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TROP TARD

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Dans le vent, dans l’embrun, soulevée par d’immenses vagues qui la laissent retomber, la barque, montée par sept vaillants matelots, est maintenant en pleine mer.

Ils sont là, les héros, avec quelques planches sous leurs pieds, au milieu d’une mer en furie, courant les plus grands dangers: et cela volontairement, sans songer à une récompense quelconque.

De tous les dévouements de l’homme, le plus admirable est celui du sauveteur marin; en ce sens que, modeste et désintéressé , voulu et continuel, il est dégagé de tout élément étranger à l’héroïsme pur.

Ici, aucun des sentiments artificiels: enthousiasme, compassion nerveuse, amour de la gloire, qui, en de certaines circonstances, nous poussent par un élan momentané, à nous sacrifier pour les autres.

Expliquons-nous. Sur les champs de bataille, l’hospitalier qui relève les blessés, partage dans une certaine mesure l’excitation dont est transporté le combattant. Comme ce dernier, il perd la notion du réel, et après l’inévitable défaillance première, marche, court, se précipite; au surplus, souvent son acte n’est pas absolument volontaire, il obéit à ses ordres.

Dans les villes que traverse un fleuve, dont les rues sont encombrées de voitures, qu’un homme se jette à l’eau ou se précipite sous les pieds des chevaux pour sauver une créature en péril, cet homme, de qui nous ne diminuons pas le courage, est entouré d’une foule dont les cris d’effroi ont ému, électrisé son âme, plus accessible que d’autres âmes à la pitié, à l’exaltation: et c’est dans l’apothéose d’un triomphateur qu’il accomplit son sauvetage, aussi périlleux soit-il.

Qu’un coup de grisou éclate, emprisonnant de malheureux mineurs: aussitôt les survivants de la catastrophe, les ouvriers du voisinage se mettent à l’œuvre, descendent dans le gouffre, bravant et la terre mouvante qui de plus en plus s’ébranle, et le gaz meurtrier qui flotte encore dans les galeries bouleversées.

C’est que parmi les victimes se trouvent un père, un frère, des amis, qu’il faut sauver à tout prix. Puis, au bord des fosses, les femmes, les enfants se lamentent, appelant les leurs. Le sauvetage, en dehors de la solidarité du métier, de la communauté de danger, est fait encore d’entraînement, de camaraderie, d’attachement à des proches.

Mais quand, sur une grève perdue, dans l’horreur d’une nuit de tempête, alors que le vent et la mer, prenant des voix surnaturelles, semblent être l’appel sinistre de la mort; quand, à un signal d’alarme lointain et anonyme, quelques hommes qu’aucune loi humaine ne contraint, que personne ne voit, que personne n’applaudira, s’élancent, intrépides, sur une barque fragile au secours de gens qu’ils ne connaissent pas, il n’est plus question alors d’orgueil ni d’aucuns des mesquins stimulants de notre misérable humanité.

Il faut à ces hommes, que n’attend aucune récompense terrestre, ou qui du moins ne s’en préoccupent pas; il faut une inspiration supérieure, et c’est dans sa foi que le marin la puise, dans cette doctrine chrétienne dont un des principes, la charité, est l’expression la plus élevée et la plus pure du dévouement.

Yvon est un enfant encore, et pour la première fois il se trouve dans un danger réel: toute la vérité lui apparaît.

Il n’a pas peur, non, certes; il ne regrette pas son mouvement généreux; mais l’air humide et froid de la nuit, les paquets de mer qui ont inondé ses vêtements comme ceux de ses camarades, ont affaibli son énergie. Il sent ses membres glacés, engourdis; il a la perception exacte de sa situation périlleuse, il se laisse aller et ferme les yeux. A ce moment, une vague plus grosse que les autres s’abat sur l’embarcation, la couche et la remplit d’eau en s’écrasant.

«Encore une semblable, pense-t-il, et c’est fait de nous!» Il cherche à ouvrir ses yeux, qui sont devenus brûlants sous l’action de l’eau de mer, et il voit alors, tel un troupeau noir, des vagues qui s’avancent, montant les unes sur les autres, comme impatientes d’en finir avec ces hommes qui osent les braver.

Le bateau piquait dans la mer, puis filait avec une vitesse d’oiseau en plein vol.

Tenant la barre, le patron était debout, la main solide, l’œil attentif, et, sous sa ferme et adroite impulsion, la barque se relevait sur la vague, dont une partie se brisait à l’avant et les inondait; sans ses cloisons étanches, la barque eût infailliblement sombré.

Yvon remarqua avec effroi que le vieux pêcheur avait hissé une voile et un foc.

«Pour Dieu, cria-t-il, baissez la voile: un foc est bien assez!

— Mouche-toi, morveux! fit le patron. Tu as voulu en tâter, laisse-moi tranquille!»

Puis, après avoir regardé longuement devant lui, il acheva sa pensée en murmurant:

«Et nous arriverons encore trop tard. Hardi, les amis!

— Hardi!» répètent les matelots.

Et, tenant dans leurs poings les énormes avirons, ils se penchent et se relèvent d’un mouvement régulier, avec un redoublement d’efforts pour augmenter la vitesse.

La barque bondissait au milieu des vagues.

Yvon, voyant le calme de ses compagnons, résolut d’avoir la même bravoure; il rassembla tout son courage et, pour se réchauffer, se mit, lui aussi, à tirer sur son aviron de toutes ses forces. Mais, sous les avalanches répétées des vagues, l’embarcation s’emplissait d’eau, et deux hommes s’occupaient sans relâche à la vider avec de vieux seaux. Parfois, dans leur position penchée, perdant l’équilibre sous le roulis, ils roulaient dans les jambes de leurs camarades. Héroïque indifférence du danger, le croirait-on? C’est avec un éclat de rire qu’ils se relevaient et reprenaient leur difficile besogne.

Soudain un long cri d’effroi et de rage s’échappa de toutes les poitrines.

Yvon sentit le sang s’arrêter dans ses veines, et, levant les yeux pour voir la cause de cette terreur, il vit distinctement, car la mer était phosphorescente, la silhouette d’un grand navire. Des rayons lunaires qui par intervalles se glissaient à travers les nuages déchirés par l’ouragan, permettaient de suivre scène par scène un épouvantable spectacle.

DES CRÉATURES HUMAINES AFFOLÉES SE PRÉCIPITAIENT SUR LES CORDAGES


Sur le pont du navire, des créatures humaines, affolées, se précipitaient sur les cordages qui retenaient les embarcations, s’y accrochaient pêle-mêle dans le plus grand désordre, paralysant l’action de quelques matelots qui voulaient diriger la manœuvre.

Presque aussitôt Yvon entendit un cri lamentable, un hurlement, composé de toutes les épouvantes humaines, qui domina un instant le bruit de la tempête et s’éteignit dans le fracas de la mer.

Le navire s’engloutissait, et, de l’abîme entr’ouvert, une trombe d’eau, colossal «geyser» , jaillit et retomba en flocon d’écume.

Puis rien!... plus rien que des débris tourbillonnant dans le remous d’une mer qui reprenait son niveau.

«Nagez, nagez à culer,» cria le patron.

Il descendit la voile, ne conservant que le foc. Il fouillait des yeux tout ce qui passait près de lui; tout à coup, se baissant, il saisit une masse humaine surnageant à fleur d’eau. Deux hommes vinrent à son secours, et ils jetèrent dans le canot une femme évanouie.

Hélas! ce fut tout. Des passagers, de l’équipage, une seule victime fut arrachée à la mort.

Puis ils revinrent à terre, vent arrière, et en moins d’une heure ils étaient à leur point de départ.

La population du village, tout entière sur la grève, attendait anxieusement le retour des sauveteurs.

Kerven se précipita au-devant d’Yvon, le serra dans ses bras en criant, des larmes dans la voix:

«Ah! te voilà, mon camarade! Mon Dieu! que j’ai eu peur! je ne croyais plus te revoir.»

Yvon avait bien de la peine à se tenir debout; il était ruisselant d’eau, étourdi par le bruit de la tempête, encore tout ému de cette terrible vision. Le vieux matelot qui avait conduit l’embarcation le prit sous le bras et l’emmena chez lui en lui disant doucement:

«Viens, mon pauvre enfant; tu es un brave compagnon, mais c’est beaucoup pour un début.»

Kerven les suivit.

Quand ils arrivèrent dans la demeure du patron de la barque, ils trouvèrent un feu réjouissant, récemment allumé dans l’âtre, des verres sur la table; et quelques minutes après, sans que le maître de la maison eût donné un ordre quelconque, sa femme apportait un saladier de vin chaud. Elle ne dit pas un mot à son mari; — c’était, paraît-il, chose assez ordinaire que son exploit de la nuit; — mais elle regarda Yvon avec un intérêt attendri.

«Ce petit était avec toi? demanda-t-elle au matelot.

— Oui.

— Pauvre enfant! dit la vieille; as-tu remarqué qu’il a l’âge de notre petit Louis? Comment as-tu pu consentir à l’emmener?

— Je l’ai emmené, répondit le vieillard d’un ton farouche, comme j’aurais voulu qu’on emmenât mon fils dans un cas pareil.»

La vieille haussa les épaules. Maternellement elle aida Yvon à quitter ses vêtements, qui étaient collés sur son corps. Elle lui en donna d’autres à peu près de sa taille, en lui disant bien doucement:

«Ce sont ceux de mon fils; il a ton âge et il est marin comme toi. Pauvre Louis! il fait campagne à cette heure; que Dieu veille sur lui!»

Le patron pendant ce temps était assis sur une chaise, le dos au feu, presque dans la cheminée, et ses vêtements fumaient.

Il prit un verre rempli de vin brûlant et le but d’un trait.

«Tu n’es pas du pays, dit-il à Yvon, d’où viens-tu?»

Yvon lui raconta son histoire sans en omettre un détail; et, quand il eut fini, le vieux pêcheur, se tournant vers Kerven, lui dit d’une voix sévère:

«Quelle idée avez-vous d’emmener cet enfant à la ville, et que voulez-vous qu’il y fasse? C’est un bon marin, ce petit gars, il faut nous le laisser.

— Comme je vous l’ai dit, Monsieur, dit Yvon, grand’mère ne veut pas que j’aille en mer, elle en mourrait, elle me l’a dit, et je ne veux pas lui faire de peine.»

Rien ne saurait rendre le regard indéfinissable que la vieille femme jeta à son mari, quand elle entendit les paroles d’Yvon. Kerven, qui lisait dans les yeux de la vieille femme, se disait à part lui: Comme je comprends que les femmes haïssent la mer à l’égal de la guerre!

«Bah! reprit le vieillard, répondant à l’observation muette de sa femme qu’il avait parfaitement saisie, ce n’est, vois-tu bien, que du temps perdu; l’enfant sera marin un peu plus tard, voilà tout.

— Oh! oui, Monsieur,» répondit naïvement Yvon.

La pauvre femme fit le signe de la croix en murmurant:

«Mais c’est donc comme une folie qui les prend en naissant! Et toi, dit-elle à Kerven, veux-tu être aussi marin?

— Oh! non, fit Kerven avec énergie, ce n’est pas mon affaire, et je n’ai encore rien vu qui m’en donne l’envie.»

Il fut convenu que les deux enfants coucheraient dans la maison du pêcheur. On leur fit un lit par terre, assez près du feu, et ils ne tardèrent pas à s’endormir profondément.

Pendant que la vieille femme entretenait le feu pour sécher les vêtements des deux enfants, le pêcheur sortit. La naufragée qu’ils avaient recueillie avait été portée au poste des douaniers, où il y avait une boîte de secours, et il désirait savoir de ses nouvelles.


La pluie n’avait pas cessé de tomber, et le bruit que faisait la mer non encore apaisée était aussi effrayant qu’au début de la tempête. Le pêcheur marcha pendant une demi-heure environ, pour gravir la falaise au haut de laquelle étaient les cabanes des douaniers.

La naufragée était couchée sur un lit de camp, enveloppée de couvertures chaudes; une femme du pays, que l’on avait appelée pour la soigner, lui faisait prendre en ce moment une boisson tiède et lui soutenait la tête. La figure de la pauvre malade, fort pâle, était encadrée de longs cheveux blonds qui roulaient sur ses épaules. Elle n’était revenue à elle que depuis peu d’instants; aux premières questions qui lui furent adressées, elle dit que lorsqu’on l’avait saisie, elle se sentait entraînée en tournant dans une sorte d’entonnoir, et qu’elle avait perdu connaissance quand, en la retirant de l’eau, on lui avait violemment heurté la tête contre le bordage de la barque. Puis le délire s’empara d’elle, et le pêcheur ne put rien savoir, si ce n’est qu’ils étaient cent passagers à bord, que le navire allait à Saint-Brieuc et qu’il s’appelait le Jean-Marie, capitaine Husson.

Le pêcheur s’en revint chez lui, épouvanté de penser que tant de malheureux étaient maintenant roulés au fond de la mer, et que la vague en ce moment les promenait et les semait au hasard sur la grève, qui, dans quelques heures, au lever du jour, en serait couverte.

Et il la regardait, cette mer méchante, et il lui montrait le poing; et il lui crachait les mots les plus rudes qu’il pouvait trouver dans son vocabulaire assez riche en épithètes sonores.

Quand il rentra chez lui, il trouva sa femme filant sa quenouille, dans un coin de l’âtre, éclairée seulement par la lueur que projetaient quelques sarments achevant de brûler.

«Eh bien! fit-elle.

— Eh bien! la femme s’en tirera, on est allé chercher le médecin à Cancale.

— Sais-tu s’ils étaient beaucoup de monde, dans ce navire?

— A peu près cent trente, avec l’équipage, grommela-t-il.

— Mon Dieu! mon Dieu!» fit la vieille femme, écoutant avec terreur le vent qui soufflait en secouant les fenêtres de la maison, pendant qu’au loin on entendait mugir l’Océan.

Le pêcheur s’assit sous le manteau de la cheminée en face de sa compagne. Il prit sa pipe, la bourra fortement et resta dans une attitude méditative, sans même songer à l’allumer.

«Où est notre petit, à cette heure? dit la pauvre mère.

— Ah! parbleu, répondit le pêcheur en secouant ses pensées, qui étaient peut-être aussi tristes que celles de sa femme, crois-tu que cette tempête s’étende sur toute la terre? Notre fils à cette heure est dans la mer des Indes; tu sais qu’à cette époque le temps est toujours beau par là, le ciel est toujours bleu.

— Oui, murmurait la vieille, ce matin aussi le ciel était bleu, la mer était calme; mais, ce soir...

— Je ne comprends pas comment ce navire a pu s’enfoncer si vite, dit le matelot en l’interrompant; il se sera ouvert sur les rochers. Les passagers, effrayés, trop nombreux, auront entravé les manœuvres de sauvetage.»

Yvon, qui s’était réveillé au son de leurs voix, quoiqu’ ils parlassent fort bas, regardait ces deux êtres qu’une faible lueur éclairait à peine. L’homme pouvait avoir cinquante ans. Sa figure, hâlée par le soleil et par l’eau de mer, semblait toujours impassible, presque ennuyée; il ne portait pas de barbe, et ses cheveux étaient rares.

La femme paraissait plus vieille que lui, quoique de quinze ans plus jeune. Elle était sèche et maigre; ses cheveux tout blancs laissaient passer sous sa coiffe noire deux jolis bandeaux plats, qui s’arrondissaient sur les tempes.

Elle lui rappelait sa grand’mère au pauvre enfant, et il se disait:

«On n’est jamais malheureux sur terre; il y a toujours de braves gens pour vous recueillir. Nous nous en irons ainsi d’étapes en étapes, et à Paris...»

Puis il laissa retomber sa tête sur son bras et se rendormit.

Il rêva qu’une foule de grand’mères l’attendaient à Paris, pour le soigner et le dorloter..... .........................................................................

Quand les deux enfants se reveillèrent, il faisait grand jour déjà ; le bruit de la mer venait toujours jusqu’à eux, et le vent soufflait encore au large.

Ils trouvèrent leurs vêtements bien secs et firent leurs préparatifs de départ.

«Adieu, Madame,» fit Yvon en embrassant la vieille femme, qui le regardait avec bonheur, et qui, peu conséquente avec elle-même, en dépit de sa haine pour la mer, ne faisait aucune attention à Kerven, parce qu’il ne voulait pas être marin.

Puis les deux enfants demandèrent au pêcheur si la pauvre naufragée allait mieux.

«Elle en reviendra; mais dire que nous n’avons sauvé qu’une personne sur cent trente!

— Et quel est le nom du navire? dit Yvon.

— Le Jean-Marie, capitaine Husson,» répondit le vieux pêcheur.

Et sur l’échange d’une vigoureuse poignée de main, nos deux amis partirent.

Perdus dans la grande ville !

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