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III

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Table des matières

Eugène avait accompagné Joseph jusqu’à Paris, où il séjourna quelque temps. Dans les premiers jours d’avril, il reçut l’ordre de partir pour Toulon. Bonaparte y arriva le 9 mai 1798. Huit jours après, Eugène s’embarquait à la suite de son général, à bord du vaisseau l’Orient, de 120 canons, et le 19 mai tous les bâtiments mirent à la voile.

La France et l’Europe retentissaient alors des préparatifs qui se faisaient dans la Méditerranée. On formait à ce sujet des conjectures de toute espèce, et partout on se demandait: où va Bonaparte? où vont ces braves, ces savants, cette armée?

Où allait Bonaparte! «Il allait sur cette terre d’Égypte qui a tenté tous les grands génies qui ont regardé la carte du monde. L’oisiveté de Paris lui était devenue insupportable; il ne voyait rien à tenter en politique; il craignait de s’user, il voulait se grandir encore. Il avait dit: «Les grands noms ne se font qu’en Orient!....»

«L’Égypte était, selon Bonaparte, le véritable point intermédiaire entre l’Europe et l’Inde. C’est là qu’il fallait s’établir pour ruiner l’Angleterre. De là, on devait dominer à jamais la Méditerranée, en faire, suivant l’une de ses expressions, un lac français.»

L’escadre, commandée par l’amiral Brueys, se composait de treize vaisseaux de ligne, de deux vaisseaux vénitiens, de huit frégates françaises et de six vénitiennes, de soixante-douze corvettes, cutters, avisos, chaloupes canonnières et petits navires de toute espèce. Les transports réunis à Toulon, Gênes, Ajaccio et Civitta-Vecchia s’élevaient à quatre cents; la flotte portait environ quarante mille hommes de toutes armes et dix mille marins.

Vingt-deux jours après sa sortie de Toulon, la flotte française arriva devant Malte. Bonaparte fit demander au grand-maître de l’ordre la faculté de faire de l’eau. On lui répondit par un refus absolu.

Le lendemain, 10 juin 1798, les troupes françaises débarquèrent dans l’île, et l’artillerie commença à canonner les forts. Les chevaliers de Malte répondirent à peine à son feu. Ils voulurent tenter une sortie, et il y en eut un très-grand nombre de pris.

«Le 11 juin au matin, je fus envoyé, dit le prince Eugène, près du général Desaix, et le soir près du chef de brigade Marmont. Je me trouvais avec ce dernier au moment d’une sortie assez nombreuse que fit la garnison; elle fut repoussée avec perte. Cinq drapeaux furent enlevés à l’ennemi, et j’eus le bonheur d’en prendre un. Après l’affaire, je fus chargé par le chef de brigade Marmont de porter les cinq drapeaux au général Bonaparte, qui était à bord de l’Orient. Le lendemain, on entama des négociations avec la place, et nous y entrâmes le 13.»

Nous regrettons que M. Thiers, qui, dans son Histoire de la Révolution française, donne les détails les plus précis, les plus circonstanciés de cette affaire, la première de la campagne d’Égypte, n’ait même pas prononcé le nom du jeune Beauharnais. Cependant, un drapeau pris à l’ennemi par un aide de camp de dix-sept ans, au début d’une expédition aussi glorieuse, valait bien, ce nous semble, une courte mention.

Bonaparte visita les fortifications de la place qu’il venait de prendre avec tant de bonheur et d’audace. Le général Gafarelli-Dufalga, qui l’accompagnait, lui dit avec autant d’esprit que de gaieté : «Nous sommes bien heureux qu’il y ait eu quelqu’un dans la forteresse pour nous en ouvrir les portes.»

Le général Bonaparte quitta Malte le 19 juin 1798, après une relâche de dix jours, et l’escadre française arriva le 1er juillet suivant en vue d’Alexandrie.

La place paraissait disposée à se défendre; il fallait descendre à quelque distance, sur la plage voisine, à une anse dite du Marabout. Le vent soufflait violemment, et la mer se brisait avec furie sur les récifs de la côte.

«C’était vers la fin du jour. Bonaparte donna le signal et voulut aborder sur-le-champ. Il descendit le premier dans une chaloupe; les soldats demandaient à grands cris à le suivre à la côte. On commença à mettre les embarcations à la mer; mais l’agitation des flots les exposait à chaque instant à se briser les uns contre les autres. Enfin, après de grands dangers, on toucha le rivage. A l’instant, une voile parut à l’horizon; on crut que c’était une voile anglaise: «Fortune, s’écria Bonaparte, tu m’abandonnes! Quoi! pas seulement cinq jours!»

La fortune ne l’abandonnait pas, car c’était une frégate française qui les rejoignait. On eut beaucoup de peine à débarquer quatre ou cinq mille hommes dans la soirée et dans la nuit.

Ces quelques milliers de soldats, conduits par Bonaparte, donnèrent résolûment l’assaut aux vieilles murailles d’Alexandrie, derrière lesquelles les Turcs faisaient un feu meurtrier. Nos soldats ne tardèrent pas à entrer dans la place, où le combat se prolongea de rue en rue.

Eugène précédait de quelques pas son général, quand, du premier étage d’une maison voisine, un feu de mousqueterie des plus violents vint les assaillir. Suivi de quelques chasseurs, le jeune sous-lieutenant s’élança dans l’escalier, le sabre au poing. A sa grande surprise, il ne trouva dans cette maison qu’un vieux Turc entouré de dix à douze fusils que sa femme et ses enfants chargeaient avec beaucoup de célérité. On s’empara de toute cette famille, mais d’après les ordres d’Eugène, il ne lui fut fait aucun mal.

A Ramanieh, l’armée rencontra pour la première fois les mamelucks commandés par Mourad-Bey. De là jusqu’aux Pyramides, il n’y eut qu’une seule affaire un peu considérable, celle de Chébreïs. Le 20 juillet, on était en vue du village d’Embareh, où Mourad-Bey s’était retranché, quoi qu’il n’eût d’autre troupe que de la cavalerie. Le lendemain, eut lieu la bataille des Pyramides.

Cette journée fut assez périlleuse pour les aides de camp, car les divisions françaises formaient chacune un carré, et comme ces masses étaient échelonnées entre elles à une portée de canon l’une de l’autre, la cavalerie ennemie occupait presque toujours les intervalles; aussi était-il très-difficile de porter les ordres: on risquait tout à la fois de tomber sous le sabre du mameluk ou d’être atteint par les balles françaises.

Eugène se distingua dans cette glorieuse journée. Il était, du reste, toujours le premier à se présenter devant le général Bonaparte, quand il s’agissait de quel que mission dangereuse. «J’avais alors, dit-il, ce désir si naturel à tous les jeunes Français de se signaler. Je recherchais avec ardeur toutes les occasions périlleuses qui se présentaient, et dès que le général demandait un aide de camp pour aller dans le désert reconnaître des partis d’Arabes ou de mameluks, j’étais toujours le premier à m’offrir. Le général Bonaparte, en ayant fait la remarque, saisit une de ces occasions pour me faire une leçon; au moment où je m’avançais avec empressement, comme de coutume, il me renvoya en me disant sérieusement: «Jeune homme, apprenez que dans notre métier il ne faut jamais courir au devant du danger; il faut se borner à faire son devoir, le bien faire, et arrive ce qu’il plaît à Dieu.»

«Le 21 octobre 1798, une violente insurrection éclata au Caire. Tous les détails en sont bien connus. Nous courûmes tous de grands dangers. Ce jour-là, j’étais de service auprès du général en chef avec le Polonais Sulkowski, et c’est par un grand hasard que je ne fus point chargé de la mission dans laquelle il périt, car, cette fois, c’était bien à mon tour de marcher, et le général, après avoir hésité quelque temps, prononça enfin le mot fatal pour désigner Sulkowski.

«Au mois de novembre, le général Bonaparte ayant résolu d’occuper le port de Suez, sur la mer Rouge, il envoya, sous le commandement du général Bon, une assez forte colonne dont l’avant-garde me fut confiée. Cette expédition n’était point sans danger. C’était la première fois qu’un corps aussi faible se trouvait lancé dans le désert et dans une direction où l’on ne rencontrait pas d’eau, même saumâtre. Jusqu’alors, nous n’avions pas fait de marches aussi pénibles, et nos troupes eurent beaucoup à souffrir de la soif. A la vérité, en partant du Caire, on avait mis sur des chameaux une provision d’eau à raison de deux pots par homme, mais l’excessive chaleur et la transpiration plus abondante rendaient cette ration équivalente à deux verres sous un climat tempéré. C’est avec cette faible provision qu’il nous fallut faire cinq jours de marche dans le désert; mais, dès le quatrième jour, nos soldats souffraient si cruellement de la soif, que ceux de mon avant-garde se levèrent pendant la nuit et coururent aux outres qu’ils crevèrent à coups de baïonnettes.

«La sentinelle qui en avait la garde cria aux armes, après avoir fait de vains efforts pour les contenir. Je m’élançai aussitôt, le sabre à la main, vers le lieu de cette scène de désordre; mais il n’était plus temps, et notre dernière goutte d’eau était déjà perdue. Cet accident, à mon début dans le commandement militaire, me fut très-désagréable et me causa un violent dépit. J’étais alors fort jeune, et je me représente le contraste que devait offrir, dans cette circonstance, ma figure imberbe et délicate avec les vieilles moustaches des grenadiers de l’ancienne armée d’Italie, sur lesquels je frappais à coups redoublés de plat de sabre.

«Le lendemain, nos souffrances furent excessives, mais enfin, nous arrivâmes à Suez, et bientôt tout fut oublié.»

Quelques jours après, Eugène faillit périr aux côtés de Bonaparte, qui avait voulu traverser la mer Rouge à un gué qui conduit aux sources de Moïse et au Mont-Sinaï.

Au retour de Suez, Eugène reçut le brevet de lieutenant, accompagné d’une lettre du chef d’état-major Berthier, dans laquelle il lui témoignait la satisfaction que le général en chef avait éprouvée de ses services depuis l’ouverture de la campagne. Ce fut pour lui un grand sujet de joie. Il venait d’accomplir dix-sept ans.

Le lendemain de l’entrée des Français à Gaza, le général Bonaparte donna l’ordre à Eugène de partir à minuit pour porter des ordres de mouvement au général Kléber, qui était à quelques lieues en avant, dans la direction de Ramleh. En pareil cas, le chef du poste, que son service tenait sur pied toute la nuit, avait ordre de réveiller l’aide de camp qui devait partir. Il n’y manqua pas; mais à peine s’était-il éloigné, qu’Eugène se rendormit.

«Ceux qui ont servi de bonne heure, dit-il en rappelant ce fait, savent quelle est la puissance du sommeil à l’âge que j’avais alors; elle est irrésistible et capable de faire oublier également le péril et le devoir. Duroc, plus âgé et plus expérimenté que moi, s’étant aperçu que je n’étais point parti, me secoua fortement et m’engagea à me lever. Je résistais en lui disant que je n’en pouvais plus, et qu’il m’était impossible de bouger. Mais il ne fit que redoubler ses instances, ajoutant à la fin, avec une sorte de colère, que ce n’était point ainsi qu’on servait, et que j’allais me déshonorer. Ce mot me fit rougir et me tira de mon engourdissement. Je fis un effort sur moi-même et me levai. Je partis sans escorte, car on n’osait en prendre à moins d’un ordre exprès du général en chef, et après avoir erré pendant près de cinq heures, j’arrivai justement près du général Kléber au moment qui avait été fixé pour mettre sa division en mouvement.»

On aime à voir le prince Eugène parler avec tant de modestie de tout ce qui lui est personnel. Ce sommeil, dont il s’accuse avec une franchise toute militaire, nous rappelle un fait analogue mentionné par le baron Darnay, son ancien secrétaire.

«Les généraux Bessières et Duroc m’ont raconté, écrit-il dans ses Notices historiques, que pendant la campagne d’Égypte, Eugène, revenant un jour, tout haletant, d’une longue course, remit en leur présence les dépêches dont il était porteur au général Bonaparte, qui s’empressa de les parcourir. Pendant la lecture de ces dépêches, le jeune aide de camp, debout, chapeau bas, appuyé sur son sabre, s’endormit.

«Il était dans cette attitude lorsque Bonaparte, cessant de lire et jetant les yeux sur Eugène, s’écria: «Bon jeune homme! il tombe de fatigue.» Puis il ajouta: «Eugène sera un homme, il me fera honneur!»

Heureuse prédiction, qui s’est si bien justifiée depuis.

Envoyé de Ramleh en reconnaissance dans la vallée qui mène à Jérusalem, Eugène fut le seul officier de l’armée d’Égypte qui entrevit la ville Sainte, car quel que fut son désir d’y pénétrer, il ne put donner suite à ce projet en présence d’une troupe nombreuse d’Arabes qui en gardaient les approches.

A Jaffa, il prit part aux combats qui se livrèrent dans les rues étroites de cette place. Après une nuit de massacre et de pillage, il fut chargé de la difficile mission de rétablir l’ordre parmi les soldats qui s’étaient laissé aller à tous les excès de la victoire.

«C’était la première fois, dit-il, que je voyais une ville prise d’assaut, et ce spectacle me frappa d’horreur. »

Trois jours après la prise de Jaffa, l’armée continua sa marche sur Saint-Jean-d’Acre, et arriva le 17 mars devant cette ville, située au pied du Mont-Carmel. Nos soldats avaient pour toute artillerie de siége et de campagne une caronade de trente-deux, quatre pièces de douze, huit obusiers, et une trentaine de pièces de quatre. On manquait de boulets, mais on imagina un moyen de s’en procurer. On faisait paraître sur la plage quelques cavaliers; à cette vue, le commodore Sydney-Smith, qui commandait les forces anglaises dans ces parages, et coopérait à la défense de Saint-Jean-d’Acre, faisait feu des pièces de tous ses vaisseaux. Bravant la mitraille, nos soldats, auxquels on donnait cinq sous par boulet, allaient les ramasser au milieu de la canonnade et des rires universels.

C’est ce même Sydney-Smith qu’Eugène fut sur le point de faire prisonnier dans une reconnaissance qu’il opéra, le 16 mars, sur Caïffa, la veille de. l’arrivée de l’armée française devant Saint-Jean-d’Acre.

Voici dans quels termes il raconte cette aventure.

«J’avais été envoyé par le général Bonaparte, avec quatre chasseurs, en reconnaissance sur Caïffa pour m’assurer si cette ville était occupée et défendue par l’ennemi. Arrivé à une certaine distance de la place, nous aperçûmes une grande quantité de monde sur les murailles, sans pouvoir distinguer si c’étaient des gens armés. Je continuai de m’avancer avec mes quatre hommes, voulant au moins recevoir quelques coups de fusil pour pouvoir dire avec certitude que la ville était occupée et défendue; mais, à mon approche, toute cette foule disparut, et je fis signe alors à ceux qui restaient de descendre pour ouvrir la porte. A peine fut-elle ouverte, que, par une sorte d’inspiration, je m’élançai dans la ville au grand galop, et courus droit au port avec mes quatre chasseurs. Une chaloupe anglaise, portant un officier de marque, venait, à l’instant même, de quitter le rivage et poussait au large à force de rames. Nous lui tirâmes nos cinq coups de carabine et plusieurs coups de pistolet, mais en pure perte, et les coups qu’ils nous ripostèrent furent également sans résultat. J’appris plus tard que l’officier supérieur était le commodore Sydney-Smith.....

«Je n’entreprendrai point, ajoute le prince Eugène, de donner une relation du siège de Saint-Jean-d’Acre, devenu si fameux par la résistance de sa garnison; je dirai seulement que pendant soixante-quatre jours que l’armée resta devant la place, tous les officiers y firent constamment le service le plus actif et le plus périlleux. Je fus blessé d’un éclat de bombe à la tête, au premier assaut qui fut très-meurtrier, et peu s’en fallut que je n’y restasse, car la même bombe qui m’avait renversé, fit tomber un pan de mur sous les décombres duquel je restai quelque temps enseveli. Duroc fut blessé le même jour d’un éclat d’obus, mais beaucoup plus grièvement que moi, car il ne put reprendre son service de toute la durée du siège. Au bout de dix-neuf jours, je fus entièrement guéri, en sorte que je pus prendre part au second assaut qui fut aussi infructueux et aussi meurtrier que le premier. Enfin, à l’exception d’une alerte de nuit, je me trouvai à toutes les actions qui eurent lieu pendant le cours du siége. Notre service comportait, en outre, des visites d’hôpitaux, de magasins, de tranchées, etc. En somme, le siège de Saint-Jean-d’Acre m’a laissé le souvenir d’un des services les plus actifs que j’aie faits comme simple officier pendant le cours de ma carrière militaire.»

Le général Bonaparte chérissait de plus en plus ce jeune aide de camp si loyal, si dévoué, qu’il regardait comme son propre fils. Aussi, cherchait-il à ne pas exposer constamment une existence qui était devenue si précieuse pour lui.

«Pendant la campagne d’Égypte, au siège de Saint-Jean-d’Acre , le général Bonaparte envoya un officier d’ordonnance porter un ordre important au poste le plus périlleux. L’officier fut tué. Bonaparte en envoya un second qui fut également tué. Un troisième partit, qui eût le même sort. Il fallait cependant que l’ordre parvînt. Il ne restait auprès du général en chef que deux aides de camp, Eugène Beauharnais et La Valette. D’un signe, Bonaparte fait avancer La Valette, et, tout bas, sans être entendu d’Eugène, il lui dit: «La Valette, vous allez porter cet ordre; je ne veux pas y envoyer cet enfant et le faire tuer si jeune; sa mère me l’a confié. Vous savez ce que c’est que la vie, allez.» Par un miracle inespéré, La Valette ne fut pas tué. C’est le même qui, condamné à mort en 1815, échappa par un nouveau miracle. Il vécut jusqu’en 1830.»

Il y avait deux mois que nos soldats étaient devant Saint-Jean-d’Acre, et malgré des prodiges de bravoure, on allait être contraint d’abandonner ce siège, qui pouvait compromettre le sort de l’expédition.

La peste était dans la ville, et l’armée en avait pris le germe à Jaffa.

«La saison des débarquements approchait et on annonçait l’arrivée d’une armée turque vers les bouches du Nil. En s’abstenant davantage, Bonaparte pouvait s’affaiblir au point de ne pouvoir repousser de nouveaux ennemis. Le fond de ses projets était réalisé puisqu’il avait détruit les rassemblements formés en Syrie, et que, de ce côté , il avait réduit l’ennemi à l’impuissance d’agir. Quant à la partie brillante de ces mêmes projets, quant à ces vagues et merveilleuses espérances de conquête en Orient, il fallait y renoncer. Il se décida enfin à lever le siège. Mais son regret fut tel que, malgré sa destinée inouïe, on lui a entendu répéter souvent en parlant de Sydney-Smith: «Cet homme m’a fait manquer ma fortune.»

Après être resté soixante-quatre jours devant Saint-Jean-d’Acre, Bonaparte ordonna la levée du siège. Instruit que le capitan-pacha réunissait à Constantinople des forces considérables pour les lui opposer, il jugea prudent de quitter la Syrie. Il avait perdu la moitié de son armée, et les soldats qui restaient étaient, pour la plus grande partie, malades ou blessés. La retraite de l’armée s’opéra dans la nuit du 21 mai. Eugène fut chargé de rester avec les dernières troupes et d’enclouer les deux dernières pièces de canon sous le feu meurtrier de l’ennemi.

On traversa assez rapidement le désert; mais les fatigues de toutes sortes étaient telles, que le prince Eugène a écrit à ce sujet: «J’ai peine à concevoir comment notre armée ne succomba pas aux privations qu’elle éprouva durant cette marche, car le soldat n’eut d’autre distribution pour ces quatre jours qu’un peu de riz, de pain-biscuit, et une bouteille d’eau. Il est bien vrai qu’on trouva deux citernes dans le désert, mais elles étaient pour ainsi dire empoisonnées. Je n’oublierai jamais le puits Katich, près duquel avaient séjourné des convois de malades et de blessés. Ces malheureux s’étaient arrêtés près des bords du puits où ils avaient trouvé la mort. D’autres, emportés par le besoin d’étancher leur soif ardente, s’étaient précipités dans le puits même, où leurs corps avaient été décomposés, en sorte qu’on n’arrivait à la citerne qu’en passant sur des cadavres en putréfaction pour en tirer une eau infecte et remplie de vers. Il nous fallut pourtant avaler ce breuvage empesté ! Je crois que dans cette circonstance, j’ai dû mon salut à une précaution que prirent aussi plusieurs de mes camarades: c’était d’avoir constamment sur moi une de ces petites bouteilles recouvertes d’osier, remplie de vinaigre, dont je me servais de temps en temps pour humecter mes lèvres et mes narines.»

Nos braves soldats n’eurent que peu de temps pour se remettre des fatigues de l’expédition de Syrie.

Les Turcs venaient de débarquer à Aboukir avec des forces considérables, dans la même rade où notre escadre avait été détruite par Nelson, le 1er août 1798. Ils étaient escortés par la division navale de Sydney-Smith.

Quand Bonaparte apprit ce débarquement, il quitta le Caire sur-le-champ, et livra, le 25 juillet 1779, la bataille d’Aboukir, qui anéantit l’armée turque tout entière. C’est après cette mémorable bataille que Kléber, arrivant vers la fin du jour, saisit Bonaparte au milieu du corps, et s’écria: «Général, vous êtes grand comme le monde!»

Depuis longtemps, Bonaparte était sans nouvelles de France. Il profita de son séjour à Alexandrie pour tâcher, sous prétexte d’échange des prisonniers, d’obtenir de la croisière anglaise la communication de journaux français.

Sydney-Smith accueillit fort bien ces ouvertures, et s’empressa de lui faire parvenir un volumineux paquet de journaux.

«J’étais auprès de mon général, dit le prince Eugène, lorsqu’il fit la lecture de ces journaux, qui lui firent connaître tous nos désastres, la perte de l’Italie, et la ruine prochaine de la France. A mesure qu’il avançait dans cette lecture, le général Bonaparte s’interrompait par des exclamations entrecoupées: «Les misérables! s’écriait-il, est-ce possible?.... Pauvre France!..... Qu’en ont-ils fait?..... et d’autres mots plus énergiques. Son agitation allait toujours croissant, et, dans son impatience, il lançait les journaux sur la table, en sorte que quelques-uns arrivèrent jusqu’auprès de moi. Je me hasardai à les parcourir. Mon général ne le trouva pas mauvais. Il me fit asseoir, et nous passâmes ainsi la nuit à lire tous ces journaux au nombre de plus de cent. Quand nous eûmes fini, il me fit faire un paquet de tous ces papiers, me recommanda le plus grand secret, et les renvoya à la croisière anglaise. Je suis resté convaincu que cette nuit décida de son retour en France, quoiqu’il ne m’ait jamais mis dans la confidence de ce projet.»

Bonaparte, qui s’était rendu au Caire, s’occupa dans le plus grand secret des préparatifs de son départ. Il rédigea une longue instruction pour Kléber, auquel il voulut laisser le commandement de l’armée, et repartit aussitôt après pour Alexandrie.

«Le 22 août 1799, emmenant avec lui Berthier, Lannes, Murat, Andréossy, Marmont, Berthollet et Monge, il se rendit, escorté de quelques-uns de ses guides, sur une plage écartée. Quelques canots étaient préparés. Ils s’embarquèrent et montèrent sur les deux frégates le Muiron et le Carrère; elles étaient suivies des chebecks la Revanche et la Fortune. A l’instant même on mit à la voile pour n’être plus au jour en vue des croiseurs anglais. Malheureusement, un calme survint, on trembla d’être surpris, on voulait rentrer à Alexandrie. Bonaparte ne le voulut pas: «Soyez tranquilles, dit-il, nous passerons.» Comme César, il comptait sur la fortune.

«Ce n’était pas, comme on l’a dit, une lâche défection, car il laissait une armée victorieuse pour aller braver des dangers de tout genre, et le plus terrible de tous, celui d’aller porter des fers à Londres. C’était une de ces témérités par lesquelles les grands hommes tentent le ciel et auxquelles ils doivent ensuite cette confiance immense qui tour à tour les élève et les précipite. »

Le prince Eugène, dont le nom n’est pas une seule fois prononcé par M. Thiers dans son récit de la campagne d’Égypte, rend compte ainsi qu’il suit de l’embarquement de Bonaparte:

«Au jour fixé par les résolutions cachées de notre général, nous nous dirigeâmes vers la basse Égypte, et après deux jours de marches forcées, nous nous approchâmes de la mer. L’étonnement était grand parmi nous, et l’on ne savait que penser d’un départ si brusque et d’une marche si singulière. Le général en chef, pour mettre fin aux conjectures et aux discours de son état-major, annonça qu’il avait reçu l’avis de l’apparition d’une flotte ennemie et qu’on craignait un nouveau débarquement. En approchant d’Alexandrie, je fus même envoyé en reconnaissance au bord de la mer pour savoir si l’on n’apercevait pas de préparatifs de débarquement. A mon retour, le général m’interrogea avec une sorte d’anxiété, mais l’expression de la satisfaction se peignit bientôt sur son visage lorsque je lui eus fait connaître que j’avais, à la vérité, aperçu deux frégates, mais qu’elles me paraissaient porter le pavillon français. Il avait lieu, en effet, d’être content, puisqu’il voyait réussir ses projets; car ces frégates devaient nous transporter en France. Il me l’apprit tout de suite, en me disant: «Eugène, tu vas revoir ta mère.»

«Ces mots ne me causèrent pas toute la joie que j’aurais dû éprouver. Nous nous embarquâmes la nuit même, et je remarquai que mes compagnons de voyage éprouvaient à peu près les mêmes sentiments de gêne et de tristesse. Le mystère qui enveloppait notre départ, le regret de quitter nos braves camarades, la crainte d’être pris par les Anglais, et le peu d’espoir que nous conservions de revoir la France, peuvent expliquer ce mouvement de l’âme.»

Le prince Eugène

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