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CHAPITRE PREMIER.
Le sentiment religieux et l’esprit de tolérance en Italie au quinzième siècle.–La morale italienne. Superstitions et pratiques renouvelées de l’antiquité.

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Table des matières

Avant de passer en revue les créations dont la Renaissance italienne s’enorgueillit le plus justement, ses ouvrages d’érudition, ses universités, ses bibliothèques, ses monuments d’art, nous devons rechercher quelles étaient à ce moment les sources de l’inspiration, ces sources vives auxquelles s’abreuvent poètes, savants, artistes, tous ceux qui marchent à la tête de la civilisation et ouvrent à l’humanité des horizons nouveaux. Comment l’Italie de la Renaissance ou plus exactement l’Italie du quinzième siècle avait-elle conçu ces grands facteurs de toute poésie et de tout art, la religion, le patriotisme, la liberté, la vertu, comment jugeait-elle l’œuvre de la nature, comment envisageait-elle la mission de l’homme, en un mot comment sentait, croyait et pensait-elle? Ce sont là, à notre avis, problèmes aussi intéressants que l’interminable chronique de tant de guerres intestines, que les péripéties sans fin de ce que l’on décore aujourd’hui du titre pompeux de lutte pour l’existence, c’est-à-dire un mélange d’appétits grossiers et de calculs mesquins. En voyant certains historiens dépouiller l’histoire de tout ce qui la relève et l’ennoblit, n’est-on pas tenté, à chaque instant, de s’écrier avec le poète:

Propter vitam vivendi perdere causas.


Saint Georges, par Andrea Mantegna. (Académie des Beaux-Arts de Venise.)

Plus d’une fois, en contemplant les pages exquises que nous a léguées l’art du quinzième siècle, vierges d’une pureté di vine, Christs résignés, concentrant en eux tout le poids de la souffrance humaine, héros, martyrs, sombres visions de l’Enfer, éblouissantes échappées sur le Paradis, je me suis demandé si les artistes auxquels nous devons ces œuvres tour à tour si suaves ou si pathétiques, non seulement exprimaient avec sincérité leurs propres convictions, mais éveillaient un écho dans le cœur de leurs contemporains. Y avait-il un élément fécond et vivant au fond de tant de manifestations admirables de la foi? Ne risquait-on pas de rencontrer l’indifférence ou la frivolité en pénétrant dans le for intérieur des auteurs et de leur public? Le doute était permis, car la Renaissance a compté dans notre siècle d’ardents détracteurs; on l’a attaquée tour à tour au nom de la religion, de la liberté, du patriotisme, de la morale, ou même, comme Libri, au nom de la science, et parmi ces accusations celle d’irréligion est la plus fréquente et la plus accréditée.


Saint Sébastien, par Andrea Mantegna. (Musée du Belvédère, à Vienne.)

Examinons sans parti pris un si grave problème.


Le monument de Virgile à Mantoue. (Commencement du treizième siècle.)

L’admiration des Italiens du quinzième siècle pour l’antiquité païenne était avant tout, personne ne le contestera, un sentiment platonique, une sorte de délassement de l’esprit. Aucun dieu de l’Olympe, est-il nécessaire de le déclarer, ne vit se relever ses autels. Mais ces fictions avaient l’avantage d’ajouter de précieuses ressources au cycle mythique et épique et par là de séduire des imaginations encore jeunes. En se familiarisant de nouveau avec le monde d’allégories, de symboles et d’images créé par le polythéisme, les Italiens retournaient au temps où la foi chrétienne triomphante se développait paisiblement à côté de la civilisation grecque et romaine, parvenue au terme de ses évolutions. Je ne saurais mieux les comparer qu’à ces chrétiens des premiers siècles, sachant admirer tout ensemble Cicéron et saint Pau!, Sénèque et saint Augustin, poussant le culte de Virgile jusqu’à lui emprunter les hémistiches destinés à composer un poème sur l’ancien et le nouveau Testament et prodiguant sans scrupules les noms des divinités, lorsqu’ils avaient à désigner l’empire de Neptune, ou ceux d’Apollon et de Diane. De pareilles personnifications n’ont rien qui puisse scandaliser la conscience la plus farouche. Nous sommes d’ailleurs en Italie, ne l’oublions pas, chez une race dont la souplesse est la qualité maîtresse. Pour invoquer dans leurs vers Jupiter très bon, très grand, les contemporains des Médicis n’en restaient pas moins attachés aux croyances de leurs pères.


Statue de Pline l’Ancien. (Cathédrale de Côme.)

L’Église, la première, sut comprendre les avantages d’une alliance, qui, aujourd’hui encore, sur bien des points, est en pleine vigueur. Plusieurs siècles durant, l’humanisme et l’Église marchèrent la main dans la main, ou plutôt l’Église conduisant l’étrangère qu’elle prenait sous sa protection. «Dans cette renaissance où le christianisme retourne à l’antiquité, a fort bien dit un écrivain contemporain dans une étude sur la Divine Comédie, c’est le christianisme qui commande. Dante a beau suivre Virgile, c’est lui qui le mène et le force à marcher devant; il l’attire dans son chemin et le pousse en disant: Conduis-moi où je veux. Il s’empare de l’antiquité, l’en-traîne où il va, la subjugue et l’opprime; elle ne le rend pas païen comme elle fera plus tard des artistes du seizième siècle, en les séduisant à force de beauté; c’est lui qui la rend catholique.»


Monument de Pline le Jeune. (Cathédrale de Côme.)

Dans une de ses lettres, un humaniste fameux, François Philelphe, célèbre l’extrême liberté dont on jouissait de son temps dans la Ville éternelle, à la cour des papes: Incredibilis quœdam hic libertas est, s’écrie-t-il. Est-ce là une de ces hyperboles qui coûtaient si peu aux humanistes, ou bien Philelphe a-t-il, par exception, exprimé une vérité plus profonde? Une étude impartiale des faits prouve que le voisinage de la cour pontificale constituait réellement une sorte de garantie pour tous ceux qui tenaient une plume. On n’avait pas à y redouter le zèle maladroit, l’ignorance prétentieuse de certains tribunaux ecclésiastiques de la province, toujours à l’affût des hérésies, et si prompts à allumer le bûcher pour le moindre écart de parole ou de pensée. A l’époque même où s’organisait à Arras une persécution tristement célèbre, les humanistes agitaient dans la capitale du monde catholique les questions les plus graves, sans que le gouvernement pontifical songeât à en prendre ombrage. Un seul pape, Paul II, se troubla un instant en voyant remettre en honneur, dans une société littéraire, certaines pratiques du culte païen, réminiscences bien innocentes qui tenaient plus de la parodie que de l’admiration. Mais l’orage fut de courte durée. Abstraction faite de quelques protestations isolées, que j’ai essayé de résumer dans un précédent ouvrage, il nous faudra aller jusqu’à l’ardent réformateur de Florence, Jérôme Savonarole, pour entendre formuler contre le culte de l’antiquité un réquisitoire en règle. Plus tard, alors même que des conflits se produiront, la nécessité de faire face à un adversaire aussi valeureux élèvera le niveau des études. Écoutons un auteur peu suspect en pareille matière: «La mission du Saint-Siège, dit Rio, sera de former, de placer et de bénir les sentinelles qui devront avertir de l’approche de l’ennemi et signaler les déguisements sous lesquels il masquera ses attaques. Il faudra donc désormais quelque chose de plus que la théologie scolastique, pour entrer en lice avec lui. Il faudra que le niveau de la science sacrée dépasse toujours le niveau de la science profane, et que les sommités ne cessent pas d’être occupées par des croyants, qui poseront et soutiendront au besoin des thèses hardies comme celle de Pic de la Mirandole, de omni re scibili.

Liés par les marques de confiance que leur prodiguèrent l’Église et les gouvernements italiens, les champions des idées nouvelles ou plutôt des idées anciennes, si heureusement rajeunies, se renfermèrent de plus en plus dans le domaine de l’abstraction. Leur appréhension pour les conséquences directes de leurs théories augmente de jour en jour. A l’origine,–je ne parle que du quinzième siècle,–il leur était parfois arrivé de laisser un libre cours à leur humeur belliqueuse; le Pogge et Philelphe avaient attaqué avec vivacité les ordres mendiants, en protestant d’ailleurs de leur respect pour les dogmes. Un autre humaniste célèbre, Laurent Valla, avait poussé l’ardeur jusqu’à nier l’authenticité de la donation de Constantin, exploit qui ne l’empêcha pas de devenir secrétaire apostolique. Antonio Beccadelli enfin, dans l’abominable ouvrage intitulé Hermaphroditus (1431ou1432), avait soutenu des paradoxes dont il ne calculait certainement pas la portée. Mais ce mouvement, loin de se propager, s’arrêta presque brusquement, et il serait difficile, à partir du milieu du siècle, de citer parmi les humanistes des adversaires déclarés de la religion. Quant aux indifférents et aux incrédules qui ne cherchaient pas à répandre leurs opinions, je ne m’en occuperai point ici; il y en a eu de tout temps, au moyen âge comme dans le siècle de Voltaire. Il suffit de constater que la Renaissance n’a en rien favorisé leurs tendances.

Amis du repos et du bien-être, absorbés par l’étude du passé, les humanistes renoncèrent facilement à se mêler de questions religieuses, aussi bien d’ailleurs que de questions politiques. Quelque opinion incorrecte leur avait-elle échappé, ils s’empressaient de se rétracter, sacrifiant sans regrets leur amour-propre d’auteur à des considérations d’un ordre supérieur. Et ici je parle des tièdes et des neutres. Mais combien n’en trouvons-nous point, par contre, qui unissent la piété la plus profonde au plus vif enthousiasme pour l’antiquité, comme Coluccio Salutato, Niccolò Niccoli, Gianozzo Manetti, Donato Acciajuolo, Victorin de Feltre, Maffeo Vegio, Matteo Palmieri, Bartolomeo di Fortini, Pic de la Mirandole, et qui s’efforcent de concilier les enseignements des Évangiles avec la philosophie antique! Léonard Bruni, le célèbre chancelier de la République florentine, travaille avec ardeur à la fusion du stoïcisme avec le christianisme. Un autre humaniste, l’éminent champion de la philosophie platonicienne, tente un effort plus puissant encore: de nombreux disciples se rangèrent, on le sait, sous la bannière de Marsile Ficin.

Ajoutons qu’il n’arriva pas en Italie, par un concours spécial de circonstances, que des énergumènes cherchassent à pousser les théories des hommes d’étude jusqu’à leurs extrêmes conséquences et à les répandre dans les masses. Il ne me semble donc pas juste d’établir à cet égard, comme l’a fait un historien éminent, une assimilation entre la première Renaissance et le siècle dernier: «Les lettrés du quinzième siècle, dit M. Guizot, sont, vis-à-vis des prélats de la haute Église, dans la même situation que les gens de lettres et les philosophes du dix-huitième avec les grands seigneurs; ils ont tous les mêmes opinions, les mêmes mœurs; vivent doucement ensemble, et ne s’inquiètent pas des bouleversements qui se préparent autour d’eux. Les prélats du quinzième siècle (sic), à commencer par le cardinal Bembo, ne prévoyaient certainement pas plus Luther et Calvin que les gens de cour ne prévoyaient la Révolution française. La situation était pourtant analogue.» Mais qu’y a-t-il de commun entre les humanistes et Luther ou Calvin, ennemis-nés de l’antiquité classique et partant du principe même de la Renaissance!

On oublie trop souvent, en incriminant l’esprit de la Renaissance, que deux des plus grands et des plus saints papes du quinzième siècle, Nicolas V et Pie II, sortaient des rangs des humanistes. La mort héroïque du dernier, expirant à Ancône au moment où il se préparait, vieillard infirme, à mettre à la voile pour aller combattre les Turcs, ne proclame-t-elle pas bien haut combien il restait de jeunesse, d’ardeur et de trésors de conviction dans les esprits les plus familiarisés avec les séductions du monde antique!


Médaille de Pie II, par Andrea Guazzalotti. (Face et revers.)

Dans le clergé régulier même l’humanisme comptait de nombreux champions. Il suffira de rappeler ici les noms d’Ambroise Traversari, le pieux et savant général des Camaldules, de Paolo Orlandini, de Timoteo Maffei, de Girolamo Agliotti, et, dans une certaine mesure, du béat Albert de Sarteano. Saint Laurent Giustiniani, de son côté, appartenait à une famille célèbre par son amour pour les lettres.

Si nous considérons l’homme en qui s’est le plus complètement incarné l’esprit de la première Renaissance, Laurent le Magnifique, l’heureuse fusion des deux éléments apparaît avec plus d’éclat encore. On n’a vu dans Laurent que l’admirateur de la statuaire grecque, que le poète du Triomphe de Bacchus et des Canti carnascialeschi, le fauteur du paganisme. C’est méconnaître cet âge d’or où les esprits étaient également ouverts à tous les sentiments généreux. Laurent s’est plus d’une fois essayé dans des poésies religieuses. Compose-t-il son Mystère de saint Jean et de saint Paul, il se révèle à nous comme un chrétien profondément ému, animé de la foi la plus vive et la plus pure. Les Mystères tiennent d’ailleurs une grande place dans ses prédilections; lors de la visite de Galéas-Marie Sforza, il en fit représenter trois, l’Annonciation de la Vierge, la Descente du Saint-Esprit, l’Ascension. Les pratiques de toute sa vie, et l’histoire de ses derniers moments, cette entrevue mémorable avec Savonarole, nous montrent qu’il n’y avait là ni affectation ni hypocrisie.

Les exemples de la maison paternelle n’avaient pu que fortifier le Magnifique dans ses aspirations. Sa mère, Lucrèce Tornabuoni, excellait dans la poésie religieuse; ses Laudi, la Vie de la Vierge, Vie de saint Jean-Baptiste, l’Histoire d’Esther, de Judith, de Tobie, occupent une place distinguée parmi les compositions similaires du quinzième siècle. Son père, Pierre, était un homme d’une piété profonde. Quant à son aïeul, Cosme, que de fois ne le voyons-nous pas chercher soit dans ces cellules du couvent de Saint-Marc, ornées de la main de fra Angelico, soit dans la Badia de Fiesole, le recueillement, l’oubli des passions et des vanités du monde!

Je ne me lasserai pas, dans mes tentatives de réhabilitation des Médicis, de citer la noble maxime de Laurent, qui résume si bien cet esprit de sympathie et de tolérance universelles: «Sans la philosophie de Platon, il est difficile de devenir un bon citoyen, ou de bien comprendre les enseignements de la religion chrétienne.»

Jusqu’à quel point les souverains italiens du quinzième siècle partagèrent-ils les convictions religieuses que nous venons de constater chez bon nombre d’humanistes et dans la famille des Médicis? C’est une question qu’il n’est pas facile de résoudre. Si les Frédéric d’Urbin, les Alexandre Sforza de Pesaro unissent, dans une commune admiration, les saintes Écritures, les ouvrages de saint Thomas d’Aquin et les chefs-d’œuvre de la littérature classique, si un duc de Savoie, Amédée VIII, se retire dans un couvent d’où il ne sort que pour ceindre la triple tiare (il est vrai que ce fut celle d’antipape), si le roi de Naples Alphonse II finit ses jours dans la pénitence, chez plus d’un de leurs alliés, on peut en être assuré, la dévotion était tout extérieure. Mais on n’en trouve qu’un seul qui osa ériger l’impiété en système. Le pape Pie II reproche formellement à son adversaire acharné, Sigismond Malatesta, le spirituel et inquiet seigneur de Rimini, de haïr les prêtres et de ne pas croire à l’immortalité de l’âme.


La Vierge, l’Enfant-Jésus et des sai ar Botticelli. Florence, Académie des Beaux-Arts.

Les actes ont justifié cette accusation, on le verra dans le paragraphe consacré à la cour de Rimini. Aussi Sigismond attira-t-il sur lui les colères de l’Italie entière: ce ne fut pas une des moindres ironies du sort que de condamner ce disciple d’Épicure à servir d’exécuteur aux dernières volontés de Pie II et à diriger la croisade contre les Turcs.

Dans cette enquête sur les sentiments intimes des hommes du quinzième siècle, nous devons étudier les manifestations de l’esprit religieux chez les champions de la liberté aussi bien que chez ceux de la dictature. Rien de plus curieux, à cet égard, que le mélange de réminiscences classiques et d’ardente piété chez le groupe de conspirateurs milanais auxquels leur temps a décerné le titre de nouveaux Brutus. Les invocations aux saints alternent avec des déclarations empreintes d’un amour de liberté et de gloire dignes de l’ancienne Rome. «Grand saint Ambroise,» s’écrient-ils, avant de consommer leur attentat, «soutien de cette ville, espérance et gardien du peuple de Milan, si le projet que tes concitoyens, que tes enfants ont formé pour repousser loin d’ici la tyrannie, l’impureté et des débauches monstrueuses, est digne de ton approbation, sois-nous favorable au milieu des hasards et des dangers auxquels nous nous exposons pour la délivrance de la patrie!» Et l’infortuné Olgiati, à la veille de subir un supplice horrible, termine sa confession par cette prière touchante: «A présent, sainte Mère de Dieu, et vous, ô princesse Bonne! je vous implore pour que votre clémence et votre bonté pourvoient au salut de mon âme. Je demande seulement qu’on laisse à ce corps misérable assez de vigueur pour que je puisse confesser mes péchés suivant les rites de l’Église, et subir ensuite mon sort.»

De l’aristocratie de l’esprit et de l’aristocratie politique ou militaire, descendons-nous aux masses: quelle chaleur de convictions partout, dans les villes comme dans les campagnes! Les Florentins ont beau s’être familiarisés pendant un demi-siècle avec toutes les vanités mondaines, il suffira de la voix de Savonarole pour provoquer le plus étonnant mouvement de contrition. Un lustre durant, on put craindre que l’Athènes de l’Italie ne devînt une nouvelle Thébaïde; la marche de la civilisation en fut compromise. Ailleurs, à Arezzo, à Pérouse, nous voyons un peuple entier suspendu aux lèvres d’un saint Bernardin de Sienne ou d’un Albert de Sarteano, pleurant ou s’exaltant avec lui. A Cortone, sur le bruit d’un miracle, l’imposante église de la Madonna del Calcinajo surgit comme par enchantement. Ici toutefois, comme sur tant d’autres points, nous devons constater la dispersion des efforts. On élève chapelles sur chapelles, on décore les cathédrales existantes d’innombrables statues ou tableaux; mais les cathédrales nouvelles sont aussi rares que les hôtels de ville nouveaux; il en est de la religion comme du patriotisme: si la foi individuelle n’a pas reçu d’atteinte, c’en est fait de cette cohésion qui en décuple les effets.

En résumé, considérée dans son ensemble, l’Italie du quinzième siècle n’a pas cessé d’être une nation sincèrement, profondément croyante. La religion s’y manifeste sous ses aspects les plus divers, depuis le mysticisme du rêveur solitaire, depuis l’enthousiasme du prêtre guerrier (le cardinal Julien Cesarini, tué à la bataille de Varna, en1444; saint Jean de Capistrano) jusqu’à ce besoin d’activité qui organise l’assistance publique (saint Antonin de Florence). L’ascétisme des âges antérieurs a diminué, nous ne cherchons pas à le nier; il a dû se régler sur1accroissement du bien-être et l’adoucissement des mœurs. D’autre part, l’étude de la philosophie antique a donné à la piété une portée plus haute et une plus grande indépendance d’allures. Mais la foi y a-t-elle perdu?


La mort de saint Bernardin de Sienne, par Pinturicchio. (Rome, église d’Ara Cœli.)

Dans un travail que nous aurons plus d’une fois l’occasion de citer, un des plus sympathiques professeurs de la nouvelle Sorbonne a caractérisé, en termes excellents et avec une absolue impartialité, l’attitude de l’Italie vis-à-vis de la religion à l’époque qui nous occupe. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire son appréciation, qui est d’ailleurs d’accord, dans ses traits généraux, avec celle des historiens les plus autorisés: «On a présenté quelquefois la Renaissance comme une contradiction du christianisme. L’Italie, en rendant aux modernes l’antiquité, Platon, la liberté du raisonnement et de l’invention, le goût de la beauté et de la joie, le sentiment de la réalité et de la nature, aurait, selon certaines personnes, détaché l’Occident de la tradition chrétienne et préparé la fin d’une civilisation où la foi avait dominé et à l’abri de laquelle les peuples avaient grandi. Cette opinion est excessive, comme tout jugement absolu porté sur quelque partie considérable de l’histoire. Il faut, sur ce point, distinguer d’abord de l’Italie elle-même les nations de ce côté-ci des Alpes, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas. Ici, en effet, comme la Renaissance, reçue fort tard des Italiens, a coïncidé avec la Réforme, les écrivains qui prenaient part, en qualité soit de dissidents, soit de mécontents, à la lutte religieuse, se servirent des lettres comme d’une arme contre l’Église et le moyen âge dont la cause semblait commune... Mais la Renaissance italienne ne fut, à aucun moment, compliquée d’une révolution religieuse, et même le grand réformateur de Florence, Savonarole, se montra l’adversaire déclaré de la Renaissance. S’il n’y eut point, du treizième siècle au concile de Trente, de conflit sérieux entre l’Église et la civilisation, sauf sous le pontificat de Paul II, c’est qu’il y avait eu, dès l’origine, un accord entre la foi et la pensée italienne. L’apostolat austère, la discipline inflexible que l’Église fit peser sans cesse sur l’Occident, ont été épargnés à l’Italie. L’Église, que gouvernaient des Italiens et qui gouvernait elle-même les âmes de ses enfants les plus proches par les moines de la famille franciscaine, ne fut point, dans la Péninsule, une puissance isolée du reste des hommes, hautaine, et, par cela même, inquiétante; les Italiens ne la redoutaient point. Les Italiens pouvaient se tenir à différents degrés de la pensée libre, sans que le sanctuaire chancelât; eux-mêmes ils n’étaient point des sectaires et la finesse de leur esprit les préservait du fanatisme philosophique. Après la Réforme, après le sac de Rome et l’asservissement de la Péninsule, il restait, pour l’éternel contentement de l’histoire, le souvenir d’une grande civilisation accomplie avec une incomparable sérénité par le concert d’une Église très puissante et d’une race généreuse, que toutes les libertés enchantaient, qu’aucune audace de l’esprit ou de la passion n’intimidait. Parmi les bienfaits que la Renaissance a prodigués au monde, il n’en est pas peut-être de plus précieux que cet exemple, cette leçon, je voudrais dire cette espérance».


Le Christ mort sur les genoux de la ge. Par le Pérugin. Florence, Académie des Beaux-Arts.

Cessons donc de contester à l’Italie un de ses privilèges les plus enviables, cette faculté de concilier les aspirations du vieux et du nouveau monde, de mêler sans effort aux enseignements du christianisme les souvenirs de la belle civilisation antique, et d’avoir, la première parmi les nations modernes, inauguré le grand principe de la tolérance.

La Renaissance, étrangère aux troubles religieux qui provoquèrent, au siècle suivant, tant de luttes douloureuses, a-t-elle une part de responsabilité plus grande dans la corruption morale dont l’Italie d’alors offre l’effroyable spectacle? De quelque côté, en effet, qu’on porte les regards, on ne découvre que crimes de toutes sortes; l’assassinat est le moyen de gouvernement le plus en honneur; la vertu et l’honneur semblent également bannis. L’Église même, le fait n’est que trop certain, se laissa gagner, dans le dernier tiers du quinzième siècle, par les exemples que lui prodiguaient les Sforza, les Malatesta, les princes d’Aragon aussi bien que les républiques de Florence et de Gênes, et surtout celle de Venise, où la raison d’État fut toujours la loi suprême. Essayer de nier l’intensité du mal, du moins dans les classes supérieures de la société, serait une tentative chimérique. Ce qui est moins téméraire, c’est de rechercher en quoi cette dépravation tient à la Renaissance, et si le caractère italien n’y est pas pour beaucoup, abstraction faite de toute influence classique. Je me trompe, celle-ci n’y est pas absolument étrangère. Si elle n’a pas provoqué tant d’actes abominables, elle a du moins servi à leur donner un relief, un éclat, et comme une sorte de grandeur épique auxquels une époque moins familiarisée avec les ressources de l’art oratoire et les secrets de la mise en scène eût vainement cherché à atteindre. Tel est son rôle pour le mal comme pour le bien. Séduits par ces souvenirs glorieux, les tyrans, pour nous servir des expressions d’un récent historien de Machiavel, voulurent imiter César et Auguste, les républicains Brutus, les généraux Scipion et Annibal, les philosophes Aristote et Platon, les littérateurs Virgile et Cicéron; les noms mêmes des personnes et des pays devinrent grecs et romains.

Le quinzième siècle vécut et agit sous le masque des anciens, voilà qui est certain. Mais l’histoire doit rechercher jusqu’à quel point les ressorts qui faisaient mouvoir les personnages ainsi déguisés étaient empruntés à l’antiquité. L’esprit de violence, de ruse, de trahison a-t-il fait son apparition en Italie avec la Renaissance? Ne s’y est-il pas donné librement carrière longtemps avant qu’on eût retrouvé la Grèce et Rome, longtemps avant que Machiavel en eût formulé les lois? L’histoire, au quatorzième siècle, des della Scala et de cette race gigantesque des Visconti, dont les crimes et les éclatants services donnent également le vertige, celle d’Eccelino au treizième siècle, celle de l’aristocratie romaine aux onzième et dixième, abondent en forfaits propres à faire pâlir ceux du quinzième. La palette du chantre de l’Enfer s’est épuisée à peindre la corruption de ses contemporains. Le quinzième siècle n’aurait probablement pas même eu le mérite de fournir au poète quelque trait inconnu de la perversité humaine. Tenons donc compte, avant tout, de la violence des passions chez la race italienne et de la netteté plastique avec laquelle elles se traduisent. Considérons ensuite que si, au quinzième siècle, la lutte entre Guelfes et Gibelins est passée à l’état de souvenir, elle a été remplacée par des convulsions non moins profondes, la substitution de la dictature à la liberté. Il n’en faut pas davantage pour innocenter ces «humanités», qui aujourd’hui encore forment la base de l’instruction dans tous les pays civilisés, et qui n’inspirent à la jeunesse que de nobles sentiments. Les «humanistes» ont souvent pu manquer d’indépendance et de courage; ils ont pu flatter les grands, célébrer leurs faiblesses ou leurs crimes. Qui songe à le nier? Mais la vénalité d’un littérateur saurait-elle compromettre la dignité de la littérature?


Une scène de meurtre, par Fiorenzo di Lorenzo. (Pinacothèque de Pérouse.)

Cette éclipse du sentiment moral, qui nous révolte chez tant de princes ou d’hommes d’État italiens, au moyen âge aussi bien qu’à la Renaissance, n’est d’ailleurs pas spéciale à l’Italie. Les nations voisines, n’ayant pas pour excuse les emportements des races du Midi, nous offrent-elles au quinzième siècle un spectacle plus édifiant? Les annales de la France, pendant les règnes de Charles VI et de Louis XI, celles de l’Angleterre pendant la guerre des deux Roses, celles de la Bohême, de la Hongrie, et de tant d’autres régions où la Renaissance n’avait pas encore fait son apparition, sont-elles moins riches en actes d’oppression, en violations de la foi jurée, en meurtres? Ces contrées ont-elles attendu pour se livrer à tous les excès que l’antiquité leur en eût révélé la formule? Tout au plus l’assassinat y offre-t-il un certain caractère de franchise et de courage, tandis qu’en Italie on recourt pour se débarrasser d’un ennemi à des procédés plus tortueux, le poison d’une part, l’emploi de sicaires de l’autre. Une dernière considération: le plus grand criminel du quinzième siècle, le héros de Machiavel, César Borgia, n’est-il pas étranger par son origine à l’Italie, et par ses goûts à la Renaissance?

Mise hors de cause en ce qui touche la décadence morale de l’Italie, aussi bien qu’en ce qui touche la crise religieuse, crise d’ailleurs passagère de l’autre côté des monts, l’influence antique ne saurait toutefois être considérée comme n’ayant contribué qu’à répandre des lumières, qu’à produire des bienfaits. Il est toute une catégorie d’erreurs dont la diffusion se lie intimement au développement de la Renaissance. «Ce retour vers les anciens, dit M. Maury, s’il eut l’avantage d’épurer le goût, d’ennoblir l’esprit, de donner à la pensée plus d’indépendance et d’originalité, avait aussi ses dangers. Les eaux auxquelles on s’abreuvait étaient plus savoureuses que pures, et la philosophie, en rentrant dans les écoles dégagée des entraves de la scolastique, y ramenait les spéculations du platonisme. La théorie des influences démonologiques, l’astrologie, la magie, trouvèrent de la sorte, au nom de la science, un accueil que leur refusait la religion, et les rêveries de l’antiquité furent étudiées et remises en circulation par les amis des lettres.»

Peu s’en fallut que l’art augural, cher aux anciens Étrusques, ne recouvrât toute sa vogue chez leurs descendants du quinzième siècle, ces Toscans si fiers de leur origine. Nous les voyons sans cesse, comme d’ailleurs les autres Italiens, observer les prodiges et en tirer les conséquences les plus extraordinaires. Un des plus éclairés d’entre les humanistes, François Philelphe, considère une crue du Tibre comme un présage de peste et de guerre. Le chroniqueur milanais Corio enregistre avec anxiété tous les phénomènes de quelque importance, un combat d’oiseaux dans les airs, la chute d’un pont, la chute de la foudre, etc., et les rattache aux événements les plus marquants du temps. L’apparition de trois corbeaux sur le passage de Galéas-Marie Sforza ne pouvait évidemment signifier, dans son système, que la fin prochaine de ce prince. Machiavel lui-même établit une corrélation entre la mort de Laurent le Magnifique et le coup de foudre qui fracassa la lanterne de Santa Maria del Fiore.

L’astrologie s’enorgueillit d’une vogue encore plus singulière. S’agit-il d’organiser une fête, de commencer la construction d’un édifice, d’entreprendre une expédition militaire, bref à la veille des plus petits comme des plus grands événements, on ne manque jamais de consulter les «planetarii». Les Florentins, pressés par l’ennemi, ne remettent au duc de Ferrare le bâton de commandement qu’au jour fixé par les astrologues. Ce sont les astrologues qui déterminent l’heure à laquelle Philippe Strozzi doit poser la première pierre de ce palais auquel il a dû l’immortalité; ce sont eux qui dirigent les résolutions les plus importantes des particuliers, des communes, des souverains. En vain quelques esprits indépendants, Pétrarque, Pic de la Mirandole, Savonarole, tonnent-ils contre cette superstition ridicule: elle se maintient jusqu’en plein dix-septième siècle. On est heureux de pouvoir ranger parmi les adversaires de l’astrologie Laurent le Magnifique, ce grand esprit, on voudrait pouvoir ajouter ce grand caractère. Dans son Mystère de saint Jean et de saint Paul, il prête à Julien l’Apostat cette noble réponse (strophe145), digne d’un empereur philosophe: «Le roi et le sage ne sont pas soumis aux étoiles; je me considère donc comme au-dessus de cette loi vaine; l’heure propice est celle que l’homme heureux choisit lui-même: »

El re e’ lsavio son sopra le stelle;

Onde io son fuor di questa vana legge:

E buon punti e le buone ore son quelle

Che l’uom felice da se stesso elegge.

Pour combien de pareilles superstitions, dont la responsabilité se partage d’ailleurs à peu près également entre les Arabes et les anciens, n’ont-elles pas contribué au fatalisme que l’on constate chez tant d’Italiens de la Renaissance! Le plus éloquent des ouvrages du Pogge, le traité de Varietate Fortunœ, n’est-il pas comme l’expression philosophique de cette impuissance de l’homme devant les décrets du destin!

Tout n’était pas également bénéfice dans l’héritage si considérable de l’antiquité. La croyance à la magie et ces horribles procès de sorcellerie qui déshonorèrent l’Europe jusqu’au siècle dernier purent également s’autoriser du témoignage de plus d’un auteur classique.

Il est un autre legs de l’antiquité, legs hideux, que la Renaissance, si elle ne le revendiqua pas, ne répudia pas non plus avec assez d’énergie: je veux parler de l’esclavage. Il est aujourd’hui établi par les travaux de M. Bertolotti que dans plusieurs États de l’Italie l’esclavage a subsisté jusqu’au dix-huitième siècle. A l’époque dont nous nous occupons, il n’y avait pas de trafic plus fréquent que celui de malheureuses femmes, jeunes ou vieilles, arrachées à leur patrie, la Turquie, la Russie, les Principautés danubiennes, et vendues au plus offrant sur les principaux marchés de l’Italie. Tantôt c’est Cosme de Médicis, le Père de la Patrie, qui fait à Venise, ce poste avancé de l’Orient, l’acquisition d’une Circassienne, dont le fils, Charles de Médicis, deviendra prévôt de la cathédrale de Prato; tantôt ce sont de simples artisans qui se procurent par cette voie des domestiques à bon marché. Le bas prix des «schiave» les mettait en effet à la portée des moins fortunés. Dans les déclarations de biens florentines, les évaluations, pour les femmes de vingt-cinq à trente ans, varient entre40et75florins; à Venise, où le choix était plus grand, les prix diffèrent aussi davantage; ils vont de16à87ducats.

La correspondance de la mère de Philippe Strozzi contient de curieux détails sur les caractères distinctifs des différentes espèces d’esclaves. Les Tartares étaient plus propres à la fatigue, les Russes plus délicates et plus belles; les Circassiennes avaient un sang plus riche. Toutes d’ailleurs semblent s’être distinguées par les vices inhérents à la servitude: le vol, le mensonge, l’ivrognerie. Si leurs maîtres avaient le droit de les châtier, et ils ne s’en faisaient pas faute, l’esclave s’efforçait de se venger en le calomniant; la mère de Philippe Strozzi n’a pas le courage de se débarrasser de la «Cateruccia, nostra isschiavia», avant d’avoir marié sa fille, de peur que l’esclave, échappée à son autorité, ne lui nuise par de méchants propos et ne l’empêche de trouver un mari. Parfois aussi ces infortunées croyaient trouver une vengeance dans les pratiques de la magie. Sous plus d’un rapport, l’esclavage de la Renaissance offrait les traits immortalisés par Plaute et par Térence.

La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII

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