Читать книгу La boîte à perruque - Fernand Fleuret - Страница 5
HENRI BEAUCLAIR
ОглавлениеIl était de la souche normande des Plantagenêts d’Angleterre, qui s’embarquèrent à Dives avec le Duc Guillaume, car il s’appelait Plantagenêt-Beauclair. On voyait encore à Lisieux, voici quelque soixante ans, m’a dit son compatriote le poète Robert Campion, un écriteau au-dessus d’une petit épicerie, sur lequel se lisait en grosses lettres: Plantagenêt-Beauclair, Epicier.
En Normandie, il existe encore des cousins des illustres familes anglaises, «cousins de province», tel mon ami le poète-laboureur, Charles Boulen, auteur des Sonnets pour la Servante, et dont le nom s’écrit Boylen outre-mer. Ils pensent que ceux qui sont restés jadis ont raté le coche d’eau, et peut-être espèrent-ils que leurs neveux sauront mieux s’y prendre un jour, quand l’Histoire recommencera...
Ce n’est pas par Robert Campion que je connus l’auteur des Déliquescences d’Adoré Floupette. Ils s’étaient brouillés encore jeunes, au sujet d’une dédicace. A Campion, fils de poète, avait écrit Beauclair sur la page de garde des Horizontales, parodies du recueil d’Hugo. Campion, qui produit peu, médita sa vengeance pendant une vingtaine d’années. A Beauclair, fils d’épicier, écrivit-il à son tour sur les Rimes Paysannes, publiées en1902.
Je le connus grâce à Ch.-Th. Féret, dès mon arrivée à Paris, alors que je cherchais une «situation», c’est-à-dire les cent francs par mois nécessaires, en cet heureux temps, à l’existence d’un jeune homme. Beauclair était alors secrétaire général de la rédaction du Petit-Journal, Duthé-Harispe régnant.
Je me trouvais donc, un beau matin, de vant le Petit-Journal, en compagnie de Ch.-Th. Féret, mon Mentor. Il devait me présenter, mais ce violent était timide: l’idée de pénétrer dans un bureau directorial l’anéantissait; en outre, il se faisait de Beauclair une image grandiose, lui demeuré provincial malgré cinquante ans de Paris. Pensez donc: le Petit-Journal, deux millions de lecteurs!... On comptait alors à vue de nez, et la Gloire était bonne fille...
—J’oubliais, dit Féret, en tirant brusquement sa montre, que j’avais quelqu’un à déjeuner. Je vous quitte. Demandez Beauclair de ma part, et transmettez-lui mes amitiés.
Là-dessus, Féret me poussa devant le portier, demanda pour moi M. Beauclair et disparut, léger comme un Basque.
J’étais plus mort que vif lorsque je parus devant Henri Beauclair. De stature imposante, il ressemblait, en moins débonnaire, au roi Edouard VII. Une touffe de cheveux ondulés et domptés par le fer rappelait celle qui frisotte entre les cornes du taureau. Comme beaucoup de Normands, il affectait une éternelle mauvaise humeur, encore que son cœur fût jovial. Enfin, gai ou fâché, il ne parlait que par grands éclats de Jupiter férétrien. Je balbutiai que je me présentais de la part de Féret, que nous figurions ensemble dans l’Anthologie normande que celui-ci venait de publier, que j’avais apprécié son roman du Tapis Vert, et que je m’étais délecté à la lecture des Déliquescences d’André Floupette.
Jusque-là, Beauclair m’avait écouté en sou riant dans sa barbiche, et son visage reflétait beaucoup de prévenance et de bonté.
–Sacré N. de D...! beugla-t-il, en voilà assez!... Je serai donc toujours l’auteur de cette c.......? J’aime mieux vous dire, une fois pour toutes, que ni moi ni Vicaire n’en sommes les auteurs. Nous ramassions les blagues que les copains s’amusaient à écrire dans les brasseries du Quartier. Et puis, vous n’avez lu ni le Tapis Vert, ni rien d’autre. Foutez-moi donc la paix!... Hein?... Quoi?... Qu’est-ce que vous voulez?... Une place de rédacteur?... Ben, y en a pas, là!...
J’esquissai un mouvement de retraite en tremblant de tous mes membres, mais avec un impérieux désir de dévaler quatre à quatre les escaliers et de me trouver dans la rue pour y respirer à mon aise.
–Ben non, y en a pas! reprit Beauclair. Mais je vous prends comme secrétaire. En outre, vous «ferez» la Chambre par téléphone. Acte de présence de midi à quatre heures. Cent cinquante balles. Ça vous va?
J’aurais embrassé ce bourru bienfaisant!
–Eh bien! reprit-il encore, qu’est-ce que vous f-là, planté comme un empoté?... Prenez ma place, N. de D...! Moi, je vais déjeuner.
–Je n’ai pas déjeuné non plus, fis-je en sou riant, malgré l’exigence de mon estomac de vingt ans. Il faut que je retourne à Colombes, prévenir au moins ma grand’mère, qui voulait me mettre à la porte... Un poète, un fainéant, vous comprenez, Monsieur Beauclair...
–Votre grand’mère?... Je me f... de votre grand’mère!... Votre grand’mère, moi, je l’emmène à la campagne!... C’est à prendre immédiatement. Ou bien, f le camp!... Hein?... Quoi?...
Il avait déjà mis son chapeau et enfilé un ample pardessus avec une prestesse que je n’aurais pas soupçonnée, et je me trouvai soudainement assis dans son fauteuil, sous la pression d’une main extrêmement petite mais puissante.
–Non! fit-il, rendez-moi ma place. Avant de sortir, je vais vous montrer comment je f... un imbécile à la porte!
Il sonna. Le garçon mit quelque temps à venir.
–Ah! N. de D... de N. de D... de N. de D!... hurla Beauclair. On sait que je passe ici mes nuits et mes matinées, que j’ai juste le temps d’aller bouffer et de pioncer! Ah! N. de D... de...
–Monsieur? demanda le garçon.
Allez me chercher Un Tel, et plus vite que ça, s’pèce d’andouille!
M. Un Tel avait l’air d’un de ces évêques des champs qui bénissaient la terre par les talons, au temps du povre escholier Francoys, c’est-à-dire au bout d’une corde. Et puis des cheveux en brosse, de l’acné, un binocle un peu rouillé, un petit col-tenant qui godait autour de son pauvre cou, une cravate à la Clemenceau, et l’air ahuri.
–Un Tel, ne prenez pas votre tête d’idiot, et répondez à ma question. Savez-vous faire...
Cette question saugrenue n’est pas facile à transcrire. Je dirai seulement qu’elle a trait au glottisme réprouvé par Joseph Prud’homme dans une page célèbre d’Henri Monnier.
–Mais, Monsieur Beauclair, répondit en tremblant l’Olibrius, je suis un homme marié et père de famille!...
–Hein?... Quoi?... Quel rapport?... Voulez-vous ré-pon-dre à ma ques-tion, N. de D...?
–Je ne sais pas, Monsieur Beauclair, je n’ai jamais, jamais fait cela... Je crois que je n’aimerais pas ça, Monsieur Beauclair!...
–Ah! Ah! s’écria Beauclair, en s’étranglant d’un rire orgiaque. Ah! Ah! Je le savais bien que vous n’étiez qu’un imbécile!... Eh bien, Monsieur Un Tel, vous passerez à la caisse. Rompez!...
–N’est-ce pas, ajouta-t-il, tout rasséréné, quand le malheureux fut sorti en étouffant un sanglot dans son mouchoir, n’est-ce pas que c’était rigolo?
De temps à autre, quand il avait cinq minutes, il venait les passer avec moi, pour tempérer le sentiment que je pouvais avoir de sa rudesse affectée. Comme il me trouvait toujours en train d’écrire des vers, il m’entretenait de Samain, de Verlaine et de la plupart des Symbolistes qu’il avait connus.
–Au moins, me dit-il un jour, félicitez-vous d’être ici comme en prison. On ne travaille bien qu’en prison ou en province. Imaginez un conservateur de musée ou de bibliothèque dans une petite ville. Eh bien! c’est toujours un poète ou un archéologue, ce qui revient au même. Oh! ça vaut ce que ça vaut!... Moi, je voudrais bien être à votre place, pour refaire des vers!...
Il prétendait–lui, ou l’un de ses amis– avoir rencontré Oscar Wilde après sa mort. C’était à New-York, dans je ne sais quelle avenue.
–Qu’est-ce que tu f...-là, sacré fumiste?...
–Moi? Je suis marchand de meubles. Enfin, ça va!...
Au Jour de l’An, le garçon vint le prévenir que MM. les Journalistes attachés à l’information désiraient lui présenter leurs vœux dans la grande salle des fêtes.
–Suivez-moi! dit Beauclair en prenant un air vraiment royal, le grand air d’Edouard VII.
Environ vingt-cinq informateurs, de ceux qui «font» les commissariats de Paris et de banlieue, et qui se trouvaient directement sous sa dépendance, formaient une cohue jasarde autour de l’un d’eux, porteur d’un gros bouquet dans une collerette de papier, de ces colleret tes que l’on ne voit plus que dans les vaudevilles.
–F.....-vous sur un rang, leur cria Beauclair, le petit doigt sur la couture du pantalon!...
Les mains derrière le dos, le front pensif, il passa et repassa devant sa troupe respectueuse. Ça n’en finissait pas! Ces Messieurs, la tête un peu inclinée, tendaient comme une sébille une oreille attentive, pour y recevoir l’aumône d’un remerciement.
Enfin, Beauclair releva son front de commandement.
–Allez! fit-il, avec un geste emphatique. Allez! je vous remercie: vous êtes tous des c....! Rompez!
Puis, il me prit sous le bras pendant que décroissait leur pas accéléré: «N’est-ce pas que c’était rigolo?...»
Six mois plus tard, il me dit: «Mon petit, on vous a réformé; vous toussez toujours. Castex vous a conduit chez son ami l’homœopathe, et ça ne va pas mieux. Alors Castex a la trouille: à son âge, il ne veut pas devenir tuberculeux, c’est dur pour un grand reporteur. Et il ne veut pas crever. Vous comprenez?... Et bien! guérissez-vous!... Hein?... Quoi?...»
Il ne me dit pas rompez! car il m’aimait bien, et c’était, au fond, un brave homme. Mais je n’ai pas trouvé cela rigolo!
Pourtant, dans sa jeunesse du Quartier Latin, Beauclair, lui, avait trouvé un ami fidèle et serviable dans l’éditeur Stock... Ce dernier se plaisait à raconter l’histoire suivante, que j’ai moi-même publiée ailleurs, sous l’anonyme.
Un matin, un monsieur, qui avait tout du tabellion, se présenta dans sa librairie, place du Théâtre-Français. Stock crut avoir à traiter avec un clerc de sous-préfecture:
–Monsieur, lui dit-on, je ne suis pas un écrivain. J’en ai toutefois la réputation: je tourne assez agréablement une lettre, je récite volontiers dans le monde la Mort du Loup ou la Fiancée du Timbalier. Je ne viens donc ni vous soumettre un manuscrit, ni vous proposer de l’imprimer à mes frais. Au contraire, je viens vous en demander un.
Figurez-vous, Monsieur, qu’à cause de ma réputation de poète, j’épouse une jeune fille rêveuse, et cette union me permet d’acheter une étude. Mes occupations passeront pour me détourner de la poésie, et, d’ailleurs, l’on ne passerait pas à un magistrat ce que l’on tolère chez un premier clerc. Et puis: Neque semper arcum tendit Apollo... Cependant, il serait décent, indispensable que, le jour de mon mariage, je récitasse un épithalame de mon cru.
–Je comprends, fit Stock. Vous cherchez un Apollon à l’arc toujours prêt? J’ai votre affair–
–Ciel! vous êtes mon sauveur!
–Ouais! Mais quel prix voulez-vous mettre?
–Le vôtre sera le mien. Toutefois, comme je me marie après-demain, je repars ce soir-même et compte apprendre ces vers dans le wagon. Rien n’est plus propice au rythme, Monsieur. Essayez-en avec la Jeune Captive.
Stock connaissait son homme: obtenir de Beauclair, alors très paresseux, qu’il écrivît cinquante vers en une après-midi, c’était presque tenter l’impossible.
–Voyons, il est dix heures. Je vais envoyer un exprès chez notre poète. Certainement, il est encore couché. Monsieur, revenez ce soir à sept heures, j’espère vous satisfaire. Cent francs?...
–Entendu! Je suis, Monsieur, votre très reconnaissant serviteur...
Le clerc parti, Stock griffonne un mot à Beauclair et le fait porter:
«Si tu veux gagner cent francs à raison de deux francs le vers, accours immédiatement. Je paie le fiacre.»
Beauclair arrive, encore mal éveillé. Son ami lui expose la chose en détail, le pousse dans un bureau, lui fait servir de quoi manger, et surtout de quoi boire; puis il ferme la porte à clef.
A l’heure dite, le clerc revient, non sans témoigner une certaine anxiété. Stock n’était pas moins anxieux. A la porte du bureau, des ronflements se font entendre.
–L’animal! se dit Stock, il a bu toute la bouteille d’amer-picon, et il n’a pas écrit dix lignes!
Il ouvre et trouve le poète endormi devant la tâche achevée et la bouteille presque vide.
Le clerc remet les cent francs à Stock, en échange de l’épithalame, qu’il trouve sublime. Puis il prend congé avec effusion, et le poète se réveille devant un mois de pension et quelques agréments.
Un an après, même visite. Un enfant allait naître. Le succès de l’épithalame exigeait au-moins quatre-vingt vers sur le baptême. Beauclair tirait toujours le diable par la queue.
–Cette fois, dit Stock, puisque vous êtes content et que vos affaires semblent prospérer, ce sera le double.
Le notaire s’en fut satisfait comme devant, quand il n’était encore que clerc.
Dix ans après, un monsieur chauve et bedonnant, demande à parler à M. Stock.
–Vous ne me reconnaissez pas? Je suis Me Tartempion... Vous savez bien, l’épithalame, le baptême, le poète...
–Ah! oui. Asseyez-vous donc, Maître Tartempion. Quel nouvel enfant vous amène?
–Hélas! Monsieur, ce n’est pas pour un enfant... Cette fois, j’ai perdu ma belle-mère! Alors, vous comprenez...
–Bel héritage?
–Heu! oui, pas mal. Mais le poète?
–Toujours au poste. Cinq cents?
–Aïe!
–C’est qu’il est devenu célèbre...
–Vous n’en auriez pas un autre, plus jeune?
–Je vous demande pardon! Très pris par mes affaires, j’ai l’honneur de vous...
–Monsieur, j’en passerai par vos conditions.
Cinq cents francs! Le pauvre Beauclair avait bien des dettes de jeu, et son roman du Tapis Vert ne s’était pas très bien vendu... ’
Dix ans après, un monsieur voûté, aux favoris grisonnants, demande à parler à M. Stock.
–Vous ne me reconnaissez pas? Etc., etc...
–Ah! Parfaitement! fait Stock en se passant la main sur le front. Diable! vous avez perdu votre femme, je parie?
–Non, grâce à Dieu! Mais je marie ma fille. Le poète?
–Oh! le poète, mon cher Monsieur, le poète est aujourd’hui rédacteur en chef du Petit-Journal. Soixante mille francs et plus par an. Allez le trouver, si vous voulez...
–Mais enfin, Monsieur, il faut absolument... Je suis de l’Académie de ma petite ville: que va-t-on penser? Tout le monde attend. Je vous en prie, Monsieur! Deux mille?
–Ah! f...-moi la paix! Croyez-vous que mon ami va s’occuper toute sa vie de vos loupiots et arrière-petits-neveux? C’est fini, Monsieur, c’est fini! Allez aux cinq cents diables!...
Dix ans après, ce Beauclair, jadis jovial et fantasque, mais devenu son propre fantôme, errait d’un front à l’autre, à la recherche de son fils disparu. Inlassablement, il questionnait les uns et les autres, leur offrait des cigarettes et leur décrivait son enfant...