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ELEMIR BOURGES
Оглавление«Pour se guérir des vents, il faut porter un gilet ou une ceinture de peau de daim...»
Celui qui proférait cette sentence comique parlait du milieu d’un escalier. Guillaume Apollinaire, penché sur la rampe de l’étage, riait aux éclats, avec cette bouffonnerie où il y avait de la jovialité vénitienne du temps des Granelleschi, et qui n’appartenait plus qu’à lui. C’était dans une petite maison de la rue Gros, où demeurait l’auteur de l’Hérésiarque encore inédit, et devant laquelle je prends soin de ne jamais passer.
Je m’étais effacé devant le haut vieillard un peu courbé qui sortait à petits pas, et dont j’ignorais le nom et la qualité. Mais sa noblesse alliée à la bonhomie, malgré la singularité de sa mise, m’avait frappé.
–Qui est-ce? demandai-je à Guillaume Apollinaire.
–Elémir Bourges! me répondit-il avec orgueil, comme s’il eût dit Stéphane Mallarmé. Il est très simple et très gentil pour un grand homme, ajouta-t-il.
Cela voulait dire qu’il en était déjà l’ami, qu’il traitait avec lui de pair à pair, et que, par lui, il obtiendrait le prix Goncourt pour l’Hérésiarque, alors en épreuves, et que j’avais corrigé en y laissant beaucoup de fautes, selon ma coutume.–
Ce nom d’Elémir Bourges éveilla en moi l’idée d’une littérature hermétique et somptueuse, bien que je n’eusse jamais lu La Nef, Le Crépuscule des Dieux, Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent. Occulte vertu des noms: tout l’écrivain était dans le sien! Maintenant que je suis familier de son œuvre, je n’ai rien à retrancher ni à ajouter à cette première impression, qui m’en aurait fait parler à perte de vue. Cela est si vrai qu’à quelques jours de là Guillaume se trouvant fatigué me demanda de l’aider à écrire un article sur son grand ami, et que je le lui dictai d’un bout à l’autre. Il est malheureux que cet article, destiné à un journal du soir, n’ait jamais paru...
Quand le «papier» fut achevé, j’avouai que je n’avais rien lu de Bourges.
–C’est étonnant! fit-il, parce que vous avez parlé des cortèges, des joyaux, des meubles précieux, des brocarts, des dentelles, du velours nacarat, des héros, et de toutes choses magnifiques qui peuplent à profusion le Crépuscule et les Oiseaux s’envolent.
Mais Guillaume ne s’étonna pas outre me sure. Il pensait que tous les poètes ont un sens inconnu du vulgaire qui leur fait percer jusqu’à la matière inerte et lever les voiles les plus impénétrables de l’Histoire. Il savait aussi que certains d’entre eux laissent une partie de leur âme dans un sillage d’effluves qu’il est possible de s’assimiler, et qui révèle tout leur génie.
Ainsi donc marchait Elémir Bourges, traînant, derrière sa longue houppelande, une escorte d’ombres tragiques et princières, qui devaient chatoyer de tous leurs feux pour ceux qui voient l’Invisible...
Bientôt après, j’allais visiter tous les dimanches le vieux maître, à peu près ignoré du public, dans son petit appartement de la rue du Ranelagh et en compagnie de Guillaume Apollinaire. Celui-ci étalait devant lui le bric-à-brac d’une érudition bizarre qui l’amusait beaucoup. Plus ils parlaient ensemble avec passion des derniers Nick Carter, que Guillaume achetait régulièrement et dont profitait Elémir Bourges, grand lecteur d’Alexandre Dumas, de Victor Noir et de Paul Féval.
«Flaubert, disait Bourges, ne pouvait supporter la lecture de Féval, à qui il reprochait une imagination poétique certaine. Un jour, il prit sa bonne plume et écrivit à Féval ces mots pleins d’énergie: Paul! Paul! tu as de la... dans les yeux!»
«C’est que Flaubert, sous l’influence de Maxime du Camp voulait que l’on copiât la vie telle qu’elle est, ajouta Bourges. Moi, je ne me lasse pas de relire Mille et une Nuits. Je trouve même qu’il n’y a pas là assez de merveilleux. Tenez, je viens de lire Gôa-le-Simple. Qui est-ce qui m’a f... un roman oriental où il n’y a ni génies ni djinns? Non, je ne voterai pas pour ce livre qui pourrait se passer à Pantin!...»
Lui qui parlait de la ceinture de peau de daim, faisait ses délices de la Mère des Calamités, des mêmes Mille et une Nuits. Quand il en parlait, c’était avec lyrisme, et sa veine devenant torrentielle il y déversait tout Rabelais. Par lui, la scatologie s’élevait jusqu’à l’épique, non qu’il y prît goût bassement, mais parce qu’elle représentait pour ce grand pessimiste l’injure la plus comique par laquelle il rabaissait et bafouait l’humanité contemptrice des dieux, des héros et des poètes.
Il avait aussi pris le goût du «langage artiste» dans la Correspondance de Flaubert, un de ses livres de chevet. Sur Flaubert, derechef, il ne tarissait pas d’anecdotes et se plaisait à conter la suivante.
C’était à un dîner d’hommes, où se trouvaient France et Maupassant. Ce dernier se vantant de ses prouesses amoureuses dépassait, sans se reprendre ni souffler, le nombre des Travaux d’Hercule.
«Eh bien, mon garçon, fit le vieux Flaubert, comme je veux voir ça, je vous emmène tous au...! Mais si tu mens, tu paieras les frais de la maison et du dîner!...»
Ils furent là où Flaubert les avaient conduits et regardèrent avec admiration le «surhomme» exécuter son pari point par point. Seul, France s’était discrètement retiré. On le chercha, et, finalement, avec la complicité de la sous-maîtresse, il fut découvert au pied d’un lit, où il rendait à genoux des hommages très particuliers. Ce fut un grand éclat de rire. Mais Jérôme Coignard se retourna avec dignité, éleva la main comme Socrate, et dit d’un ton suave: «Qui me blâme?...»
Jeune, il avait vécu en phalanstérien avec Richepin et Bourget. Le premier faisait sa joie par ses naïves extravagances. Comme il portait de ces vastes chapeaux «empruntés à d’anciens fumistes», selon Banville, ses deux amis firent des économies pour lui offrir un sombrero, qui servait de réclame chez un chapelier du Boulevard Saint-Michel, et qui mesurait plus d’un mètre d’envergure1
«Ce sont, lui dirent-ils, des étudiants en délégation qui l’ont apporté pour toi...» Le Touranien ayant descendu le Boulevard, coiffé de son couvre-chef magnifique, saluait largement, à la sortie des Ecoles, ceux qui poussaient des cris d’oiseaux et des hourras ironiques sur son passage.
«Le père de Richepin, racontait Bourges, était un vieux chirurgien de marine qui avait bourlingué par le monde entier. Quand son fils vint à Paris pour ses études à l’Ecole Normale, il le prit à part et lui dit:Une seule recommandation, celle du médecin: prends garde à la vérole capucinaire!...»
«J’ai cherché dans bien des livres, interrogé bien des gens, reprenait inlassablement notre hôte, mais je crois que je mourrai sans savoir quelle sorte effroyable de vérole peut bien être la capucinaire!...»
Moi de même, et c’est pourquoi j’ai mis portugaise, dans la Bienheureuse Raton.
«Ce Richepin, disait encore Bourges, était un discret farceur. Ainsi, quand il nous annonça qu’il partait en qualité de lutteur forain avec un cirque de romanichels dont il avait séduit l’écuyère par la puissance exceptionnelle de ses deltoïdes, il emportait un petit matelas de lettres de créance sur plusieurs banques et notaires de province. Voilà quels étaient ses véritables biceps!...»
Avant de parler et de rire avec nous, Bourges demandait la permission de bourrer une pipe. Alors, il se levait de son fauteuil, vêtu d’une robe de chambre en peluche mordorée et les épaules couvertes d’une sorte de châle retenu par des coquilles de vieil argent. Il allait, traînant ses pantoufles, vers le cabinet de toilette: son tabac anglais y était au frais, dans une poterie d’alcarazas, où il y avait une rondelle de carotte en supplément de fraîcheur. Puis il revenait bourrer sa pipe Scouflers en terre rouge, la pipe de l’amitié, car il ne la fumait qu’en compagnie, une fois par semaine. En réalité, cette pipe de tabac mouillé refusait tout tirage, et son maître la posait sur la table après cinq ou six tentatives infructueuses.
J’admirais, à chaque fois, l’intérieur de Bourges: cette chambre-bureau où il lisait sur un petit pupitre incliné et encombré de bibelots
Un lit monumental, tout sculpté et à quenouilles, y tenait la plus grande place. Aux murs, se voyaient des photographies des Michel-Ange de la Chapelle-Sixtine et du Palais des Doges, car il n’avait d’autre culte que celui des héros; c’est en contemplant ces belles musculatures qu’il habillait de chair l’âme des siens.
Il s’élevait soudainement au-dessus des turpitudes humaines qui le faisaient rire à gorge déployée–le rire du buste de Sénèque, pour lequel il semblait avoir posé–et ne parlait plus que des tragiques grecs, de Dante, de Shakespeare, de Cervantès, de Victor Hugo et d’Agrippa d’Aubigné. Quelques amis venaient lui en lire, le dimanche matin, surtout Buzzoni, son lecteur préféré, et qui devrait être son Eckermann, mais avec un grand discernement et une finesse toute latine.
«Je n’ai guère écrit que trois livres, disait Bourges, d’abord parce qu’il faut se reposer sept ans quand on a le sentiment que l’on a fait quelque chose de bien, ensuite parce que j’ai le travail difficile, et, enfin, parce que j’ai la passion de la lecture. A la Bibliothèque de Versailles, j’ai relu trois fois Saint-Simon tout entier. Ça prend du temps!... »
Il l’avait lu de fort près, comme en témoigner le Crépuscule des Dieux, qui est du Saint-Simon romancé. Je le lui dis un jour, et il en convint avec satisfaction. Mais il avait lu les Goncourt d’aussi près, et peut-être a-t-il imité à travers eux la phrase déhanchée de Saint-Simon, si agaçante, mais si extraordinairement vivante. Comme les Goncourt, il avait un sens exquis de la couleur, de la densité, de la sonorité des mots. C’est à Bourges que je pense quand je lis ce passage sur Caylus: «De Gillot, il vous donnera des danses, des fêtes, des bacchanales caprines et satyriaques, d’une touche sèche et libre comme son modèle; de Coypel, ces pudeurs de guenon abritée derrière l’éventail, et ces beaux airs de macaque dandiné sur une hanche, gravés comme à main levée, et des panneaux de clavecin où, dans des feuilles d’ornements, au milieu de jolies compagnies, des singes crachent dans des flûtes ou grattent des violons; et des caricatures de société, publiées pour le rire des amis; et cette gravure d’après lui-même, des ânes regardant des tableaux, l’Assemblée des Brocanteurs; après des centaines de lettres ornées, les panneaux printaniers, rustiques et galants d’Oudry; les statues et les dessins et les grasses académies de Bouchardon.»
Ce grand liseur regrettait de n’avoir pas assez vécu. Quand il nous demanda à chacun quel personnage il aurait voulu être, il prononça pour lui-même le nom de Casanova. Lui parler du charmant aventurier le plongeait dans le ravissement, et nous étions trois qui le connaissions bien. Aussi, refaisions-nous ensemble tous ses itinéraires. Par contre, aimait rire de Stendhal, qui voulait être remarqué des femmes, qui portait une «moumoutte» qui avait du ventre et des prétentions. Il s’amusait un peu de Barbey d’Aurevilly, qui se teignait la moustache et que les filles des Champs-Elysées appelaient le Mexicain, à cause de sa mise singulière. Il l’avait beaucoup fréquenté chez Banville; mais il ne pouvait être indifférent à son génie romantique. Restif était aussi l’objet de sa satire, il l’aimait secrètement pour Monsieur Nicolas, bien qu’il le traitât de grand menteur. Peut-être était-il jaloux de lui à cause de Mme Parangon...?
Bourges n’avait aimé dans sa vie que Mme Bourges. Jadis fort belle, elle avait beaucoup d’esprit. Elle était même poétesse, mais il lui interdisait de traduire ses vers et lui montrait souvent de l’impatience. La raison de cette brusquerie étaient ses retards légendaires.
«Un jour, me dit Apollinaire, Mme Bourges s’en fut à Prague avec sa fille. Elles y devaient rester un mois. Alors Bourges s’installa à son petit bureau devant une pile de livres qu’il se promit de dévorer tranquille, et il mit une couverture sur ses genoux frileux. Mme Bourges et sa fille revinrent deux ans après: Bourges lisait toujours. Il tira sa montre, et dit: Quelle heure avez-vous donc? Je crois que vous êtes encore en retard!...»
Il arriva qu’il ne put rester chez lui. Il en partit pour aller lire ailleurs. Ce fut moi qui le menai à la Bibliothèque Nationale et lui appris le maniement des catalogues. De temps à autre, j’allais lui rendre visite. Mais le plus souvent je respectais son sommeil... Il dormait comme l’on médite, la tête en arrière, coiffée d’un vaste chapeau d’artiste, les cheveux un peu flottants sur un extraordinaire foulard rouge noué avec négligence, les mains croisées sur sa tunique à petits boutons. Devant lui, les dix volumes auxquels il avait droit: toujours les tragédies d’Eschyle, un tome de Shakespeare en anglais, trois ou quatre de Victor Hugo, et plusieurs des merveilles architecturales de l’Inde, illustrés de photographies. En rêve, il était au pays des idoles à trompe, qu’il aurait voulu voir avant de mourir. Toute sa philosophie tenait dans les livres hindous. Pourtant, de temps à autre, il disait: «Mon cher, il n’y a rien!...»
Un de ces jours-là, il vint me trouver avant la sortie pour m’emmener boire de la bière à la terrasse de la Régence.
«Mon petit Fleuret, dit-il, ce qui peut nous consoler, c’est que, dans trois cents ans, il se trouvera bien un . vieil imbécile pour déterrer nos livres sous la poussière des biblio thèques et parler de nous en commettant les erreurs biographiques les plus amusantes.»
Puis, nous vînmes à parler de Baudelaire. Je fis quelques restrictions, et j’allai peut-être un peu loin.
«Voyez-vous, dit-il en posant sa main sur mon bras pour m’arrêter, il faut se garder de mépriser la nymphe qui vous a abreuvé. Comme disait le vieil Hésiode: Ne pissez pas dans les fleuves!...»
«Savez-vous, reprit-il brusquement, pourquoi je porte cette longue lévite ornée de cent petits boutons? Vous croyez peut-être que c’est une fantaisie de ma part? Eh bien, c’est pour cacher ma misère: j’ai toujours eu des trous à mes pantalons!... Mme Bourges ne raccommode pas.»
Une autre fois, il voulut entendre lecture de la Célestine, que j’avais écrite avec Roger Allard. Il fixa le rendez-vous chez Pierre Mac Orlan, rue du Ranelagh, afin, prétendait-il, d’être plus tranquilles. Après chaque acte, je regardais Bourges. «Continuez, disait-il, c’est très bien!» J’avais pourtant l’impression qu’il dormait et que le silence soudain le réveil lait. A la fin du quatrième et dernier acte, j’attendis plus longtemps. Son mustisme me gênait. Pierre Mac Orlan et moi nous entreregardâmes, absolument désespérés...
–Eh bien, quoi? s’écria Bourges, c’est très bien! Pourquoi ne lisez-vous pas l’acte suivant?
–Mon cher Maître, c’est que tout le monde est mort...
–Ça ne fait rien! Ça ne fait rien! Lisez le cinquième acte, mon petit Fleuret...
Nous comprîmes, hélas! que le vieux maî tre ne ramenait plus à lui son âme qui planait déjà chez Zeus, dans les éclairs et le roulement des foudres.
Il ne sortit plus et ne voulut plus recevoir personne, car il craignait qu’on ne remarquât ses «absences». C’est pourtant grâce à sa maladie que les Derniers Plaisirs durent une voix au Prix Goncourt, une voix par correspondance, qui les soutint jusqu’au bout. Mais, quand j’allai l’en remercier, je ne fus reçu que par Mme Bourges et ne vis du Maître que le portrait en pied peint par Zuloaga, qui allumait, dans un recoin obscur, son fond d’incendie...
Aujourd’hui, je relis avec attendrissement la lettre, déjà jaunie, qu’il eut la bonne grâce de m’écrire en1912, alors que j’avais quitté Paris pour une rive lointaine:
Je vous regrette toutes les fois que je vais chez Apollinaire, et nous parlons de vous comme d’un bon Cosaque (voir Taras-Boulba, de Gogol) qui est au loin, dans une île du Dnieper. Nos cosaqueries, ici, sont toujours les mêmes, et nous bouillons dans notre petit pot, avec l’entière conviction qu’il est le nombril de l’Univers. Il se parle fort en ce moment de la nomination du Prince des Poètes. Peut-être êtes-vous au courant de tout cela. Mais avez-vous vu que le Sieur Louvigné du Dézert, de si lointaine mémoire, avait été honoré d’un suffrage? Il me semble avoir lu cela dans l’Intransigeant. Transmettez le renseignement à cet excellent nourrisson des Muses...
J’ai aussi de lui un Keats et un Casanova que ses héritiers m’ont fait tenir, comme s’il eût couché lui-même sur le papier ce qui pouvait davantage me plaire, en témoignage des journées de Passy. Si jamais je retourne à Rome, j’emporterai ce Keats pour y relire Endymion au pied d’une colonne brisée. J’y mettrai un iris des ruines de Constantin, avec une plume de palombe ou de rossignol de muraille, en souvenir des Oiseaux s’envolent et des Fleurs tombent, dont le premier chapitre décrit le bombardement du Père-Lachaise, où Bourges poursuit un songe de pourpre, d’or et de flammes...