Читать книгу La boîte à perruque - Fernand Fleuret - Страница 7
LE DOUANIER ROUSSEAU
ОглавлениеOn pourrait dire Douanier Rousseau, comme Henri Heine et Nerval ont dit Tambour Legrand... Il y avait aussi chez Rousseau du vieux caporal de Gravelotte tombé dans la boisson, ce qui lui donnait de la bénignité.
Célèbre en1905parmi les peintres, il n’en était pourtant pas pris au sérieux. C’était le temps où Georges Courteline l’avait fait figurer dans son Musée des Horreurs, bien que le pauvre ne méritât pas plus cet excès d’indignité que, vingt ans après, un tel excès d’honneur. Géo Dupuis, qui illustrait alors Maupassant et Camille Lemonnier, le tournait en dérision, mais avec une certaine bienveillance, si l’on peut dire, une bienveillance, une bonhomie de collectionneur d’images d’Epinal et d’admirateur de Georgin, lequel, toutes proportions gardées, est à Rousseau ce que Cimabué est à Orcagna.
J’entends déjà de farouches «rousseauistes» soutenir que c’est le contraire et que je suis dénué de toute sensibilité, comme de tout esprit critique...
Enfin, Géo Dupuis avait été charcutier et arracheur de dents, premier que de passer aux Arts décoratifs: dans la hiérarchie sociale, il protégeait le Douanier et l’enlumineur du rez-de-chaussée. Aussi n’était-ce pas tant ce dernier qu’il raillait, mais le musicien qui doublait le peintre, car Rousseau composait des valses sur le trombone et le basson en l’honneur de sa bien-aimée. Il fallait voir Géo Dupuis épouser la forme d’un de ces instruments et valser en chaussons de lisière pour imiter son ami le Douanier.
Rousseau écrivait aussi des mélodrames et des romans d’aventures, que lui corrigeait une autre de ses amies, institutrice en retraite. Voilà de quoi se gaussait encore Géo Dupuis, qui avait été l’intime de Léon Bloy, qui avait connu Verlaine et Bibi-la-Purée, et qui, chaque dimanche que nous passions avec lui, le poète Maurice Le Sieutre et moi, lisait à haute voix ou nous faisait lire les Mille et une Nuits de Mardrus et le Livre de la Jungle.
Sur la table, il y avait un flacon d’eau-de-vie de Dantzig, un autre de genièvre et un fœtus dans un bocal. La blague à tabac commune était faite d’une enveloppe roussâtre et velue qui ressemblait à un vampire et n’était autre qu’une bourse de testicules. Cependant, je n’ai jamais fumé d’aussi bonnes pipes de Southampton, dites de «marguillier».
Mais tout cela ne me faisait pas connaître le Douanier Rousseau! Raoul Dufy m’avait pourtant bien déçu un jour qu’il venait de conduire le bonhomme au Louvre.
–Je croyais, nous dit-il, qu’il tomberait en convulsions devant les Primitifs et qu’il sortirait de sa bouche des paroles inspirées. Mais ce vieil idiot m’a dit: «Vois-tu, petit, ces gens dans les ténèbres du moyen âge ne savaient pas dessiner. Leur couleur me plaît assez; pourtant, ce n’est pas ça!...» Alors, je pensai redescendre en passant par le legs Chauchard, où il y a des Neuville et des Meissonnier, et semer Rousseau en marchant vite. Il s’attachait pourtant à mes pas et me tenait des discours ridicules que je n’entendais plus. Soudain, il me saisit par un pan de mon veston et m’arrêta net devant un Meissonnier:
–Vois-tu, petit, c’est ça qui est beau!... Tout y est: les boutons de guêtres et de capotes, la graine d’épinard des épaulettes et le numéro des régiments!...
–Comment, bougre d’abruti! m’écriai-je, je t’ai fait voir l’Ecole d’Avignon et les plus beaux chefs-d’œuvre, y compris les Rembrandt, les Véronèse, les Tintoret, les Titien et les Delacroix, dont je comprends que tu ne te soucies pas, mais tu tombes en arrêt devant d’inqualifiables saloperies!... Adieu, f...-moi la paix! Je n’ai plus de temps à perdre avec toi!... Tu n’es qu’une vieille bête, un vieux soûlaud, un monteur-mécanicien!...
Nous laissâmes s’affaisser la soupe au lait du vitupérateur, qui n’en avait pas tant dit, et lui démontrâmes que les gravures de Georgin n’étaient, après tout, que des copies de chalcographes de David ou de son école, déformées par la maladresse de l’ouvrier et les impérieuses nécessités de son outil rudimentaire; qu’enfin, Rousseau agrandissait au pantographe des sujets du Journal des Voyages, du Magasin Pittoresque et de l’Histoire naturelle de Buffon. De leur gaucherie réciproque, corrigée par une grande application d’artisan et l’amour de la matière, naissaient un charme, une poésie inexplicables qui eussent haussé presque jusqu’au chef-d’œuvre une copie, un calque même de ce Messonnier, cause de tout le mal. Néanmoins, nous souffrions en secret. Quoi? était-ce là celui que l’on voulait nous représenter comme un autre Fra Angelico!... Je n’exagère rien: le mot fut écrit.
Je ne connus Rousseau que deux ou trois ans après, lors d’une exposition des Indépendants dans les baraques du Cours-la-Reine, au temps des premiers Fauves, celui de la couleur pure. Les dames y assortissaient les plus extraordinaires chapeaux, sans compter les châles et les ombrelles. Ces messieurs osaient des cravates aux éclats de lampes électriques. Vlaminck avait une «régate» taillée dans le bois, qu’il repeignait toutes les semaines. Il la décrochait et en frappait la table du café pour appeler le garçon. Max Jacob était vêtu en nécromant moderne, c’est-à-dire d’une redingote, d’un chapeau haut-de-forme, de gants clairs et de guêtres blanches. De belles lunettes d’or chevauchaient son nez spirituel. Tout ce monde, certain d’une gloire future et se sentant déjà maître du présent, riait et s’interpellait.
Enfin, Rousseau parut. C’était un petit vieux sans âge, un peu tassé, avec une bonne figure mal lavée qu’il penchait dévotieusement sur l’épaule et des yeux de pervenche toujours humectés de larmes. Un petit nœud d’étamine noire flottait sur sa chemise de grosse toile écrue et tachée de vin. Sa voix, qui était la douceur même, s’enroulait autour du sujet comme un ruban de soie lâche. Le goulot d’une petite bouteille plate sortait de la poche de son veston luisant: il y avait là du vin, du vin bleu de maçon, qui donne du cœur aux hommes de peine et des habits de velours aux pensées des vieux retraités.
Rousseau exposait une petite toile: L’Arbre de la Liberté. Cette Liberté, à défaut d’autre mérite, avait du moins celui de ne pas prétendre éclairer le Monde. C’était la Liberté des bonnes gens, des bonnes gens qui dansaient sous des lampions tricolores.
Un tout petit homme, qui se nommait Charles-Louis Philippe et qui paraissait avoir reçu une balle à bout portant dans la mâchoire, s’approcha de Rousseau:
–Tu vois ce grand type-là, Rousseau?
–Oui, petit! fit Rousseau.
–Eh bien! c’est Leconte de Lisle, de l’Académie française.
–Ah! fit Rousseau.
–Donc, Leconte de Lisle a regardé ton Arbre de la Liberté, et il a dit...
–Il a dit quoi, petit?
–Que tu étais un vieux c...
–Ah! par exemple! s’écria Rousseau d’une voix encore plus blanche que de coutume, et cependant que sa bonne figure rosine s’empourprait comme la crête d’un coq. Eh ben! moi, Rousseau, je vais lui dire ce que je pense de lui, à M. Leconte de Lisle!
Il fit quelques pas vers le «grand type», qui n’était autre que Charles Morice, alors critique d’art au Mercure, et dont la tête de Don Quichotte touchait le plafond de toile.
–Monsieur Leconte de Lisle, bredouilla Rousseau, je ne suis qu’un pauvre douanier. Mais je vous dis que c’est vous qui êtes un c..., Monsieur Leconte de Lisle!...
M. Leconte de Lisle regarda Rousseau avec bienveillance: sa voix ne parvenait pas jusqu’à lui.
–Oui, Monsieur Leconte de Lisle, c’est vous qui êtes un c..., tout Leconte de Lisle que vous êtes! reprit Rousseau.
M. Leconte de Lisle tira sur son impériale grise, se pencha un peu comme Gulliver sur les pygmées, puis regarda ailleurs, d’un œil placide et satisfait.
–Monsieur Leconte de Lisle, continua Rousseau...
–Allons, viens! dit Friesz en le prenant sous le bras, viens boire un coup: tu vois bien qu’il est trop grand, ou qu’il est sourd!
Le bon Rousseau se laissa entraîner vers le bistro. Il en avait dit assez pour venger son honneur. Mais il se penchait tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, et tantôt prenait à parti un nouvel arrivant.
–Comm’ j’iai dit: C’est vous, Monsieur Leconte de Lisle, qui êtes un c..., tout Leconte de Lisle que vous êtes!...
–Et puis, après? demanda quelqu’un qui n’était pas au courant du scandale public.
–Eh ben! après, il était si embêté qu’il a fait semblant de chercher un copain dans la salle et qu’il a tourné le dos comme un péteux. Ah! mais, c’est vous, Monsieur Leconte de Lisle, etc...
Quand Friesz habitait le Couvent des Oiseaux, que l’on devait bientôt détruire et dont on avait loué d’immenses salles à des peintres, il convia Rousseau à ses réceptions hebdomadaires, certain qu’avec de la douceur et de l’opiniâtreté il en extrairait bien quelques paillettes d’or.
Rousseau vint en compagnie d’un vieil encaisseur en uniforme, à la moustache teinte en noir et portant beau. Il présenta comme un ami d’enfance celui qui ne croyait peut-être pas à son génie, mais que, du moins, il voulait convaincre de l’estime dans laquelle le tenaient quelques grands hommes bien logés, jeunes et de bonnes manières. Mais l’encaisseur était un sceptique à qui «on ne la faisait pas». Il cligna dédaigneusement vers les marines du maître de maison et arrêta son regard sur un nu très épanoui de Van Donghen. En somme, puisqu’il y avait là des «femmes à poil», on ne devait pas toujours s’embêter. Rousseau comprit sans doute sa pensée, car il dit, pour la renforcer d’une certitude flatteuse:
–Dis donc, petit, c’est grand ici, et c’est ciré: tu pourrais peut-être un soir organiser un bal. Moi, j’apporterais mon basson et on s’amuserait bien!...
–C’est une idée! dit Friesz... Mais, dis-donc, mon vieux Rousseau, explique-moi un peu comment tu fais pour peindre un arbre, par exemple...
–Eh ben! petit, suppose que ce soit un palmier: j’ai de bonnes images en couleurs qui viennent d’un livre de botanique. Alors, je prends mon pantographe... Mais toi, tu dois avoir un bien meilleur pantographe?... Le mien est en bois. Le tien est sûrement en nickel, avec des roulettes à pneus, comme ceux des architectes! Ça, au moins, ça court tout seul et ça ne se relève pas! Montre-moi ton pantographe, petit...
–Je ne me sers pas de ça! dit Friesz en riant. Mais, puisque c’est ton idée, on pourra te payer à plusieurs un pantographe en nickel. Ça ne doit pas être le diable!...
–J’en ai vu à trois cents francs. Il doit y en avoir à deux cent cinquante, sans les pneus...
–Tu l’auras! dit Friesz. Pourtant, toi qui as vu des palmiers, des caoutchoucs et des cèdres, quand tu étais à la guerre du Mexique, tu devrais pouvoir les dessiner de mémoire...
–Quoi? mon vieux Rousseau! glapit l’encaisseur, nous ne nous sommes pas quittés depuis l’âge de cinq ans, et tu as dit à Monsieur que t’étais allé au Mexique? Et t’as même été soldat?... Pas possible!...
–C’est-à-dire, fit Rousseau d’une voix timide et rougissant jusqu’aux oreilles, qu’à force de me voir peindre des cocotiers et des palmiers, et parce que je suis d’un certain âge, on a cru que j’avais pu faire la guerre du Mexique. Alors, j’ai fini par dire que oui. Ça ne gêne personne, ça fait plutôt plaisir aux autres d’avoir trouvé ça, et, pour moi, ça fait bien...
–L’est crevant, tout de même! s’écria l’encaisseur, qui lui tapa sur la cuisse.
Mais personne d’entre nous ne prêta d’attention à l’impertinence du «mariolle», tout fier de son habit bleu-barbeau et d’encaisser des effets de Rothschild. Caliban contre Ariel.
–Tu fais de bien beaux bateaux, petit! dit Rousseau, pour en revenir à la poésie, à son rêve et à la peinture.
–Je vois que tu aimes les ports et les bateaux, répartit Friez d’une voix douce qui voulait panser la blessure. Ça te rappelle peut-être le temps où tu étais douanier?...
–Qui? Lui, douanier?... reprit l’encaisseur. Douanier!... Tu as encore dit à Monsieur que t’avais-t-été douanier?... Non, j’vous l’dis: l’est crevant?... Où ça, mon vieux Rousseau, que t’as été douanier? Depuis l’âge de cinq ans...
–C’est-à-dire, fit Rousseau, dont les yeux laissaient perler des larmes, que j’étais employé aux écritures à la Douane de Bercy. Comme c’est trop long à expliquer aux gens, alors j’ai dit que j’avais été douanier. Et puis, tu ne comprends pas que ça fait mieux?...
–C’est comme si que j’disais que j’suis banquier!... Tiens, t’as toujours été une vieille ficelle!...
–Faut que je m’en aille, dit Rousseau. Je vais donner une leçon de trombone. Et toi, faut pas te mettre en retard avec l’argent de tes encaissements... Adieu, petit!... Alors, tu organiseras une petite sauterie, pour qu’on s’amuse, pas?...
Othon Friez n’habitait plus le Couvent des Oiseaux, mais un vaste atelier près de la gare Montparnasse, où il élevait, dans un bassin grand comme un mouchoir de curé, un crocodile encore petit garçon. Il recevait le jeudi soir, si j’ai bon souvenir, et je rencontrai une fois chez lui le Douanier Rousseau.
Un jeudi, vers8heures, je quittai mon domicile de la rue Berthollet pour remonter le boulevard Port-Royal et me rendre chez Friesz. Parvenu à la hauteur de la statue de Broca, je rencontrai Rousseau qui cheminait en sens inverse. Nous nous serrâmes la main à la lueur d’un réverbère. Je vois encore son bon sourire, mais, cette fois, un peu triste et contraint, sa chemise de toile écrue, sa petite cra vate lâche. Il me sembla même qu’il marchait avec plus de légèreté que de coutume.
–Tu vas chez Friesz, petit? me dit-il. Tu lui feras mes amitiés et lui diras que je ne peux y aller ce soir, que ça m’est absolument impossible...
Ces derniers mots sonnèrent à mon oreille d’une façon singulière: absolument impossible...
–Je viens de rencontrer le Douanier Rousseau, dis-je à Friez. Il m’a chargé...
–Tu as complètement perdu le sens! me répondit-il avec un air inquiet, ou bien tu veux te payer ma tête?...
–Non, pourquoi? Il a même ajouté qu’il lui était absolument impossible de venir ce soir...
–Naturellement! répondit Friesz en s’esclaffant d’un rire qui n’appartient qu’à lui, naturellement, puisqu’il est mort et enterré depuis trois jours!...