Читать книгу La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII - Eugène Müntz - Страница 9

CHAPITRE II.
Le patriotisme et le cosmopolitisme.–Le courage militaire et l’esprit d’humanité. Conditions de la vie publique en Italie.

Оглавление

Table des matières

Nous sommes portés, depuis quelque temps, à nous exagérer l’influence exercée par ce que l’on appelle le milieu, sur le développement de la poésie et de l’art, ces formes de l’esprit si essentiellement ondoyantes et indépendantes. L’action n’est ni aussi directe, ni aussi immédiate qu’on s’est plu à le soutenir, et les lois propres à l’imagination ne sauraient se comparer à celles qui président à l’histoire politique. Et puis, n’oublions jamais les grâces d’état dont jouissent les hommes de génie, cette faculté de s’élever d’un coup d’aile au-dessus des préoccupations et des misères du jour, ou de garder sa pureté dans un siècle de corruption.

Malgré tant de causes d’incertitude et d’erreur, les historiens ont réussi à établir pour la Renaissance italienne quelques rapprochements qu’il n’est pas sans intérêt de signaler ici. Un passage de Sismondi surtout me paraît digne d’être placé sous les yeux du lecteur: «Il n’y eut pas,» dit le farouche auteur de l’Histoire des républiques italiennes du moyen âge, «de chef-lieu d’un État indépendant, quelque petit qu’il fût, qui ne comptât plusieurs hommes distingués; il n’y eut pas de ville sujette, quelque grande qu’elle fût, qui en conservât un seul dans son sein. Pise, malgré sa décadence, était une ville bien plus peuplée, bien plus considérable qu’Urbin, que Rimini, que Pesaro; mais Pise, une fois assujettie aux Florentins, n’a plus produit un homme marquant dans la littérature ou la politique, tandis que les petites cours de Frédéric de Montefeltro, à Urbin, de Sigismond Malatesta, à Rimini, d’Alexandre Sforza, à Pesaro, rassemblèrent chacune plusieurs philosophes et plusieurs littérateurs»(t. XII, p.32-33).


Le trait le plus saillant de l’histoire politique de l’Italie au quinzième siècle, c’est la disparition de l’esprit national. A l’époque où Jeanne d’Arc provoque dans notre pays une admirable explosion de patriotisme, l’Italie, divisée en une infinité d’États, perpétuellement en guerre les uns avec les autres, fait tour à tour appel à ses plus dangereux voisins, Français, Espagnols, Allemands, voire à ses ennemis nés, les Turcs, sans vouloir comprendre qu’elle prépare son asservissement de ses propres mains.

Est-ce à dire que l’idée de patrie, le sentiment de la solidarité unissant des concitoyens, l’abdication des intérêts individuels devant l’intérêt de tous, soient des notions étrangères aux Italiens de la Renaissance? Une telle appréciation serait souverainement injuste. Les premiers, les Italiens ont distingué entre la communauté des intérêts, la communauté des aspirations, et la communauté d’origine. A l’étroit principe de la nationalité, ils ont opposé le large esprit de cosmopolitisme, au triomphe duquel, jusqu’à ces dernières années, quelques esprits généreux ont pu croire par moments. Mais, à nulle époque, ce que l’on est tenté d’appeler le patriotisme local, l’esprit municipal,–n’est-ce pas là aujourd’hui encore le principal ressort de la vie publique en Italie! –n’apparaît avec plus d’énergie. Il n’est point de sacrifice que les cités les plus humbles ne s’imposent allègrement pour maintenir leurs franchises, pour accroître la prospérité ou exalter la gloire commune. La multiplicité même des révolutions (on sait qu’elles se chiffrent par milliers), prouve à quel point chaque citoyen se passionnait pour la chose publique. Moins troublée par les luttes intestines, l’Italie eût été moins faible vis-à-vis de l’étranger. Son infériorité tient à la violence même des passions qui arment sans cesse ses fils les uns contre les autres et les livrent épuisés, haletants, aux coups des ennemis du dehors. Ces proscriptions, ces complots toujours renaissants, la lutte héroïque de Pise contre Florence, le duel à mort entre les Oddi et les Baglioni à Pérouse, tant de forfaits, tant d’actes d’héroïsme qui font de l’histoire de l’Italie au quinzième siècle le plus varié et le plus émouvant des drames, ne prouvent-ils pas jusqu’à l’évidence que si l’on est en droit de formuler une accusation contre la patrie de la Renaissance, ce n’est point celle d’indifférentisme! La fière attitude de Pierre Capponi déchirant le traité que Charles VIII prétendait imposer à Florence et s’écriant: «Sonnez vos trompettes, nous sonnerons nos cloches», caractérise bien, à mon avis, la distinction qui à cette époque est au fond de tous les esprits: on a laissé sans protestation l’armée étrangère envahir les pays alliés et même le territoire florentin; mais touche-t-elle au sanctuaire communal, aussitôt les généreuses ardeurs des temps passés se réveillent. Sans doute, les jours de la liberté sont comptés, mais les sièges de Florence et de Sienne prouvent quelles imposantes funérailles même les Italiens du seizième siècle étaient encore capables de célébrer en son honneur.

A ne s’attacher qu’aux annales inscrites sur des champs de bataille, on est tenté de porter sur la valeur militaire des Italiens le même jugement que sur leurs vertus civiques. Les apparences sont contre eux, à quoi bon le nier! A part un petit nombre de combats réellement meurtriers, tels que la bataille de Campo Morto (1482), où un millier de cadavres joncha le sol, la guerre s’était singulièrement humanisée en Italie. Cette dégénérescence frappe surtout si l’on compare les agissements des Italiens à ceux de leurs voisins: Savoyards, Suisses, Français, Espagnols, Turcs, envahissent-ils la Péninsule, quelle suprise, quelle indignation! Ne point faire de quartier! Assimiler un combat à une tuerie (batailles de Bosco, 1447; de Borgo Mainero, 1449; batailles de Charles VIII, etc.)! Entre Italiens les choses se passent plus galamment; une bataille n’est plus qu’un tournoi, une joute à armes courtoises; un des adversaires s’aperçoit-il qu’il a mal manœuvré, que la partie est perdue, il s’incline et tend son épée au vainqueur, qui l’accepte avec toutes les marques possibles de considération. S’il n’est pas absolument démontré, ainsi que l’a rapporté Machiavel, que la fameuse bataille d’Anghiari n’ait coûté la vie qu’à un seul combattant, et encore serait-il mort, non des suites d’une blessure honorable, mais pour avoir été foulé aux pieds des chevaux, on n’en connaît pas moins un grand nombre de victoires brillantes n’ayant pas fait couler une goutte de sang. A la bataille de Macalò, en1427, huit mille gens d’armes du duc de Milan se rendirent sans qu’un seul d’entre eux, assure-t-on, eût succombé. Hâtons-nous d’ajouter que d’ordinaire les vaincus recouvraient la liberté avec autant de rapidité qu’ils l’avaient perdue. Le lendemain de cette même bataille, le général vainqueur, le vaillant et malheureux Carmagnola, ayant donné l’ordre de lui amener tous les prisonniers qui se trouvaient encore dans le camp, on n’en put rassembler que quatre cents: «Puisque mes soldats, leur dit Carmagnola, ont rendu la liberté à vos frères d’armes, je ne veux pas leur céder en générosité, allez, vous êtes libres aussi.»


Groupe de condottieri. Fresque de Signorelli, à Monte Oliveto Maggiore.

L’emploi de mercenaires, de «condottieri», c’est le nom sous lequel se sont illustrés tant de capitaines, depuis les soldats de fortune, tels que John Hawkood (Giovanni Acuto, t1394), cet Anglais échoué en Italie, Braccio di Montone, les Piccinino, Gattamelata, Niccolò de Tolentino, les Sforza, Bartolommeo Colleone, jusqu’aux princes souverains, les Malatesta, les Montefeltro, les Gonzague, et tant d’autres, explique tout naturellement la révolution opérée dans l’art de la guerre. Acet égard, il est bien vrai de dire que la perte d’une bataille n’était le plus souvent qu’une perte d’argent. Quelles ardeurs généreuses attendre de la part d’hommes payés pour se battre, épousant les querelles d’autrui par simple calcul, passant sans scrupules d’un camp dans un autre! Les gouvernements qui se servaient d’eux savaient à quoi s’en tenir sur leur dévouement. Mais il était de bonne politique d’exalter par quelque fondation imposante l’éclat des talents militaires et la gratitude d’une nation pour un général vainqueur. Florence honora par des peintures murales le souvenir de deux de ses plus fameux «condottieri». Venise, plus magnifique, leur éleva des statues équestres monumentales, chefs-d’œuvre de Donatello et de Verrocchio, alors toutefois que l’une et l’autre de ces républiques ne les condamnaient pas à mort pour le moindre échec, comme Venise fit pour Carmagnola et Florence pour Paolo Vitelli.


Nicolas de Tolentino. Fresque d’Andrea del Castagno, au dôme de Florence.


John Hawkood. Fresque de Paolo Uccello, au dôme de Florence.

Les principes d’humanité introduits dans les lois de la guerre profitèrent en premier lieu aux populations civiles. «Pendant tout le cours du quinzième siècle, la ville de Plaisance, nous dit Sismondi, fut la seule, entre les grandes cités d’Italie, qui fut exposée aux horreurs du pillage et à toute la cupidité du soldat. Aucune campagne ne fut dévastée de manière à détruire pour de longues années l’espérance de l’agriculteur; les prisonniers de guerre furent traités avec humanité, ou presque toujours rendus sans rançon, après avoir été dépouillés.»

Nous venons de suivre jusqu’au bout, nos lecteurs ont pu s’en apercevoir, les conséquences de la révolution qui s’était produite dans les mœurs militaires de l’Italie sous l’action de la Renaissance. Mais si les souffrances de la guerre, ce «mal nécessaire», se trouvèrent réduites à leur strict minimum, si l’esprit d’humanité triompha jusque sur les champs de bataille, il ne s’ensuit pas que les Italiens eussent perdu toute énergie. Nous croyons au contraire pouvoir affirmer que, pris dans leur ensemble, s’ils ont cessé de compter parmi les nations les plus aguerries, ils continuent de former une nation essentiellement belliqueuse. La bourgeoisie industrieuse a trouvé plus avantageux de se faire remplacer par des soldats de profession; mais c’est pour ménager son temps, non par pusillanimité; ce calcul n’ôte rien à son courage. La substitution, à l’infanterie, d’une cavalerie bardée de fer, aux exercices de laquelle on ne pouvait prendre part qu’après une longue initiation, et d’autre part la disparition, sous les coups des communes, d’une aristocratie chargée de veiller à la défense du territoire n’expliquent que trop le recours à des mercenaires. Mais la vitalité est restée la même; elle se manifeste dans les luttes aussi fréquentes que stériles d’État à Etat. Examinez, dans les peintures du temps, ces fiers adolescents, d’une tournure si martiale, parcourez le récit de tant d’actes d’héroïsme; sont-ce là les traits caractéristiques de la décadence? On oublie trop que lors des sièges de Brescia, de Plaisance, de Vigevano, de Milan, de Piombino, et de tant d’autres villes, la population civile déploya la plus rare valeur et supporta de cruelles souffrances avec une admirable résignation.


Bataille entre chrétiens et infidèles, par Piero della Francesca. (Église Saint-François, à Arezzo.)


Statue équestre de Gattamelata, par Donatello. Padoue.


Statue équestre de Colleone, par Verrocchio. Venise.

Au lieu de ne voir dans la Renaissance que l’affaiblissement du patriotisme et l’abaissement des caractères, sachons donc nous attacher à tant d’éclatants services inscrits à son actif. Avoir rendu les guerres moins sanglantes, avoir introduit dans les mœurs publiques des principes de justice et d’humanité auparavant inconnus, sont-ce là de si faibles mérites! Sans la féroce Espagne, l’Europe aurait connu dès le seizième siècle l’ère de la concorde et de la prospérité. Il est pour les peuples deux manières de dominer, l’une par les armes, l’autre par les arts de la paix. C’est cette dernière que l’Italie a choisie: Optimam partent elegit. Elle en a été cruellement punie, et Edgar Quinet a pu comparer éloquemment son sort à celui d’un de ses fils les plus glorieux, victime comme elle de ses conquêtes: «Si Christophe Colomb personnifie, dit-il, dans ses plus nobles traits, humanité, universalité, cosmopolitisme, le génie de l’Italie, il la représente aussi mieux que personne dans ses retours de fortune. Ramené, les fers aux pieds, du nouveau monde qu’il vient de donner à l’univers, quelle image plus fidèle de l’Italie enchaînée, garrottée, prisonnière de tous les peuples, pour prix du nouveau monde idéal qu’elle a donné au genre humain!

Les progrès que nous venons de constater dans la conduite des guerres eurent-ils leur pendant dans l’administration intérieure des États, dans le régime de la coercition et des pénalités? Les idées de clémence inspirèrent-elles au même degré les rapports de l’État avec les citoyens?

La Renaissance n’avait ni sur le respect de la vie humaine ni sur les châtiments corporels les mêmes idées que le dix-neuvième siècle. Mais reportons-nous de cent années seulement en arrière, nous comprendrons sans peine comment une société aussi civilisée pouvait admettre l’horrible pratique de la torture, comment elle pouvait prodiguer la peine de mort pour les délits les plus légers.

Il n’est pas plus difficile d’expliquer par des attaques de démence individuelle quelques actes de cruauté,–heureusement de plus en plus rares,– commis par des tyrans, dignes émules des Caligula et des Néron: Jean-Galéas Visconti faisant déchirer ses victimes par des chiens; le comte d’Urbin faisant enduire de poix et allumer en guise de torche un de ses pages qui avait oublié d’apporter de la lumière à l’heure dite; Galéas-Marie Sforza faisant enterrer vifs ou laissant mourir de faim des malheureux qui n’avaient commis d’autre crime que de lui déplaire.


Portrait de guerrier. Dessin de Léonard de Vinci. Collection Malcolm.

Une comparaison, soit avec le siècle précédent, soit avec l’Orient, nous prouve que, même à cet égard, la conscience publique a eu son réveil et que, prise dans son ensemble, elle a mis en pratique la belle maxime «plus de bonté», qu’un historien moderne considère comme un de ses plus grands titres de gloire. Sans remonter à l’horrible supplice infligé par les Pisans à Ugolin et aux siens, ou à la vente de chair humaine sur les marchés de Brescia ou de Crémone, tous les Italiens du quinzième siècle se rappelaient certainement les raffinements inouïs imaginés par Barnabo Visconti, ce monstre à face humaine, qui faisait durer le supplice des traîtres quarante et un jours, en laissant un jour d’intervalle entre chaque mutilation, de manière à permettre au patient de reprendre des forces pour les épreuves du lendemain. D’autre part, à l’époque même dont nous nous occupons, on voit à chaque instant Mahomet II, un prince relativement éclairé, faire scier en deux des captifs de marque, tels que ce commandant de Négrepont qui s’était rendu à la condition de sauver sa tête et que le conquérant turc donna l’ordre de partager en deux moitiés égales, en ajoutant avec ironie qu’il tenait sa promesse et ne touchait pas à la tête. Mahomet n’hésitait pas non plus à faire égorger en masse des populations inoffensives, pour rapporter les trophées destinés à orner ses triomphes; en1465, Chidna seule lui fournit8,000têtes. Plusieurs de ses adversaires ne lui cédaient en rien sous ce rapport. Bladus Dracula, hospodar de Valachie et de Moldavie, fit empaler d’un coup20,000Bulgares, vieillards, femmes, enfants, spectacle d’une sauvagerie épique, qui fit reculer d’horreur jusqu’à Mahomet, lorsqu’il découvrit cette forêt de cadavres en putréfaction. Le successeur de Bladus, Étienne, mettait plus de variété dans ses supplices; ses victimes étaient tantôt empalées, tantôt écorchées vives . Et c’étaient là des princes chrétiens!

Il est temps d’essayer,–en revenant au point de départ du présent chapitre, l’absence de sentiment national, suite inévitable du fractionnement territorial,–de tirer des conditions de l’Italie au quinzième siècle les conséquences qui peuvent intéresser l’histoire littéraire et artistique, ou, dans une mesure plus large, l’histoire du développement intellectuel de la Péninsule.

Assurément, le point de vue propre à l’étude de la littérature et de l’art n’est pas celui qui triomphe d’ordinaire devant le tribunal de l’histoire. Mais la postérité, qui n’a plus d’intérêt appréciable aux luttes de ces époques reculées, n’est-elle pas excusable de réserver ses préférences pour les générations qui, s’élevant au-dessus des passions et des intérêts du moment, se sont adressées à elle par des fondations impérissables? Si les nations ne vivent pas uniquement pour favoriser les poètes, les savants, les artistes, ne devons-nous pas toutefois témoigner le plus de gratitude à celles qui nous ont légué, à travers les siècles, quelque noble création, dont l’tude nous console et nous élève à notre tour au-dessus des tristesses du jour! Cet idéal, que les temps modernes poursuivent trop souvent en vain, quel bonheur de le retrouver formulé par une époque animée de tous les sentiments généreux et jouissant du privilège de les exprimer! Que nous importent, en fin de compte, les inextricables démêlés des États italiens de la Renaissance ou les changements de constitutions éphémères! Que nous importe que les Florentins aient vaincu les Milanais ou les Milanais les Florentins, que les Médicis aient asservi leur trop turbulente patrie ou que celle-ci ait chassé des protecteurs devenus des tyrans! Nous n’avons pas à prendre parti dans ces querelles domestiques, et ce rôle de justiciers rétrospectifs ne nous tente en aucune façon. Nous aurons rempli une tâche plus utile en étudiant les conditions dans lesquelles sont éclos tant de fleurs délicates de l’esprit, tant de chefs-d’œuvre doués d’une éternelle jeunesse.


Médaille de Mahomet II (attribuée à Matteo de Pasti).

Envisagée sous cet aspect, l’Italie, à la veille des guerres qui ruinèrent son indépendance politique, mais lui assurèrent la suprématie intellectuelle de l’Europe, réunissait un ensemble d’éléments sans exemple dans l’histoire des temps modernes. Partout des cours souveraines animées pour les productions de l’esprit de l’amour le plus sincère, ou des républiques rivalisant d’ardeur avec les princes. Partout des capitales, jalouses les unes des autres, et brûlant d’éclipser leurs rivales. L’excès de la décentralisation correspondait à un excès d’émulation. Les seigneurs des plus petites principautés, Rimini, Pesaro, Correggio, ou les magistrats de républiques en miniature, telles que Sienne et Lucques, s’enorgueillissaient de voir autour d’eux un état-major de poètes, de savants, d’artistes de toute sorte, qui ferait aujourd’hui la gloire d’une grande cité. Tous sans doute ne réussirent pas à constituer des écoles distinctes, mais que de fleurons n’ajoutèrent-ils pas à la couronne commune, cette couronne posée d’un accord unanime sur le front de leur glorieuse souveraine, Florence!

Le besoin d’exalter la cité natale par de magnifiques fondations, de lui assurer le concours d’un poète ou d’un professeur en renom, de s’honorer soi-même en honorant les grands hommes, semble se décupler sous l’influence des souvenirs éblouissants de l’antiquité, de tant de noms illustres subitement remis en lumière. Je ne referai pas, après J. Burckhardt, l’histoire de ce qu’il désigne sous le titre de gloriole moderne; je ne rappellerai pas l’exemple de Florence élevant de splendides mausolées, non seulement aux savants ou aux artistes qu’elle vient de perdre, à Leonardo Bruni et à Carlo Marsuppini, mais encore à ceux du siècle précédent; de Venise, perpétuant par un monument érigé en1482, à l’instigation de Bernard Bembo, le souvenir de l’hospitalité que sa sujette, Ravenne, a offerte au chantre de la Divine Comédie; de Côme, décorant la façade de sa cathédrale des statues des deux Pline; de Sigismond Malatesta rapportant de Grèce les ossements de Gémiste Pléthon, et leur accordant une place d’honneur dans le temple de Rimini. Ce sont là traits aujourd’hui connus de tous. Les luttes des universités se disputant un professeur fameux, l’engagement d’un artiste donnant lieu à d’incessantes correspondances entre les souverains et les républiques, et prenant presque les proportions d’une négociation diplomatique, ne caractérisent pas moins cet esprit d’émulation, source de l’activité fébrile qui anime à ce moment l’Italie entière.

Si, malgré son extrême ardeur, le quinzième siècle n’a pas élevé de cathédrales comparables à celles du treizième, ni d’hôtels de ville dignes de se mesurer avec ceux du quatorzième, cela tient d’une part à ce que les édifices antérieurement construits suffisaient aux besoins des populations, de l’autre à ce que de pareilles fondations ne répondaient plus à l’esprit d’individualisme des temps nouveaux. Son rôle est d’achever la décoration des gigantesques monuments créés par le moyen âge, en y ajoutant de loin en loin une chapelle, un palais particulier: c’était là, somme toute, un champ suffisamment vaste, même pour une époque aussi ambitieuse, aussi magnifique.

La forme même des gouvernements, est-il nécessaire de l’ajouter, n’entrait pour rien dans l’épanouissement de l’esprit italien. Il serait oiseux de rechercher laquelle d’entre elles a exercé l’influence la plus féconde, la «théocratie romaine, la monarchie napolitaine, le principat de Florence, la tyrannie milanaise, l’aristocratie vénitienne, la démocratie génoise, l’oligarchie siennoise, l’ochlocratie de Lucques». La Renaissance ne préconisait aucun régime à l’exclusion des autres. Nous pouvons répéter ici l’observation faite au sujet de la religion: c’est parce les représentants des idées nouvelles ont entendu respecter tous les principes politiques ou sociaux en vigueur, qu’ils n’ont pas réussi à passionner les masses et que leur action s’est bornée à l’aristocratie de l’esprit. Ou bien, si par exception, quelques rêveurs ont élaboré des théories plus hardies, leurs élucubrations ne sont pas sorties du domaine de la spéculation pure. Seul, l’infortuné Stefano Porcari essaya de mettre en pratique les siennes et de rétablir par la force la république romaine: on sait à quel échec pitoyable il s’exposa. Se plaçant en dehors des questions irritantes, les humanistes, fidèles à leur nom, ont cherché avant tout à adoucir les mœurs et à imprimer à l’esprit une impulsion nouvelle.


Combat de cavaliers. Nielle du quinzième siècle.

La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII

Подняться наверх