Читать книгу La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII - Eugène Müntz - Страница 4
ОглавлениеINTRODUCTION.
Qu’entend-on par Renaissance? Caractères de la Renaissance au quinzième siècle.
L’expédition de Charles VIII en Italie est, avec la découverte de l’Amérique, l’événement capital de la seconde moitié du quinzième siècle, le point de départ, pour notre pays, d’une ère nouvelle, et, pour l’Italie, d’un affaissement dont les suites se sont fait sentir jusqu’à nos jours. Ce fut un spectacle rare et attachant que de voir aux prises, d’une part les héritiers de la tradition antique, si savants, si délicats, si raffinés, mais divisés contre eux-mêmes et amollis par l’excès de leur civilisation, de l’autre une race jeune, vigoureuse, ardente, dont les forces latentes n’attendaient qu’une étincelle du feu sacré pour se manifester de nouveau au grand jour, comme au treizième siècle, ce premier âge d’or, non moins glorieux, de l’esprit français. La lourde et vaillante armée de Charles VIII dispersa sans effort les troupes plus brillantes que solides habituées aux guerres de condottieri; mais vaincus sur les champs de bataille, les Italiens prirent leur revanche dans des régions plus sereines, et imposèrent leurs lois aux vainqueurs de Fornoue:
Grœcia capta ferum victorem cepit et artes
Intulit agresti Latio.
Dans l’histoire si mouvementée de la Péninsule italique, le quinzième siècle n’est certes pas l’époque la plus éclatante. Partout l’individualisme, comme l’a si bien démontré Jacques Burckhardt, se substitue aux grands efforts nationaux ou religieux, à la communauté d’aspirations, à l’esprit de discipline dont le moyen âge a le droit de se montrer si fier. C’en est fait des élans de patriotisme qui ont inspiré la résistance à l’empire germanique, ainsi que des élans de foi auxquels nous devons, outre les croisades, tant de monuments splendides et ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, la Divine Comédie. Les hautes vertus militaires et civiques des âges précédents, les vertus comme d’ailleurs les vices, se rapetissent et s’émiettent. Les libertés péniblement conquises disparaissent l’une après l’autre sous les coups de la dictature; le passage d’un régime à un autre provoque une recrudescence de crimes. D’autre part les dissentiments intérieurs, ces signes avant-coureurs de la chute d’une nation, ne tarderont pas à livrer la patrie sans défense aux ennemis du dehors. La puissance de la pensée et de l’imagination n’a pas moins faibli. La poésie disparaît pour un temps sous le fatras de l’érudition; dans les arts, si l’architecture et la sculpture, appelées à puiser plus directement dans les modèles de l’antiquité, prennent un essor nouveau avec Brunellesco et Léon Baptiste Alberti, avec Donatello, Giacomo della Quercia et Ghiberti, la peinture, par contre, se perd dans les études de détail; elle n’a pas, pour toute cette période, de nom à opposer à celui du grand Giotto, de même que la littérature attend en vain un émule de celui que l’on a appelé le premier homme moderne, le savant et éloquent Pétrarque.
Et cependant, à nulle époque, après la chute de l’Empire romain, l’Italie n’a exercé au loin une influence pareille. Depuis l’Angleterre et les Flandres jusqu’à la Moscovie et l’Egypte, il n’est pas de contrée qui ne se reconnaisse sa tributaire. L’Italie ne triomphe pas seulement dans les sciences, les lettres, les arts: dans l’industrie, le commerce, la finance, elle tient le premier rang, tout comme dans la diplomatie ou dans le gouvernement spirituel des peuples. D’un bout à l’autre de l’univers civilisé, on lui demande des ingénieurs, des capitaines, des banquiers, des hommes d’État, aussi bien que des savants, des professeurs d’éloquence, des peintres, des sculpteurs ou des architectes. A l’affaiblissement de sa puissance politique correspond une expansion merveilleuse, toute de paix et de progrès, une royauté intellectuelle comparable à celle que la France, devenue en cela l’héritière de l’Italie, a exercée à partir du règne de Louis XIV.
Le secret de cette domination, joyeusement acceptée par tant de peuples, n’est ni dans la situation privilégiée de l’Italie sur la Méditerranée, ni dans sa richesse, ni peut-être même dans les qualités natives de la race, mais bien dans une conception plus normale des lois de la nature et du rôle de l’homme, dans un esprit d’initiative et un esprit de méthode supérieurs, dans des aspirations plus élevées, en un mot dans l’ensemble d’idées et d’efforts qui constituent la RENAISSANCE.
Essayons, avant d’aller plus loin, de définir un terme qui séduit par je ne sais quel charme mystérieux, car si «naître» est un acte indissolublement lié au fait même de l’existence, «renaître» implique l’idée d’immatérialité, d’affranchissement du joug de la loi commune, de triomphe remporté sur les agents de la destruction et de la mort; il n’est donné de «renaître» qu’aux œuvres de l’esprit.
Lorsque l’Académie française publia, en 1835, la sixième édition de son Dictionnaire, elle ne reconnut au mot Renaissance que la signification de «seconde, nouvelle naissance,» de «renouvellement»; elle cite, à titre d’exemple, «la renaissance des lettres et la renaissance des arts»; d’un sens historique quelconque pas la moindre mention. Depuis, ce vocable ambitieux a fait du chemin: on dit la Renaissance, tout court, comme on dit le moyen âge, la réforme, la révolution. L’empire de la formule nouvelle, foncièrement française, est même si bien établi qu’elle a passé les fleuves et les mers et s’est imposée à nos voisins d’outre-Rhin comme à nos voisins d’outre-Manche. Die Cultur der Renaissance in Italien, tel est le titre du chef-d’œuvre de Jacques Burckhardt, et c’est aussi sous le titre de Renaissance in Italy qu’a paru l’important travail de M. Symonds. Mais là ne se sont pas bornées les conquêtes de la Renaissance. Limitée d’abord au seizième siècle, elle n’a pas tardé à s’étendre au quinzième; dans les derniers temps on lui a même vu élever des prétentions sur le quatorzième; bref son nom est devenu synonyme de la période glorieuse qui a accompli la grande rénovation scientifique, littéraire et artistique des temps modernes.
C’est dans ces régions sereines en effet,–l’exemple cité par l’Académie française tend à l’établir,–que la Renaissance a exercé l’action la plus efficace. Elle n’a pas touché aux grands principes religieux, moraux, politiques, bases des sociétés modernes; les bouleversements territoriaux, la prépondérance de l’Espagne sous Charles-Quint, les guerres de religion n’ont rien à voir avec elle; il s’agit d’une révolution toute pacifique, qui n’a pas versé une goutte de sang, pas froissé un seul intérêt respectable, mais qui s’est proposé pour unique mission d’adoucir les mœurs, d’ajouter aux conquêtes du moyen âge les trésors amassés par l’antiquité et de les féconder les uns par les autres. En parcourant les écrits de ses représentants, ces hommes si justement fiers de leur beau titre d’humanistes, on est surpris de voir quelle place les traités sur l’éducation tiennent dans leur œuvre. C’est en effet par cette propagande essentiellement loyale et légitime, par une transformation progressive et non par des moyens brusques et violents, par une évolution et non par une révolution, qu’ils entendaient renouveler la société.
Chaque pays s’est fait une Renaissance à son image. Néanmoins, on peut démêler dans ce mouvement si complexe deux facteurs principaux qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, lui donnent son caractère propre et sa raison d’être. L’un, c’est l’observation de la réalité, ou, pour nous servir de l’expression si pittoresque de Michelet, la découverte du monde et la découverte de l’homme; l’autre, c’est l’étude de l’antiquité, cette page d’histoire si variée et si complète, ce modèle incomparable pour le poète et l’artiste que l’Italie a songé, la première, à placer en regard des tâtonnements et des défaillances de tous les jours. Les savants allient à l’analyse des phénomènes courants la discussion des théories imaginées par leurs prédécesseurs grecs et romains, en leur associant, à l’occasion, leurs continuateurs arabes; les littérateurs s’exercent tour à tour en latin et dans la langue vulgaire; Pétrarque est tout ensemble le chantre inspiré de Laure et le père de l’humanisme; les artistes consultent simultanément les modèles classiques et la nature vivante. Ce double courant n’est pas moins sensible dans l’économie politique: «L’habitude de l’observation d’une part, l’étude des anciens de l’autre, nous dit Sismondi, avaient développé plusieurs des sciences qui se proposent pour but le bonheur des hommes. La législation avait fait des progrès, la jurisprudence s’était éclaircie, les finances étaient administrées avec régularité, et l’économie politique, quoique son nom même fût inconnu, n’était point outragée par des règlements absurdes, comme elle le fut sous les mains des Espagnols. Les gouvernements se laissèrent souvent entraîner dans de très grandes dépenses, et ils levèrent quelquefois des sommes prodigieuses sur leurs sujets: mais leur manière d’asseoir les taxes n’aggravait pas la souffrance de payer l’impôt lui-même; elle n’étouffait pas le commerce et n’écrasait pas l’agriculture.»
Pendant la période véritablement féconde de la Renaissance italienne, c’est-à-dire pour la poésie le quatorzième siècle et le seizième, pour l’art le quinzième et la première moitié du seizième, la tradition classique a donc toujours pour pendant un naturalisme de bon aloi. Mais la réciproque n’est pas vraie, et c’est cette distinction qui, à mon avis, permet de préciser le mieux le sens et la portée du mot Renaissance: quelque profonde qu’ait été la révolution opérée dans l’étude de la nature par les représentants du style gothique,–je parle des sculpteurs de nos cathédrales, aussi bien que de Jean de Pise et de Giotto,–on n’appliquera pas à leurs efforts le titre de Renaissance, car ils ne se sont pas attachés à l’étude de l’antique. De même, nous refuserons cette qualification à la tentative des frères Van Eyck, quel qu’ait été d’ailleurs le génie de ces grands artistes. S’ils ont réussi à s’affranchir sans le secours des anciens, ils n’ont pas poursuivi ce principe supérieur de mesure, de rythme, de distinction et de beauté, ces hautes tendances spiritualistes auxquelles la Grèce nous a initiés et qui sont la marque indélébile de toutes les œuvres conçues sous son inspiration.
En nous rendant ce que l’auteur d’un travail riche en observations délicates et en ingénieuses déductions a si bien appelé la «haute culture de la pensée», en provoquant pour l’antiquité cette fièvre d’enthousiasme qui s’empara subitement des princes et des républiques, la Renaissance a substitué à l’idéal du moyen âge, cet idéal essentiellement populaire, parce qu’il avait pour base les croyances intimes de la chrétienté entière, un idéal plus savant, partant plus artificiel et plus abstrait. Si le courant international s’est reformé un instant par l’étude commune de la science, de la philosophie, de la littérature, de l’art classiques, si le latin a refleuri de plus belle d’un bout à l’autre de l’Europe, il n’en est pas moins certain que désormais les classes supérieures de la société seront seules associées aux jouissances de l’esprit. La Renaissance, nous ne chercherons pas à le nier, a ignoré les besoins et les aspirations de cette «plebs Dei» pour laquelle le moyen âge a témoigné tant de sollicitude, et tout l’effort des générations suivantes a été impuissant à renouer la chaîne de la tradition. Il n’existe plus de littérature, il n’existe plus d’art populaire.
Nous n’aurons pas, heureusement, dans les pages qui suivent, à rechercher ce qu’il a pu y avoir de dangereux dans l’action de la Renaissance; notre travail est consacré aux premiers triomphes de l’esprit nouveau en Italie, à ses premières manifestations en France; si ce printemps de la Renaissance ne s’enorgueillit pas de conquêtes aussi éclatantes que le seizième siècle, si chez ces maîtres exquis, les Primitifs et les Précurseurs, la sincérité et l’émotion tiennent souvent lieu de science, en revanche le cadre dans lequel nous nous renfermons exclut le spectacle de plus d’une défaillance, de plus d’un excès. A l’époque de l’entrée des Français en Italie, pendant cette mémorable année1494, date autour de laquelle gravitent nos recherches, l’espérance est encore partout, le désenchantement nulle part.