqueurs et de sensontlis se suspendent aux voûtes, pendant qu'un perroquet, vieux favori de la maison, traîne au hasard sa marche bancale, en poussant quelques éclats de son parler ventriloque.
Les femmes de Jalapa ont une réputation de beauté méritée, et se distinguent par une grâce toute créole. Les forêts qui entourent la ville sont peuplées d'oiseaux rares, la chasse y est abondante et l'amateur peut y réunir de magnifiques collections. On s'éloigne à regret de cette ville charmante pour s'enfoncer dans les gorges de la Cordillère; le paysage change graduellement et s'assombrit; les vallées se rétrécissent, des pentes abruptes s'élèvent de toutes parts et semblent barrer la route; vous êtes alors en pleine sierra; ainsi vous arrivez au village de Pajarito. Mais ce qui surprend le plus, c'est le changement subit qui s'opère dans les populations.
À partir de Jalapa, il faut renoncer à la gracieuse et légère cabane de roseau pour le jacal délabré, d'aspect sombre; il faut dire adieu à ces beaux types d'Indiennes et de métis que vous avez si souvent admirés; vous laissez derrière vous les teintes claires, la superbe beauté des chairs, et vous ne retrouverez plus ces femmes en chemisettes brodées, laissant voir leurs bras, deviner leur sein robuste, étalant sur des épaules pleines les longues nattes de leurs cheveux noirs; plus de grâces, plus de rires, plus de beaux enfants nus, se roulant à l'entour des mères souriantes; vous n'avez plus devant les yeux que des femelles hideuses, aux crins hérissés, aux seins pendants, recouvertes de lambeaux d'étoffes de couleur sombre. Des hommes, les mâles, au buste nu, marchant en silence, courbés sous le poids d'un fardeau, tout cela, noir, misérable et sale à faire peur. C'est l'Indien de la montagne, vieil esclave affranchi, sans le savoir, des tyrannies de l'Espagne. Du reste, les types se croisent, se modifient, changent d'un village à l'autre, et, nulle part au monde, il ne serait possible de trouver dans un diamètre aussi restreint une telle diversité de races.
Mais la route poursuit, contournant les escarpements de la montagne, et vous arrivez à San Miguel del Soldado; là s'éteignent les dernières traces de la végétation tempérée; un pas de plus, vous êtes en Terre Froide. Avant d'atteindre la Hoya, jetez un regard derrière vous; le coup d'œil est admirable. De cette hauteur, de 3,000 mètres environ, vous voyez se dérouler tout le panorama du versant du golfe. Au premier plan, les maisons de San Miguel; autour de vous, sur les plateaux d'alentour, quelques villages perchés comme des nids d'aigles, avec leurs clochers étincelant au soleil; plus loin, l'œil suit, sous les vapeurs transparentes comme au travers d'un voile, le cours sinueux des torrents; plus bas, les divers plateaux étages se fondent par la distance en une vaste plaine d'où surgissent ça et là les sommets des derniers contre-forts ou que sillonnent en lignes foncées les profondeurs des barrancas; quelques éclaircies de champs cultivés varient les couleurs, et tout à l'horizon qui va s'éteindre dans le ciel, des miroitements lointains laissent deviner la mer.
Après avoir traversé la Hoya, village pauvre et froid, placé comme étape pour les convois qui vont et reviennent de Mexico, le voyageur s'enfonce dans des gorges pittoresques et sauvages, qu'il serait difficile d'enlever à une poignée d'hommes résolus; la route s'ouvre alors sur des champs de lave refroidie, s'enfonce sous les sapins et débouche, par une descente rapide, sur le versant de l'Anahuac, en passant par las Bigas et Cruz Blanca. En cet endroit, le chemin se bifurque; à gauche, il mène à la ville de Perote; la droite conduit à Céruleum.
En temps de guerre, les partis qui veulent éviter le fort de Perote, dont les feux défendent l'entrée de la ville, prennent cette dernière direction. La forteresse, bâtie par des ingénieurs américains, est une des plus importantes et la mieux construite du Mexique. Lors de la guerre de 1847, les Américains ne s'en emparèrent qu'avec difficulté. La ville de Perote est triste et déserte; les nuits y sont froides et glaciales, surtout en arrivant de Jalapa; le contraste est brusque, violent, inattendu; vous passez de la puissante végétation de la zone tempérée et des grandes forêts pleines de bruits et de chansons, à la plus désolante aridité; on se croirait transporté dans les steppes arides de la Russie.
Il était tard quand, après avoir traversé la ville, nous arrivâmes au mezon de San Antonio, vaste enclos pour les mules, premier abri des caravanes qui s'engagent dans le désert.
Nous étions harassés de fatigue, et, roulés dans nos couvertures, nous nous étendîmes autour des feux de bivouac allumés dans l'intérieur de la cour. À trois heures, tout se préparait pour le départ. Il régnait une animation extraordinaire; dans la demi-obscurité de la nuit, à la flamme vacillante des feux mourants, on voyait des multitudes d'hommes s'agiter et courir, tandis que des mules rétives fuyaient en tous sens les atteintes du lasso. Cependant le jour commençait à poindre, et la cime neigeuse de l'Orizaba se teignait rapidement d'une nuance pourpre qui du sommet s'étendit bientôt à la base. Ces levers de soleil sont splendides.
L'intérieur du mezon offrit alors un curieux tableau: des milliers de mules, rangées par troupes ou atajos, attendaient, frissonnantes et les yeux bandés, que les ballots de marchandises, symétriquement rangés devant les énormes bâts qui les soutiennent, fussent hissés sur leur dos. C'étaient alors des luttes d'hommes et de bêtes, une mêlée, une foule incroyable, où les appels de l'un à l'autre, les cris, les jurons, les hennissements composaient un concert de clameurs impossibles.
Les mules une fois chargées, la jument conductrice, la clochette au cou, prenait les devants, et chacune la suivait, ployant sous la charge, gémissant, lançant ruades et pétarades. Le défilé dura deux heures.
Le désert de Perote s'étend sur un diamètre de vingt-cinq lieues au moins. Il n'a d'autre végétation que des nopals rabougris: de nombreuses trombes de poussière le sillonnent; le sol est semé de scories volcaniques et de ponces, coupé de marais couverts de canards et de nuées de bécassines; on y remarque de fréquents effets de mirage. Pour les voyageurs, comme pour les convois, deux pauvres villages se trouvent échelonnés dans la plaine; gîtes souvent assaillis par les voleurs, Tepeahualco et Ojo de Agua. Quelques kilomètres au delà, la contrée monte et perd cet aspect marécageux; les efflorescences salines ennemies de toute végétation disparaissent, et les sables se fertilisent jusqu'à présenter aux regards des champs d'orge rabougri, de maïs nains et de gigantesques agaves. La culture de cette dernière plante devient l'une des principales industries du pays, et la petite ville de Nopaluca n'offre, en fait de plantation et de culture, que de vastes champs d'aloès.
Au sortir de Nopaluca, les convois n'avancent plus qu'avec défiance; des hommes à cheval éclairent leur marche et vont sonder à l'avant les plis du terrain: le front du majordome se rembrunit; nous approchons du Pinal et de la barranca Del Aguila. Vingt années de vol, de pillage et d'assassinat ont fait, des environs du Pinal, l'un des endroits le plus redouté de la république. Le terrain, brisé, hérissé de monticules, coupé de ravins, est essentiellement propice aux attaques à main armée; la route se perd dans ce dédale, et le voleur, surpris la main dans le sac ou le poignard sur la gorge de sa victime, a dix chances pour une d'échapper.
Le paysage a toute la physionomie de sa triste réputation: à droite, les sommets dénudés de la Malincha étalent sur leurs flancs arides quelques fermes clair-semées; à gauche et devant vous, la plaine déserte s'étend à perte de vue, sans autre végétation que de grands magueyes, dont les profils sévères rompent seuls la monotonie désespérante. La route, toujours ensablée, semble retenir dans le sol mobile le pied du voyageur pressé de fuir ces lieux sombres; de distance en distance, des monticules de pierre surmontés de croix attristent l'âme par les réminiscences de leurs tableaux de mort et demandent à l'étranger tantôt un souvenir de commisération pour la victime et tantôt une prière de pardon pour l'assassin.
La rencontre d'un corps de troupes nous permit de franchir le défilé sans crainte, et nous atteignîmes Amozoc sans accident.
Quatre lieues au delà, nous traversons la Puebla de los Angeles, la seconde ville de la république, la plus propre et la mieux bâtie; son nom de ville des anges indique assez la tendance de ses mœurs et de son esprit. Centre d'action du parti clérical, les corporations religieuses et le clergé possèdent ou possédaient les trois quarts au moins des propriétés mobilières.
Du haut de la colline de Guadalupe qui la domine, la ville étale, orgueilleuse, le panorama de ses quatre-vingts églises et de ses innombrables clochers. La cathédrale, immense édifice d'un style noble et sévère, le dispute en magnificence à celle de Mexico; la place est plus belle, mieux ornée, et, du milieu des arbres qui l'ombragent, l'œil peut se perdre sur les pics lointains du Popocatepetl et de l'Ixtaccihuatl. De magnifiques maisons aux corniches énormes, plaquées de faïences aux milles couleurs reproduisant soit des mosaïques, soit des figures humaines, témoignent de la richesse des habitants. Les deux forts de Loretto et de Guadalupe défendent et maîtrisent Puebla.
En se dirigeant vers Mexico, les alentours de la ville sont peuplés de fabriques de rebozos, étoffe de coton, produit essentiellement mexicain. Le rebozo est une espèce d'écharpe étroite et longue, dans laquelle les femmes se drapent avec une certaine élégance. Puebla fournit cet article à la république et l'exporte jusque dans l'Amérique du Sud.
Mais nous passons Rio Prieto, Puente Quebrado, de sinistre mémoire, et, laissant sur la gauche la pyramide de Cholula, nous arrivons à San Martin. En se rapprochant des montagnes, la plaine prend un aspect des plus riants; de nombreux villages dispersés çà et là donnent l'idée d'une grande population.
Artificiellement arrosée par les cours d'eau de la Cordillère, cultivée comme un jardin, la terre n'offre partout que l'image d'une admirable fécondité. Le maïs, le froment, le frijol et la fève s'y succèdent tour à tour. Les gracieuses ondulations des blés, le bruissement de la brise dans les hauts maïs rappellent les cultures de France: moins déboisée, la plaine de Puebla offrirait le plus délicieux aspect.
Avant d'arriver à Mexico, il nous reste à gravir toute la haute chaîne de Rio Frio.
D'habitude, la route est gardée; de nombreuses escortes glissent ou bivouaquent dans les bois, car une fois le voyageur engagé dans les gorges, les hauts sapins sont remplis de terribles mystères, et souvent à la plainte du vent dans le feuillage sombre se mêlent les gémissements de victimes inconnues. Dans la partie la plus élevée de la sierra, quelques Indiens se sont groupés en village; presque tous occupés à l'abatage du bois dans la forêt, ils ne cultivent que des champs d'avoine et de seigle, qui mûrissent péniblement par cette latitude élevée.
Un maître d'hôtel français tient table ouverte pour tous les voyageurs que la fatigue et la faim rendent ses tributaires. Le malheureux n'y fait point fortune, et le plus clair de ses bénéfices passe en impositions forcées, en dons involontaires sollicités par les sourires menaçants des chefs de bandes.