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MAURICE DU PLESSYS
ОглавлениеUn jour de1918, le Comte Georges Aubault de la Haulte-Chambre, que je ne connaissais qu’en qualité d’épigraphiste et seulement par ouï-dire, m’annonça sa visite. C’était pour m’entretenir, sous les auspices du poète André Mary, de «Maurice Du Plessys Flandre-Noblesse, Chevalier de Lynan».
Le Comte Georges Aubault de la Haulte-Chambre n’oublia aucun des noms du poète en s’annonçant lui-même par téléphone, de sorte que, malgré le modernisme du message, je me crus au beau temps du grand Rhétoriqueur Jean Le Maire de Belges, à la cour de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas!...
Le Comte de la Haulte-Chambre avait mis une sorte de cravate-plastron de soie violette, et– je le vis quand il croisa les jambes dans un fauteuil–des bas à coins d’argent, de même étoffe et de même couleur. Avec une merveilleuse dextérité, il prit dans une tabatière une pincée de tabac, qu’il nommait encore du pétun, me parla de Huysmans, dont il se flattait d’avoir été le secrétaire bénévole, ensuite de Casanova de Seingalt, qu’il avait certainement connu, lui aussi; puis du Sacré-Collège, et de l’esprit de son ami le Cardinal Rampolla. Il fut naturellement amené, je ne sais par quels détours subtils, à me réciter un chant de l’Orlando Furioso, deux épîtres d’Horace et une ode de Catulle à Lesbie. De temps à autre, ce brillant «physicien» tirait sa tabatière, la humait pour ainsi dire au vol, et la relogeait dans ses basques, comme il eût fait d’une noix muscade.
Je m’amusais beaucoup, tant et si bien que je perdis de vue Maurice Du Plessys, objet de cette visite charmante et singulière.
Le soir tombait déjà quand le Comte de la Haulte-Chambre me dit à brûle-pourpoint:
«Et maintenant, mon cher Duc, veuillez avoir la bonne grâce de me dire où se trouvent les commodités du château, afin de les compisser fort aigrement...»
«Puisque nous avons fait connaissance, reprit le Comte de la Haulte-Chambre avant même de s’être rassis et en puisant dans sa minuscule tabatière d’argent ciselé, il serait séant que nous parlassions de notre pauvre Chevalier...»
Je lui demandai ce qu’il était arrivé à Du Plessys pour qu’il n’eût pu m’en faire part lui-même. Quelques semaines en deçà, ne lui avais-je pas fait tenir, de la part d’amis communs, une valise de linge et je ne sais combien de chapeaux, que je déposai moi-même12Avenue des Gobelins, chez sa concierge, sans qu’elle m’eût donné de lui aucune mauvaise nouvelle?
–S’il ne vous l’a pas dit, c’était pour son trousseau, car il avait déjà l’idée d’entrer à l’Hospice des Incurables d’Ivry. Il ne s’agit rien de moins, ce «jourd’hui», que de l’y faire agréer par les relations des uns ou des autres.
Je songeai à Lucien Descaves et à Séverine. Descaves me donna le nom de Louis Guimbaud, l’excellent biographe de Juliette Drouet, et se crétaire du Comité de Surveillance à l’Assistance Publique. J’écrivis alors à Du Plessys de rendre visite à Descaves. Le poète remerciait toujours amis et inconnus par les dons des Muses, qui ne lui en étaient pas avares. Aussi, Mme Lucien Descaves et Séverine reçurent-elles des rondeaux et des madrigaux que Du Plessys Flandre-Noblesse et Chevalier de Lynan écrivait sur un pauvre papier réglé, tout poisseux de la table d’estaminet, mais éclaboussé par la magnificence de cour d’un Rhétoriqueur du duc de Bourbon. Combien ont su estimer à leur juste prix les pierres précieuses versées à pleine main par ce quémand éblouissant et sublime, qui possédait d’inépuisables trésors, les trésors du vocabulaire enterrés sous l’humus des siècles depuis la Cantilène de Sainte-Eulalie, et qui avait inventorié tous les idiomes de France, passé au crible du laveur d’or les sables de l’Escaut, de la Seine, de la Loire et du Rhône? Au temps de Jean Le Maire, au temps de Jean Molinet, une ballade qui enchâssait quelques carats de ces richesses verbales était payée par les princes fort au-dessus de sa valeur.
Aujourd’hui, dans une ère beaucoup plus ri che, le roi Demos offre loyer égal à l’ivrogne et l’écrivain, ce lit d’hospice des Incurables, pour l’obtention duquel il faut connaître quelques hommes illustres, le plus souvent des ministres et des sénateurs...
Pourtant, c’est à peine si j’ose plaindre Du Plessys: il ne voulait pas être plaint. C’eût été offenser celui qui avait écrit ces vers dignes de figurer dans Plutarque, et, d’autre part, d’être proposés en exemple aux élèves, comme un emploi puissant de métonymie:
Mais si mon sang mortel avait cours dans les chênes, Il ne s’écrierait pas au choc du bûcheron.
Du Plessys, malgré sa misère et son délabrement physique, qui le faisait ressembler aux images du Christ taillées à la pointe du couteau dans un os blafard et que le temps a rendues frustes, avait conservé une grande fierté morale. On entend bien qu’elle n’était pas sans quelque incohérence: mais enfin, il restait le Poète intangible, et non le coltineur ou le tondeur de chiens que les crémiers et les petites gens auraient souhaité qu’il fût, pour satisfaire à la mesquinerie de leur morale. Il considérait, au contraire, que la Société lui devait aide et abri, comme au plus pur de ses représentants, sans qu’il eût à changer de fonction. Celui qu’Ernest Raynaud avait connu au chevet de Verlaine en1886, «luisant, pommadé, la taille serrée dans un dolman clair aux riches parements de velours, en quête d’une réputation d’élégance et de politesse exquise», ce «talon rouge si Régence, au maniérisme étudié», ce descendant prétendu, et peut-être authentique, de Baudoin Bras-de-Fer, comte de Flandre, était devenu le Brummel de l’Indigence. Il en maintenait, dans la tourmente, le gonfanon rapetassé, mais à ses armes: d’or au lion de sable, à l’étoile d’azur en chef. C’était pourtant lui, le famélique toussant et crachotant, qui avait donné des recettes de gourmet à des traiteurs renommés, notamment celle d’un filet de sole, nous dit encore son vieux compagnon de l’Ecole Romane!
Par une rencontre merveilleuse, celui qui venait quêter pour lui, s’arrachant de sa studieuse et modeste chambre de clerc, celle même de la jeunesse de Taine, derrière Saint-Sulpice, était un autre dandy, le dandy des pompes ecclésiastiques, avec ses belles-lettres romaines, lettere romane, sa faconde recherchée, sa tabatière si spirituelle, ses bas et son plastron violets, ses mains soignées et voltigeantes de prestolet, de prédicateur mondain. Ah! que j’aime ceux qui s’inventent une vie pour vivre, non pour en vivre!...
Du Plessys ne voulut pas rester aux Incurables d’Ivry: on ne lui rendait pas les honneurs. Il aurait exigé que les domestiques fissent le salut militaire sur son passage, même qu’ils lui présentassent les armes sous les espèces de leurs balais. Il nous dit cela chez André Mary, lequel, digne d’être nourri à la table d’un Charles-le-Téméraire, ne s’en étonna pas autrement. Peut-être fit-il chorus avec lui, car il ne fallait pas irriter le poète, sans quoi il déraillait pour un temps infini de la voie où chacun de nous le voulait aiguiller, c’est-à-dire la Poésie et l’Histoire. Si l’on savait s’y prendre, il ne manquait pas de buter à toute vapeur contre le sublime. C’était alors l’heureuse catastrophe! Nous aurions pu dire en attendant sa visite: «Accourez, orages désirés!...»
Avant d’en arriver là, c’étaient de petites stations verdoyantes, peuplées d’oiseaux «gringotteurs», soit qu’il récitât de mémoire des fables du duc de Nivernais, pour lesquelles il affichait un goût si particulier que je dus lui en copier plusieurs qui avaient échappé à sa mémoire; soit qu’il commentât avec finesse et en véritable linguiste quelque particularité de la syntaxe romane; soit, enfin, qu’il nous parlât de la Chanson de Roland, dont il avait établi un texte définitif en en comparant tous les manuscrits. Cet ouvrage considérable était dans sa cave, où il se piquait sans doute comme les vins à Paris. Mais avait-il seulement une cave? Et même n’avait-il pas rêvé?...
Toutes les cinq minutes, il en revenait à ses lubies. La plus ordinaire était une lettre qu’il venait d’écrire au Président Poincaré pour lui signaler des traîtres, ou lui suggérer le moyen de brusquer la Victoire: il se voyait très bien, comme le jongleur Taillefer, à la tête d’une charge où aurait pris part toute la Nation. Mais il ne comptait pas avec les défaillances de sa voix casse, qui aurait dû scander ses laisses, du Nord au Septentrion. L’on se gardait bien de lui faire cette remarque, et chacun le rengageait dans la longue récitation qu’il avait entreprise, lui qui aurait décliné toute la Franciade, où il trouvait d’incontestables beautés.
Quand il parlait ou récitait, je sentais derrière lui une présence secrète, celle d’un Archange guerrier, sombre et trapu comme un Viking, et appuyé des deux mains sur sa haute épée de chevalerie...
Cette mémoire prodigieuse, en un cerveau où ne logeait plus qu’une raison intermittente, il l’avait amenée à ce point de capacité en apprenant toute la poésie française dans les bibliothèques publiques. C’était sa façon d’en avoir une à lui! A ce propos, il citait les Anciens, qui n’avaient pas de livres, et les jongleurs, qui devaient retenir les épopées chères à leur temps. Ce trait seul suffisait à montrer l’héroïsme de notre chevalier des lettres, le Chevalier de Lynan, nom plutôt fait, comme dit Raynaud, pour les petits soupers de Marly.
Du Plessys se croyait de droit un siège à l’Académie française. Il y aurait d’ailleurs prononcé l’éloge de n’importe qui, car il se plaisait à sou tenir que quiconque tient une plume est animé par un génie qui le place au-dessus du vulgaire et lui mérite la reconnaissance de sa patrie. Aussi se présentait-il à chaque fauteuil vacant sous le nom de Du Plessys Flandre-Noblesse. La presse l’en raillant grossièrement, un jour il fit imprimer des cartes de visite avec cette mention: Eau, Gaz, Electricité. Comme on lui en demandait la raison:
–C’est, répondit-il avec hauteur, pour que les journalistes n’aillent pas faire accroire à ces Messieurs que je loge sous les ponts ou dans une cabane à lapins.
Il faut cependant rectifier: ni le gaz, ni l’électricité n’allaient jusqu’à son étage...
De toutes les lettres d’hôpital que je reçus de Maurice du Plessis et qui se répètent plus ou moins dans les termes, en voici une, écrite au crayon, en1917, qui donnera une idée de la pauvreté de ce poète «pindarique».
«Mon cher Juvénal, Epuisé de fatigue, je suis tombé sur la voie publique, frappé de congestion par le froid, dans la nuit de samedi à dimanche. J’ai été transporté à l’Hôtel-Dieu par de jeunes officiers, élèves de l’Ecole Polytechnique. Je suis depuis longtemps en traitement à cet hôpital, dans le service de l’excellent docteur Caussade. Ayez donc l’obligeance, cher ami, de venir me voir, s’il vous plaît, demain jeudi, si cela vous est possible. Informez Séverine de l’état de détresse dans lequel je me trouve actuellement: qu’elle veuille bien me procurer, par l’une des œuvres charitables qu’elle patronne, plusieurs choses dont j’ai besoin, entre autres, s’il vous plaît; 1o du chocolat en tablettes; 2o des timbres-poste, des enveloppes et papier à lettres; 3o de quoi fumer; 4o un gros morceau de pain d’épices, s’il est possible, car j’ai très faim; 5o Eau de mélisse, si possible, car il n’y a ici aucun cordial!
Que Séverine, enfin, veuille bien me procurer, par l’une des œuvres susdites, quelque peu d’argent dont il y a grand besoin en ce lieu: au moment où je vous écris ceci, je suis absolument sans un sou, situation terrible en pareil lieu. A vous de tout cœur, ami, et croyez-moi votre Maurice Du Plessys. Salle Saint-Augustin, lit numéro3. Hôtel-Dieu.–P.S.: Le Ministère de l’Intérieur va se décider à me payer mon arriéré. Enfin!»
J’allai à l’Hôtel-Dieu le lendemain, sans avoir dérangé personne ni fait appel «aux bonnes œuvres». Mais Du Plessys n’était déjà plus là! Une autre fois, il m’écrivit du même hôpital, salle Saint-Thomas, lit32, pour me demander un peu de tabac ordinaire, un petit paquet de bonbons acidulés et l’adresse de Vincent Musilli, «ami très particulier». Dans une autre, il voulut me communiquer une fable en langue d’oïl du XIIIe siècle, qu’il désirait me dédier, plus une seconde à Séverine», cette dernière fable «connue et très estimée de la Haulte-Chambre.» Il y était encore question de «notre vieux Rhétoriqueur André Mary».
Du Plessys, à l’école de la pauvreté, avait appris quelques ficelles innocentes, qui font encore notre délectation, si l’on peut dire, à André Mary et à moi. Il fut le premier à nous les avouer, comme s’il eût été un compagnon facétieux des Repües Franches. L’une d’elles consistait, quand il avait besoin de «cordial», à pénétrer chez un pharmacien en se tenant le ventre et en poussant des gloussements de dou leur. Puis il se laissait tomber sur une chaise et soupirait des paroles confuses où se distinguait plus nettement le mot tranchées. On lui donnait alors une bonne dose d’elixir parégorique dans un verre d’eau, et l’on jugeait à sa mise qu’il ne serait pas séant de le faire payer. En recommençant ce manège trois ou quatre fois dans le même quartier et à l’heure de l’apéritif, il avait trouvé le moyen de se procurer un pernod ou quelque chose d’approchant.
Une fois, il me fit tenir un papier à la Bibliothèque Nationale, où je passais mes après-midi. Il m’y disait que, soudainement atteint d’un rhumatisme, il ne pouvait se traîner jusqu’à moi. Je pus me rendre compte, à son visage douloureux, à sa marche hésitante et aux cris qu’elle lui arrachait, qu’il souffrait d’un lumbago ou d’une sciatique aiguë.
–Si vous aviez cinq francs pour me procurer une canne, ce me serait peut-être le meilleur soulagement!
–Qu’à cela ne tienne, lui dis-je en retirant du vestiaire un jonc de valeur que l’on m’avait donné: prenez la mienne et gardez-la en souvenir de moi.
Du Plessys me remercia avec effusion et se retira avec plus de difficulté qu’il ne marchait auparavant. Mais, me trouvant vers le soir à la terrasse des Deux-Magots, j’avisai Du Plessys qui passait et repassait, fier et gaillard comme un comte de Flandre. Il m’aperçut et vit que je riais.
–Mon cher ami, fit-il un peu gêné, je me suis si bien trouvé de votre canne que mes douleurs ont disparu comme par enchantement.
–J’en suis heureux, mais qu’avez-vous fait de la canne, la vôtre?...
–Ma foi! comme j’étais guéri, je l’ai vendue.
–Vendue! Mais combien?
–Oh! pas mal: deux francs!...
–Du Plessys, vous auriez dû passer chez Antoine, il vous en aurait bien donné cinq louis.
–Ah! s’écria-t-il rempli d’un naïf désespoir, que ne m’avez-vous dit sa valeur! Comme je ne suis pas exigeant, j’en aurais demandé seule ment le quart!...
Je voulus le consoler en le priant de s’asseoir avec moi, mais il protesta qu’il cherchait quel qu’un et disparut: sa délicatesse naturelle venait de le taquiner soudainement...
Or, à quelque temps de là, le scrupuleux Du Plessys voulut s’acquitter envers moi: il le fit par ces précieux vers que j’aime reproduire, moins parce qu’ils me font honneur bien au delà de mes mérites, mais parce que je les sauve peut-être de l’oubli. Ils sont datés des Incurables d’Ivry, salle Cabanis, lit27.
A PAUL SOUDAY
Rondeau héroïque dans le goût des anciens Rhétoriqueurs flandrois.
Le nom d’artiste, à qui crée un modèle,
Voilà le prix que, de bouche fidèle,
Le Siècle est vu libéral à payer,
Bruit à valoir sur le noble loyer
Que Mort acquitte en monnaie immortelle.
La vérité, Souday, tu la sais telle:
Le bon facteur, Horace ou Praxitèle,
Contre Atropos a seul un bouclier,
Le nom d’artiste!
Celui de qui l’âme en feu qui pantelle
Sut la Nature exprimer sans cautèle,
Jà ne sauront cent mille ans l’oublier:
Conquis aura par ainsi l’Ouvrier
(Fleuret qui chante, ou Ronsard qui martèle)
Le nom d’artiste!
Je ne sache pas que Paul Souday en ait tenu compte: la poésie et l’ancienne langue pour lui étaient de l’hébreu... Il trouvait, par exemple, que Ronsard n’avait guère réussi que dans les petits vers...