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PRÉFACE.

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Quelques mots de préface sont nécessaires, autant pour expliquer la raison d’être et l’économie de ce livre, que pour rendre un dernier hommage à l’esprit si noble, si élevé, qui en a conçu le plan, qui en a rendu possible la publication. Je voudrais essayer de faire connaître ici, comme elle le mérite, la figure du vaillant soldat de Coulmiers, de l’organisateur qui a présidé à la fondation du Musée des arts décoratifs, de l’amateur, de l’érudit, qui s’est passionné pour tant de pensées généreuses, pour tant de hautes conceptions. Personne n’a poussé plus loin que M. le duc de Chaulnes le sentiment de la responsabilité que lui imposaient les noms illustres d’Alberti et de Luynes, personne n’a cherché plus loyalement à concilier avec d’inébranlables convictions l’ardent amour du progrès, sous toutes ses formes. Certes sa carrière a été bien courte (né le16février1852, il est mort le26septembre1881), mais il a assez fait pour laisser après lui, avec le souvenir des qualités de cœur les plus exquises, les titres les plus sérieux à la sympathie, disons mieux, à la gratitude du monde artiste et du monde savant.

Élevé dans les traditions d’une famille où le culte des lettres, des arts et des sciences est héréditaire depuis quatre siècles, M. le duc de Chaulnes témoigna de bonne heure des plus heureuses dispositions et du goût le plus vif pour l’étude. Il était de ceux qui croient que noblesse oblige; loin de se contenter de l’éclat d’un si beau nom, universellement respecté dans notre pays, il éprouvait comme le besoin d’en légitimer la possession, en y ajoutant sa part d’illustration personnelle. Pour aborder les travaux littéraires ou scientifiques, il n’avait qu’à se rappeler l’exemple d’un des siens, de Léon-Baptiste Alberti, l’architecte hors ligne, le moraliste profond, l’inventeur ingénieux et infatigable, l’esprit libre par excellence, vrai précurseur de Léonard de Vinci. Les travaux du duc Michel-Ferdinand de Chaulnes, nommé membre de l’Académie des sciences en1743, et ceux de son fils, le duc Marie-Joseph de Chaulnes, avaient enrichi d’importantes découvertes les sciences physiques et naturelles. Enfin, chez son illustre grand-père, M. le duc de Luynes, dont il a encore pu recevoir les leçons, l’érudition la plus vaste s’alliait à la critique la plus sûre et à la suprême distinction du goût. Le Louvre, l’Institut, notre Cabinet des médailles, le château de Dampierre, l’Institut archéologique de Rome, qui, par un touchant hommage, a donné place, sur sa façade, au buste du duc de Luynes, à côté de ceux de Winckelmann, de Gerhard, de Bunsen et du duc de Blacas, ne cesseront de proclamer les titres de celui qui a mérité d’être appelé le dernier Mécène moderne, et dont le souvenir ne restera pas moins indissolublement lié aux noms d’Ingres, de Baltard, de Simart, de Rude, de Duban, de Huillard-Bréholles.

Pendant plusieurs années, la curiosité de M. de Chaulnes alla, comme celle de son grand-père, des sciences aux arts, des arts aux sciences. Des recherches sur la botanique et la minéralogie, des voyages en Suède, en Norvège, en Egypte, en Syrie, en Palestine, en Turquie et surtout en Italie, l’occupèrent tour à tour. Après avoir passé son baccalauréat ès lettres, il commença ses études de droit, ce complément obligé, aux yeux de tant de familles, d’une sérieuse éducation classique. Il partageait ses loisirs entre l’organisation d’une conférence littéraire et des études sur la condition des classes ouvrières. J’ai sous les yeux le texte d’un de ses rapports, rempli des vues les plus larges, et dans lequel il apprécie, avec une entière indépendance, le rôle des corporations d’autrefois, les enseignements qu’en peut tirer l’époque présente. Une bienfaisance aussi étendue que discrète achevait de prouver son profond intérêt pour tous ceux qui souffraient.

Bientôt, cependant, d’autres devoirs le réclamèrent. La guerre de1870avait éclaté; quoiqu’il ne comptât que dix-huit ans, il tint à revendiquer une place dans les armées de la Défense nationale. Tandis que son frère aîné, M. le duc de Luynes, tombait au champ d’honneur à Patay, M. le duc de Chaulnes combattait vaillamment à Coulmiers, où sa belle conduite lui mérita la croix de la Légion d’honneur. Grièvement blessé au pied par un éclat d’obus, il resta étendu cinq heures sur le terrain de la lutte, sans consentir à ce que ses compagnons d’armes quittassent le feu pour s’occuper de lui. Transporté chez M. le duc de Doudeauville, sa blessure parut tellement grave que les chirurgiens furent sur le point de procéder à l’amputation. Cette épreuve, heureusement, lui fut épargnée. C’est à ce moment que le hasard mit en présence du futur historien de Charles VIII l’un des plus sympathiques chefs de notre jeune école historique, M. Gabriel Monod, qui depuis le début de la guerre remplissait avec abnégation le rôle d’infirmier volontaire. Pendant trois jours M. Monod put prodiguer ses soins au blessé. A la nouvelle de l’approche de l’ennemi, M. de Chaulnes se fit transporter à Angers, malgré ses souffrances, ne voulant, à aucun prix,–ce sont ses expressions,–rendre son épée; les progrès de l’invasion le décidèrent, tout infirme qu’il était, à gagner Sablé, puis Nantes. C’est appuyé sur des béquilles qu’il vint, à quelque temps de là, passer son second examen de droit devant la Faculté de Poitiers.

A peine rétabli, après avoir payé son tribut à la patrie sur les champs de bataille, il voulut la servir dans les luttes, souvent non moins ardues, de la diplomatie. M. le marquis de Vogué, le collaborateur du duc de Luynes, représentait alors la France à Constantinople; il offrit à M. de Chaulnes une place d’attaché, que celui-ci s’empressa, d’accepter. Sa carrière diplomatique toutefois fut de courte durée. Rappelé en France par des devoirs de famille, il résolut de ne plus vivre que pour ses chères études: cette fois-ci, sa vocation était bien décidée, c’est du côté de l’érudition qu’il tourna son activité. Une initiation domestique, aussi tendre que sûre, ainsi que les leçons de M. Debacq, le savant architecte qui avait dirigé, avec le duc de Luynes, les fouilles de Métaponte, lui avaient depuis longtemps rendu familières la technique aussi bien que l’histoire de l’art: il choisit dans ce vaste, domaine l’époque la plus attachante à coup sûr, sinon la plus célèbre, le quinzième siècle, l’âge des Précurseurs.

En se consacrant à l’étude de cette période qui personnifie avec tant d’éclat la première rencontre du génie italien avec le génie français, M. le duc de Chaulnes se rappelait peut-être que la famille d’Albert, devenue depuis si foncièrement française, descendait des Alberti, de Florence. Il avait devant les yeux l’image du grand Léon-Baptiste. Peu d’années auparavant, le duc de Luynes avait demandé au comte Passerini, directeur de la Bibliothèque nationale de Florence, de réunir tous les documents relatifs à la branche italienne de sa famille. Son petit-fils ne tarda pas à s’éprendre d’une vive admiration pour ce glorieux ancêtre. Il fit, en 1878, l’acquisition du palais Alberti, de Florence, situé sur le Lung’ Arno delle Grazie, à l’endroit où s’élevaient autrefois les «quartieri» des Alberti.

Des sculptures d’un grand prix, une cheminée provenant du palais de Gubbio (on en trouvera la reproduction à la page362de ce volume), des boiseries ayant la même origine, formèrent, sous l’habile direction de notre brillant architecte, M. Paul Sédille, les premiers éléments de la décoration de cette demeure historique, dont le nouveau possesseur rêvait de faire un musée de la Renaissance. La recherche des éditions originales de Léon-Baptiste Alberti et en général des souvenirs se rattachant à son époque préoccupa également M. le duc de Chaulnes. Je me souviens que la première fois que je reçus sa visite à la Bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, il me demanda de prime abord si notre collection possédait la belle et énigmatique médaille offrant d’un côté le portrait d’Alberti, de l’autre un œil ouvert, garni d’ailes et entouré de rayons, avec l’inscription: QUID TUM?

Son enthousiasme pour la Renaissance italienne ne le rendait cependant pas injuste pour notre Renaissance française. Fixé au château de Sablé, à quelques pas de ses chers amis de Solesmes, dom Guéranger, à qui il a consacré une éloquente biographie, et dom Piolin, il se passionna pour les admirables sculptures de l’abbaye, l’honneur de nos grands statuaires du quinzième et du seizième siècle, l’Ensevelissement du Christ et l’Ensevelissement de la Vierge. Dans une note rédigée peu de jours avant sa mort et publiée dans un ouvrage édité à ses frais, le Cartulaire des abbayes de Saint-Pierre de la Couture et de Saint-Pierre de Solesmes, il a raconté avec quelles difficultés il eut à lutter et quels sacrifices il dut s’imposer pour obtenir une reproduction satisfaisante de ces deux chefs-d’œuvre. Si nous pouvons en placer une photo-gravure sous les yeux de nos lecteurs, c’est à ses efforts persévérants que nous en sommes redevable.

A Sablé même, la verrière de l’église lui fournit le sujet d’un important mémoire, inséré en1879dans la Revue historique et archéologique du Maine. Grâce à une discussion pénétrante des armoiries et des textes, il put établir que ces beaux vitraux appartenaient à l’année1495, c’est-à-dire à ce règne de Charles VIII qui devait l’occuper exclusivement dans ses dernières années.

Dans l’intervalle, l’organisation du Musée des arts décoratifs, cette œuvre éminemment nationale, ouverte à tous les hommes de bonne volonté, avait fourni un nouvel aliment à son activité. Les débuts de l’institution qui depuis, sous le titre d’Union centrale des arts décoratifs, et grâce à l’énergique impulsion de son président actuel, M. Antonin Proust, a pris un si brillant développement, furent modestes; l’hôtel de Luynes abrita les premières séances du Comité directeur, dont M. le duc de Chaulnes fut nommé président le16mars1877.

Tout était à créer; M. de Chaulnes se prodigua; il montra que son ardeur et son esprit d’initiative ne le cédaient pas à la sûreté de son jugement, à l’élévation de son goût. Forcé par sa santé de donner sa démission, au mois d’octobre1879, il eut pour successeur M. le marquis de Chennevières qui, dans son rapport général sur les travaux du Musée, lui paya un juste tribut d’éloges et de regrets.

C’est à l’occasion de ses travaux pour le Musée des arts décoratifs que j’entrai en relations avec M. de Chaulnes. A la veille de proposer au Comité un projet de classification, il me fit l’honneur de me demander des notes sur les systèmes employés dans les musées similaires de l’étranger. Je fus frappé, dès cette première entrevue, du charme de ses manières, de la solidité de ses connaissances, de la maturité de ses jugements.

Quelques années plus tard, une lettre, dont j’extrais les passages essentiels, vint me proposer une collaboration qui aurait été une des grandes joies de ma carrière littéraire, si elle n’avait été si brusquement, si cruellement interrompue:

«Dans les loisirs forcés que m’impose l’état de ma santé,» m’écrivait M. de Chaulnes, «j’ai été amené à étudier les artistes français du quinzième siècle. Les recherches contemporaines ont mis au jour de précieux documents. La moisson est-elle assez abondante pour essayer de coordonner le tout? Je le crois; mais la besogne serait peut-être ingrate si on présentait ainsi la chose. Un événement capital marque la fin de ce siècle. Les Français, sous les ordres de Charles VIII, traversent triomphalement l’Italie. Dans la Péninsule, l’art était alors dans un complet développement, et l’on peut précisément arrêter à ces dernières années du quinzième siècle cette grande et puissante époque qui finit à Michel-Ange et à Raphaël. Pouvoir réunir dans un même cadre l’état des arts en France, leur magnifique épanouissement en Italie, les exploits de la nation française, les résultats sinon matériels, du moins moraux et artistiques d’une semblable expédition, me semble devoir assurer le succès de l’œuvre à entreprendre.»

Après quelques lignes à mon adresse, M. de Chaulnes ajoutait: «Je pourrai apporter quelques matériaux à l’œuvre commune. La publication d’une partie des documents renfermés dans les archives de Venise, de Milan, de Florence, de Turin et du Vatican, la possibilité de les compléter par des recherches, principalement à Milan et à Ferrare, l’espoir de pouvoir enfin explorer fructueusement le Vatican me font espérer pouvoir présenter la tentative de Charles VIII sous son vrai jour.»

Dans une autre lettre, il insistait sur la nécessité historique des guerres d’Italie: «Comme vous me l’écrivez, disait-il, les recherches que nous faisons nous ouvrent des perspectives nouvelles. Oui, cent fois oui, l’expédition de Charles VIII devait se produire à cette époque: c’était une nécessité, un besoin national; cet événement était prévu, attendu, espéré par un nombre infini de Français et d’Italiens; enfin il était «prophétisé» avec persistance, aussi bien en France qu’en Italie, et ces prophéties n’eurent pas qu’une faible influence sur ceux qui pouvaient décider l’expédition. L’imprévu peut-être, c’est l’expédition par terre, et la correspondance de Balbiano aussi bien que des Florentins montre que leur attention était portée surtout sur la formation des deux flottes de Provence et de Gênes. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher le principe de la résistance de Pierre de Médicis.»

Malgré sa profonde admiration pour la grande révolution pacifique qui s’appelle la Renaissance, M. de Chaulnes n’entendait nullement sacrifier les titres de notre France du quinzième siècle, encore attachée à la tradition du moyen âge: «J’ai lu, avec bien de l’intérêt,» m’écrivit-il à ce sujet, «toutes vos notes; elles m’ont appris naturellement bien des choses que j’ignorais; néanmoins mon impression générale était bien la vôtre. Je n’osais trop la manifester n’ayant pas réuni assez de documents pour me faire une opinion: la France ne saurait être regardée à aucun point de vue comme tributaire de l’Italie à la fin du quinzième siècle; non seulement notre pays possédait de grands artistes à cette époque, mais encore l’Italie nous en avait emprunté un certain nombre. Néanmoins le grand essor des arts en Italie a donné un coup de fouet à notre art. Certaines branches nous étaient complètement inconnues, ou à peu près; les grandes peintures murales décoratives, l’art du médailleur, etc. Mais nous avions aussi nos spécialités, peintres verriers, tisseurs de tapisseries en Flandre et en France. C’est avec joie que j’ai rencontré à Sienne une magnifique tapisserie, toute petite, en soie, or et argent, reproduction flamande d’un Memling; cette œuvre d’art provenait de la collection Piccolomini; elle était, m’a-t-on dit, la propriété de la famille depuis plusieurs siècles...»

Cependant, nous nous étions mis tous deux à l’œuvre avec une grande ardeur; les copies s’ajoutaient aux copies, les photographies aux photographies. Nous ne nous pressions pas de rédiger, car, avec une vue très juste des exigences et des surprises de la science, M. de Chaulnes m’avait dit: «Je n ’ai pas essayé de vous donner une division plus nette du travail; ce sera le résultat de nos recherches. Arrêter ainsi les choses d’avance, sans connaître tous les documents qui doivent servir à l’œuvre, me semblerait dangereux. C’est cette recherche des documents qu’il faut, je crois, poursuivre pour l’instant.»

Effectivement, au fur et à mesure que nous avancions dans nos recherches, la nécessité de scinder l’ouvrage, de distinguer, de l’histoire diplomatique et militaire de l’expédition, l’histoire littéraire et artistique s’imposa davantage. Il fut convenu qu’un volume serait consacré à chacune des deux sections. M. le duc de Chaulnes se chargeait spécialement de la première, moi de la seconde, dont je dois revendiquer l’entière responsabilité.

Malgré les souffrances physiques qui allaient en s’aggravant, malgré les tristesses morales, M. le duc de Chaulnes ne cessa pas un jour d’étudier avec la plus vive ardeur les documents, de plus en plus nombreux, que nous transmettait une armée de copistes; il les analysait, les annotait avec une érudition et une sagacité qui eussent fait honneur à l’archiviste paléographe le plus exercé.

Un jour, au sujet d’une erreur commise par un de nos auxiliaires, il m’adressait cette rectification, que je tiens à placer sous les yeux du lecteur: «Quelquefois M.*** met des naïvetés dans ses notes; en citant le Vergier d’honneur, que j’ai pu heureusement acquérir et qui renferme beaucoup de renseignements, il dit que d’après un certain passage on pourrait supposer qu’il est question de bombes; puis il renouvelle l’expression de ses doutes, ne sachant si elles étaient inventées. Or Sigismond Malatesta, mort en1468, je crois, est reconnu à peu près sans conteste comme inventeur de ce vilain engin, qu’il a répandu partout comme un de ses emblèmes, tandis que le duc d’Urbin lui contestait l’invention de la grenade, dont il couvrait les ornements de ses palais (j’ai acquis toutes les sculptures du palais de Gubbio, et cet emblème y est répété à satiété).»

Je n’ajouterai qu’un mot: par une disposition prise presque à la veille de sa mort, M. le duc de Chaulnes a assuré la publication du travail qui avait tenu une si grande place dans cette belle existence, avec laquelle, comme l’a éloquemment dit un de ses amis les plus éminents, «se sont évanouis tant de généreux projets et de hautes pensées».

Avant de terminer, il me reste un devoir à remplir: je dois remercier ici publiquement tous ceux qui ont bien voulu me faciliter l’accomplissement de ma tâche, les conservateurs de nos grandes collections nationales, ceux des musées, des archives et des bibliothèques de l’étranger, les amateurs et collectionneurs qui m’ont si libéralement ouvert leurs vitrines.

Je tiens tout particulièrement à exprimer ma gratitude à M. le marquis de Vogué, membre de l’Institut, pour l’obligeance inépuisable avec laquelle il n’a cessé, au cours de ce long travail, de me faire profiter de sa grande expérience des choses de l’art.

La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII

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